Saint-Omer-Alice Diop(1)

Avec « Saint-Omer », Alice Diop installe l’universalité des femmes noires dans l’imaginaire national

Les représentations imaginaires, littéraires ou cinématographiques, construisent, en France comme ailleurs, un ciment où chacun, chacune, doit pouvoir se projeter. Sauf qu’en France, le spectre de cette universalité, via les représentations, laisse de côté de grands pans de la réalité : les images et les héros qui sont proposés dès le plus jeune âge, dans les corpus de l’éducation nationale, sont avant tout masculins et blancs, et impriment un « nous » sélectif. De film en film, de documentaire en fiction, depuis une quinzaine d’années, la cinéaste Alice Diop, née en France, à Aulnay-sous-Bois, de parents venus du Sénégal, poursuit ce « Nous » et tente de l’élargir.  Dans « Vers la tendresse » (2016) https://information.tv5monde.com/terriennes/quand-alice-diop-nous-entraine-vers-la-tendresse-au-masculin-95766, de jeunes hommes des « quartiers » dévoilaient leurs tâtonnements amoureux ; dans « La Permanence » (2016), les douleurs des migrants s’exposaient devant un médecin de Bobigny ; et puis il y eut « Nous » (2022), le long du RER B, entre Nord et Sud de la banlieue parisienne. Un Nous, baigné de soleil ou inscrit dans la lumière bleutée de la nuit, qui va d’un équipage de chasse à courre à des déjeuners sur l’herbe, aux pieds des tours, au masculin ou au féminin pluriel, en passant par un rassemblement de royalistes dans la basilique Saint-Denis, un kaléidoscope dessiné par une cinéaste passée par la sociologie.

Cette entrée dans le cinéma via le documentaire, où la caméra se pose tranquillement pour des plans fixes à l’intérieur desquels la vie se donne à voir et à entendre, imprègne « Saint-Omer » (décembre 2022) la première fiction réalisée par Alice Diop. L’occasion d’élargir encore ce « Nous », avec des « héroïnes » noires, des corps de femmes noires, qui « disent, portent, l’universel ». 

Dans ce « film de procès », genre lui aussi universel, depuis « Douze hommes en colère » (Sidney Lumet, 1957, Etats-Unis), en passant par « La Vérité » (Henri-Georges Clouzot 1960, France) ou « L’aveu » (Costa-Gavras, France 1970), Alice Diop donne corps à ce projet. Guslagie Malanda et Kayije Kagame incarnent les figures d’une tragédie moderne, réelle, où se croisent Laurence Coly, étudiante en philosophie, infanticide et Rama, universitaire, romancière en quête d’inspiration, réunies dans une salle d’audience de la Cour d’Assises de Saint-Omer, le temps d’un procès. 

La fiction colle à la réalité : Laurence Coly, c’est Fabienne Kabou qui fut jugée en 2016 dans cette ville du Nord, où l’extrême droite progresse à grands pas, pour avoir tué en 2013 sa fille de 15 mois en l’abandonnant sur la plage de Berck, autre cité du Nord qui se confond avec la « ville-hôpital » qu’elle abrite https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2016/06/24/au-proces-de-fabienne-kabou-mere-infancitide-la-peur-comme-seul-juge_4956993_1653578.html. Et Rama est l’alter-ego d’Alice Diop qui assista à ce procès, poussée par une sorte d’urgence, alors qu’elle-même venait d’enfanter. « Mes films sont toujours le fruit d’une intuition. Ça vient toujours de quelque chose qui percute une histoire intime parfois longtemps indicible. Pour Saint-Omer l’obsession vient d’une photo, publiée dans Le Monde en 2015. C’est une image en noir et blanc, prise par une caméra de surveillance : une femme noire, gare du Nord, pousse un bébé métisse emmitouflé dans une combinaison. Je regarde cette photo et je me dis “ Elle est sénégalaise ! ”.  Je sais qu’elle a le même âge que moi, je la connais tellement que je me reconnais. Commence alors une obsession pour cette femme. » 

Celles et ceux qui ont assisté à des procès d’Assises savent que la justice est aussi un théâtre, un décor, un huis-clos, où les mots se télescopent, où la langue occupe une place centrale. De tout cela, la caméra de la cinéaste entre plans fixes et hors-champ, rend compte de façon presque clinique et, une fois encore, politique : « Le récit, c’est d’inscrire cette peau, ces corps (de femmes noires) à un endroit où ils sont encore peu visibles. C’est ça le contemporain : passer du hors champ au centre de l’image, mais avec une puissance esthétique. Pour moi, la question esthétique du film est politique. Ces corps ont peu été filmés, ces femmes ont rarement été vues, et je veux leur offrir le cinéma, comme un espace où on ne peut plus se soustraire à leur regard, sans pour autant que cela soit trop stylisé. »

Récit tissé avec l’écrivaine Marie Ndiaye et la monteuse Amrita David, filmé par la directrice de la photographie Claire Mathon, « Saint-Omer » court d’une récompense à une autre : après le Lion d’Argent à la Mostra de Venise, les prix Jean Vigo et Louis Delluc, il représente la France aux Oscars 2023. Affaire à suivre. 

Sylvie

Aller à TV5 Monde : https://information.tv5monde.com/terriennes/quand-alice-diop-nous-entraine-vers-la-tendresse-au-masculin-95766

Juste une nuit – Ali Asgari

Juste une nuit, d’Ali Asgari, est à la fois un drame social, filmé de façon ultra-réaliste, qui rappelle le cinéma d’un Dardenne, mais également une comédie de mœurs, avec ce sourire indispensable pour supporter au quotidien l’oppression d’un régime théocratique, de plus en plus en décalage avec les aspirations de sa jeunesse. Il n’y a pas de manichéisme, en effet, dans ce film, ce qui laisse justement sa place à la comédie de mœurs, chacun cherchant à ruser avec un système dictatorial, avec plus ou moins de courage ou plus ou moins de faiblesse et de compromission. Selon la fameuse formule de Hegel le maître d’une situation (l’infirmière qui monnaye son aide) devient aussi l’esclave d’une autre (le directeur de service qui reprend la situation à son avantage), dans un perpétuel jeu de dupe. La méfiance et le mensonge sont le pain quotidien d’une société qui vit dans la peur, et pour qui l’humour, et peut-être l’amour, est le dernier refuge pour jouir du temps présent. Le temps du film, justement, est celui de la tragédie : unité de lieu : un Téhéran filmé à hauteur d’épaule, pour une escapade très immersive, façon road movie ou nouvelle vague ; unité de l’intrigue : une mère célibataire, Fereshteh doit dissimuler son statut à ses parents de la campagne qui s’invitent de façon impromptue « juste pour une nuit » ; unité de temps: les parents arrivent le soir même, il reste une poignée d’heures pour cacher la présence du bébé, ce qui signifie non seulement trouver une nourrice provisoire, le temps d’une nuit, mais aussi cacher les nombreuses affaires du bébé, ses couches notamment, stockées pour faire face à l’inflation galopante. Ce qui fera dire à l’un des personnages, par dérision : même le caca du bébé suit l’inflation. Cette visite impromptue des parents va donc déclencher une série d’épreuves, pour cacher la présence du bébé. À l’échelle humaine, ces épreuves ne sont pas sans rappeler les 12 travaux d’Hercule, façon Astérix, notamment quand il s’agit d’obtenir le fameux formulaire de l’administration… En réalité, si le film s’achève par une boucle, il reste très linéaire, à la faveur de l’enchaînement des difficultés, pour une fin qu’on soupçonnait presque depuis le début : la femme courage va faire front, de retour chez elle, avec son bébé dans les bras. À la fin du film, ses parents l’attendent devant sa résidence, interloqués par le bébé qu’elle porte dans ses bras, mais elle ne répond pas à leur question. Sans mot, elle passe devant eux de façon autoritaire, gravit les escaliers, et arrivée devant sa porte, elle les toise sans un mot, presque de façon provocante, et le film s’achève sur cette image : la jeune mère a décidé enfin de faire front, quels que soient les reproches de ses parents, quel que soit le regard que lui porte une société réprobatrice, où la pression sociale s’exprime peut-être encore plus fortement que la pression politique et réglementaire. Le film s’ouvre et se clôt sur un écran noir. Symboliquement, on entend le souffle haletant de la jeune mère pendant le premier écran. Elle fait un exercice matinal, sans doute pour se préparer aux épreuves de la journée, sans le savoir. Mais l’écran noir de fin lui donne un tout autre sens : ce souffle, c’est aussi le travail de l’accouchement qui permet à la mère de renaître socialement en tant que mère, dans la confrontation silencieuse avec ses parents. Au gré des épreuves que subit l’héroïne, de ses « péripéties » au sens premier du terme, Ali Asgari dresse une galerie de portrait sans concession d’une société prisonnière de ses compromissions, écrasée par un régime autoritaire, où chacun survit comme il peut. Les différentes cellules sociales, où devrait se manifester la solidarité humaine face à la promesse d’avenir que représentent la mère et son bébé, sont largement fissurées. Les voisins de l’immeuble échouent à héberger l’intégralité des affaires du bébé, dont une partie sera finalement déposée dans le local à poubelle, comme si l’exiguïté et l’encombrement des locaux symbolisaient le peu de place qu’il reste, dans le cœur des habitants, au sentiment d’hospitalité. L’hôpital, justement (très présent aussi dans le premier long-métrage d’Ali Asgari), qui devrait représenter l’hospitalité par excellence, se transforme en une prison labyrinthique, où l’héroïne échappe de justesse au chantage sexuel du Directeur de service. Le couple n’est pas mieux loti : tantôt la femme attend l’autorisation de l’homme, tantôt l’homme se heurte à l’intolérance de la femme (mais celle-ci a fait une fausse couche : chacun se débat avec ses difficultés, il n’y a pas de manichéisme). Le jeune père ne joue pas son rôle, il est lui-même victime de la pression sociale : il dépend socialement encore de son père, mais il a quand même réussi, au moment de la grossesse, à réunir les fonds pour financer l’avortement. C’est à la mère d’assumer son choix. Au guidon de sa mobylette, il participe à sa manière au road movie, dans une scène pleine d’humour où l’on voit le père, la mère, l’amie fidèle, et… Un poisson dans un sac plein d’eau, traverser les rues de Téhéran jusqu’à la prochaine épreuve de la mère. La scène évoque une bande dessinée, un Tintin à Téhéran, moins musclé ou survitaminé que son pendant hollywoodien, mis en scène par Spielberg, en mobylette une fois encore. Clin d’œil d’Asgari ?  C’est finalement à l’université, dans la chambre de l’amie fidèle, Atefeh, que la solidarité humaine finira par s’exprimer, et que le bébé pourra trouver asile. Tout un symbole, c’est par le savoir que la société iranienne finira par trouver son salut, dans une scène quasi biblique : le bébé est entouré de l’affection de sa mère, elle-même entourée de l’affection de meilleure amie, les trois personnages, figure improbable de La Trinité, couchés sur le même lit de la chambre de l’université.

Le personnage de l’amie proche, Atefeh, est l’autre figure centrale du film. On n’y prête guère attention, au début, car elle est embarquée dans l’aventure de son amie, et que jamais, finalement, elle ne nous est présentée par Asgari, comme si elle faisait partie des meubles. C’est pourtant d’elle que les principaux traits d’humour jaillissent, signe d’une vitalité sans faille : traits d’humour railleurs, de l’emploi du temps de ministre de son amie, coincée entre son travail et son rôle de mère, moqueurs de l’immaturité d’un père (avec une pointe de jalousie ?) qui se vante d’avoir un statut social, mais qui avoue subir la pression sociale des réseaux sociaux, ces mêmes réseaux qui sont censés émanciper la jeunesse (il ne faut absolument pas que sa situation de père s’ébruite !); trait d’humour ironique, encore, quand elle propose à Fereshteh, comme solution de denier ressort, de se rendre directement au parlement pour faire changer les lois, puisqu’il ne lui est même pas possible, en tant que femme, de louer une chambre d’hôtel avec le bébé. Trait d’humour sarcastique, enfin, quand elle se désespère de fuir l’hypocrisie iranienne puisqu’elle finira bien par trouver un kebab iranien… même si elle fuit jusqu’en Alaska.

Si le film apparaît à première vue un peu mécanique et linéaire, dans l’enchaînement de ces péripéties, c’est peut-être parce qu’il invite à une lecture au second degré, plus subversive que le seul drame social d’une mère célibataire. Qu’est-ce qui déclenche, finalement, la volte-face (ou la conversion) de la mère et sa décision de défier ses parents (et dans le même temps, toue la société iranienne symbolisée par la galerie de portraits linéaire) ? Après tout, son amie Atefeh lui offrait une solution en acceptant d’héberger son bébé « juste pour une nuit ». À moins, justement, que l’héroïne n’ait compris que par ce simple geste, son amie s’est finalement révélée plus qu’une amie : le substitut d’un père pour son bébé, épiphanie d’un couple qui sait se chamailler dans les épreuves, et qui lui donne la force d’affronter tous les défis du monde, en silence, au-delà des mots…

Patrick

Juste une nuit-Ali Asgari

Il y a des films comme ça, Juste Une Nuit où tout semble sombre et sans issue, un monde de portes qui n’ont de cesse de se fermer.
Et puis il y a ce bébé silencié, non désiré par un père immature, non annoncé à ses parents par Fereshteh, jeune maman qui n’a pas encore pris la mesure des transgressions multiples qu’elle a franchies dans une société iranienne prise dans les tourments multiples de la charia qui régissent cruellement la marche de la société.
Confier pour une nuit cette enfant dont l’existence même est mise en cause en sa présence (référence au choix ou non de l’avortement par le jeune papa), révèle tout de cette société privative de libertés, et où le risque vital continu est tellement prégnant que l’humanité semble en avoir perdu toute substance. J’ai parfois pensé à des plans de Taxi Téhéran (Jafar Panahi) —ça se passe ici— mais ça pourrait-être d’ailleurs où de telles rigueurs religieuses vis-à-vis des mères célibataires, ou de l’avortement… sont documentées.
Nous voici entrainés par Ali Asgari, réalisateur dans une nuit faite d’allers-et-venues, en taxi, à scooter et même en ambulance —affranchie des contrôles par un chauffeur bienveillant, rare personnage positif du film— dans un Téhéran où tout n’est qu’adversité, défiance, renoncement à toute forme d’engagement et de responsabilité… et de confiance dans la parole de l’autre.
Sauf que dans ce grand bain de vacillement et d’incertitudes, apparait un couple qui relève d’une épopée de Don Quichotte et de son [thérapon], indéfectible porteuse d’armes presque fusionnelle tant sa présence à l’écran (et dans la vie de Fereshteh) est permanente. Un Sancho Panza qui aurait pris les traits d’Atefeh, l’amie fidèle, toute de loyauté et d’attachement, comme engagée, mais qui ne peut ouvrir non plus les portes de sa chambre universitaire. Ainsi, la question de la comédie ou de la tragédie n’est pas tranchée, d’ailleurs s’agit-il finalement de ça ? Je continue malgré tout de penser au théâtre dans ses unités de lieu (Téhéran en huis-clos), de temps (film en temps réel de la journée autour de la recherche d’un lieu de garde du bébé), et d’action, un suspense labyrinthique.
Les personnes secourables se retirent au gré des pérégrinations des jeunes femmes et de l’enfant. C’est une narration universelle d’un long métrage qui pourrait, pourquoi pas, être estampillé “documentaire”, tant il nous dit d’une société sous contrôle où tout est tenu.

Le film se termine sur le choix assumé de révéler la vérité aux parents… après, tout peut arriver, mais c’est quand tout semble verrouillé que quelque chose de nouveau s’ouvre à force du courage de Fereshteh.
Par ses pleurs le bébé bringuebalé signe son entrée au monde et rend possible le véritable accueil maternel. Elle a entendu l’appel et décide alors de présenter sa fille à ses parents… La jeune mère se découvre à elle même dans un monde d’interdits ; et c’est une double maïeutique. Fereshteh jette loin ses peurs et sa culpabilité dans un pays où toute désobéissance est fortement réprimée. Le voile noir final laisse le spectateur dans une incertitude non dénuée d’espoir…

Pierre

La Conspiration du Caire-Tarik Saleh 

2023- commence bien avec un public venu nombreux pour ce film théologico-politique en forme de thriller, un film qui avance, limpide, palpitant et beau. Adam, un pieux et modeste jeune homme (dont le père tout comme lui-même, voulait faire de son fils un pêcheur), se retrouve admis à la mosquée d’al-Azhar institution islamique sunnite basée au Caire. Peut-être que lui, le fils de pêcheur, deviendra-t-il un Cheikh, un savant théologique, un notable ? Il a de grands yeux naïfs et émerveillés, il est un élève modèle, intelligent et naturellement versé à bien choisir son maître enseignant.

Mais sa petite histoire « de la petite bête qui monte » rencontre une autre histoire, celle de l’acteur et du système, une histoire pas plus grande (surtout au plan moral), mais infiniment plus puissante : Celle des rapports immédiats entre le pouvoir séculier et le pouvoir spirituel avec ses complots et ses crimes « ordinaires ». Et il se voit progressivement devenir un pion dans un jeu machiavélique. Et désespoir, il comprendra vite qu’il était un pion avant même d’être choisi comme étudiant. Il comprendra alors que sa vie, comme celle de bien d’autres ne compte pour rien.

Ce jeu machiavélique c’est d’abord celui des gens d’Abdel Fattah al-Sissi qui avec ce nom et ce CV donne au film toute sa crédibilité. Le film s’ancre dans le réel, les spectateurs que nous sommes acquièrent rapidement la certitude de la véracité d’un complot. D’autant que c’est celui d’un conteur et le scénario est très convaincant. Le jeune homme se retrouve pris dans un double chemin initiatique, celui de religieux et celui d’espion. Pour se sauver il aura à démontrer qu’il est un acteur dans ce système, (autrement dit l’huile dans le rouage), à ce prix, il pourra survivre. C’est un exercice (une épreuve) d’intelligence exquise qui est exigé de lui (digne des mille et une nuits). Sa dernière rencontre avec Cheikh Negm rappelle des débats dialectiques staliniens si funestes, si bien décrits par A.Koestler et autres procédés inquisitoriaux…

Cette histoire a le mérite d’être palpitante et vraisemblable, qu’on se rappelle l’élection du patriarche Kirill de Moscou. Remarquons au passage que c’est une histoire d’homme. Adam (nom du héros) fut le premier homme et ses enfants si l’on se fie à la Bible ne se sont pas vraiment bien entendus. Et ce film à de rares exceptions, nous montre ses enfants mâles, idéologues, ivres de pouvoir et il nous montre Adam, cet individu qui n’en peut mais ou presque, et ce presque en question, tout comme Dieu pour Adam, est grand. 

Le journal de Dominique- Le Parfum Vert-Nicolas Pariser

Vu à l’Alticiné Samedi 24 décembre

            Entre la critique décourageante…

            (« Eh ben, en voilà, un nanar ! […] Nicolas Pariser a souhaité aborder l’univers de la comédie. Pourquoi pas ? […] Entre deux clins d’œil à Hitchcock et à Tintin, il est question d’extrême droite en Europe, d’antisémitisme, de souvenirs de la Shoah, rien que ça… Vincent Lacoste est cette fois mauvais comme un cochon » -ce qui est méchant pour les cochons, comme dirait Groucho Marx- « et la talentueuse Sandrine Kiberlain ne parvient pas à sauver le film ; elle a même l’air, parfois, de s’ennuyer. Comme nous »)

… que Le Canard enchaîné classe dans la rubrique « Les films qu’on peut ne pas voir » et les propos dithyrambiques de Laurent Delmas sur France Inter…

(« J’ai surtout vu Le Parfum vert de Nicolas Pariser, troisième film de ce cinéaste français extrêmement talentueux et là, il nous propose une revisitation […] c’est un peu Tintin en hitchcockie, Tintin chez Alfred Hitchcock, c’est réussi, c’est formidablement interprété par Vincent Lacoste et Sandrine Kiberlain, ça va à toute allure, c’est brillantissime, ça parle aussi de choses beaucoup plus graves comme la géopolitique et comme le faisait Hitchcock aussi en son temps avec par exemple Les 39 marches ou ses grands films d’espionnage, non vraiment pour la période il faut aller voir ce film parce qu’il est à la fois intelligent, brillant, drôle, sensible et il va à toute allure »)

… qui encourage les auditeurs à offrir en un billet comme cadeau de Noël, et n’ayant trouvé à la médiathèque, afin d’en savoir plus (ces avis contraires, ça nous intrigue) ni Le Monde de mercredi ni Télérama (le dernier remonte à octobre et non, je ne suis pas abonnée à cette revue) et encore moins Positif dont il ne subsiste qu’une page de couverture, reste à nous faire notre propre opinion sur Le Parfum vert de Nicolas Pariser. C’est pourquoi nous nous retrouvons pour la séance de 14h 10 dans la salle 9 de l’Alticiné où nous retrouvons nos places « attitrées »…

(Dernier rang à droite,  la salle est petite, 74 places,  c’est ce qu’affiche l’écran dans le hall avant que nous n’achetions nos billets, et comme nous sommes les seuls spectateurs…) 

… du temps où les séances du jeudi des Cramés s’y tenaient.

Alors ? Ça commence comme du Hitchcock  (le chignon de Kim Novak dans Vertigo),

ça continue comme du Hitchcock…

(Vincent Lacoste se retrouve face au méchant -Rüdiger Vogler qui semble, après Rio ne répond plus, être voué à jouer les méchants germanophones, tel Gert Fröbe en son temps- dans une maison « squattée » comme, me semble-t-il, Cary Grant face à James Mason dans La Mort aux trousses)

… ça se poursuit (idem) dans des trains (La mort aux trousses encore, Une femme disparaît) et ça finit dans un théâtre comme dans L’Homme qui en savait trop. Le tout sur un rythme soutenu : n’en déplaise au Canard, on ne s’ennuie pas.

Là où ça pêche :

• Le discours de Sandrine Kiberlain sur Israël et l’Europe. Si Hitchcock faisait de la géopolitique, c’était de façon discrète, sans s‘appesantir, comme en passant. On comprenait sans qu’on nous assène un exposé lourdingue.

• Le couple Vincent Lacoste/Sandrine Kiberlain ne fonctionne pas. Trop de différence d’âge entre les deux. Ça n’est pas que me gênent les couples où la femme compte plus d’années que l’homme, ça les regarde, mais ici on n’y croit pas, manque de glamour → pas hitchcockien. 

Et surtout Vincent Lacoste me semble une erreur de casting. Pas (assez ?) de charme. J’aurais bien vu, à la place… Raphaël Personnaz ? Avec Noémie Merlant ? Oui Raphaël Personnaz et Noémie Merlant, celle de L’Innocent, voilà en tout cas qui aurait été bien plus excitant. 

Excitante : la belle maison Art Nouveau où sont logés, à Bruxelles, le duo Lacoste/Kiberlain. Il nous semble bien (oui, c’est elle, aucun doute) reconnaître, à son pavage, la maison Flagey…

(Située en face d’un plan d’eau. Aucune rivière ne coulant -du moins de façon visible- à Bruxelles même, on ne peut être qu’à Ixelles) 

… « qu’Ernest Blérot édifia en 1904 au 39 de ce qui est aujourd’hui l’avenue du général de Gaulle » comme je l’écrivais le 12 mars 2017 lors de notre dernier BANAD.

Et comme la maison accueille désormais des chambres d’hôtes, il se pourrait même que s’y trouve vraiment l’appartement qui sert de planque à nos héros. Dans ce cas ça donnerait envie d’y passer quelques nuits si ça n’était si loin du centre. Non, décidément, le mieux c’est encore l’hôtel Métropole. 

RMN-Cristian Mungiu

« On ne veut pas de ces Srilankais », « retournez chez vous », « on a déjà eu les Roms », « on ne veut pas devenir cosmopolites comme Paris », « voyez où nous a menés l’Europe » : la parole se libère, raciste et xénophobe, stéréotypée et péremptoire lors d’une réunion de 17 minutes dans une salle des fêtes où 26 personnes prennent la parole, simultanément bien plus que successivement, – personne ne maîtrisant vraiment les débats – en réclamant la « démocratie », en exigeant un vote à main levée pour renvoyer les 3 étrangers recrutés par la boulangerie industrielle du village. Cacophonie en temps réel d’un tribunal populaire qui se veut et se croit démocratie, vox populi, ochlocratie ou gouvernement de la foule, expression populiste, pour ne pas dire populacière – le verbe haut, le bras levé, le menton rageur pour exprimer sa soi-disant opinion – peur bavarde du déclassement, haine recuite en ressentiments de tout poil – qui se parent des oripeaux du bon sens bedonnant, de la science aussi chez un médecin racialiste – les classes sociales dites aisées ou cultivées ne sont pas en reste non plus, on l’a bien vu en France avec, tout récemment, la montée de Zemmour et les votes bourgeois en sa faveur…Derrière ce concert d’invectives ou de déclarations à l’emporte-pièce, où perce aussi l’inquiétude sincère de quelques intervenants – sur le chômage, les trop bas salaires de l’usine expliquant l’expatriation de travailleurs roumains détachés compensée par l’arrivée de migrants, les voix rationnelles, les messages posés et modérés peinent à se faire entendre – celles de Csilla et de sa patronne reconnaissant les difficultés économiques de la boulangerie, l’attente vaine des subventions européennes…

Quant aux élites ou aux institutions, elles semblent avoir déserté la salle, ou laissé l’agora aux démagogues, aux populistes : seul un jeune Français naïf, représentant d’une ONG écologique, tente maladroitement de se faire entendre en défendant la cause des ours, cependant tueurs de brebis (ou symboles des fachos ??) ; le maire n’intervient pas, ou si peu, pour réguler les débats – si l’on ose dire ; quant au prêtre, il est largement responsable de cette assemblée haineuse, pour n’être pas intervenu quand des villageois avaient fermé la porte de son église aux Srilankais pourtant de confession catholique, pour avoir bien vite cédé en plein sermon à la vindicte de ses ouailles après avoir vaguement tenté de défendre les trois migrants, pour avoir enfin refusé tout dialogue avec ceux-ci quand Csilla était venue les lui présenter et réclamer son aide contre le racisme et l’exclusion. Attitude bien peu chrétienne, lui avait rétorqué Csilla, surtout face à un travailleur lui-même chrétien, mais encore faut-il aller au-delà des apparences, du faciès, du souci de l’opinion publique – un ministre de Dieu ne devrait pourtant avoir pour juge-arbitre et étoile de Bethléem que le Tout-Puissant…N’est-ce pas Noël, avec sa couronne de houx, son sapin étincelant dans la salle – mais pour des coeurs en hiver il est vrai ?

Ce long plan-séquence, inspiré d’une scène chorale de discussion trouvée sur Internet, comme le rappelle Georges dans sa belle présentation très circonstanciée de RMN, le dernier Cristian Mungiu, est assurément le clou du film, le morceau de bravoure qui me séduirait par la saisie d’une globalité comme par l’écoute de chaque parole, dans le refus d’un champ contre-champ trop dramatique ou psychologique et du jugement personnel du réalisateur ne privilégiant aucun visage ni propos, si la colère ne montait en moi, si le dégoût ne m’envahissait bientôt face à ces visages révulsés, à ces colères égarées, à ces paroles figées. La tentation me vient un instant – et j’y cède – de dire qu’on a là le triste visage de la démocratie, qu’on se prend à regretter que tout le monde y ait droit, puisse s’exprimer – comme si ce n’était pas le meilleur régime qui soit ou, du moins, selon le mot de Churchill, « le moins mauvais », « le pire à l’exclusion de tous les autres » ! Témoin la parole libérée de députés Rassemblement National divisant notre pays et agitant la peur du « grand remplacement » : Grégoire de Fournas n’éructait-il pas récemment encore, dans l’enceinte de l’Assemblée, un nauséabond « Qu’ils retournent en Afrique » en s’adressant à un député noir de la Nupes ?

Etrange film que RMN, entêtant et déconcertant, fin et complexe, lourd aussi et partant dans tous les sens, à l’image de ses 3 sous-titrages multilingues et multicolores, qui suscita mardi soir un débat des plus animés, près d’une heure, entre la salle, le hall et l’entrée d’Alticiné. Une parole parfois un peu anarchique, recentrée et éclairée par les rappels historiques et géographiques de Georges sur la Transylvanie, au Nord-Ouest de la Roumanie, le mélange des communautés roumaine, hongroise, allemande dans cette province. Une parole démocratique, raisonnable et rationnelle heureusement : quelle joie et quelle fierté d’appartenir à cette bande de copains et d’allumés que forment les Cramés et dont depuis des années l’enthousiasme fébrile, le feu sacré ne s’éteignent pas malgré leur nom conjuratoire – ou plutôt propitiatoire ?!

RMN comme un acronyme pour RouMaNie, ou les 3 communautés – Roman, Maghiar, Neamt – comme les noms des héros, Rudi, Matthias et Nous, ou « Je reste » en roumain (comme Csilla ?) ou encore, aux dires du cinéaste, comme l’IRM, la radiographie terrible, sans concession (à l’image du scanner d’Otto, père cancéreux de Matthias poursuivi par cette vision sur son portable), d’un village gangrené par la haine, obsédé par les loups (entrés dans Paris – disait Reggiani), envahi par les ours (métaphore des migrants ou de leurs persécuteurs, affublés de cagoules dignes du KuKluxKlan ou de masques de plantigrades dans la curieuse scène finale où Matthias, fusil en main, débarque chez Csilla qui lui demande curieusement « pardon » – de n’avoir pas su répondre à son amour retrouvé, de quitter, de fuir ce village maudit où elle n’a pu garder ou imposer les trois migrants pour des cieux plus radieux où elle pourra vivre sereinement, lbérée du machisme de Matthias, jouer au violon la musique d’In the mood for love). L’animalité parcourt l’intrigue, emblématise les passions, entre folklore de Noël et réminiscences fantastiques de vampires et loups-garous…

Les mains crispées de Matthias cherchant, implorant plutôt celles, réticentes et autrement préoccupées, de Csilla, dans la scène de la réunion publique, comme si cet homme fruste, viriliste, brusquant son fils Rudi traumatisé sans doute par la vision d’un pendu en pleine forêt mais libérant un renard piégé par son père – refus de la force brute, note d’espoir du film – profitait d’un moment collectif, et de la confusion politique, pour reconquérir son ex-amie. Hésitation émouvante, demande d’amour d’un homme paumé, renvoyé d’Allemagne dans son village natal pour avoir frappé dans l’abattoir inaugural du film son contremaître qui l’avait traité de « gitan », écartelé entre son père malade, son fils également mutique après son choc forestier, et les deux femmes de sa vie, la mère de son fils, qui ne l’aime plus mais l’héberge dans l’intérêt et pour l’éducation de leur fils, et son ex-amie qui l’aime peut-être encore un peu mais lui ferme sa porte et son lit. Un homme qui, affublé d’un micro, ne parvient pas à prendre la parole lors de la réunion, qui voudrait bien rejoindre, séduire Csilla sur le chemin du militantisme xénophile mais qui, dénué de conscience politique, semble à peine capable de se rebeller, ou même de réfléchir à son sort, replié sur lui-même, enfermé dans une souffrance taciturne, une pure affirmation de mâle instinctif et souffrant : la conscience politique, n’est-ce pas aussi parfois un luxe d’intellectuel ou de bobo ?

Fable sociale, thriller avec la montée prévisible de la violence, sur fond d’aboiements ou de hurlements, film fantastique ou halluciné au pays de Dracula, dans une forêt maudite où plane le spectre d’un pendu avant que ne s’y balance finalement le cadavre bien réel d’Otto devenu fou – RMN est tout cela à la fois. On pourrait y ajouter un film familial où la décomposition du couple, la folie du grand-père et le mutisme de l’enfant font écho à la déchirure d’un village écartelé entre ses communautés et ravagé par la haine.

A l’utopie du village planétaire qui ferait oublier tous les Clochemerle du monde, RMN oppose le fantôme menaçant, avec la montée des extrémismes, d’un village assiégé, ou se croyant tel, marinant dans les haines recuites, concentré venimeux des extrêmes droites et du populisme grandissants ou, plus banalement, comme dans cette chanson d’Henri Tachan, « Un village », de la bêtise et de la méchanceté humaines.

Claude

"Un village,
C’est le curé en chaire,
Le docteur et le maire
« Qui ne sont pas fiers pourtant ».
Un village,
C’est la guerre et la haine
Entre Albert et Eugène,
Pour un lopin de champ.
Un village,
C’est ce bloc unanime
À tirer grise mine
À l’étranger au clan.
Un village,
C’est l’idiot, que lapident
Les notaires placides
Qui passent en ricanant..." ("Un village", chanson d'Henri TACHAN)

Pour écouter cette chanson de Henri Tachan, cliquez ci-dessous.

https://youtu.be/1rrcNx0vYXg?t=11

L’ange rouge-Yasuzo Masumura (2)

Pour compléter l’article de Georges et notre débat très vivant de dimanche soir, notamment sur le « noir et blanc » nous épargnant une trop grande violence, insupportable en couleur selon Marie-No et le côté sainte « trop c’est trop » et apparemment bien peu féministe de ce film qu’évoquait Evelyne face à l’esprit sacrificiel de Sakura pardonnant à son violeur, se donnant à l’homme sans bras (Orihara) et enfin à son médecin-chef (Okabe), je voudrais dire que L’Ange rouge, malgré mon malaise initial et ce didactisme marqué et répétitif, m’a vraiment séduit et impressionné.

Comme nombre de critiques le remarquent, ce film allie de manière assez stupéfiante un brûlot antimilitariste et un drame érotique, en une infusion permanente, jamais provocante ou racoleuse de l’amour et de la mort, d’Eros et Thanatos.

D’une part, la vision glaçante des corps triés entre cadavres putréfiés, morts en sursis, blessés graves mais amputables et sauvables nous prend à la gorge avec d’autant plus de force que l’individu est ravalé au rang d’objet – avec ces membres coupés, bras et jambes jetés dans un panier – qu’on ne nous épargne rien en apparence, ni les visages révulsés, ni les cris de douleur, ni la stridence de la scie salvatrice, ou fatale – sans oublier les ravages du choléra décimant le village assiégé. Il n’y a pourtant dans cette accumulation, qui me semblait au début du film assez insupportable, aucune complaisance, tant le cinéste s’attarde plus sur la physionomie des blessés, sur l’absurdité du travail accompli par le chirurgien amputeur Osake, saint laïque morphinomane allant jusqu’au bout d’une horreur souvent inutile pour sauver un maximum de soldats et qui, ramené à la vie et à l’amour par Sakura, se sacrifiera au combat : après ces scènes d’hôpital de campagne où les combats ne sont jamais montrés, le film s’achève en effet sur de terribles scènes de guerre, avec l’encerclement du village par les troupes chinoises dans l’attente désespérée et inutile de renforts qui arriveront trop tard.

Dans ce film plus rythmé que la répétition des situations ne le laisserait croire, l’attente finale contraste avec la frénésie, la trépidation initiales : le tri des morts et des blessés, la dureté des officiers et de l’infirmière en chef traquant les simulateurs, les soldats arrachant leurs bandages, aggravant leurs blessures pour ne pas retourner au front, la fermeté inhumaine, trop humaine des amputations décidées à la diable par Okabe, dans l’urgence des situations… Ce thème de l’attente et du (double) confinement (face à l’ennemi et à l’épidémie) n’est pas sans rappeler Le Désert des Tartares de Dino Buzzati, si ce n’est qu’Okabe rencontrera bien ici son destin, en l’occurrence le combat et la mort. Certes, on peut regretter que les Japonais, envahisseurs de la Chine et de la Mandchourie, auteurs du terrible massacre de Nankin en 1937, soient ici représentés comme des victimes perdues dans l’immense territoire chinois – mais qu’allaient-ils faire dans cette galère ?? Mais sa dimension métaphysique – le combat entre Eros et Thanatos – « le voyage au bout de l’enfer » qu’il met en scène symboliquement, quels que soient le conflit et les belligérants, et surtout la vision clinique et sans concession de l’arrière, des conséquences de la guerre – mutilations du corps et impossible assouvissement de l’amour – ne confèrent-ils pas à ce film une dimension antimilitariste étonnante ? Rares sont les films en effet qui nous montrent, qui ne nous montrent quasiment que des blessés – et non des morts ou des héros ! Le personnage d’Okabe, à lui seul, incarne sans doute le message pacifiste du film par-delà le nationalisme nippon et le manichéisme anti-chinois apparent du cinéaste Yasuko Masumura : le chirurgien, si dure que soit, comme l’infirmière en chef, la carapace qu’il se donne, a gardé toute son humanité bougonne : il est la figure absolue, héroïque, la quintessence du pessimisme actif, entre action incessante, épuisante, au prix de longues nuits d’insomnie et sentiment d’une vanité absurde de la guerre, d’une impuissance personnelle absolue – que métaphorise sans doute l’impuissance sexuelle d’un homme drogué pour oublier…

Comme le rappelle Georges, il s’incrirait, en portant les situations à incandesence, dans la lignée des Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick – avec l’horreur des tranchées, la folie d’un soldat giflé par un général en visite, les condamnations à mort de prétendus lâches envoyés au casse-pipes par un général inepte et arriviste – comme si la mort même au combat ne suffisait pas ! Il rappelle aussi La Chambre des officiers de François Dupeyron d’après le roman de Marc Dugain où un éclat d’obus vous défigure à vie, où le dévouement des infirmières ne suffit pas à vous sauver du désespoir, où la visite de votre femme et de votre fils ne vous reconnaissant plus sous les bandages sanglants vous accule au suicide – comme Ohihara, l’homme sans bras, se jetant dans L’Ange rouge du haut d’un toit, malgré la nuit d’amour passée avec Sakura – suicide par désespoir, suicide peut-être aussi par excès de joie, lorsqu’on a atteint un certain climax comme Olivier dans Les Faux monnayeurs de Gide : se tuer quand on a connu l’inouï, dont on désespérait, mais que cela ne se reproduira plus, que, plus rien, de toute façon, ne sera comme avant…Ne pas renvoyer chez eux les amputés ou les gueules cassées, ne pas montrer au public les désastres intimes de la guerre : même mensonge dans ces deux films de la propagande nationaliste, des politiques français en 1914-1918 comme japonais en 1939 pour ne pas saper le moral des troupes, ne pas s’aliéner la population ! Et, pour ces corps mutilés et ce rôle incroyable de l’infirmière Sakura qui pousse le dévouement jusqu’à l’aide, au sacrifice ? sexuel, on pense bien sûr à Johnny got his gun de Dalton Trumbo où l’infirmière capte et écoute l’appel du blessé qu’on croyait réduit à l’état de légume, lui donne tous les soins et toute l’affection, si dérisoires, si impuissants soient-ils, dont elle est capable.

D’autre part, ce film parle de désir et d’amour, mêlant confusément et superbement les deux – le désir appelant l’amour comme son prolongement sentimental et spirituel, la soif d’amour attisant le désir dans sa manifestation concrète, charnelle. Au-delà de la répétition des situations (Sakura pardonnant à son agresseur blessé et mourant, puis se donnant à l’homme sans bras et au médecin-chef), au-delà de la perplexité face à une certaine invraisemblance à oublier ou dépasser ainsi, aussi vite, un viol, ou à passer de l’aide professionnelle de la soignante au don sexuel à Ohihara puis à l’amour vrai pour son chef, la figure de Sakura, magnifiquement interprétée par Ayaho Wakeo, va au-delà de la psychologie traditionnelle : elle est le symbole vivant, énigmatique de ce combat entre Eros et Thanatos, où l’amour est filmé sans jamais montrer la nudité de la jeune femme, à travers le voilage d’un lit dans la petite chambre d’Okabe, dans l’abandon des corps au petit matin, après la nuit d’amour à l’auberge, de Sakura et d’Ohihara. Jacques Lourcelles peut ainsi écrire dans son Dictionnaire du cinéma : « la pureté impassible des traits de l’héroïne imprime à sa composition et à son jeu une fascination puissante. Son personnage n’est à proprement parler ni bénéfique ni maléfique. Compatissante en maintes circonstances – exemple le plus illustratif : retrouvant l’homme qui l’avait violée dans un état déplorable, elle lui pardonne et insiste auprès du chirurgien, dont elle deviendra amoureuse, pour qu’il ait une transfusion sanguine -, unissant le sexe et la mort, elle est quelque chose de plus subtil : une sorte d’émanation atroce et logique des horreurs de la guerre parmi lesquelles elle évolue comme un spectre, au-delà du Bien et du Mal ». Renchérissant sur cette ambiguïté à la fois vivifiante et mortifère du personnage, Sylvie Pierre, dans un article des Cahiers du Cinéma, en 1970, évoque une héroïne qui « rachète et annule symboliquement les castrations du chirurgien (…) Dans L’Ange rouge, tout homme que Wakao Ayako a fait jouir en meurt (…), comme si ses pouvoirs érotiques en faisaient la prêtresse des sacrifices humains demandés par le Japon, et en ce sens, la castratrice suprême. Ainsi n’a-t-elle donné le sabre de l’héroïsme au chirurgien en lui restituant sa vigueur sexuelle que pour le lui faire immédiatement briser au combat corps-à-corps ».

Il fallait oser en tout cas, surtout au Japon où le corps est codifié et le rite amoureux raffiné et complexe, montrer aussi crument, sans vulgarité ni ostentation – qui plus est dans un film de guerre censé illustrer et défendre une conception viriliste de l’homme et du combattant – la frustration sexuelle, l’impossible masturbation de l’homme sans bras prenant – littéralement – son pied pour jouir et donner du plaisir, en une scène bouleversante qui aurait pu paraître du fétichisme grotesque dans un autre contexte, et, comme celle, plus discrète et esthétisée du Bel Antonio chez Bolognini, l’impuissance sexuelle d’Okabe : elle éclaire a posteriori sa brusquerie, sa muflerie initiales avec Sakura, son désir confus de la garder auprès de lui après la piqûre du soir, le combat entre le désir et la pudeur, le désespoir d’un homme et l’amour enfin avoué et consenti. Etrange nuit d’amour entre le médecin et l’infirmière affirmant une puissance virile, tançant et ligotant le chirurgien enfin sevré de sa morphine coutumière, s’abandonnant aux caresses d’une femme. D’une infirmière devenue enfin femme, dans cette découverte et ce don absolu de soi à l’approche de la mort.

Dans cette atmosphère de guerre où les affects, d’être noués et comme refoulés, irradient d’autant plus intensément, où l’émotion semble interdite par l’urgence de l’action et la vanité des grands sentiments, Sakura – cette « fleur de cerisier » un peu éthérée, un peu désincarnée, fût-elle un ange de mort autant que de vie – nous rappelle, à travers ces situations extrêmes, que nous ne sommes que des corps aimants, que des corps souffrants…Pour reprendre une belle formule de Libération sur ce film, « il n’y a d’autre serment que le partage de la chair. » D’autre amour même ? pourrait-on ajouter…

Claude

LES HARKIS : Philippe Faucon (Notes)

À propos des chiffres

Lors du débat qui a suivi la projection du film « Les Harkis », à la demande du public des chiffres on été avancés concernant le rapport entre le nombre de Harkis recrutés par l’armée française et le nombre de combattants du FLN .

En ce qui concerne les Harkis la question n’est certainement pas insoluble, la comptabilité des sommes versées pendant la guerre et au moment de la dissolution de ces compagnies devraient permettre d’apporter une réponse assez proche de la réalité.

Le 19 mars 1962 le contrôleur général des armées dénombre 263 000 musulmans (harkis et autres) engagés du côté français – avait-il des raisons de les sous estimer ?

Ce chiffre ne remet pas nécessairement en cause les 400 000 annoncés par Jean-Pierre hier soir. Durant la période allant de 1954 à 1962 il y a eu des tués (20 000 ?), des fins de contrat et des désertions (beaucoup de harkis auraient cotisé à l’organisation politico-administrative du FLN). C’est peut-être pour ces différentes manières de compter que les chiffres varient de 200 000 à 400 000 selon des historiens pour l’ensemble de la période.

Par contre il est très difficile de trouver des chiffres fiables sur le nombre de membres du FLN pendant toute cette période.

Pour le Général Maurice Faivre les effectifs de l’ALN n’auraient jamais dépassé 50.000 hommes.

Selon le ministère algérien des anciens combattants 130 000 algériens ont servi dans l’ALN, il s’agit certainement du cumul des anciens combattants vivants au moment de l’indépendance car en ce qui concerne le nombre de soldats du FLN tués on trouve selon les sources de 140 000 à 150 000 morts.

Difficile de s’y retrouver.

Je sais que ces chiffres sont difficiles à connaître et que ceux annoncés par les autorités françaises ne sont pas les mêmes que ceux indiqués par des historiens français ou par les autorités algériennes ils ont souvent été utilisés par les partisans de l’Algérie française pour dire que le FLN avait perdu la guerre sur le plan militaire et également pour essayer de démontrer que la population algérienne était favorable à la France.
Si l’on suit l’historiographie militaire la France n’aurait jamais perdu de guerre sauf peut-être celle de 1870.

Henri

L’ange Rouge – Yasuzo Masumura -(Notes)

Sur le titre « L’Ange Rouge » une proposition : rouge comme le sang et réminiscence de l’Ange Blanc (1931) : Lora Hart (Barbara Stanwyck) qui postule pour un emploi de nurse dans un hôpital puis obtient son diplôme d’infirmière ?

Coïncidence ? en 1939 Dalton Trumbo publie un livre « Johnny s’en va t’en guerre » (Johnny Got His Gundont il fera un remarquable film antimilitariste en 1971. Voici ce qu’en dit Wikipédia :

« Joe Bonham (Timothy Bottoms) est un jeune Américain plein d’enthousiasme. Il décide de s’engager pour aller combattre sur le front pendant la première guerre mondiale. Au cours d’une mission de reconnaissance, il est grièvement blessé par un obus et perd la parole, la vue, l’ouïe et l’odorat. On lui ampute ensuite les quatre membres alors qu’on croit qu’il n’est plus conscient. Allongé sur son lit d’hôpital, il se remémore son passé et essaie de deviner le monde qui l’entoure à l’aide de la seule possibilité qui lui reste : la sensibilité de sa peau. Une infirmière particulièrement dévouée l’aide à retrouver un lien avec le monde extérieur. Lorsque le personnel médical comprend que son âme et son être sont intacts sous ce corps en apparence décédé, ils doivent prendre une décision médicale selon les valeurs et les croyances de l’époque. »

Ce film est un chef-d’œuvre antimilitariste presque à l’égal à mon goût de « Les Sentiers de la Gloire » (Stanley Kubrick) ! 

En 1966, sort « l’Ange Rouge » il reprend ce thème qu’il transpose en 1938, Guerre du Japon contre la Chine. Ici, il ne manque à l’homme que ses bras (si l’on peut dire). L’infirmière (Sakura) joue le même rôle que celui de l’infirmière du roman de Dalton Trumbo. Elle va rendre à cet homme la dignité et le bonheur que la guerre lui a dérobé.

Dans l’Ange Rouge, Sakura est le principal personnage. Avant cette histoire de l’homme sans bras, elle se fait violer ou violenter par des soldats malades, et… Le lendemain elle est disponible pour le service. Plus tard, elle tentera en vain, de sauver son jeune agresseur principal d’une mort certaine

Ensuite, c’est un grand pas de les faire figurer, vient la séquence des « femmes de réconfort », nom donné aux prostituées pour les soldats : L’une d’entre elles est prise de vomissements, on suspecte le choléra. Sakura protège ces trois femmes avec autorité contre une bande de soudards venus réclamer leur dû. Que protège cette infirmière ? L’intégrité de la troupe ou par solidarité, ces pauvres femmes ? L’une d’elle, belle indifférente fume en attendant…Et là encore, retournons sur Wikipédia :

« Femmes de réconfort est l’euphémisme employé au Japon à propos des victimes, souvent mineures, du système d’esclavage sexuel de masse organisé à travers l’Asie par et pour l’armée et la marine impériales japonaises, en particulier durant la Seconde Guerre mondiale. L’emploi de ce terme est fortement contesté par les organisations qui exigent du gouvernement japonais des excuses formelles et des réparations, et préfèrent le terme non édulcoré d’« esclaves sexuelles ».

La guerre vue des infirmeries de campagne c’est des mourants, des futurs mourants, blessés viscéraux, et sans doute des grands brûlés qu’on laisse mourir, et ceux qu’on peut soigner, en gros, ce sont ceux qu’on peut amputer. (Depuis Ambroise Paré, rien de nouveau). Ils seront alors sauvés s’ils résistent à l’amputation et à ses suites. Ça ne fait pas bézef. « Sauvés » ils seront soustraits au peuple japonais, ne retourneront pas chez eux. Le mieux étant que la population et les familles ignorent cela.

…Dans ce film anti-miitariste, l’infirmière devient curieusement amoureuse du médecin-chirurgien déprimé qu’elle admire, il ressemble à son père. Puis elle va devenir la seule survivante d’une bataille contre les chinois.

Voici un film qui dénonce les horreurs de la guerre, d’une part, celle de cette sexualité et des amours morbides (ce qui est très bien vu) et d’autre part, des soldats en situation survie, mutilés ou attendant de l’être, s’il ne leur est pas donné de mourir « au champ d’honneur ».

Mais « L’Ange Rouge » est aussi comme l’observe Évelyne, un film qui véhicule une « certaine image des femmes » et j’ajouterai, toute une époque ! Il déplore une guerre comme il le ferait de toutes guerres. Cependant l’Histoire dit autre chose : « Pendant six semaines, de décembre 1937 à janvier 1938, les troupes japonaises perpétrèrent des atrocités à grande échelle, tuant plusieurs milliers de civils chinois, violant d’innombrables femmes, pillant et brûlant des propriétés ». 1938, Une abomination ! Un holocauste ! Très proche du nazisme européen qui commence alors à s’exprimer pleinement.

Image d’archives

Malgré ses passages gores qui caractérisent bien la guerre, on a tout de même l’impression que « l’Ange Rouge » fait de la condition des femmes une péripétie liée à la situation et qu’il soustrait de son champ les crimes de guerre japonais pourtant connus et documentés au moment du tournage. Alors, sans doute parce que nous sommes en 2022, ce film me laisse une impression mitigée.

Georges