Killers Of The Flower Moon, Martin Scorsese

Il faut disposer de temps (3h26) pour s’installer dans une salle obscure et s’y délecter du dernier Scorsese, Killers Of The Flower Moon,  tiré du récit éponyme de David Grann. Avec ce dernier film, le réalisateur de bientôt 81 ans, nous plonge dans l’Amérique de l’après Première Guerre Mondiale, début des années 20, non pas à New York mais en Oklahoma, plus précisément à Gray Horse, cité prospère dans le comté des Osage, avec quelques blancs et en particulier la famille du riche et puissant propriétaire terrien, William Hale (Robert De Niro) qui veut que son neveu Ernest Buckhart, fraîchement débarqué du front, l’appelle ‘King’, tout un symbole….

Gray Horse a pu en effet prospérer grâce à la découverte de pétrole sur les terres Osage ce qui a permis à ces indiens qui avaient été chassés du Kansas dans un coin aride du nord-est de l’Oklahoma (état au cœur du roman de Steinbeck Les raisins de la colère), terre pauvre mais sur laquelle les Osage découvrirent un sous-sol rempli d’or noir ! Cette terre, les Osage l’avaient achetée aux blancs, elle était donc leur propriété.

Le début du film montre l’arrivée d’Ernest Buckhart (Leonardo DiCaprio), qui descendant du train, se trouve balloté dans les rues de Gray Horse, fourmillantes de monde : la caméra virevolte et nous plonge tantôt dans un tourbillon de gens, recrutés pour travailler dans les puits, qui se hâtent de monter dans des camions, tantôt d’indiens Osage, sortant de magasins, fière allure dans leurs beaux habits, paradant presque, et étonnamment à l’aise : ne sont-ils pas eux les vrais rois du comté ? Leur réussite financière ne fait aucun doute, et certains blancs sont forcés de faire profil bas, ce qui bien sûr, ne va pas sans rancœur.

La mise en place de tous les ‘pions de l’échiquier’ du film est lente, soignée, méticuleuse, Scorsese prend son temps, comme s’il avait trouvé ce moyen pour s’assurer que nous captions bien la partie qui est en train de se jouer à Gray Horse, cette lenteur tout comme celle du poison qui se distille dans le corps des victimes. Sauf que les pions sont truqués, et tous devraient se méfier du trop bon et trop généreux Mr Hale.

De Niro excelle : on est face à un ‘parrain’ qui tel le Grippeminaud de la fable, sert des paroles cajoleuses afin de mieux enserrer ses proies. Son ton, mielleux et paternaliste à souhait, son habileté et sa sournoiserie vont également ne faire qu’une bouchée du neveu Ernest, (DiCaprio totalement niais et si aveuglé qu’on aurait envie de lui flanquer un coup de poing ou de lui jeter un seau d’eau à la figure pour le réveiller et lui faire ouvrir les yeux). William Hale, aidé de sa clique qui inclut médecins, notaires et autres notables, est le cerveau d’un projet des plus machiavéliques : faire en sorte que les hommes blancs épousent de jeunes indiennes Osage et ainsi, en les empoisonnant à petit feu, les assassiner ‘en douce’ pour qu’enfin l’héritage des terres tombent dans l’escarcelle du ‘King’. Ainsi, Ernest Buckhart, jeune homme beau de sa personne devrait trouver sans difficultés une jolie indienne et l’épouser. Ernest accepte d’autant mieux qu’il a conduit la belle Mollie Kyle (Lily Gladstone) à plusieurs reprises, et qu’il en est très amoureux. On se demande donc, comment et pourquoi Ernest, sincèrement épris de Mollie, contrairement à d’autres de ses cousins blancs qui trompent leurs épouses indiennes, ne réagit pas lorsque ce pacte diabolique est mis en place sous la houlette de l’oncle William et qu’il accepte lui aussi d’administrer les piqûres  supposées miracles qui vont, paraît-il, permettre à Mollie de guérir son diabète. Deux de ses sœurs et sa mère sont mortes  avant elle. Pourquoi reste-t-il dans ce piège, immobile et toujours obéissant, ne remettant jamais en question les demandes, ordres déguisés, de son oncle? Pourquoi ne désobéit-il pas alors qu’il sait très bien ce qu’il fait ? Ce n’est que dans la troisième partie du film qu’il va s’engager sur la voie de la lucidité et du mea culpa, et passer de l’inconscience et incapacité à réfléchir et agir par lui-même à un début de prise conscience : trop tard….

Killers of the Flower Moon est une grande fresque cinématographique aux accents de tragédie shakespearienne : on peut voir William Hale comme un lointain cousin du Richard III shakespearien, tout aussi mielleux et intrigant, tout aussi perfide, à la vengeance moins directement palpable (et encore… ?), pas de sang sur les mains, le poison est invisible, mais qui tire habilement les ficelles pour que les autres fassent le sale boulot à sa place : contrairement à Richard, William Hale tue par procuration, et, tel Ponce Pilate, se lave les mains et clame son innocence lorsque Edgar Hoover et le bureau des enquêtes s’en mêle.

Ce film  fait la lumière sur un pan ignoré de l’histoire américaine. A l’époque où il se situe, les guerres indiennes sont terminées depuis environ 30 ans, après l’arrestation et la mort de Sitting Bull ( tué par les soldats le15 décembre 1890) puis, quelques jours plus tard, le 29 décembre, le massacre de Wounded Knee, massacre qui aurait pu être le sujet d’un film de Scorsese, c’était un de ses projets . 

Comme il a été dit au début de cet article, les indiens Osage sont, en 1920, prospères et leurs comptes en banque fructifient grâce aux revenus générés par le pétrole. Scorsese intègre de manière fort intéressante des images d’archives, où l’on voit notamment le président Coolidge avec des indiens à Washington D.C. ; de même, images d’archives à l’appui, il fait un parallèle subtil entre les morts suspectes des Osage de Gray Horse et le massacre de Tulsa, Oklahoma en 1921, lorsque les noirs du quartier de Greenwood, alors surnommé le Black Wall Street, est mis à feu et à sang parce qu’un jeune noir est accusé du viol d’une femme blanche. L’histoire a ‘oublié’ ce massacre (soit disant 45 morts à l’époque ; aujourd’hui les différentes enquêtes en ont dénombré plusieurs centaines), les registres de Tulsa pour ces journées du 30 mai au 1er juin 1921 ont ‘disparu’. A l’instar de Tulsa, les disparitions suspectes de Gray Horse s’inscrivent dans le même désir de réécrire l’histoire à l’avantage des blancs alors qu’il s’agit d’assassinats à des fins d’enrichissement et de spoliation des terres indiennes.

L’histoire des indiens a été falsifiée, certains épisodes eux aussi rayés des livres d’histoire et de la mémoire collective, et tout comme l’histoire des Africains-Américains, celle des Indiens- Américains, jusqu’à une  époque récente, a toujours été vue et présentée du point de vue des blancs, donc biaisée.

Le film de Scorsese s’inscrit  dans une démarche de réhabilitation et de dénonciation: les personnages principaux ont réellement existé, et l’épilogue inattendu du film nous le confirme.  

Ce film est un tour de force car il allie plusieurs genres en une grande fresque épique : le western, le film policier, la tragédie, le film romantique et historique et surtout il montre le pouvoir, celui des blancs et de l’argent. Il oblige l’Amérique à ouvrir les yeux sur son histoire, une histoire de conquête, de violence, de spoliation de terres, on pourrait dire de Killers Of The Flower Moon que c’est un film ‘devoir de mémoire’, pour que les générations ne puissent dire qu’elles ‘ne savaient pas’. Scorsese montre ce que les livres d’histoire n’ont jamais montré.

Nous assistons aussi aux débuts de ce qui sera plus tard le FBI, et qui est à cette époque Le Bureau des Investigations, créé en 1908, avec en la personne de Tom White (Jesse Plemons) l’enquêteur principal venu de Washington avec ses coéquipiers, dont certains se sont discrètement mêlés aux indiens Osage.  

Scorsese choisit de filmer de façon assez serrée : beaucoup de plans moyens, des plans rapprochés sur les visages ; des plans qui montrent l’intimité des uns et des autres, et souvent sombres lorsque nous sommes dans le huis-clos du ranch de William Hale, là où se nouent les projets machiavéliques. Une caméra qui virevolte lorsque l’on est dans l’activité incessante liée au pétrole. Des visages blancs sur lesquels on lit tout le mépris et l’hypocrisie, le double langage et le cynisme permanent. 

On notera cependant quelques plans larges, en particulier sur les grands espaces et les terres où fleurissent les ‘flower moon’  les fleurs de lune pourrait-on dire, qui disparaissent étouffées, donc tuées, par d’autres plantes poussant après elles. Belle métaphore donc que le titre du livre enquête de David Grann et repris par Scorsese qui trouvait «  l’apposition de ces trois mots « tueurs », « fleur » et « lune » particulièrement poétique, à la manière d’un haïku » (interview de Martin Scorsese, Télérama 3848 du 11/10/2023)

Les grands espaces font partie intégrante du western, ainsi que les villes traversées par une unique rue, villes sorties de nulle part, traversées aussi par une voie ferrée, rue où s’alignent le saloon, la banque, un hôtel miteux, un épicier et une boutique de mode ;  ce décor est celui de l’arrivée d’Ernest Buckhart. La lenteur de la mise en place chez Scorsese, dont c’est le premier film de ce genre,  n’est pas sans nous rappeler celle adoptée par Clint Eastwood dans son crépusculaire Impitoyable (Unforgiven1992) qui rompait avec les clichés véhiculés par beaucoup de westerns avant lui. A l’instar d’Impitoyable, Killers Of The Flower Moon est un film sombre, et ce malgré les paysages clairs, la beauté fragile du visage de Mollie, visage de Madone

sorti d’un tableau de Raphaël ou de Leonard de Vinci, Mollie, visage en souffrance, qui sait ce qui lui est administré; film sombre, malgré la naïveté d’Ernest et son amour pur et sincère pour Mollie, Ernest qui petit à petit comprend et sait lui aussi, mais refuse de voir le mal s’infiltrer tel le serpent du jardin d’Eden. A-t-il peur de son oncle? Certainement. N’a-t-il pas eu lui aussi une violente punition?

On ressort sonné par ce film : ébloui par la maestria du réalisateur, éblouis aussi par la composition magistrale de Robert De Niro dont le seul visage parle et en dit long et lorsqu’il parle, on ressent les paroles venimeuses ; sa gestuelle, sa présence physique s’apparente à celle d’un Marlon Brando ou d’un Orson Welles : ces acteurs, magnétiques entrent dans le champ de la caméra et tout est dit ! On ne peut qu’être admiratif de l’audace du réalisateur qui fait du ‘vrai cinéma’, pied de nez à tous les films Marvel et autres Disney studio, et qui, de ce fait, nous donne, sans que cela soit le but initial, une leçon de cinéma. On est surpris par un Leonardo Di Caprio, presque en retrait, et dont les silences étonnent, il est évident que les traumatismes de guerre n’y sont pas pour rien, montrant un personnage qui ne capte pas vite le sens caché de ce qui lui est dit. Nous sommes restés assis trois heures et vingt-six minutes et avons assisté à une ‘master class’ !         

Un dernier mot pour finir ce long article, — comment faire court avec un tel film ? –, le premier plan du film proche de la terre ô combien sacrée, où les indiens enterrent un calumet, tout comme le magnifique dernier plan vu du ciel, deux plans qui se font écho bouclant ainsi la boucle narrative, un cercle vu du ciel, offrant à nos yeux une fleur aux couleurs indiennes qui perdure.        

Chantal

Trois milliards d’un coup, Peter YATES

On connaît assez peu le réalisateur britannique Peter Yates (1929-2011), car même si on a bien en tête le film Bullitt sorti en 1968 avec Steve McQueen, on a sans doute oublié que Peter Yates en fut le réalisateur et ce à la demande de l’acteur lui-même, ce dernier ayant été totalement impressionné par la façon dont Yates filme une course-poursuite dans Robbery, Trois milliards d’un coup (1967).

Robbery retrace ce qui fut à l’époque considéré comme ‘le casse du siècle’, à savoir l’attaque du train postal Glasgow-Londres le 8 août 1963, braquage durant lequel 122 sacs contenant quelques 2,6 millions de Livres Sterling furent volés. Rappelons que, si les braqueurs ont été arrêtés et condamnés, la majeure partie de l’argent volé n’a jamais été retrouvée.

Pour nous accompagner dans la découverte de ce film, Marc Olry, distributeur de Lost Films, nous a éclairés dans les points de vue qui se sont exprimés lors du débat. Soirée très sympathique, que Marc Olry soit remercié.

Revenons à ce film de braquage, thème conventionnel, qui nous plonge dans le Londres des années 60, et le brin de nostalgie dont certains n’ont pas manqué de parler, il faut dire que tout y contribue : voitures anglaises vintage, jaguar, costumes, décor, bande son, nous rappelant ainsi nos jeunes années et nos excursions estivales outre-Manche.

L’entrée en matière est millimétrée et chronométrée, en témoignent les nombreux gros plans sur des objets tels que montres, chronomètres et autres instruments de mesure du temps : le temps est le fil rouge du film, un braquage est chronométré, le moindre retard peut tout faire échouer. En parallèle à ce thème du temps, vient naturellement s’ajouter celui de la ‘vitesse d’exécution’. Ce gros coup a été pensé, organisé, chronométré et finalement accompli sans que le sang soit versé, le chef, Paul Clifton, interprété par Stanley Baker, avait eu cette réplique définitive et sans appel : ‘nous n’avons pas besoin d’armes.’  La mécanique est en marche et Peter Yates nous en montre toutes les étapes: préparation, recrutement, repérages, chacun ayant un poste bien défini.

On pourrait penser que la première scène, celle de l’enlèvement d’un homme d’affaire et surtout de la mallette remplie de billets qu’il porte menottée au poignet, est une sorte de répétition d’un coup à venir, mais qui, lui, sera d’une toute autre envergure. Ce n’est pas tout à fait cela. Mais, en ce début de film inattendu, le réalisateur nous choisit comme complices : il nous embarque à bord de la voiture des malfaiteurs, une jaguar, roulant à toute blinde dans les rues de Londres, pour échapper aux policiers qui les ont repérés, amorçant des virages à droite puis brutalement à gauche sans nous laisser le temps de respirer, nous transpirons, nous nous cramponnons à notre siège, nous avons le vertige : quel exploit ! Et quelle idée nouvelle que de mettre une telle course-poursuite en début de film et non à la fin, comme c’est souvent le cas, la course-poursuite faisant monter notre adrénaline et dans la foulée, étant le prologue du dénouement du film.

Filmer ainsi dans les années 60, me paraît audacieux de la part du réalisateur qui prend le contrepied du film traditionnel de voleurs poursuivis par la police. Tout comme le temps, mesuré à la seconde près, les plans sont très rapprochés et serrés, les cadrages des visages nous font vraiment vivre cette poursuite infernale, qui nous laisse totalement épuisés à force d’avoir contracté notre corps dans ce fauteuil de cinéma. Quelques plans larges cependant, pour montrer des officiers de police dans leur bureau, ou plus tard pendant le vol, les malfaiteurs faisant la chaîne dans la nuit sur un talus en bord de voie ferrée, se jetant les sacs bourrés de billets du train postal jusque dans les coffres de leurs véhicules : travail précis et rapide interrompu par un train qui passe dans l’autre sens. On arrête tout pendant ces quelques minutes, y compris notre souffle.

Peu de psychologie des personnages, ce n’est pas ce qui intéresse le réalisateur. Très peu des scènes intimes, deux tout au plus. Un seul des braqueurs, Robinson, incarné par Frank Finley, qui a été spécialement extrait de la prison et dont l’évasion a elle aussi été bien orchestrée, seul Robinson est un peu le ‘maillon faible’ du groupe : ayant femme et enfant il ne veut pas replonger alors qu’il n’était sans doute pas loin d’avoir purgé sa peine.

Paul Clifton (Stanley Baker), allure élégante et physique charmeur n’est pas sans nous rappeler le Sean Connery de ces mêmes années : sa première apparition à l’écran avec sa femme Kate (Joanna Pettet) montre un gentleman tiré à quatre épingles, démarche assurée, dont le visage ne trahit aucune émotion : Paul est froid, impassible, toujours précis, parole sèche et cassante. Imposant sans qu’il ait besoin de dire un mot, son autorité ne saurait être remise en cause, ce qui est confirmé à deux ou trois reprises. Lui seul parviendra à s’échapper aux Etats-Unis, et ne sera arrêté que très tard, peut-être… comme ce fut le cas dans la réalité pour deux braqueurs.

Bien sûr, un tel film ne va pas sans un policier qui traque les malfrats : George Langdon, interprété par James Booth, a quelque chose du flegme entêté d’un commissaire britannique, jouant au jeu du chat et de la souris avec les malfrats qu’il connaît trop bien. Quant à l’équipe de policiers dans le commissariat, ils sont l’archétype du ‘bobby’ que nous avons vu dans des séries ou films des mêmes années, humour anglais garanti !

Voilà donc un film très moderne dans sa conception, très rythmé, sans temps mort. Des plans qui créent le suspense, de nombreux plans rapprochés qui nous mettent au cœur de l’action et des acteurs que nous connaissons peu de ce côté de la Manche mais qui n’en sont pas moins excellents, il suffit, par exemple, de regarder la filmographie de Stanley Baker pour s’en convaincre ; ou de se dire que le blond nommé Frank, interprété par Barry Foster, nous rappelle quelqu’un : Barry Foster sera cinq ans plus tard l’étrangleur à la cravate dans Frenzy d’Alfred Hitchcock.

Le film de Peter Yates a inspiré, à n’en pas douter, Gérard Oury et son Cerveau, il est cité dans Le Pacha de George Lautner et a également inspiré illustrateurs et romanciers. Un film qui mérite d’être redécouvert.       

Chantal

PUNCH-DRUNK LOVE, Paul Thomas ANDERSON

Dès la première scène, le spectateur est dérouté : où sommes-nous ? Qui est cet homme en costume bleu, visage avec un je-ne-sais-quoi d’étrange, qui parle au téléphone de coupons et de ‘miles’ à gagner ? Et puis cette deuxième scène où l’on voit un spectaculaire accident de voiture qui laisse l’homme en costume bleu tout aussi interloqué que le spectateur… Et que dire de ce véhicule rouge, genre camion de pompiers, débouchant de nulle part dans la troisième scène et dont une porte s’ouvre pour que quelqu’un, dont on ne voit que les mains, laisse tomber un piano-harmonium sur le trottoir ? Où sommes-nous et que se passe-t-il vraiment ? Est-ce un hangar ? L’homme en costume bleu est-il en train de rêver ? 

Tel est le début inattendu et déroutant du quatrième opus de Paul Thomas Anderson (PTA) récompensé à Cannes en 2002 par le prix de la mise en scène. C’est comme si on nous jetait les pièces d’un puzzle à la figure en nous disant « débrouillez-vous avec ça »

Paul Thomas Anderson a toujours fait preuve d’originalité dans ses scénarios ; cependant Punch-Drunk Love se distingue des films qui lui ont assuré sa stature de réalisateur (en particulier There Will Be Blood, 2007, et Phantom Thread dix ans plus tard)

Cet homme en costume bleu, trentenaire, s’appelle Barry Egan : il est lunaire et décalé, il n’entre pas dans les cadres, il est obsédé par ces coupons qui peuvent rapporter des ‘miles’ gratuits, alors qu’il n’a jamais pris l’avion, et semble avoir bien du mal à trouver sa place, au travail tout comme dans le cercle familial composé de ses sept sœurs, leurs conjoints et leurs enfants, des soeurs qui ne sont sans doute guère étrangères à son tempérament névrotique et obsessionnel, d’une certaine façon inadapté à la majorité des gens, parfois un peu autiste, et qui n’a pas réussi à se trouver une petite amie car visiblement il ne sait pas comment s’y prendre. Il est ‘bizarre’, (queer) pique des colères soudaines : il est capable de casser les baies vitrées de chez ses parents (il l’a fait quand il était jeune) et en fait une démonstration chez l’une de ses sœurs, avec un marteau, ou au restaurant en défonçant les toilettes, réaction faisant suite à la révélation de ses crises colériques d’une de ses sœurs auprès de Lena, cette jeune femme aux vêtements rouges, qui va bouleverser sa vie.

Etrange couple que celui que forment Barry et Lena, l’homme en costume bleu et la femme vêtue de rouge, l’un dans la couleur du rêve, l’autre dans celle de l’amour. Léna semble d’emblée certaine que ces deux couleurs vont se mélanger pour produire du violet (couleur qu’elle arbore lors de sa deuxième rencontre avec Barry), puis plus en avant dans le film , et peut-être dans ses certitudes concernant sa relation avec Barry, on la verra porter jupe et chemisier blancs : et voilà  la mariée, donnant la main à Barry toujours en costume bleu mais cette fois avec une cravate rouge, pour retrouver à Hawaï celle qui lui a chamboulé la tête et le cœur, et passer leur « nuit de noces » dans un hôtel à Hawaï. Scène on ne peut plus originale côté dialogue amoureux !

P.T. Anderson revisite totalement la rencontre amoureuse, loin des conventions et des clichés du genre, il nous emmène dans une course folle, onirique et magique, et déjoue le parcours presque obligé de la comédie romantique : tout est à contre-courant, provoquant des scènes comiques d’un type nouveau, des dialogues tout aussi inattendus et décalés, Barry ne possédant pas les codes traditionnels du langage amoureux, pas plus que Léna d’ailleurs : la nuit de ‘noces’ en est un bel exemple.

Le film de P.T. Anderson est aussi très pictural : certains plans nous rappellent Hopper : on voit beaucoup de cadres, de lignes verticales et horizontales, des rais de lumières sur des murs, des halos de lumière de lampadaires dans l’aube naissante ; on pense aussi à Warhol dans les scènes au supermarché avec les alignements infinis de produits de consommation courante, dont les célèbres boîtes de Campbell Soup, immortalisées par l’artiste. On pense aussi au cubisme dans sa façon de déconstruire et d’éclater les moments. Et enfin, ces sortes d’intermèdes de couleurs, les nuances de bleu et de rouge, déclinaisons des couleurs primaires, qui se fondent et fusionnent.

Barry est égaré, a du mal à savoir ce qu’il fait et pourquoi il le fait, combien de fois répète-t-il qu’il ‘ne sait pas’ (I don’t know) quand son entourage l’interroge avec des  ‘pourquoi’. Il est tantôt le vagabond amoureux, esquissant même quelques pas à la Chaplin, tantôt un héritier de Buster Keaton, visage froid et figé ;  c’est aussi quelqu’un de naïf qui ne voit pas la malhonnêteté de ceux qui veulent l’escroquer mais qui, dans ses accès de colère, devient dur et intraitable parce que les mots lui échappent et que seule la violence du poing parle : alors il ne s’en laisse pas conter et prend le dessus : la scène où il va à la rencontre Dean Trumbell (Philip Seymour Hoffman) en  témoigne. Dans une autre scène, celle où les sœurs appellent Barry à son travail pour s’assurer qu’il viendra à la fête familiale organisée pour l’anniversaire de l’une d’elles, P.T. Anderson fait usage du comique de répétition qui n’est pas sans rappeler les Marx Brothers.

Et puis il y a ce piano-harmonium que Barry a récupéré et mis soigneusement dans son bureau ; à quoi sert-il ? On ne sait pas vraiment. Est-ce un MacGuffin ? Peut-être. Toujours est-il que, lorsqu’il court chez Lena sortie de l’hôpital, Barry s’essouffle en portant cet harmonium encombrant (il est obligé de faire des contorsions pour pouvoir passer les différentes portes de corridors qui mènent à l’appartement de Lena : pour une fois, Barry se plie aux exigences des cadres ; Barry vient s’excuser auprès d’elle, ayant posé l’harmonium à sa porte : cet objet ne devient-il pas alors, symboliquement, le cadeau de mariage de Barry à Lena ? 

Avec Punch-Drunk Love, Paul Thomas Anderson a signé un film original et émouvant, drôle et grave — la solitude de Barry est parfaitement mise en lumière par un plan fugace mais soutenu, où, chez lui, il téléphone pour être en relation avec une femme à laquelle il pense pouvoir parler de façon naturelle, sincère et libératoire tandis qu’à l’autre bout du fil, la fille, Georgia ne lui parle que de sexe ; ce plan sur la table de cuisine, un couvert plus ou moins mis, deux chaises vides en face-à-face et voilà une rapide évocation de l’intimité de Barry, de sa solitude quotidienne. Scène émouvante, drôle par le dialogue avec Georgia mais encore une fois totalement décalée où les personnages qui se parlent sans se voir sont comme des lignes parallèles qui n’ont aucune chance de se rencontrer et de parler de la même chose.

Punch-Drunk Love mérite d’être vu deux fois pour en apprécier l’humour, les subtilités de la structure cinématographique et l’originalité ; et de façon générale, pour se délecter du grand talent de ce réalisateur, en s’évadant dans un monde étourdissant et quasi absurde dont seuls les deux protagonistes, hors normes, connaissent les codes, et dont l’un sera même capable de « faire rougir le bleu ».  

Vu par Chantal

PLAN 75, Chie Hayawaka

Ce premier long métrage de la réalisatrice japonaise n’a pas manqué d’être remarqué à Cannes en 2022 puisqu’il y remporte une Caméra d’or mention spéciale.

Pourtant, Chie Hayawaka  choisit un thème difficile mais qui, depuis une vingtaine d’années, est un sujet auquel toutes les sociétés sont confrontées : le vieillissement de la population, l’accompagnement des personnes en fin de vie, et l’aide à mourir dans la dignité. Sujet ô combien sensible auquel nous sommes tous, un jour ou l’autre, individuellement confrontés, soit pour nos proches, soit pour nous-mêmes…

En France, les révélations fracassantes sur les EPHAD et la façon dont les personnes âgées sont traitées, voire maltraitées, force nos gouvernants à se pencher de façon urgente sur la question – le font-ils vraiment ?- et donc à mettre en place des conditions d’accueil et d’accompagnement qui garantissent dignité et humanité. Ce sujet brûlant apporte chaque jour son lot d’écrit, comme le tout dernier ouvrage de Didier Eribon paru le 10 mai dernier, dans lequel il évoque sa mère qui mourut 7 semaines seulement après son entrée dans un EPHAD où elle était maltraitée. L’ouvrage s’intitule Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple.

Personne n’ignore que le Japon est le pays qui compte le plus grand nombre de personnes âgées et de centenaires. C’est aussi un pays dont la culture est très respectueuse des aînés et des ancêtres, considérés comme des sages, des modèles pour les jeunes générations et à qui on rend hommage de façon rituelle une fois qu’ils ne sont plus de ce monde.  

Les premiers plans du film de Chie Hayawaka, sorte de prologue, nous ont été décodés par Dimitri Ianni, spécialiste du cinéma japonais contemporain qui a animé le weekend japonais des Cramés de la Bobine : ses explications ont levé le voile sur le massacre d’une personne en fauteuil roulant suivi du suicide de l’assaillant. Pourquoi ce prologue glaçant ? Il s’agit d’un rappel, celui d’une tuerie dans un centre pour handicapés qui eut lieu le 26 juillet 2016, à Sagamihara près de Tokyo un jeune homme s’étant introduit dans la nuit, tuant à l’aide de couteaux 19 personnes et en blessant gravement 25 autres. Ce fait, très rare au Japon, a profondément choqué la population. La réalisatrice utilise ce drame pour introduire son sujet dans la mesure où l’assassin qui, contrairement à celui du film ne s’est pas ensuite donné la mort mais a été arrêté, avait expliqué qu’il avait fait cela pour le bien des personnes handicapées, que ces personnes incapables de communiquer sont « un fardeau » pour la société, et qu’ainsi il estime avoir rendu service à tout le monde, et en particulier à ces personnes dont la vie n’avait, selon lui, plus aucun sens. Le jeune homme, condamné à mort, avait clairement répété qu’il ne ferait pas appel de la décision finale, quelle qu’elle soit.

Hitler n’avait-il pas lui aussi décidé de l’élimination systématique des handicapés et malades mentaux  afin que ces personnes ‘inutiles’ aient une mort ‘charitable’ ?

Curieusement, cette scène d’ouverture violente sans être dans le voyeurisme, est accompagnée par la sonate n°5 de Mozart, produisant ainsi une forme d’oxymore entre ce qui se passe et ce que l’on entend, effet paradoxal, qui peut faire écho au contraste entre l’ultra violent Alex d’Orange Mécanique et la musique qu’il écoute sans cesse, la 9ème symphonie de Beethoven.

Qu’est-ce qu’un ‘plan’ dans le langage politique ? C’est tout simplement la mise en place d’une stratégie dont le but n’est autre que résoudre un problème. Quant au nombre 75 du titre, il représente l’âge à partir duquel un citoyen japonais peut légitimement prétendre au dit plan. Voilà donc ce que propose le gouvernement japonais dans le film de Chie Hayawaka : s’inscrire au Plan 75, c’est bénéficier d’une aide financière de 10,000 yens qui sera dépensée à loisir, d’une aide téléphonique quotidienne à raison de 15 minutes par jour, à condition d’accepter, le jour venu, votre propre mort assistée par injection létale. Bien sûr, le film se situe dans un avenir non déterminé mais qui semble pourtant si proche, une dystopie donc, mais est-on vraiment dans la science-fiction… Richard Fleischer n’avait-il pas déjà traité ce sujet dans Soleil vert où le dernier moment de vie du héros Solomon Roth incarné par E. G. Robinson, était à la fois une ode à la vie et le couperet glaçant et sans appel de la mort. Cette scène trouve d’ailleurs un écho dans le film de Chie Hayawaka, lorsque Hirumo pénètre dans le centre d’euthanasie à la recherche de son oncle qui a décidé d’aller jusqu’au bout du processus, tout comme Frank Thorn, incarné par Charlton Heston, cherche désespérément son ami Solomon dans une des salles d’euthanasie. Richard Fleischer allait bien au-delà de Chie Hayawaka en matière de recyclage des morts….

Ce plan 75 est savamment présenté et vendu par des fonctionnaires d’Etat dont le jeune Hirumo fait partie. Sourire aux lèvres, on le voit expliquer aux ‘clients’, futurs membres du plan en quoi ce dernier consiste, ce à quoi ils ont droit, le tout à l’aide d’une brochure rappelant celles que présenterait une agence de voyage…

L’héroïne du film, Michi, incarnée avec retenue et justesse par Chieko Baishō, actrice connue au Japon, travaille toujours à l’âge avancé de 78 ans pour pouvoir subvenir tant soit peu à ses besoins. C’est à partir du moment où elle n’a plus de travail, qu’elle croise un bénévole qui, distribuant des repas aux plus démunis, lui propose une soupe, c’est cet instant précis, sorte d’humiliation aux yeux de Michi, qui va la pousser à candidater au plan 75.

La douce Michi va prendre plaisir aux appels téléphoniques quotidiens de la personne dévouée à cette mission; plaisir qui va même l’amener à transgresser une règle : celle de ne pas tisser un lien avec cette jeune personne du téléphone. Et pourtant, l’employée tout comme Michi vont vivre ensemble des moments de joie au bowling par exemple, partageant une boisson ou une glace, des petits riens qui créent un lien social, extirpe Michi de la solitude et lui montre autre chose qu’un après-midi passé avec d’autres personnes âgées en moins bonne condition physique et mentale qu’elle. Ces scènes-là sont animées, et chaleureuses, mais aussi bouleversantes par l’émotion qu’elles suscitent chez Michi.

Ces scènes, dominées par la joie de vivre, la gaité et l’enthousiasme des jeunes qui se détendent au bowling, contrastent avec les moments plus sombres d’attente à des guichets par exemple, mais surtout avec les coulisses du plan 75. Car qu’y a-t-il derrière ce que présente la belle brochure que Hirumo tend à chaque ‘clients’ ? Il y a des cadavres que l’on dépouille de leurs possessions (objets personnels, montres, sacs, vêtements) : tout est soigneusement trié pour être envoyé ici ou là, les corps sont incinérés, de préférence en groupe, cela coûte moins cher, quant aux restes, aux ossements, ils sont aussi recyclés…. Toute cette procédure, avec sa mécanique implacable, rappelle celle des camps d’extermination mis en place par les nazis, ou plus tard par Khmers Rouge. Tout est terrifiant : circulez, il n’y a rien à voir…

Voilà donc une organisation bien huilée, rien n’est laissé au hasard, le tout est montré de façon sobre mais glaçante, ce qui permet à Hirumo et à la jeune Maria qui travaille dans le centre d’euthanasie où elle trie les objets récupérés sur les défunts, de s’interroger sur le bien-fondé d’une telle entreprise : jusqu’où peut-on accepter cette mort calculée, dont le processus est si rigoureusement codifié, sans affect ?

Au moment où il conduit son oncle au centre d’euthanasie, Hirumo ne cesse de lui demander s’il veut aller jusqu’au bout, l’oncle pourrait changer d’avis et renoncer, c’est ce que son neveu essaie de lui faire comprendre. Or, aller jusqu’au bout, c’est être pris dans un engrenage dont on ne peut plus échapper. Michi, quant à elle, saura trouver le grain de sable qui enrayera la machine…. Note d’espoir, enfin !

La nuit domine, le sombre est choisi presque pour chaque plan. On a beaucoup de cadrages géométriques, signe de la science-fiction sans doute : les poutres des bâtiments, les guichets qui s’alignent  les uns après les autres, les ouvertures, cadres de portes et fenêtres, les box dans lesquels les candidats à la mort assistée sont allongés, séparés par un simple rideau presque transparent et parfois mal fermé permettant ainsi le coup d’œil de Michi sur l’oncle de Hirumo, avec son masque, les yeux  déjà fermés….

Le film de Chie Hayawaka interroge beaucoup : la vieillesse, bien sûr, mais aussi la solitude, les difficultés économiques et sociales des personnes âgées : quel travail peut-on encore accomplir lorsqu’on a plus de 70 ans ? Une vie de travail bien remplie n’est-elle suffisante pour pouvoir espérer profiter au mieux de quelques années encore ? Comment l’euthanasie à grande échelle, organisée et planifiée pourrait- elle être envisagée par un gouvernement à priori ‘démocratique’ ? Comment peut-on envisager la vieillesse comme passage inutile de la vie, a fortiori dans une culture qui voue un respect aux aînés comme peu d’autres le font ? La jeunesse représentée par Hirumo, Maria et Yoko (l’employée au téléphone) sont les voix qui s’interrogent : jusqu’où est-il possible d’aller ? Peut-être se demandent-ils s’ils ne sont pas eux-mêmes les rouages qui rendent l’euthanasie et l’eugénisme possibles ?  Prise de conscience à coup sûr pour Hirumo qui trouvera en Maria une complice pour éviter à son oncle une crémation de masse dans l’anonymat et l’indifférence totale.

Voilà un film dérangeant, qui pose des questions cruciales sur la vieillesse et la fin de vie. Chie Hayawaka reste sobre et filme des personnages dans leur dignité et leur humanité. On note beaucoup de silences, une bande son discrète et sans aucun effet lyrique. Il ne nous reste plus qu’à réfléchir sur notre propre condition et nos choix de fin de vie. Le dernier plan nous redonne espoir.    

Chantal 

Empire of Light – Sam Mendes

Empire of Light : un film de plus qui s’inscrit dans la lignée 2022 des films sur le cinéma, après Babylon et The Fabelmans, avons-nous pu lire dans certaines critiques : le film de Sam Mendes a peu en commun avec les deux films cités…

On connaît bien Sam Mendes, et, à l’instar de Steven Spielberg, il nous offre un film bien différent des précédents, beaucoup plus intimiste et personnel dans la mesure où il convoque son adolescence, l’année 1981 étant celle de ses 15 ans.

Le synopsis nous invite à imaginer un film romantique, une histoire d’amour entre un jeune homme noir et une femme blanche mature, rien de bien nouveau, dans le contexte du début de l’ère Thatcher avec son lot de maltraitance sociale et économique. Et s’il ne s’agissait pas que de cela ?

Alors, de quel film s’agit-il ? Quels éléments peuvent faire la force de ce film ? Comment ce film, racontant une histoire banale et maintes fois montrée au cinéma, peut-il être différent des autres ? Chacun aura une réponse à ces questions, certains considèreront que la banalité de son sujet en fait un film sans saveur, d’autres qu’il ne s’y passe pas grand-chose d’où le peu d’intérêt que le film semble avoir suscité dans notre salle, la déception même, voire la détestation peut-être… 

Comme ce fut mon cas, c’est peut-être au deuxième visionnement que l’on se rend compte des petites touches qui font le film et qui méritent que l’on s’y attarde un peu. 

Empire of Light : un titre évocateur, large et lumineux, un nom qui brille en lettres jaunes à la verticale d’un bâtiment en briques rouges : c’est le nom d’un grand cinéma ‘à l’ancienne’ situé en bord de mer à Margate au nord de Douvres sur la côte est de l’Angleterre ; Margate, une station balnéaire, (bien connue de Turner comme Laurence l’a dit mardi soir) comme il en existe de semblables tout au long de la côte sud de l’Angleterre, mais station toutefois moins chic et moins prisée que Brighton ou Bournemouth, une station qui semble un peu endormie, mais nous ne sommes pas en pleine période estivale, puisque l’action débute juste avant Noël, Margate est enneigée (un charme différent) l’année 1981 va bientôt débuter sous un magnifique feu d’artifice tiré au-dessus de la mer. 

Un cinéma à l’ancienne: grand théâtre au lourd rideau de scène rouge et or (cf New York Movie, 1939, d’Edward Hopper), un grand escalier qui se  prolonge vers un étage où se trouvent d’autres salles désormais à l’abandon abritant poussière, pigeons, et toiles d’araignées ; une salle de bal entourée de banquettes en skaï et de tables, un piano à queue trônant au milieu, et de grandes baies vitrées avec vue sur le front de mer, un lieu qui a eu son heure de gloire, qui ‘a été magnifique’ selon Hilary mais qui ‘l’est toujours’ pour le jeune Stephen d’emblée ébloui. On a alors la vision du temps suspendu, du temps arrêté comme lorsque Pip visite Miss Havisham dans Les Grandes Espérances de Charles Dickens.

Un lieu magique, pour un art qui l’est aussi : l’art de l’illusion, celui qui permet de s’évader.

Sam Mendes a justement placé son film sous le signe de l’Art : tous les arts sont convoqués : le 7ème art, bien sûr, mais les autres aussi : musique, théâtre, danse, poésie, peinture et architecture. L’art est donc la thérapie qui permet aux personnages de se construire ou de se reconstruire : qu’ils s’appellent Hilary Small (Olivia Colman), Stephen Murray (Micheal Ward), Norman (Toby Jones), Donald Ellis (Colin Firth), Neil (Tom Brooke), Janine (Hannah Onslow), tous sont eux-mêmes lorsqu’ils sont en lien direct avec une forme d’art, tous revivent ou vivent pleinement lorsqu’ils chantent, dansent, écoutent de la musique, regardent un film, la structure d’un bâtiment, ou sentent que quelque chose va les valoriser, comme c’est le cas pour Donald Ellis dont le cinéma a été choisi pour l’avant-première du film Chariots of Fire.

Au départ, tous ces personnages sont à l’image du bâtiment dans lequel ils travaillent : le cinéma tombe en ruine, est peu fréquenté, un lieu semblant n’intéresser que des fondus des salles obscures ; ceux qui tentent de faire vivre ce cinéma sont usés, blessés par la vie, stigmatisés comme le jeune Stephen alors qu’il a la vie devant lui…. Tous cachent une douleur profonde (Hilary et ses problèmes psychiatriques ; Stephen doit faire face au racisme et à l’exclusion ; Norman est meurtri par la rupture avec son fils qu’il n’a pas vu depuis 15 ans; Donald se morfond dans une vie de couple usée)

Tous sont également seuls. La solitude est un autre thème fort du film : rappelons-nous la scène où Hilary est seule le soir de Noël, devant son assiette à côté de laquelle un cracker ne sera jamais ouvert ; seule encore attablée dans un coin au restaurant, (telle la femme seule du tableau de Hopper, Automat) et soudain envahie par la honte qui la fait fuir lorsque Donald accompagné de sa femme Brenda, entre à son tour dans le même restaurant ; Donald Ellis, ce patron toujours seul dans son bureau et à la maison puisque sa femme ne lui fait même plus son thé et qu’ils font chambre à part, patron qui convoque si souvent Hilary dans son bureau personne n’étant dupe du pourquoi.… Stephen, jeune homme blessé par l’abandon d’un père, le racisme explicitement ouvert ou parfois déguisé dont il est victime, sa candidature en école d’architecture étant refusée malgré les différentes tentatives, sa solitude à la maison avec une mère épuisée par son travail d’infirmière qui s’endort le soir devant la télévision, sans avoir même pu discuter avec son fils… Norman, seul dans sa cabine de projection, son univers secret, celui qui donne un peu de sens à sa vie autrement vide sans doute lorsqu’il rentre chez lui…

Hilary, Stephen, Donald, Norman, tous sont comme des fantômes à la dérive cherchant un point d’ancrage, quelque chose ou quelqu’un sur qui se raccrocher : ce n’est pas le lithium qui va guérir Hilary, le docteur Laid n’a pas vraiment l’air de s’en soucier d’ailleurs, peu d’encouragement mais une réprimande pour une prise de poids. La jeunesse de Stephen, son éblouissement, le soin qu’il apporte à ce pigeon blessé, la peau de sa hanche qui apparait rapidement dans un plan (sans doute trop suggestif) sont autant de petites choses qui réveillent Hilary et éveillent son désir de vivre et non plus d’exister.

Il n’est pas surprenant qu’Hilary puisse réciter les vers de Tennyson, partager ceux de W.H. Auden et de Philip Larkin, poètes peu connus en France. La poésie est l’art de dire en peu de mots toutes les beautés et les blessures de l’existence. C’est aussi l’art qui permet d’exprimer la fragilité, et l’émotion forte : Hilary n’est qu’émotion et fragilité, c’est ‘l’étoffe’ dont elle ‘est faite’.  Elle est capable des colères les plus soudaines et incompréhensibles, comme des moments de calme presque naïf qui ne font qu’empirer une situation. Elle atteint ce paroxysme en particulier dans deux scènes: le jour de l’avant-première, où elle se présente sur la scène du théâtre dans une robe de soirée dont la fermeture éclair reste ouverte en partie dans son dos, laissant voir l’étiquette de fabrique, et des traces de rouge à lèvre sur les dents, deux négligences qui en disent long, prenant la parole après son patron sans y avoir été invitée et lisant un poème  de  W. H. Auden devant une salle qui fait semblant de croire à ce qui se passe : elle est dans la lumière, elle a son instant de gloire elle aussi. Puis, dans le hall du cinéma, déclamant la plus célèbre tirade du théâtre Shakespearien, ce ‘To be or not to be’ revisité en ‘To fuck or not to fuck’, Hilary Small, fragile et émue au plus haut degré avec la poésie d’Auden, devient, l’espace d’un instant, devant un Donald et une Brenda médusés, une femme forte, « not Small at all », n’ayant rien d’une Petite, mais au contraire grandiose aux accents Shakespeariens tragiques, une nouvelle Lady Macbeth assénant un coup de poignard au lâche Donald, prélude à la scène de folie qui suivra, chez elle (et non au bord d’une falaise), parlant à Stephen de son enfance, de la trahison de son père et de sa mère, Stephen venu pour l’aider, et finalement prise au piège de la police et des services hospitaliers pour être internée de nouveau. Quel plan sur le visage d’Hilary, assise sur sa chaise, valise sur les genoux, mâchoires serrées, attendant, stoïque, la mise à mort ! Magistrale Olivia Colman !

La lumière : du noir jaillit la lumière. Norman, le projectionniste, explique au jeune Stephen les mécanismes qui permettent au miracle de se produire dans la salle obscure : ce faisceau de lumière qui va donner vie à une illusion du réel. Là encore, Stephen découvre et est immédiatement envoûté. Il saura transmettre à Hilary, et finalement susciter en elle le désir de voir la lumière de l’illusion projetée sur la toile blanche et enfin accepter d’en ressentir la magie jusque dans son être.

Les plans et leurs éclairages sont soigneusement étudiés : travail d’artiste assurément que celui de Roger Deakins, directeur de la photographie et cadreur dont le travail pour ce film n’a pas été récompensé. Et pourtant, on ne peut s’empêcher de le mettre en parallèle avec Hopper et ses immeubles aux lignes bien tracées, ses grands espaces vitrés derrière lesquels des personnages souvent de dos regardent vers l’extérieur, personnages peints en solitaire ou à deux mais séparés, ou pour Deakins, filmés en silhouettes, tels des ombres chinoises. Nombreux sont les réalisateurs inspirés par les tableaux de Hopper : Hitchcock, Wim Wenders, Brian de Palma, Polanski pour ne citer que ceux-là. Et quand Hopper ne parvenait pas à peindre, il se réfugiait au cinéma…

Les contrastes entre sombre et clair, jour et nuit sont là, comme dans une toile de maître, les plans sur le feu d’artifice de la nouvelle année ne nous rappellent-ils pas Whistler et son tableau Nocturne en noir et or- la chute de la fusée, « ce pot de peinture jeté à la face du public » selon Ruskin ?

Les plans des bâtiments, que ce soit l’immeuble où Stephen habite, ou le bâtiment qui abrite le cinéma, ne font-ils pas écho au rêve de Stephen d’étudier l’architecture ? Stephen architecte en devenir, architecte de sa vie ? Hilary l’a poussé à ne pas renoncer et à faire ses propres choix, à construire lui-même son avenir, « Ne reste pas ici », lui a-t-elle conseillé à la fête foraine. Stephen, blessé par le racisme, doit lui aussi prendre son envol.

L’adolescent Sam Mendes a vécu la période Thatcher, et c’est par touches qu’il essaie d’en recréer l’atmosphère, sans approfondir pourrait-on lui reprocher, mais ce n’est pas l’objet de son film : les émeutes de Brixton vues à la télévision, les défilés de skinheads, les actes racistes qui ne semblent pas vraiment ébranler la police, la confrontation par le regard entre Stephen et M. Cooper, un blanc à qui l’accès à la salle est refusé par un noir, regards soutenus, comme le jeu de celui qui baissera les yeux en premier quand les regards de tous les autres, employés et spectateurs, sont tournés vers ces deux hommes et dont Stephen, certes vainqueur, ne pourra évacuer la tension qu’ en courant se réfugier à l’extérieur.

Tout ce monde extérieur mesquin et cruel qu’Hilary ne voit pas, à moins qu’elle ne veuille pas le voir, fait d’elle à certains moments une sorte de Candide que l’on aimerait secouer et réveiller.

Si convenu et imparfait que le film puisse être, il n’en demeure pas moins un film qui peut toucher, trop facilement parfois, avec des moments ‘cousus de fils blancs’ mais un film qui baigne toujours dans une forme de lumière et d’espoir. Les personnages évoluent, murissent, avancent vers de nouveaux horizons, plus ou moins incertains, plus ou moins dégagés et marchent vers un avenir qui peut-être leur permettra de se libérer et de se révéler à eux-mêmes.  

Cette rencontre improbable (et après tout, pourquoi pas ?), ce rapprochement entre deux êtres dissemblables, meurtris par la vie, rapprochement qui va permettre à chacun un nouveau départ, est sans doute le sujet du film, si banal soit-il. Cependant, il y a une toile de fond, riche et haute en couleur, d’où se dégagent une lumière, une douceur et un espoir dont nos sociétés manquent beaucoup aujourd’hui.       

Chantal  

THE BANSHEES OF INISHERIN- Martin McDonagh

Dans les premières images, le spectateur survole un paysage typiquement irlandais : des carrés verts enserrés par des lignes de pierres, des terres morcelées, séparées par des murets de pierres sèches et des chemins sur lesquels circulent des hommes à pied, avec ou sans leurs animaux ou en charrette, et puis la mer, infinie. Nous sommes sur une île au large des côtes irlandaises, une des îles d’Aran, rebaptisée avec ce nom fictif d’Inisherin, battue par les vents, une île où tous se connaissent, où les nouvelles sont rares, et peut-être même faut-il les fabriquer pour créer un évènement. En face, c’est la « grande île », l’Irlande, où le combat fait rage. Nous sommes en 1923, un traité a été signé deux ans plus tôt, et qui, loin de satisfaire tout le monde, est à l’origine de la guerre civile entre partisans et opposants au traité. Terres morcelées et rigoureusement séparées, coups de feu, voilà la toile de fond qui fait écho à une rupture, celle de l’amitié entre Pádraic et Colm. Tout comme Peadar Kearney, le policier, et les autres villageois qui ne comprennent pas vraiment ce qui se passe en face, mais il se passe des choses, des exécutions auxquelles on peut prêter main forte en échange d’un repas, ils ne comprennent pas davantage ce qui s’est passé, ce qui se passe entre Colm et Pádraic pour que le premier décide brutalement qu’il « n’aime plus » le second. Ils ne peuvent qu’émettre des hypothèses, oui, Colm est fâché, peut-être Pádraic l’a-t-il blessé par des paroles, des gestes, quelque chose qu’il aurait fait ou pas et qui aurait froissé Colm à jamais. Comment savoir si ce n’est en posant la question à Colm ? C’est ce que s’emploie à faire Pádraic, que cette rupture désoriente et ronge, lui qui cherche à tout prix une explication, là où peut-être il n’y en a pas car, après tout, peut-on tout expliquer, peut-on savoir ce qui se passe dans la tête de quelqu’un? On croit connaître les gens et on s’aperçoit que c’est une illusion.

Comme la presse l’a souligné, Colin Farrell tient avec ce rôle sans doute le plus beau de sa carrière d’acteur à ce jour. Son visage reflète de bout en bout l’incompréhension, le doute, le désespoir : il n’a pas besoin de parler pour que l’on sache ce qu’il ressent. Son visage est un livre ouvert, dont les pages crient le tourment intérieur, la blessure profonde causée par cette amitié qui n’est plus. Pádraic se voit dépossédé d’un ami cher, d’un compagnon de pub, mais d’autres pertes suivront : celle de Siobhan, sa sœur, et de Jenny son ânesse. Que peut-il avoir fait pour que son monde s’écroule ? Colin Farrell est bouleversant du début à la fin, présent dans chaque scène ou presque, incarnation du désespoir et du déchirement qui le pousse à toujours revenir maladroitement à la charge auprès de Colm : Pádraic ne peut ni se contenter ni se satisfaire de ce « je ne t’aime plus ». Il y a forcément une explication à ce cauchemar qui l’a vidé de sa raison d’être. Pour Pádraic, Colm ne peut effacer leur amitié avec une phrase simple et définitive, une phrase terrible et sans appel.

Reste donc Dominic (excellent Barry Keoghan), le fils de Peadar le policier, sorte de Candide néanmoins lucide, souffre-douleur de son père qui le maltraite et lui inflige nombre de sévices, amoureux transis de Siobhan qui lui fait comprendre qu’elle ne l’épousera pas lors d’une scène prémonitoire au bord d’un lac, Dominic qui accompagne Pádraic les soirs de tristesse, Dominic, qui va un temps trouver un toit protecteur chez Siobhan et Pádraic, et dont le corps flottera plus tard dans le lac aux eaux noires, accomplissant ainsi la prédiction de Mrs McCormick, cette vieille femme mystérieuse, incarnation de la Banshee d’Inisherin et permettant à son père de le ramener vers le bord avec le bâton dont Dominic s’était demandé à quoi pouvait servir le crochet fixé au bout…

La critique a souvent parlé de ‘comédie’, certaines ont plus justement évoqué la ‘tragi-comédie’. En effet, les dialogues entre Colm et Pádraic sont vifs et se répondent comme dans un jeu de ping-pong, la naïveté de Pádraic peut prêter à sourire, mais peut-on vraiment rire d’une rupture ? Est-ce un simple malentendu, un simple quiproquo ? Peut-être, si l’on en croit la dernière image du film, mais rien n’est sûr, d’ailleurs cette histoire n’est-elle pas là pour bousculer nos certitudes… ?

Les différents moments nous rappellent des scènes de théâtre –, rien d’étonnant puisque Martin McDonagh est d’abord un dramaturge– un théâtre de l’absurde comme chez Samuel Beckett ou Harold Pinter, où le sens commun est mis à mal, où la mécanique du quotidien sort de son engrenage, où l’on fait table rase de ce qui d’ordinaire ‘va de soi’.

Et qui donc est Colm, celui par qui le désordre arrive ? Un homme âgé, qui a sans doute voyagé au regard des objets qui décorent sa maison au toit de chaume, notamment des masques, c’est un musicien qui, tout en sachant qu’il ne sera ni Mozart ni Beethoven, veut laisser une trace de son passage sur terre et composer sans qu’on le dérange, il semble désormais que seule la musique et lui fusionnent. Il joue dehors, devant la plage, assis dans un vieux fauteuil, avec son violon, son chien et sa musique pour seule compagnie, la mer s’ouvrant devant lui sur l’infini: est-il besoin d’autre chose ?

La détermination de Colm ne souffre aucun écart, il a choisi, prêt à aller jusqu’au bout de sa décision : la mutilation de ses doigts si Pádraic persiste et s’obstine à renouer avec lui, il s’obstinera aussi et mettra en œuvre son automutilation. Comment un homme, de surcroît violoniste, peut-il accomplir un tel acte d’autodestruction ?     

Brendam Gleeson ne démérite en rien face à Colin Farrell : ces deux-là se retrouvent après In Bruges (Bons baisers de Bruges 2008, même réalisateur) et nous rappellent les couples improbables dans l’oeuvre de Beckett, ou celle de Pinter, qui se déchirent, où l’un est maître et l’autre valet si ce n’est esclave, qui tentent de se séparer mais qui ne vont pas l’un sans l’autre et restent d’une certaine façon soudés l’un à l’autre : séparés mais jamais très loin l’un de l’autre. N’est-ce pas là le sens du dernier plan ?

Qu’y a-t-il derrière ce masque d’indifférence et de renoncement à une amitié de longue date ? Que cache ce corps massif, ce visage buriné, ridé par les ans, cet être bourru qui n’aspire qu’à composer de la musique ? Qui est Colm ?  Que signifie ce changement brutal ?  Est-il celui qui défie Pádraic d’abord, les autres et la religion ensuite ? Ou bien est-il un être qui se voyant au bout du voyage de la vie souhaite se recentrer sur lui même et se retirer du monde ? Ou bien un homme qui a peur d’exposer sa sensibilité et sa fragilité au grand jour ?  

Scènes d’intérieur et d’extérieur se succèdent et se répondent en miroir : intérieur des cottages de Colm et de Pádraic, intérieur du pub, intérieur de l’épicerie et du cottage d Peadar, intérieur de l’église avec son confessionnal. A l’extérieur, se livre une autre histoire, celle des hommes et de leurs animaux, celle des banshees qui hantent les lieux, sorcières annonciatrices de la mort, celle des oiseaux porteurs de mauvais présages, mais aussi celle des marins qui assurent la traversée vers la grande île, cet au-delà de Inisherin où l’air sera plus respirable pour Siobhan.

Les personnages s’observent par les petites fenêtres de leur cottage ou du pub, s’observent aussi à l’église d’un rang à l’autre, Colm devant et Pádraic derrière, et inversement dans une autre scène à l’église. Un détail unit intérieur et extérieur : un signe religieux : croix ou crucifix à l’intérieur; à l’extérieur, Vierge Marie à la croisée de deux routes, croix celtiques du cimetière.  La religion ne s’efface pas en Irlande. 

La mort, elle, est présente sous plusieurs formes dans le film. Pour Siobhan, la mort c’est rester une vie entière sur cette île où chacun veut connaître l’intérieur et l’intime de l’autre, s’immiscer dans la vie des autres pour égayer la sienne et peut-être lui donner un sens. Sans Colm, sans Siobhan, la vie de Pádraic perd son sens ; sans les ragots, la vie de l’épicière perd son sens aussi. Seul Colm semble se satisfaire de son repli sur lui-même,  y trouvant peut-être ainsi un vrai sens à sa vie.

 Quand il n’y a plus de mots, il y a la musique, entraînante ou triste, le bruit des vagues et du ressac, le bruit des flammes de la vengeance qui crépitent en dévorant le toit de chaume du cottage de Colm.

Seuls les paysages à couper le souffle restent eux-mêmes sur cette île qui semble hors du temps et de l’Histoire. Ces paysages sont là, demeurent sous nos yeux, vibrants, pleins de mystère, énigmatiques eux aussi.

Chantal

Decision To Leave, Park Chan-Wook

Un jeu de piste hitchcockien

Françoise m’avait prévenue mardi soir, « Tu vas voir, il y a des réminiscences de Vertigo (Sueurs froides) ». Dans sa présentation, Marie-Annick nous avait dit « de bien observer les détails car ils comptent… » Judicieux avertissements, il faut donc avoir l’oeil… Qu’à cela ne tienne, j’aime le jeu de pistes, surtout quand il est quelque peu tarabiscoté, qu’on se perd et qu’il faut, avec patience, construire et déconstruire, accorder les pièces comme celles d’un puzzle.

Certes, Park Chan-Wook n’est pas le premier à être inspiré par le « maître du suspense »: pour ne citer que lui, Clint Eastwood le fait au moins à deux reprises, dans son premier film, Play Misty for Me, 1971 (Un frisson dans la nuit) et en 1983 dans Sudden Impact (Le retour de l’inspecteur Harry) où la dernière scène rappelle étrangement la scène du manège dans Strangers on a Train (L’inconnu du Nord-Express).

Park Chan-Wook nous entraîne donc dans un jeu de chat et de la souris, au centre duquel se trouve un policier nommé Hae-jun, (Park Hae au jeu éblouissant) chargé d’enquêter sur le meurtre du mari d’une jeune femme énigmatique, répondant au nom de Seo-rae ((Tang Wei elle aussi éblouissante), veuve soupçonnée d’avoir tué son mari. Le premier, marié, habite à Busan alors que son épouse vit dans une autre ville, la seconde, troublante à beaucoup d’égards, n’a rien d’une veuve éplorée et devient, pour le policier, un être fascinant et obsédant. Nous voilà plongés dans un film policier (peut-être un peu long car on a tendance à se perdre dans la 2ème partie du film, mais n’est-ce pas le but du jeu?), un polar aux allures de jeu de piste ou de labyrinthe dont on a du mal à trouver l’issue.

L’obsession et la fascination étaient l’une des clés de Vertigo, James Stewart ne pouvant détacher ses pensées et ses yeux de la blonde Madeleine (Kim Novak). Même si nous n’assistons pas à la métamorphose de Soe-rae à l’instar de celle de Madeleine, c’est peut-être à une autre métamorphose que nous assistons, celle d’un policier que l’ennui conjugal semble guetter. Il me semble que le réalisateur entretient savamment une sorte de flou concernant ‘la femme‘ dans le sens où Soe-rae la jeune veuve et l’épouse du policier, Jeong-an (interprétée par Lee Jung-hyun), ont une certaine ressemblance, toutes deux sont brunes au teint de porcelaine. Tout comme le policier, le spectateur est lui aussi parfois désorienté et troublé, embrouillé dans ce jeu dont il ne voit pas toujours les ficelles.

En tant qu’enquêteur, Hae-jun doit suivre de loin les faits et gestes de Soe-rae, l’observer à la jumelle immobile au volant de sa voiture, tout comme James Stewart dans Rear Window (Fenêtre sur cour) immobilisé dans un fauteuil roulant et observant, lui aussi avec des jumelles, les allées et venues d’un voisin qu’il soupçonne d’avoir tué sa femme et dont il veut prouver la culpabilité.

Park Chan-Wook ravit nos yeux par ses plans magnifiques: des entrelacs qui rappellent une toile d’araignée, notamment dans la première partie du film, lorsque Soe-rae au volant de sa voiture suit et observe à son tour Hae-jun à la poursuite de San-oh (du moins je crois….) Cette métaphore de la toile d’araignée nous invite à nous questionner : n’est-ce pas Soe-rae qui tisse une toile pour piéger Hae-jun?

Hitchcock a souvent eu recours à des courses poursuites sur les toits (To Catch a Thief, La main au collet pour ne citer que celui-ci), ainsi qu’aux plans avec grilles ou entrelacs suggérant des personnages captifs (Strangers On A Train, Psycho, The Man Who Knew Too Much, The Thirty-Nine Steps), rappelant un procédé pictural utilisé notamment par Gustave Caillebotte lorsqu’il peint une rue de Paris depuis le garde-corps d’une fenêtre (Le balcon).

Soe-rae et Hae-jun se regardent et s’observent, cherchant à lire le non-dit de l’autre, champ et contre-champ, jeu de miroir qui capte les émotions que l’autre s’efforce de ne pas laisser transparaître, silences qui en disent long, mouvement de caméra qui contourne les visages qui se frôlent en plans serrés, image du désir et la sensualité, comme chez Hitchcock filmant au plus près James Stewart et Kim Novak, Cary Grant et Ingrid Bergman ou Eva Marie Saint…

Autres scènes très évocatrices: la reconstitution de la chute de la victime, le policier et son assistant remontant la paroi rocheuse abrupte: ces mains qui s’accrochent en haut de la paroi pour être hissées, ces doigts qui se touchent l’un tirant l’autre jusqu’en haut de ce rocher vertigineux n’évoquent-ils pas Cary Grant et Eva Marie Saint sur le mont Rushmore, ou Robert Cummings et Norman Lloyd le long du flambeau de la Statue de la Liberté dans Saboteur ? Park Chan-Wook filme Hae-jun qui traverse en courant un espace éblouissant de soleil, cette silhouette noire se détachant sur un fond ocre clair ne répond-il pas à Cary Grant courant sur une route déserte pour se cacher dans un champ de maïs, scène d’anthologie par excellence?

Le croisement de plans, comme une lecture croisée, abondent dans cette tragédie policère aux accents romantiques jusqu’à donner le vertige: les ciseaux ensanglantés font écho aux ciseaux que Grace Kelly saisit pour tuer celui qui tente de l’étrangler avec un bas dans Dial M for Murder (Le crime était presque parfait); un gros plan sur les boutons de manche d’une robe verte ou bleu verte et on se souvient de l’épingle de cravate du tueur de Frenzy; un oiseau mort et voilà un clin d’oeil aux corbeaux de The Birds.

Que dire des yeux? Ceux du spectateur bien sûr qui ne quittent pas l’écran pour ne rien râter des plans superbes de ce film où l’on s’aperçoit qu’ils sont un thème essentiel du film: d’ailleurs ne s’ouvre-t-il pas sur une scène de tir sur cible, exercice incontournable pour des policiers? Ces yeux peuvent aussi mettre en danger celui qui voit mal car ils interprètent quelque chose d’autre que la réalité. On remarque que Hae-jun a de toute évidence des problèmes de vue puisque, à plusieurs reprises, il met des gouttes dans ses yeux pour mieux voir mais ces mêmes gouttes troublent la vue pendant quelques instants, effet pervers…? Que voit le policier dans le visage de Soe-rae: une coupable, une victime, une innocente, une femme fatale ou une femme perverse? Son désir tranforme le regard qu’il porte sur elle et altère peut-être la réalité. Les yeux du mari retrouvé mort au pied de la falaise rocheuse sont filmés de si près qu’on croit voir les yeux d’un poisson mort et cette image, cette photo glace Soe-rae lorsqu’elle tire le rideau qui cache les photos de scènes de crimes épinglées par Hae-jun tandis que celui-ci prépare un plat chinois qu’il va servir à son invitée. Tiens, dans Frenzy l’inspecteur va devoir manger un plat préparé par son épouse qui teste des recettes ‘à la française’, et dans son assiette baignent des poissons entiers et autres crustacés qui n’ont pas l’air très alléchant… Le thème de la vue est donc important: la vue peut soudain se brouiller, on voit bien ou pas. James Stewart en sait quelque chose (Vertigo, Rear Window), Gregory Peck aussi (Spellbound, La maison du Docteur Edwards) dans la séquence onirique du film dont le décor, un rideau d’yeux juxtaposés et effrayants, est signé Dali ; les yeux peuvent voir ce qu’ils veulent voir tel Claude Rains qui est troublé par la belle Alicia dès le premier regard et ne voit pas qu’elle se retrouve brusquement dans sa vie pour le démasquer (Notorious, Les enchaînés)….

Voilà un film placé sous le signe du vertige, de l’obession et de la chute qui trouve son point culminant sur une plage, scène magistrale et terrible, où une femme disparaît (The Lady Vanishes) et où un homme obsédé, au regard égaré et perdu ne peut que crier le nom de la femme désirée mais perdue à jamais, lui qui n’a pas su voir le signe sur le sable. Une affiche, peut-être coréenne, dessinée de manière stylisée comme un story-board, mêle à la fois la vague comme dans le célèbre tableau d’Hokusaï , et donc les vagues des derniers plans, et le lieu escarpé de la scène de crime, jouant ainsi sur les deux paysages qui, d’une manière différente, sont en quelque sorte les lieux de disparition.

En 2001, le Centre Pompidou a organisé une magnifique et très enrichissante exposition dont le titre était « Hitchcock et l’art« ; cette exposition avait également un sous-titre: « Coïncidences fatales« . Si vous pensez que ce que vous venez de lire est un peu trop tiré par les cheveux, peut-être avez-vous raison, mais je trouve que ces quelques « co¨ïncidences » ne sont pas anodines, sans pour autant être « fatales ».

Chantal

Au-delà des collines (2012), Cristian Mungiu

Cannes 2007, le réalisateur roumain Cristian Mungiu reçoit la Palme d’or pour son film 4 mois, 3 semaines, 2 jours; cinq ans plus tard, Au-delà des collines, 3ème long métrage du réalisateur est récompensé à Cannes par le prix de la meilleure actrice, conjointement attribué à Cosmina Stratan (Voichita) et Cristina Flutur (Alina), ainsi que le prix du meilleur scénario pour le réalisateur.

Ce film est inspiré par un terrible fait divers qui secoua la Roumanie en 2005, soit seize années après la chute de Ceausescu.

Peut-être un peu long, le film nous raconte l’histoire de deux jeunes filles, Voichita et Alina, qui se sont connues à l’orphelinat quelques années auparavant, se sont attachées l’une à l’autre puis ont dû se séparer et prendre deux chemins radicalement opposés : l’une, Alina, refusant toute autorité, haïssant la religion est partie travailler en Allemagne, l’autre, Voichita, a choisi d’entrer dans un monastère pour y consacrer sa vie à servir et aimer Dieu. Toutes deux se retrouvent lors d’une première scène à la gare, retrouvailles faites de pleurs et d’étreinte de la part d’Alina, laissant Voichita gênée, « On nous regarde« , dira-t-elle à son amie. Le ton est donné : leur amitié très forte de jadis a changé, du moins pour l’une d’entre elles.

De ce fait, chacune va s’employer à « sauver » l’autre du chemin qu’elle a choisi, Alina va faire tout ce qu’elle peut pour faire fuir Voichita du lieu sinistre dans lequel elle s’est enfermée et partir avec elle en Allemagne ; de la même façon, Voichita va tenter de raisonner Alina et de l’amener vers l’amour de Dieu. Chacune semble prête à aller jusqu’au bout et se sacrifier pour l’autre, chacune tentant d’ouvrir les yeux de l’autre et de la sortir de son choix….

Le monastère se trouve dans un lieu reculé, isolé de tout, entouré de collines qui forment une enceinte autour du monastère, lieu battu par les vents et comme enfoui sous la neige en hiver, un lieu sans eau courante ni électricité, un lieu propice à une vie de renoncement, où l’on accepte une vie de reclus, un repli sur soi, un monde où l’on ne voit rien si ce n’est le sommet des collines alentours, on sort rarement pour aller « au-delà des collines », car dans cet autre monde règne le désordre et le Mal. Cet autre monde, Cristian Mungiu nous le montre en ruines, un monde où tout est dysfonctionnement : les services hospitaliers, la police sont incompétents, les familles se disloquent. Alors face à un tel état des lieux, oui, le monastère pourrait ressembler à un havre de paix et de sécurité: plusieurs jeunes femmes souhaitent y entrer pour échapper aux coups de maris violents et trouver ainsi une forme d’apaisement. Voichita venue de l’orphelinat, y a sans doute trouvé cette paix et s’est laissée convaincre que seule une vie consacrée à l’amour de Dieu valait la peine d’être vécue. C’est pourquoi elle va tenter de rallier Alina à cette vie consacrée à Dieu et au sacrifice.

Mais Alina détonne dans ce monastère, elle jure, blasphème, défie le pope qui tient les nonnes en esclavage et va peut-être jusqu’à abuser d’elles et en particulier de Voichita…. Ses vêtements même la différencient des autres. Et plus Voichita essaie de convaincre Alina, plus cette dernière se rebelle, et plus l’incomprehension et les crises s’installent, faisant d’elle, aux yeux du pope et de la communauté du monastère, l’incarnation du Mal. Alina jette les icônes par terre, profane les lieux de prière. Pour cette communauté religieuse, elle ne peut qu’être habitée par le Malin et force sera pour eux de l’en délivrer, de lui faire vomir ce Malin qui s’est emparé d’elle, et ce par quelque moyen que ce soit….

Voichita est elle aussi persuadée qu’Alina est empoisonnée par le Malin, et veut la sauver malgré elle.

Cristian Mungiu nous propose un récit sobre mais implacable de la trajectoire funeste d’Alina. Les personnages sont cadrés de façon très serrée, symbole de l’étouffement, de l’enfermement, de l’absence de liberté et donc de choix. La vie au monastère est régie par ses rites auxquels nul n’a le droit de déroger car seul le pope décide. Et c’est ainsi que, petit à petit, l’horreur va s’immiscer dans cette communauté paisible qui, ne voulant que le Bien, va sombrer dans l’impensable.

L’enchaînement d’Alina, sa crucifixion, nous font basculer dans l’horreur : ce moment, filmé en plan séquence, montre que l’urgence est là, que la panique s’empare des nonnes, qu’il n’y a pas de temps à perdre; il ne s’agit plus de donner de « simples prosternations » pour expier les péchés, c’est tout simplement une mise à mort froide et méthodique qui va être mise en place : les nonnes s’en rendent-elles compte? Aucune ne refuse de s’associer à ce qui se prépare, toutes participent, aucune ne remet en cause ou ne s’érige contre les ordres du pope….

Le noir et le blanc s’affrontent : à la noirceur des vêtements et de l’intérieur du monastère, à celle du regard du pope, répondent le blanc immaculé de la neige, la pâleur du visage d’Alina, la pureté de son amour pour Voichita, Voichita dont le visage, lui aussi très pâle, est cependant toujours encadré par un foulard noir: le mal côtoie le bien, comment avoir un jugement éclairé? L’une comme l’autre ira jusqu’au bout de son amour, ou de sa conviction, l’une comme l’autre va finalement se sacrifier et perdre, la vie pour l’une, le semblant de vie et de liberté pour l’autre.

Cristian Mungiu filme l’aveuglement, la déraison, le mensonge, la folie, l’inhumanité, la cruauté, l’échec d’un système. Et il termine par un plan saisissant, ô combien symbolique, métaphore de tout le film : un pare-brise souillé par les éclaboussures d’un bus passant près de la voiture de police qui conduit au poste les responsables de la mort d’Alina : le pope, quatre nonnes témoins et Voichita elle-même, un pare-brise gris (mélange du blanc et du noir) qui obstrue la vision, puis est nettoyé par les essuie-glaces : tous les protagonistes sont coupables d’aveuglement, d’absence de discernement, à tous les niveaux, qu’ils soient religieux ou civils. La dictature a laissé des traces profondes que l’ère post Ceausescu n’a pu effacer: la société civile et la société religieuse ont toutes deux refusé de voir la réalité, elles ont été dans le déni, chacune ne voulant que le bien de l’autre….

Tel le Roi Lear, Voichita et ses consoeurs vont être désormais forcées d’ouvrir les yeux afin de voir le réel, le regarder en face et l’affronter : le voile qui les empêchait de voir se lève un peu. Car c’était aussi à l’intérieur du monastère que le Mal s’était glissé, le monde « d’au-delà des collines » n’étant pas, lui non plus, exempt de fautes.

Chantal Levy

A l’Alticiné, Un autre monde de Stéphane Brizé

Epoustouflant, magistral, brillant, émouvant, bouleversant, un tour de force dérangeant : ces qualificatifs s’adressent aussi bien au nouveau film de Stéphane Brizé, Un autre monde, qu’à la performance de Vincent Lindon, Philippe Lemesle, cadre dirigeant d’une usine du groupe Elsonn , sommé de mettre en place un plan de restructuration: réduction de 10% de son personnel et ce malgré les bénéfices affichés par l’entreprise. Un ‘classique’ du monde globalisé et du capitalisme. Et pourtant….
Un autre monde vient clore une trilogie qui avait commencé avec La loi du marché (2015), puis En guerre (2018), enfin ce dernier volet au titre moins explicitement ‘combatif’ que les précédents, comme si, malgré les combats, les luttes, les efforts pour résister, s’opposer, et survivre dans un monde de brutes sans pitié et sans états d’âme, l’issue ne pouvait qu’être celle qui vous fait basculer dans un ailleurs non envisagé.
Vincent Lindon aura porté ces trois films sur ses épaules. Dans ce dernier opus, il est montré comme un cadre méticuleux, en attestent les scènes où il se prépare pour aller à l’entreprise, nouant soigneusement sa cravate, celles où seul devant ses dossiers, stylo et surligneur en main, il essaie de trouver une solution qui permettra de sauver les salariés, retournant toutes les possibilités dans tous les sens comme on le ferait avec les pièces d’un puzzle, puzzle qu’il tente de reconstruire au mieux alors qu’on lui demande de supprimer des pièces…
Dans sa vie professionnelle, Philippe Lemesle est un homme seul : seul face à ses collègues cadres, à ses ouvriers, seul dans son bureau, seul face à la dirigeante Claire Bonnet-Guérin (Marie Drucker impressionnante dans ce rôle de dirigeante sans pitié que rien n’ébranle et dont les mots sont comme des lames prêtes à trancher des têtes). Sans parler de la confrontation avec le Big Boss, Mr Cooper, en visioconférence, sourire jusqu’aux oreilles, on ne voit que les mâchoires prêtes à mordre, scène perverse s’il en est, sommet de cynisme glaçant et d’humiliation féroce : c’est ça le monde du travail, soit vous jouez avec les cartes qu’on vous distribue, soit vous quittez la table. Jeu perdu d’avance pour vous, les cartes sont truquées….


Seul il l’est aussi dans sa vie privée parce que sa femme Anne (Sandrine Kiberlain toujours très juste) a demandé le divorce, n’en pouvant plus de cette vie de couple qui n’en est plus une depuis que Philippe occupe ce poste de dirigeant, « Je ne suis pas mariée avec Olsonn, moi » lui lance-t-elle lors de la scène d’ouverture où chacun, avec son avocat, tente de trouver un accord, « combien de weekends avons-nous passé ensemble depuis 7 ans ? Je les ai comptés : six ». Enfin, dans cette famille qui se décompose il y a Lucas, le fils étudiant, qui se retrouve à l’hôpital psychiatrique après un burn-out : scène terrifiante de la visite des parents dans la chambre d’hôpital : Lucas est préoccupé par des données chiffrées qui ne supportent pas l’approximation concernant le temps que ses parents ont mis à parcourir les kilomètres depuis leur lieu d’habitation jusqu’à l’hôpital, ou cette autre scène tout aussi terrifiante, en présence du père et de la psychiatre, dans laquelle Lucas veut qu’on lui apporte des livres pour « se mettre à jour et rattraper les cours perdus » car il est persuadé qu’il va pouvoir travailler pour Facebook, Mark Zuckerberg lui ayant dit qu’il avait besoin de quelqu’un comme lui…. Un autre cauchemar pour Philippe et Anne, un labyrinthe dont personne ne pourra sortir indemne, un autre monde là encore….
Des mondes où chacun cherche un terrain d’entente…


La caméra de Stéphane Brizé serre les personnages au plus près : les visages sont omniprésents, à la fois impénétrables et transparents, des visages perdus, ravagés par la douleur et l’incompréhension, on sait par avance quels mots vont sortir de ces bouches ; d’autres visages, blancs, on pourrait presque dire ‘sans vie’, des visages fabriqués tels ceux des robots qui ressemblent à s’y méprendre à des humains, car ceux-là n’ont plus rien d’humain, ils sont secs, tranchants, pas un seul trait ne bouge, pas l’ombre d’une émotion ne transparaît, ceux-là ne savent plus ce que le mot « humain » veut dire, d’ailleurs le connaissent-ils, l’ont-ils appris un jour? Ils n’ont que des chiffres et des statistiques dans la bouche, seuls les faits comptent, comme le martèle le Mr Gradgrind des Temps difficiles (Hard Times) de Dickens: la révolution industrielle faisait elle aussi des ravages qu’il fallait dénoncer…

Nous sommes dans un monde – des mondes — fermé : tout se passe en huis clos, et c’est bien l’enfer…
Anne l’a dit de ses sept dernières années de mariage, « Vous lui avez fait vivre un enfer » insiste son avocate s’adressant à Philippe qui n’en revient pas, qui ne peut pas laisser dire cela, lui qui l’avait prévenue qu’en acceptant ce poste de dirigeant ce ne serait pas facile ; mais, fait-il remarquer, il y a eu des compensations financières dont tous deux ont profité….


L’Enfer, c’est ce dont traite Stéphane Brizé, l’Enfer que le monde globalisé du travail construit pour nous, l’Enfer que, sans en être toujours conscient, nous construisons nous-mêmes autour de nous, car en fait, l’Enfer, est-il toujours bien « les autres » ? Que faut-il pour que nous ouvrions enfin les yeux ? Il nous faut des chocs, ou parfois tout simplement un grain de sable, pour qu’en un clin d’œil s’écroule notre monde, celui qu’on s’était appliqué à construire (comme en témoignent tous les cadres avec des photos accrochés au mur dans le long plan du début), et qu’ainsi bascule tout ce à quoi on a cru, cette satisfaction d’une vie accomplie et réussie, tout ce qui nous faisait vivre chaque jour sans que nous nous posions de questions : tout ce qui nous semblait ‘aller de soi’ ne serait-il qu’un leurre ? Comment ce ‘tout’ peut-il voler en éclat de façon si brutale tel un tsunami qui met tout le monde à terre et où les rescapés sont rares?
Le burn-out de son fils Lucas lui tend un miroir : la métaphore du pantin désarticulé que Lucas essaie de faire marcher en tendant judicieusement les ficelles est lourde de sens, à l’instar de la course sur tapis en salle de sport que s’impose Philippe, course effrénée qui le fait suer et cracher, course sur place, inutile et absurde qui ne mène nulle part si ce n’est à la souffrance du corps le ramenant à sa propre solitude puisqu’il est entouré de silhouettes fantômatiques, ainsi qu’à l’absurdité de ce que la société Elsonn attend de lui.
Il appartient à Philippe d’être ou pas une marionnette, de se laisser broyer ou non, de continuer à mentir, à se mentir et de savoir pour finir s’il pourra toujours se regarder dans un miroir. Sa vie est à la croisée de deux chemins, le choix est là, mais a-t-il vraiment le choix ? Dans ce monde d’illusions, et de rôles, lequel veut-il vraiment jouer ? Jusqu’où est-il prêt à aller ? Qui sont les plus courageux, ceux qui restent ou ceux qui partent ? Ceux qui obéissent ou ceux qui ont le courage de dire « non »?
Quand tout s’effondre, comment se relever si ce n’est en restant ce que l’on pense être soi-même ? En restant digne dans un monde où le mot dignité a perdu son sens…


Même si on a déjà vu les deux films précédents (La loi du marché et En guerre) ou d’autres qui évoquent le monde sans pitié du travail, Nos batailles de Guillaume Senez, Ceux qui travaillent d’Antoine Russbach, ou récemment Ouistreham d’Emmanuel Carrère, Un autre monde nous entraîne plus loin : c’est un film violent qui, comme les autres cités ne laisse pas indifférent, nous secoue dans notre confort et nous laisse cloué sur notre siège, ne sachant trop si l’on pourra s’en relever, un film qui force l’admiration, se terminant sur une scène où seuls les visages de Philippe et d’Anne apparaissent tour à tour sur un fond flou, tandis qu’Anne, seule, répond aux questions des visiteurs fantômes parcourant l’appartement qui a été mis en vente, Philippe restant muré dans le silence…
Et nous dans notre stupeur et nos interrogations.

Chantal


FIRST COW, Kelly REICHARDT

Ce septième long métrage de la cinéaste américaine Kelly Reichardt avait tout pour être choisi par les Cramés qui, en 2017, avait déjà présenté Certain Women, Certaines femmes: une cinéaste rare, sept films à son actif malgré trente années de métier, d’abord assistante auprès de réalisateurs comme Todd Haynes ou Gus Van Stant, une critique dithyrambique dans la plupart des revues cinématographiques où ce dernier opus est qualifié de « chef d’œuvre »; et, s’il fallait encore une preuve de la notoriété de Kelly Reichardt en Europe, rappelons ici qu’une rétrospective lui a été consacrée à Beaubourg en octobre 2021.
Pour autant, First Cow a divisé les spectateurs, laissant certains perplexes, et d’autres ‘en dehors’ du film quand une autre partie a, quant à elle, eu le sentiment de partager l’aventure de Cookie et King-Lu.
Il n’est en effet pas facile de ‘rentrer’ dans ce film, souvent étiqueté par la presse de ‘western,’ alors qu’il n’en suit en rien les codes, tout au contraire. Et c’est sans doute là le tour de force de la réalisatrice : surprendre à un point tel que certains spectateurs resteront sur le bord de la route, regardant le périple de Cookie et King-Lu de très loin….
L’histoire de Otis Figowitz dit Cookie (John Magaro) et de King-Lu (Orion Lee) est peut-être d’apparence ‘simple’ mais là encore la réalisatrice réussit l’exploit de nous parler de la Conquête de l’Ouest sous un angle original et par petites touches disséminées tout au long du film. C’est que Kelly Reichardt prend son temps et nous impose de ‘vivre’ au rythme de la nature, un rythme lent, contemplatif loin de la frénésie du western traditionnel. Tout est expérience visuelle, olfactive et auditive : un prologue où l’on voit une barge moderne qui s’écoule lentement sur le fleuve Columbia, un chien qui fouine le sol à la recherche d’un quelconque trésor à savourer, découvrant finalement les ossements humains, deux squelettes que sa maîtresse va mettre à jour… et lorsque la caméra s’élève suivant le regard de la jeune femme attirée par le chant d’oiseaux perchés tout en haut d’un arbre, nous voilà catapultés deux cents ans en arrière, en 1820, quand l’Oregon était encore un vaste territoire, ensuite divisé en trois états Oregon, Washington et Idaho, la rivière Columbia servant de séparation entre les deux premiers.

Cet elliptique retour en arrière nous amène littéralement sur les pas de Cookie (la caméra offre un gros plan sur ses pieds chaussés de bottes se posant l’un après l’autre sur les feuilles qui tapissent le sol humide de la forêt), à la recherche de nourriture pour le dîner des trappeurs avec lesquels il voyage jusqu’au Fort Tillikum, se chargeant de cuisiner pour eux.
La nature, personnage à part entière du film, offre les champignons délicatement cueillis et humés par Cookie, tout comme elle offrira aussi poisson, myrtilles, écureuils pour nourrir des hommes affamés. Cette nature fragile doit être respectée : Cookie le sait qui remettra sur le dos une sorte de petit lézard qui, sans ce geste délicat, aurait péri ; c’est lui encore qui cueille quelques fleurs sauvages pour décorer l’intérieur de la cabane de King-Lu, son désormais inséparable ami.
L’amitié est un autre thème majeur du film. Lorsque Cookie découvre King-Lu nu caché parmi les fougères de la forêt qu’il arpente, il se doit de le protéger, la question ne se pose même pas, elle va de soi, tout comme il se doit de protéger tout être vivant de la forêt.


Cette amitié indéfectible est peut-être le fil rouge du film : en effet, depuis le début où une citation extraite de The Marriage of Heaven and Hell de William Blake (1757-1827) est mise en exergue du film, « The bird a nest, the spider a web, man friendship » / «L’oiseau a son nid, l’araignée a sa toile, l’homme l’amitié », puis de nos jours la promenade de la jeune femme et de son chien, scène écho à l’ouverture de Wendy and Lucy, 3ème film de la réalisatrice, Kelly Reichardt pose ainsi d’emblée le lien homme/nature : Cookie et King-Lu s’unissent de façon tacite pour le meilleur comme pour le pire, envisagent un avenir commun où ils partageraient les revenus que leur rapporteraient un hôtel et une pâtisserie ; mais pour l’heure c’est grâce aux talents de pâtissier de Cookie qu’ils vont céder à l’appel du commerce, comme d’autres au Fort, et à celui du gain, quitte à voler l’ingrédient précieux et nécessaire à la fabrication de beignets que tout le monde s’arrache : le lait de l’unique vache du fort, propriété du Chief Factor, négociant et gouverneur du territoire. Ce vol, une fois découvert, leur sera fatal ….


Nous sommes donc loin d’une Chevauchée Fantastique, d’une Captive aux yeux clairs, d’un Impitoyable, ou même d’un Open Range.
Kelly Reichardt délaisse le format large du cinémascope afin que l’œil ne se distrait pas, ne s’éloigne pas de ce qu’elle veut nous faire partager : les menus détails du quotidien de ces pionniers de l’ouest qui vivent en harmonie -ou presque- les uns avec les autres, qu’ils soient Juifs, Chinois, Russes, Britanniques, ou Amérindiens auxquels elle ne manque pas de rendre hommage, ce que le cinéma a peu fait, ces derniers ayant été presque toujours dépossédés de leur culture.

Cela ne signifie en rien que la dureté de la vie sur la Frontière soit effacée. La violence est soit suggérée, narrée, ou montrée au second plan comme les trappeurs qui se querellent, et que l’on voit de loin, la caméra étant dans la tente de Cookie dont on voit le visage en plan très rapproché ; ou encore ceux qui se battent dans le ‘saloon’ et vont très vite régler leur compte à l’extérieur quand la caméra, elle, reste sur Cookie et King-Lu.
L’esclavage n’est pas mis de côté non plus : au Fort, un homme noir fait le récit de son évasion ; on remarque que les domestiques du gouverneur sont Amérindiens, même si ce dernier a pour femme une amérindienne sans doute de la tribu des Nez-Percés dont la famille est invitée chez lui.
Enfin, l’avertissement d’une crise écologique mais aussi économique est suggéré : à force de tuer des castors pour pouvoir satisfaire les envies de fourrure des riches européens, ils disparaîtront et, la mode changeant, les fourrures ne seront plus de mise: l’homme qui court après le profit court aussi à sa perte .…
Voilà ce que l’on peut trouver çà et là par petites touches dans ce film aux accents dignes de Thoreau, d’Ermerson ou de Whitman (River of Grass n’est-il pas un écho à Leaves of Grass de Whitman ?), l’idée d’une vie avec la terre nourricière, si dure soit cette vie, où les besoins de l’homme se résument au strict minimum mais où l’environnement est capital, propice à la méditation, à un ‘vivre autrement’, loin ‘du bruit et de la fureur’ ou de ‘la foule déchaînée’.
Par sa simplicité, le rêve de Cookie et King-Lu ressemble à celui de George et Lennie personnages de Of Mice And Men, Des souris et des hommes, de Steinbeck ; il ne s’agit pas d’un rêve démesuré et inaccessible. C’est le rêve rêvé par tous les pionniers du Nouveau Monde, avoir simplement une vie un peu meilleure que celle qu’on a quittée ou que l’on a vécue jusqu’à présent. Même si le capitalisme pointe, on est loin du ‘grand capital’ et de ses profits indécents.
First Cow est un film poétique et délicat, qui invite à la réflexion et force l’admiration : on peut vivre simplement sans être une brute, il y a toujours, semble-t-il, une alternative à une situation donnée, cela dépend peut-être de l’angle que l’on choisit pour la regarder. Savoir regarder, c’est aussi ce que nous dit Kelly Reichardt, sa caméra ‘regarde’ beaucoup et de très près, hommes, animaux ou objets, elle ‘regarde’ aussi à travers des interstices ceux des fougères, des branches ou des planches d’une cabane, ou encore ces plongées sur le fleuve qui serpente observé depuis une trouée dans la forêt. Beaucoup d’émotion, de délicatesse, de non-dit –on remarque une économie de mots tout au long du film, la réalisatrice fait passer des sentiments par le biais de ces images souvent en plans serrés, ceux des mains qui fabriquent les gâteaux ou caressent la vache, ceux des regards appuyés ou furtifs, tous ces petits riens sont présents dans ce dernier film de Kelly Reichardt et nous interrogent nous, sur notre propre existence. On est encore dans une naïveté primitive – le visage de Cookie n’exprime-t-il pas cette naïveté ? ̶ où tout semble encore possible. Cette fresque est accompagnée par la musique mystérieuse de William Tyler qui elle aussi semble n’être que murmures et chuchotements.
L’amitié, qui fait prendre des risques à Cookie et à King-Lu, est forte et sans faille, elle les unit jusqu’au bout dans une magistrale scène finale : là où l’on attend le bruit de la vengeance on ne perçoit que le silence assourdissant de la forêt. Somptueux !
Terminons en rappelant la définition que Kelly Reichardt donne de son cinéma : « Mes films sont comme des coups d’œil furtifs à des gens de passage.» (cité dans Télérama 3745). À méditer !


Chantal