The Lost King-Stephen Frears

                                    

Avec ce dernier film, Stephen Frears continue le travail commencé avec « Filoména » et «  Florence Foster Jenkins », dressant le portrait de femmes ordinaires mais extrêmement courageuses. Filoména a recherché toute sa vie l’enfant qu’on lui avait retiré et Florence Foster Jenkins est parvenue à devenir cantatrice alors qu’elle n’avait que peu de talent.

   L’héroïne de son film c’est Philippa Langley, une historienne amateur qui se met en tête de retrouver la tombe du roi Richard III, une aventure invraisemblable qui lui demandera huit ans de recherche obstinée et lui vaudra beaucoup d’incompréhension tant au niveau de son entourage qu’à celui des spécialistes. Persuadée avec d’autres ricardiens qui vont beaucoup l’aider, que Richard III n’est pas le monstre que décrit Shakespeare dans sa pièce,  et que sa tombe se trouve dans le choeur de l’ancienne église de Greyfriars devenue parking, elle va soulever des montagnes pour parvenir à son but. Si le réalisateur prend des libertés avec la vie privée de la vrai Philippa, en revanche il montre la réalité du travail acharné qu’elle a mené, s’entourant de personnes sérieuses comme Annette Carson, John Ashdown Hill ou Audrey Strange qui vont lui donner de précieuses informations. Le film montre une Philippa parfois fragilisée (elle souffre de fatigue chronique accentuée par le stress) ou décrédibilisée mais toujours portée par une foi totale et une intuition qui ne la lâchera pas. Son obsession de réhabiliter ce roi maltraité par l’histoire est matérialisée par l’apparition de l’esprit de Richard III avec lequel elle prend l’habitude de parler, procédé contestable qui manque à mon goût de subtilité mais qui montre qu’en faisant ces recherches elle vit dans un autre monde, un monde où elle se sent bien.

Sally Hawkins parvient à nous toucher dans ce combat de femme passionnée mais sans déraison, armée de connaissances immenses mais sans diplômes qui affronte cinq cents ans de mensonges à l’encontre de ce roi. Stephen Frears filme une double réhabilitation . Celle de Richard III dont le squelette mis à jour ne révélera ni bosse, ni bras atrophié ni jambe plus courte mais seulement une scoliose sévère lui donnant une épaule plus haute que l’autre, qui aura enfin droit à une sépulture et sera reconnu roi légitime et non plus usurpateur . Celle de Philippa Langley qui renoue avec sa vraie valeur à travers ce parcours du combattant. Historienne sans titre, mise à l’écart par les sachants de l’université de Leicester quand enfin ses huit années d’ efforts sont couronnés de succès, il lui faudra attendre trois ans avant d’être récompensée de l’Ordre de l’Empire Britannique par la reine et cinq années de plus pour que Stephen Frears lui rende cet hommage. 

     Si « The lost king » ne fait pas partie des plus belles réalisations de Stephen Frears, il a du moins le mérite de rappeler que l’une des premières règles  à appliquer dans la recherche, quel que soit le domaine, est de toujours remettre en cause ce qui semble être tenu pour vérité.

Marie-Annick

Chien de la casse de Jean-Baptiste Durand

stoïcien, stoïcienne
adjectif et nom (latin stoïcius) : qui témoigne d’une impassibilité courageuse devant le malheur, la douleur etc


Dog est donc stoïcien, sans aucun doute
Et cela illustre toute l’ambiguïté des personnages de l’histoire où nous emmène Jean-Baptiste Durand.
C’est l’histoire de Dog et Mirales. De Mirales et Dog. Et, un jour, arrive Elsa, l’étincelle, qui, par un concours de circonstances, va être le détonateur, un détonateur silencieux, pour une mise à feu que Mirales, et Dog aussi, avaient depuis longtemps en ligne de mire.
Depuis la sixième, première année de collège, l’année de leur rencontre quand Mirales/Antoine arrive au Pouget chargé de son fardeau qu’il mettra tout ce temps à déposer, en partie seulement mais en grande partie, aux pieds de Dog/Damien et au prix d’un sacrifice.
C’est Mirabar, son chien, qu’il sacrifie sur l’autel de l’âge adulte, Mirabar dont l’oraison funèbre nous émeut autant qu’elle nous fait sourire comme tant d’autres scènes de ce film rédempteur, salvateur, subtil, enthousiasmant.
Comme souvent dans la vie, le plus en souffrance n’est pas celui qu’on croit. Jean-Baptiste Durand nous balade au bras de ses deux héros, nous invite chez eux, creuse leurs pluralités.
On balance entre Dog, taiseux et introverti et Mirales hâbleur et provocateur, cruel, tragique lascar vendeur de shit, épris de littérature et de mots, il cite Montaigne, connait très bien l’œuvre de Hermann Hesse (cette scène aussi nous fige). Mirales aux manières impeccables et bien cachées (la scène d’anniversaire au restaurant !), Mirales, pianiste refoulé, échoué,qui se délecte des notes de sa voisine pianiste interprétées par Evelina Pitti (magnifique personnage !) qui répète la Tempête.
Lui qui comme pour s’étourdir, met du rap à fond dans sa « caisse » vit avec sa mère fragilisée réfugiée dans sa peinture, il la nourrit … Mirales l’écorché vif, qui se la joue voyou, mâle toxique, se débat, fait du bruit, prisonnier en liberté, âme errante et maudite attachée à un lieu qu’il s’applique à faire son tombeau. Un écorché vif et dans ce rôle, Raphaël Quenard, un Dewaere en puissance !
Dog, son pilier, son ange gardien, quasi muet car que dire, que faire sinon attendre stoïquement le dénouement qu’il présage et finit par forcer, est joué par Antony Bajon dont la présence occupe l’espace de façon magistrale. Anthony Bajon (29 ans), repéré dans Les Ogres de Léa Fehner, retrouvé entre autres dans La Prière de Cédric Kahn, Tu mérites un amour de Hafsia Herzi.
Une bombe !

Dans Chien de la casse, son 1er long métrage, Jean-Baptiste Durand nous parle de ce qu’il connaît, une jeunesse péri urbaine, nous invite chez lui dans un village de l’Hérault, hors saison, ses rues vides, ses volets clos, l’ennui qui rode, … où il fait si bon vivre la poésie au quotidien.

Chien de la casse dans la subtilité des relations entre ses personnages fascinants et touchants d’humanité, trouve son tempo, son existence et c’est magnifique !

Marie-No

Pour information : Si vous n’avez pas pu le voir ici à l’alticiné ces dernères semaines, Chien de la casse est toujours programmé et dans de plus en plus de salles (90 la semaine dernière, 152 cette semaine dont Fontainebleau)


Le Retour des Hirondelles-Li Ruijun

                          

                                                    

Sixième film de Li Ruijun et premier à être distribué en France, « le retour des hirondelles rend compte de la relation ancestrale qui lie l’homme à la terre. Le réalisateur dépeint une Chine rurale contemporaine archaïque, en voie de disparition. La Chine avance à marche forcée et Xi Jing Piing ne laisse pas traîner les choses. Sa vision il entend l’imposer à tous et tous doivent prendre le train de la modernisation à outrance.

                                             

 Li Ruijun montre un couple d’agriculteurs atypique et magnifique qui ne veut pas monter dans le train. Dans cette région du Gansu dont il est originaire et qui est une des plus pauvres, le cinéaste suit ce couple qui cultive un minuscule lopin de terre avec une araire et un âne. L’homme qui ne dit mot a passé sa vie, exploité par son frère et sa belle-soeur. La femme qui semble muette est handicapée physique à force de mauvais traitements. On les marie sans demander leur avis ( une pratique interdite mais tolérée), grâce à une marieuse qui obtiendra sans nul doute salaire pour être parvenue à débarrasser les deux familles de ces deux fardeaux encombrants. Avec un tel synopsis on aurait pu s’attendre à subir un drame misérabiliste pendant plus de deux heures. Il n’en sera rien. Les deux parias qui ne se connaissent pas et s’observent avec un intérêt plus que mitigé pour l’homme et avec crainte pour la femme, vont peu à peu nouer une relation profonde qui ne peut que toucher le spectateur. Considérés comme des moins que rien et des rebuts, ils vont patiemment et magnifiquement retrouver leur humanité. Et c’est magistralement beau même si j’ai eu le cœur serré durant toute la séance, devant ces humains qui se contentent d’être au lieu de rêver ce qu’ils n’ont pas. La relation puissante qu’ils vont créer se construit non pas avec des mots mais avec des gestes de respect et des actes de bienveillance qui parsèment tout le film. Il lui prépare à manger, il lui achète un manteau pour masquer son incontinence, lui dessine une fleur sur le poignet avec des grains de blé, la fait descendre dans la rivière qui l’effraie pour calmer la brûlure de son eczéma du blé. Elle l’attend un soir d’hiver avec un flacon d’eau chaude pour le réchauffer ; elle surveille ses moindres signes de fatigue et lui enjoint de se reposer ; surtout elle manifeste son opposition et son inquiétude à chaque fois qu’il doit donner son sang à un responsable local qui en a besoin.

      Chassés de leurs familles puis de la maison abandonnée qu’ils ont investie, Ma Youtie entreprend de bâtir sa maison, leur maison, leur foyer bien à eux, un bonheur qui semblait inatteignable. Oui, je dis bien bonheur, un bonheur simple qui consiste à pouvoir se nourrir, s’abriter, se donner le respect et la dignité auxquels tout être humain à droit. Ce que les autres ne leur ont pas donné, ils se donneront à eux-mêmes, loin des autres.

     Leur alliée suprême c’est la terre elle-même, la terre nourricière que Ma Youtie qualifie de « juste » car elle donne à tout le monde sans juger qui est bon ou mauvais. La travailler leur redonne valeur et fierté. Ce lien très fort qui unit Ma Youie et Cao Guying et celui qui les lie à la terre se découvre particulièrement au moment où la pluie torrentielle s’abat sur les briques de terre que Ma Youtie s’est éreinté à fabriquer et à faire sécher. Pataugeant et glissant dans la boue, incapables de se relever et de lutter ; ils s’accrochent alors l’un à l’autre comme des rescapés d’un cataclysme et ils éclatent de rire. Ne pas céder au désespoir et rire de ce mauvais coup du sort.

Dans le soin apporté au travail de la terre, le réalisateur exprime son attachement à cet endroit qui l’a façonné, qu’il aime et qu’il respecte. L’amour pour cette terre qui nous comble de ses richesses et de ses merveilles, Li Ruijun le distille à travers les gestes traditionnels : labourer, semer, désherber, récolter, dans l’amour et le respect du vivant. Patient travail au rythme des saisons que la caméra a suivi de mars à octobre. Pendant ces huit mois, le réalisateur et toute son équipe ont effectué les travaux des champs et construit la maison de terre. On comprend mieux pourquoi ses acteurs sont des membres de sa famille ou des amis. Quel acteur professionnel aurait accepté et su reproduire ces gestes ancestraux transmis et appris de génération en génération mais voués à la disparition avec la mécanisation à outrance ?

Impossible de ne pas parler de leur deuxième allié : l’âne, animal qualifié de misérable à plusieurs reprises mais sans lequel rien ne pourrait être réalisé. Moins noble que le cheval, il est pourtant le compagnon indissociable de l’homme depuis toujours et dans les endroits les plus pauvres et plus difficiles à cultiver. Un âne dur à la tâche et qui est respecté lui aussi. Symbole de la maltraitance et du mépris, il retrouve lui aussi sa dignité et la récompense, même maigre, de son travail. À la fin du film, la liberté lui sera rendue dans une scène de séparation où l’immensité à perte de vue renvoie à la solitude qui sera dorénavant le sort de Ma Youtie. Une solitude encagée dans un appartement tout neuf qui ne signifie rien d’autre que l’échec d’une tentative de vie en autarcie. Adam abandonné par sa Eve disparue, chassé de son paradis patiemment et courageusement construit par un extérieur impitoyable, Ma Youtie devient le symbole d’un combat inégal, celui de l’individu contre la collectivité, celui de la marginalité contre la conformité.

 On aurait pourtant voulu y croire à cet univers sécurisant où l’humain, l’animal, le végétal et la terre pouvaient s’harmoniser. On aurait voulu y croire à cette possibilité de se prendre en charge et de choisir sa vie. Mais Ma Youtie le dit : « Que peut le blé contre la faucille ? » Que peut le malheureux paysan contre les dirigeants de coopératives qui ne paient pas les récoltes mais roulent en BMW ? Que peut le petit propriétaire vivement incité ou obligé d’abandonner ses terres, contre des élus gouvernementaux qui en profitent pour les acheter à bas prix ? Que peut-on contre des directives gouvernementales qui entendent déplacer tous les pauvres vers les villes où ils fourniront une main-d’œuvre bon marché ? Que peut Ma Youtie contre le projet de Xi Jing Ping d’éradiquer la pauvreté et dont le succès a été triomphalement annoncé au vingtième congrès du parti ?

Que peut cet être profondément bon qu’est Ma Youtie contre la cupidité ? Illettré mais riche de l’intelligence du cœur qui lui commande entre autres, de donner son sang sans contrepartie, il est le symbole d’un état qui vampirise son peuple.

 C’est sans doute pour toutes ces raisons que le film a disparu brutalement des salles puis des plates-formes de cinéma après trois mois de succès. La censure chinoise ne peut autoriser un réalisateur à contredire même avec moult précautions, une vérité officielle.

 Que peut une maison de terre contre un bulldozer ? Image effrayante d’un étatisme qui broie sans état d’âme.

Marie-Annick

Joyland – Saim Sadiq (2)

Saim Sadiq, réalisateur pakistanais de 32 ans, avait déjà, dans son court métrage Chérie (2019), traité du sujet de la trans-identité et de la danse dans les cabarets érotiques de Lahore.
Pour son 1er long-métrage, Joyland (2022), il reprend ce thème qu’il inclut dans une version plus globale, autour d‘une famille, à Lahore toujours, sa ville.
Son film est beau et courageux, sur un sujet qui dans son pays ne prête pas à sourire même (surtout pas) avec une Biba géante transportée à scooter vers un toit-terrasse !

Le film commence magistralement en nous plongeant dans une cuisine, où une jeune femme perd les eaux. Un homme, jeune lui aussi et qui semble être là à sa place, regarde la flaque, bras ballants … Quand la jeune femme prononce le mot « moto », c’est le déclic, il entre en action et on les accompagne , sur cet engin, dans les rues de Lahore vers la maternité.
Dans la cuisine, on a laissé une enfant, 8 ans à peu près, chargée de nettoyer le liquide amniotique où baignait jusque-là le demi dieu annoncé, un garçon.
Ces premières scènes sont captivantes. Un tourbillon !
On a commencé à se raconter une histoire mais ce « couple » imaginé est vite balayé quand arrive Saleem, le frère et père du bébé, le mari de Fayyaz qui ne veut pas d’un bébé fille, une fille de plus … on leur avait pourtant « prédit » un garçon ! Il va falloir recommencer !

L’autre, c’est Haider à qui son frère reproche même d’être là et qui repart vers ses casseroles dare-dare.
Haider a une épouse Mumtaz. Ils se sont mariés pour obéir à leurs familles, sans se connaître mais avec bienveillance et l’espoir que l’amour viendrait. Haider a promis de permettre à sa femme de travailler. Et c’est la situation de départ dans cette grande famille : Haider s’occupe des tâches ménagères et des enfants de son frère avec leur mère Fayyaz et son épouse, Mumtaz, travaille et aime travailler.
C’est un schéma qui leur convient bien sauf que ça ne peut pas durer vu que ce n’est pas convenable ! Normalement, l’homme travaille, la femme fait tout le reste, c’est comme ça au Pakistan. On pourrait dire qu’ailleurs, c’est pareil, qu’autre part c’était pareil il n’y a pas si longtemps (et même si les femmes travaillent, la charge mentale, elle, n’a pas beaucoup bougé). On peut dire aussi qu’ailleurs c’est redevenu comme ça. Comme au Pakistan, donc


Haider n’a pas ou peu de désir pour sa femme, est obligé, elle attend, le reçoit quand il vient et que leur nièce n’a pas pris place entre eux dans le lit. Munnaz, elle, satisfait son trop plein de désir en matant son beau-frère qui, le soir, en bas dans la cour, vit une relation sexuelle intense par internet sur l’écran de son téléphone portable . Le Pakistan n’a pas le monopole des sexualités virtuelles parallèles voire misérables, 2 sens sur 5.

Haider ne s’extirpera pas du carcan familial, ne se libèrera de rien. Le poids sur la nasse pèse trop lourd et quand bien même … sa relation à Biba le mène à un autre écueil. La scène d’amour debout laisse voir l’incompréhension d’Haider autour de la nature de l’identité de genre de la danseuse.
Biba est une femme, pas un homosexuel.
Il se retrouve ainsi inadapté à la vie en communauté, que ce soit chez lui ou dans cette autre famille, d’adoption, celle-là.
La nouvelle vie professionnelle d’Haider et ce qui la constitue, provoquera le drame et le basculement dans le tragique dans un dernier acte où chaque membre de la famille perd le contrôle.
Pour Munnaz, prisonnière de sa vie, on a tremblé.
Et quand dans un acte héroïque elle emporte son enfant à naître, avec elle dans la mort, on est soulagé de la voir échapper à son calvaire.
Et très en colère.
Le pays de la joie, ce sera peut-être pour une autre vie
C’est quand même mal parti … même en changeant de continent

Marie-No

PS : Joyland a été proposé un matin lors des 3 jours ACC de Dreux.
On avait le choix avec Corsage de Marie Kreuzer : à voir aussi.

Juste sous vos yeux de Hong Sang-Soo

Vingt-quatre heures dans une vie, quand le temps est venu d’alléger le temps, de revisiter son enfance, de dire ses erreurs, d’affronter ses rêves envolés.
Lorsque le temps presse de « rire de tout de peur d’être obligé d’en pleurer »
San-gok qui fut actrice, étoile filante dans une autre vie que la sienne, une vie presque oubliée, est revenue pour quelques jours dans sa Corée du Sud natale.
Elle s’applique à goûter ce qui est là en face d’elle, à apprécier les plaisirs simples d’un beau paysage où les couleurs saturées lui sautent forcément aux yeux, d’une tasse de café, d’une cigarette, même si elle se recache pour fumer.


Réflexion sur le temps qui passe, sur la mort, Juste sous vos yeux est une invitation à profiter de la vie, fragile, si précieuse quand on sait les jours comptés.
Par petites touches Hong Sang-soo nous met sur la piste du secret de cette femme que l’âge a rattrapée.
Dire avant tout que San-gok est interprétée par la magnifique actrice Lee Hye-young qui donne au personnage sa grâce, sa délicatesse, son élégance et son charme infinis.
Une journée dans la vie d’une femme, qui retrouve sa soeur et les lieux de son enfance avant de se rendre à un rendez-vous, élément déclencheur de sa venue à Séoul. Dans une épure soutenue de bout en bout du film, les scènes se succèdent et nous emmènent dans les dédales du récit admirable d’un parcours de vie dense et détaillé, suite de scènes gracieuses d’intimité familiale remplies de non-dits.
Ca déborde de partout, inondant les conversations avec sa soeur d’une gêne certaine, recouvrant la rencontre avec son neveu, reportée et déplacée dans la rue, d’un flux de tendresse, emportant la visite de la maison de son enfance, où vit toujours la petite fille qu’elle fut, dans une vague de mélancolie.
Comme les souvenirs sont lourds …
Et maintenant ?
Lors d’un tête-à-tête au fond d’un bar désert dont il a les clés, Jae-Won, le réalisateur propose un rôle à San-gok qui le refuse aussitôt et, entre crevettes frites et porc aigre-doux (chopés par le jeune assistant au restau chinois du coin), et surtout entre deux rasades d’alcool fort (chinois aussi), c’est la fin du secret.
La vérité a éclaté, brutale, embarrassant tant le réalisateur que, l’alcool aidant, il verse quelques larmes … On fait du cinéma ou on n’en fait pas !
San-gok, elle, parle, beaucoup et voilà que c’est elle qui le réconforte ! Un comble !
Ils se rapprochent, ont quelques gestes, elle lui fait dire sans mal ce qu’elle veut entendre : qu’il veut coucher avec elle, qu’ils partiront demain et qu’il la filmera. Pourquoi ne pas rêver une dernière fois à la vie, à l’amour, au cinéma ?
Un magnifique plan silencieux , deux silhouettes de dos, sous la pluie avec du bleu, à attendre, et pour elle, les derniers moments d’illusion …
Un message le lendemain matin sur le répondeur de San-gok la fait redescendre sur terre et, à la deuxième écoute, elle se réfugie encore dans ce rire étrange, incongru, cruel sur elle-même et sur les hommes, s’efforçant de mettre le tragique à distance. Un rire prolongé par des sanglots, dès qu’elle tourne le dos.
« Tu fais un rêve? » On sait que sa sœur ne lui racontera son rêve qu’après midi.
Elle ignore encore que les heures sont comptées.

Juste sous vos yeux, est un régal, du concentré de Hong Sang-soo : économie de plans sur une partition virtuose.
Des voix qui se succèdent, se répondent, se toisent, s’affrontent, s’ignorent, se séduisent, comme dans un opéra racontant à merveille ce qui se voit et ce qui ne se voit pas.
Avec pour ce film une tonalité dramatique, tragique, inhabituelle chez Hong Sang-Soo … qui peut inquiéter.

Mais il semblerait que ce soit un moment de flip passager : vu le film suivant La romancière, le film et le heureux hasard et … c’est une autre histoire !


Marie-No

Sans Filtre (3)

C’était sûr que Ruben Östlund nous (re)ferait grincer des dents !
Un film d’auteur virtuose qui bouscule. On aime ça !
Avec en vrac : le milieu de la mode, de la pub, le monde des « influenceurs », des « bloggeurs », la beauté, LA valeur marchande qui permet de monter dans l’ascenseur social GV, la lutte des classes qui prend l’eau, la société sans repères, en apnée, les hocquets du grand mâle blanc, les rapports de genres … Il passe tout ça à la moulinette et au final ça donne une histoire ébouriffante en 3 parties.
1- Parenthèse.
Portraits de Carl et Yaya, jeunes, beaux, riches, le vent en poupe et complètement conscients d’être sur le fil : bientôt, le carrosse redeviendra citrouille.
L’humour grinçant, anticonformiste frappe d’entrée de jeu avec la scène du casting où les jeunes mâles gracieux sont scrutés, manipulés. Sourire pour le bon marché, dédain pour le luxe.
Le compagnon de Ruben Östlund est photographe de mode, il connaît bien le sujet.
C’est le seul secteur d’activité où les hommes sont trois fois moins bien payés que les femmes. Ca peut rendre nerveux et Carl est nerveux. Déjà marqué au mitan de ses vingt ans par la ride de la tristesse appelée ailleurs ride du souci, il dépend du regard de tout le monde et en particulier de celui de Yaya. Sur lui et aussi sur la note de restaurant qu’elle ne s’abaisse pas à faire entrer dans son champ de vision, qu’elle refuse de voir, jouant au bonneteau avec ses nerfs comme avec son pauvre billet de 50 euros qu’elle fait disparaître sous ses yeux le laissant désemparé, au bout de sa vie. Elle décide, elle jubile. Elle compte bien profiter comme elle l’entend des avantages du seul secteur où les femmes gagnent beaucoup d’argent, trois fois plus que les hommes.
Elle a l’argent et le luxe de ne pas en parler, de ne pas s’en occuper, pour conjurer le sort, continuer et atteindre son but : devenir trophée.
Carl a un objectif : assujettir Yaya, se l’annexer, assurer ses arrières. Profiter.
Un partout, balle au centre.
2- Tempête
Yaya est invitée sur une croisière de luxe. Elle demande à Carl de l’accompagner, un Carl aux abois qui veille et n’entend se faire souffler Yaya par personne et pas par ce beau matelot, simple membre de l’équipage, un pauvre quoi, que Yaya a regardé et à qui elle a même parlé ! Il le fait virer et, ironie du sort, le sauve probablement !
Pour alimenter son blog et ses pages, Yaya, est en mode selfie non stop, concentrée sur elle-même. Elle évolue flanquée de Carl, parmi les passagers, oligarques russes, couple de britanniques âgés amoureux et tranquilles enrichis sans vergogne, une paraplégique ultra riche hors sol (l’argent ne peut pas tout) … aucun état d’âme pour personne, tous couvés par un équipage briefé pour servir, répondre oui à tout et n’importe quoi. La prime suivra.
Pendant ce temps-là, le commandant boit. Il a baissé pavillon, s’est renié, a perdu son idéal, s’est abimé et il boit sa honte jusqu’à la lie seul ou avec l’ennemi. A vomir, cette vie, à ch… ces passagers.
Il faudrait une tempête, un déluge pour mélanger tout ça, redistribuer les cartes. Bingo.
3 -La possibilité d’une île
Certains ont échoué sur un rivage. Abigail, ex-responsable des toilettes sur le yacht, occupe de droit la place essentielle à la survie des naufragés. Elle sait pêcher à la main et faire du feu : c’est le nouveau capitaine. On assiste à une inversion du pouvoir, détenu jusqu’alors par un homme, blanc et capitaliste, encore et toujours prêt à abattre le plus faible, à faire passer de simples braiements pour de terribles menaces.
Le pouvoir passe à une personne jusqu’ici triplement exploitée : femme, migrante et sous-payée. Carl n’hésite pas à surfer sur la vague et joue tranquillement sa carte de beau gosse, parfumé, qui plus est. De gigolo. Comme avant.
Le pouvoir restitué au travailleur ! c’est arrivé, donc !
Calmos, pas si vite. Le monstre est là tapi dans la nuit, il gronde sur l’île perdue cernée par les corps de ceux qui n’ont pas survécu flottants dans les eaux troubles, s’échouant sur le sable. Ouf ! dire que cette bagouse, ce collier de diamants auraient pu couler sans la vigilance du gros russe, pietà pleurant de soulagement d’avoir pu, just in time, récupérer ses billes !
Yaya n’a rien à faire, plus de connexion et a l’idée de partir à la découverte de cette île, pour voir de l’autre côté. Sans Carl mais avec Abigail. Yaya, jeune et préservée, court les sentiers escarpés comme une chèvre. Abigail, mature et usée par le labeur, peine, trébuche, s’essouffle. Un chemin de croix.
De l’autre côté de l’île, l’ascenseur est là, les portes s’ouvrent, Abigail se fige, terrassée de désespoir. Yaya respire, tout va être comme avant, elle va pouvoir reprendre son atout en main, jouir et faire jouir de sa beauté. Offrant à Abigail un poste d’« assistante personnelle», elle déclenche son courroux, fracasse son espoir.
Carl a senti le vent tourner, il accourt. Et saura retomber sur ses pattes.


Le monde des apparences, de l’argent roi, de l’aliénation humaine, tel qu’il nous dégoûte. C’est à se tatouer un Triangle of sadness permanent !
Un cinéma amer, cocasse, un film en montagnes russes.
Ruben Östlund nous trimbale.
C’est épatant, décidemment.

Marie-No

Ve Week-end Cinéma italien

Samedi 1 octobre séance 20h30

America Latina, il ne faut rien en savoir avant de le voir.
Lors de sa présentation, Jean-Claude Mirabella, selon la règle, ne nous en a rien dit.
Et c’est le bonheur total de plonger dans ce film comme dans un liquide amniotique : c’est chargé, visqueux, enveloppant, tiède, odorant, un peu dégoutant.
Attenzione ! ⚠ spoiler
A Massimo, il semble que tout ait, jusqu’ici, réussi. Il a une belle villa, une famille de rêve … mais un jour ou une nuit (?), il découvre qu’une jeune fille sanguinolente est attachée à un poteau dans sa cave jonchée de détritus.
On (Massimo et nous) ne l’avait pas vu venir, on va vouloir comprendre et ça commence à bien « thriller » !
Garder le secret, c’est la base.
Dentiste, Massimo exerce dans son cabinet, ailleurs, en ville, entouré de trois grâces (assistantes) plutôt canon et son ami Simone, son pote de virées nocturnes très alcoolisées, leurs beuveries, fantasme sur l’une d’elle et pose la question : est-ce qu’il couche avec ? Question qui nous embarque sur une piste bientôt brouillée par beaucoup d’autres. On est baladé entre la vie souterraine et la vie au-dessus, deux mondes sans connexion, sans rapport sauf qu’il s’agit de 4 jeunes femmes aux mêmes cheveux longs : son épouse merveilleuse, évanescente, amoureuse, caressante, amore mio (hic), anormalement jeune, leurs deux filles adolescentes et la jeune fille hurlante sans mots de la cave.
Une femme coupée en quatre.
A posteriori, on pense au film « Les Proies ». Les longues robes, l’enfermement, les champignons, ici version sucrée, gâteau aux cerises chaud-bouillant- fumant.
Les rebondissements s’enchainent, les questions se bousculent … C’est quoi ce tutto de piano ? On est en alerte, on patauge, chaque détail compte pour mieux douter et essayer de coller les morceaux.
Il y a un truc, enfin, il y a plusieurs trucs, plutôt … ça ne peut pas coller.
« Nous avons choisi la voie la plus risquée pour nous : la douceur. La douceur et toutes ses conséquences extrêmes. America Latina est un film sur la lumière, et nous avons privilégié le point de vue de l’obscurité pour l’observer »
Avec America Latina, les jumeaux D’Innocenzo, Damiano et Fabio, signent un nouvel opus de leur Italian gothic fresco.
Impressionnant !

Du cinéma, quoi !


Marie-No

Vu à l’Alticiné …

Dix lignes, dix lignes

Ça ne prévient pas quand ça arrive, ça vient de loin …
Julia n’a pas de place, pas de temps pour le mal de vivre !
Le terrain de sa vie est miné ? Alors elle fonce tête baissée, avec au ventre sa rage de vivre sa passion qui fait fulminer le sang dans ses veines. Qui pour l’en empêcher, d’abord ?
Julia ne reconnait aucune exclusivité des mecs dans ce monde qu’elle a décidé d’habiter. Ce n’est même pas une question. Elle s’impose en grand format, en version hors normes, les coiffant au poteau d’un machisme qu’elle dépasse au risque de finir brûlée vive.
Rodéo urbain sanglant pour un western en cinémascope à quelques encablures du métro parisien. Un film tourné avec virtuosité, caméra à l’épaule, un film de bruit et de fureur qui survole une réalité sociale pour plonger dans une réalité mentale, celle de l’obsession furieuse de Julia pour la moto.
Premier film, un peu plein, mais très impressionnant par l’actrice principale, Julie Ledru, par les scènes de groupes particulièrement réussies, par le côté quasi documentaire de ce monde inconnu, ses codes, son langage. Un univers où la virilité s’exprime en wheeling, tous chromes dehors, et aussi par une violence verbale de chaque plan.
Il faut avoir envie de plonger dans ce monde pétaradant, dans les vapeurs d’essence, en roue arrière sur le bitume.
Je l’ai eu et bien m’en a pris.
J’y pense encore.
Marie-No

Clara Sola de Nathalie Alvarez Mesén

Au cœur de la forêt costaricaine, Clara communique avec sa jument, son double, par des gestes (tous filmés en gros plans). Les mains de Clara voltigent et se posent, caressent et saisissent et on a sous nos doigts la douceur de la robe immaculée de Yuca, la douceur de ses naseaux humides.
Deux doigts agiles ouvrent une capsule d’impatiens, deux doigts agiles ouvrent la voie au plaisir.
Clara Sola est typiquement un film qu’il faut aborder vierge de toute information, sans lire aucun synopsis ni voir aucune bande annonce, pour se laisser imprégner par l’atmosphère étrange, se laisser envahir par son réalisme magique, plonger dans cette aventure sensorielle fabuleuse.
Il était une fois une maison-gynécée perdue au cœur d’une forêt luxuriante …
Clara est enveloppée d’attentions qui sont autant de surveillance et de carcans infligés à son esprit et à son corps qui doit continuer à se déformer par la grâce de Dieu et Fresia, sa mère, qui l’a déclarée réincarnation de la Vierge Marie, ne veut en aucun cas risquer d‘« abimer » son trésor, le laisser s’échapper à la réalité. Clara Sola dénonce poétiquement une société régie par les traditions et le culte de la religion et de ses martyrs. Clara souffrira par le feu pour ne pas succomber à la tentation.
Clara Sola parle des femmes dans une société imprégnée par des normes culturelles et religieuses suivies et reproduites par des femmes ad vitam eternam … sauf si on en décide autrement.
Clara est en osmose avec les animaux et les végétaux. Vénérée car déclarée reliée au ciel, elle, c’est avec la terre qu’elle est connectée.
Son comportement, qui échappe à la normalité, la rend d’autant plus vulnérable qu’elle laisse couler le torrent de ses désirs, éclater la puissance de ses amours pour Yuca, pour Santiago, seul homme important du récit, ni mâle dominant, ni toxique. Ses amours pour des êtres vivants bien réels qui lui procurent du plaisir en les regardant, en les respirant, en jouissant de leurs regards bienveillants et sans ombre. Le toucher est un sens central dans ce long métrage, avec de nombreux et magnifiques plans sur les mains.
Mais que Diable ! que Yuca lui revienne, que Santi la cabre du plaisir qu’elle pressent ! Clara Sola affirme, dans une désinihibition totale, l’animalité du désir, qui la pousse vers l’homme convoité .
Contrôler Clara semble tellement injuste et tout aussi aberrant que de vouloir contrôler un volcan qui se réveille. Et pourtant, la raison, la bienséance font qu’il faut qu’elle plie et elle aura beau faire, le plaisir simple d’être vivante lui sera interdit. C’est l’éloignement forcé de Yuca qui déclenchera sa furieuse révolte.
La caméra de Nathalie Alvarez Mesén est en totale osmose avec le personnage et une musique modulée d’accents enchanteurs puis inquiétants traduit sa vie intérieure.
Son premier long métrage célèbre l’univers de l’invisible et de ses forêts.
Personnage prodigieux, Clara Sola est littéralement incarnée par Wendy Chinchilla, magnétique, dont le visage renvoie toute la beauté des éléments alentour.
L’actrice donne corps au traumatisme de Clara en laissant entrevoir le mouvement intérieur qui fendille une armure invisible. Comme une terre qui tremble.
La mise en scène mène le spectateur avec Clara sur le chemin de la délivrance. Délivrance avec la puissance de la scène de l’orgasme onanique illuminé de lucioles qui dansent, délivrance par la boue dans laquelle elle se roule marquant la blancheur de la robe immaculée qui n’est pas faite pour elle, délivrance par le feu qu’elle met à l’autel de son mythe, à la Vierge et tous ses saints, délivrance en s’auto proclamant femme et désirable par la robe bleue des 15 ans qu’elle s’octroie enfin.
Sans y prêter attention, Clara nous a soufflé notre nom secret au creux de l’oreille. Oui, bien sûr …
Puissant et poétique, charnel, ardent, Clara Sola est un film magnifique sur le passage de la souffrance à la libération.
En noyant son chagrin, pour Clara la seule façon de passer.


Marie-No