Marcello Mio de Christophe HONORE

Vertiges de l’identité, héritage ou invention de sa vie, réflexion spéculaire sur le cinéma – Marcello mio, le huitième film de Christophe Honoré avec Chiara Mastroianni, qui rend ici hommage à son père Marcello Mastroianni et plus indirectement à sa mère Catherine Deneuve, est une divine suprise de comédie nostalgique et poétique, d’élégante fantaisie montrant, s’il en était besoin, que la légèreté n’est pas l’ennemie de la profondeur.

Evacuons d’emblée les quelques réserves que l’on pourrait émettre à une première vision, ce film gagnant sans doute à être goûté et mûri comme un bon vin, à être aussi commenté et apprécié lors d’un débat comme celui qu’anima Marie-No mardi soir. Quelques longueurs, suggéra Chantal : il est vrai et nombre de critiques le constatent mais cette impression tient sans doute aux flottements de l’identité, au rythme paresseux et inattendu d’une métamorphose (celle de Chiara en son père) et de ses avatars, domestiques (dans sa chambre ou sa salle de bain), urbains (dans la rue, un restaurant, dans la fontaine de la place Saint-Sulpice à Paris qui rappelle la fontaine de Trevi à Rome), voire télévisuels : on se régale de cette satire de la télévision et des émissions de télé-réalité avec cette scène où défilent 7 possibles (ré)incarnations de Marcello Mastroianni, au terme de laquelle Chiara se voit sommée de décliner sa véritable identité, dénoncée comme un reflet imposteur alors qu’elle est l’image la plus fidèle de son père et bientôt poursuivie par la bande des techniciens et des clones de Mastroianni frustrés du spectacle refusé et de l’audimat en berne. Satire de la télévision qui miroite d’images et de spectaculaire, entretient l’immédiateté d’une prétendue révélation, le voyeurisme tonitruant d’une émotion convenue – là où le cinéma cultive la distance, crée l’émotion vraie, tend le miroir palpitant d’une identité incertaine, douloureuse, parfois même éclatée, entre aurthenticité et cabotinage, quête et conquête de soi.

Film dont plusieurs critiques regrettent l’entre soi germanopratin : la critique peut à première vue sembler recevable si l’on considère que le film qui flirte avec La dolce vita de Fellini ou La Nuit américaine de Truffaut ne prétend pas et n’atteint pas à la force esthétique ou dramatique de ses illustres références ou que le cinéaste fait défiler les figures bien connues du cinéma français et du milieu parisien – Catherine Deneuve, Fabrice Luchini, Melvil Poupaud, Nicole Garcia ou Stefania Sandrelli. Pour autant, ces artistes ne se prennent pas au sérieux, jouent leur propre rôle et se prêtent de bonne ou de mauvaise grâce aux transformations de Chiara en son père – émouvante réincarnation pour Deneuve qui se surprendra à embrasser sur la bouche de sa fille le fantôme de son défunt mari, transformisme surprenant pour Benjamin Biolay et choquant pour Melvil Poupaud, métamorphose artistique ouvrant tous les possibles de l’amitié masculine et du rêve inassouvi de jouer avec le grand acteur italien pour Luchini. L’entre soi apparent devient complicité et facétie, jeu de miroirs et troubles de l’identité dans lesquels se perdent et se retrouvent les personnages embarqués dans le délire de Chiara – au prix d’une ridicule mais amusante partie de volley, d’une course-poursuite dans les couloirs d’un hôtel de luxe ou d’une baignade finale lustrale où chacun recouvrera son moi, Chiara nageant dans la mer, quasi nue, enfin elle-même, délivrée de ses fantômes, alors qu’elle s’échinait pour un spot publicitaire à rejouer Anita Ekberg et La dolce vita grimpant sur une fontaine parisienne avec une perruque blonde peroxydée, une robe sans fin et des cuissardes de pêche orange. Jouer, rejouer, n’est-ce pas rechercher un difficile équilibre entre la théâtralité et la spontanéité, le naturel et l’artifice ? C’est peut-être en se jouant des codes, en multipliant les surprises, les saynètes improbables que Christophe Honoré nous amuse et nous touche le plus.

On peut certes se sentir un peu frustré de ne pas voir un biopic de Mastroianni, même si Deneuve confie à sa fille dans leur ancien appartement que son latine lover de mari n’était pas facile à vivre ni des plus fidèles ; on peut regretter de ne pas retrouver les grandes scènes qui hantent nous mémoires, la loufoquerie du Divorce à l’italienne, ou de La grande bouffe, la souffrance impuissante du pudique Bel Antonio ou homosexuelle du sublime Une journée particulière mais, outre les clins d’oeil télévisuels ou cinéphiliques à ces films – le pont des Nuits blanches de Visconti, les lunettes noires, le chapeau de Huit et demi, film de Fellini sur le cinéma et l’identité où Mastroianni joue son propre rôle, le smoking queue-de-pie, souvenir de Ginger et Fred, arboré par Chiara dans l’émission de télé – le film, en déjouant notre attente, nous propose tout autant sinon mieux : une réflexion sur le genre et le sexe mais aussi et surtout sur sur la filiation et la difficulté d’être fille de… Marcello Mastroianni, mort en 1996, et qui aurait eu 100 ans en cette année 2024. Dur d’hésiter entre hétéro, homosexualité, voire transsexualité entre le charme nonchalant d’un Benjamin Biolay, l’ex de Chiara, le coup de foudre pour un soldat anglais dépressif et… homosexuel, qu’elle sauve du suicide du haut d’un pont, et l’amitié masculine et nostalgie cinéphilique de Luchini, homme marié qui se lève en pleine nuit du lit conjugal pour retrouver Chiara ou rêver de patinage artistique. Sans oublier cette nuit en prison où Chiara se retrouve placée par le carabinier pour le moins déconcerté dans la cellule des transsexuels… Cette indistinction des sexes et la confusion des sentiments qui en résulte rappelle Victor Victoria de Blake Edwards et suggère la fragilité de la prétendue virilité : quel plus bel hommage au fond que ce trouble identitaire au latine lover Marcello Mastroianni qui fut aussi l’homme déchiré d’Une journée particulière et impuissant du Bel Antonio.

Chiara Mastroianni joue superbement le trouble de l’identité, la difficulté d’être soi -surtout quand on se réveille un matin en découvrant le visage de son père dans le miroir – avec l’élégance viscontienne d’un Helmut Berger dans Ludwig ou le crépuscule des dieux et la mélancolie clownesque d’un Charlie Chaplin dans Les Feux de la rampe (Limelight). Comment se définir tout en assumant l’héritage comme le suggérait Nietzsche dans Le Crépuscule des idoles : « Tout ce qui est bon est héritage, ce qui n’est pas hérité est imparfait, n’est qu’un commencement » ? Peut-être par ce mélange de gravité et de légèreté qui caractérise le jeu de Chiara, ces jeux de physionomie si mobiles et déconcertants, entre folie et mélancolie, cette indolence qui semble chez elle plus naturelle que jouée – et par quoi sans doute elle ressemble le plus à son père, à son corps défendant.

Bonheur de cinéma, le film nous propose comme par inadvertance une réflexion amusée mais sérieuse sur le septième art, sans didactisme ni prétention, dans l’ espace rêvé et symbolique pour l’acteur de l’ubiquité entre Paris et Rome, loin de l’onirisme de Huit et demi ou des drames de La Nuit américaine. Il interroge aussi les limites souvent floues entre la vérité et la fiction, avec ce baiser volé de Deneuve à Chiara-Marcello, la voix de la Callas dans l’ancien immeuble des Mastroianni ou ce prétendu mariage de Deneuve et Luchini dans la vraie vie, fiction à laquelle je me suis un instant laissé prendre, oubliant l’hilarante comédie de François Ozon, Potiche, où les deux acteurs étaient mari et femme, film d’ouverture en 2010 à Montargis du 1er rendez-vous de l’association des Cinémas du Centre. Belle réflexion aussi sur la nécessité et le courage d’être soi, entre les injonctions de l’actrice – ici réalisatrice – Nicole Garcia suggérant à Chiara de jouer avec plus de rythme, d’être « moins Deneuve que Mastroianni » et la troublante méditation, dans sa loge, de Fabrice Luchini en vieil acteur fatigué et grimé, filmé de trois quarts, conseillant à son amie d’être une actrice banale, se laissant imprégner par son rôle, habiter par son personnage au lieu d’imposer sa personnalité au personnage. Curieux et difficile chemin de crête entre l’admiration et l’incarnation, entre l’identité et l’altérité.

Claude

Yurt- Nehir Tuna (2)

                                                         

Yurt, le premier long-métrage du réalisateur turc, Nehir Tuna, raconte une histoire d’adolescence qui a la particularité, comme l’indique une note à l’écran, de se dérouler dans les années 1990-2000. Durant cette période, les tensions entre les laïcs et les religieux sont exacerbées. Le réalisateur a beaucoup puisé dans son histoire personnelle pour raconter celle d’Ahmet, lycéen de quatorze ans, merveilleusement interprété par le jeune acteur débutant, Döga Karakas, récompensé par le prix d’interprétation masculine au festival de Marrakech.

    Le jour, Ahmet fréquente un lycée laïc et nationaliste qui glorifie la Turquie et celui qui lui a donné son indépendance, Mustafa Kémal, dit Atatürk, le père de la Turquie. Le soir, il rejoint le « yurt » dans lequel son père, pris d’une ferveur religieuse toute nouvelle et espérant une rédemption pour des fautes passées, l’oblige à suivre un enseignement coranique.

    Les yurt sont des pensionnats religieux destinés initialement aux enfants pauvres. Peu à peu ils sont devenus des lieux garantissant un enseignement de haut niveau et ont pu prospérer au fur et à mesure de la mise en place de mesures législatives et administratives favorables à l’Islam.

    D’emblée et sans explication, le réalisateur montre alternativement, un adolescent soucieux et peu attentif dans son lycée puis anxieux et mal à l’aise dans son établissement religieux qui a tout d’un univers carcéral et où il constate le vol de ses vêtements. Peu à peu, le spectateur comprend qu’Ahmet vit sous une pression insupportable. Le jour il doit absolument cacher qu’il se rend à l’école coranique ; le soir il doit oublier son univers familier, son confort bourgeois et faire oublier qu’il est d’origine favorisée. Il doit subir une discipline de fer et la vie commune dans un dortoir surpeuplé et inconfortable, et même recevoir d’un partisan laïc, la haine que lui inspirent les religieux. Ahmet s’enfuit du pensionnat, se fracture même le poignet volontairement pour échapper à son supplice. En pure perte car son père reste implacable.

    Confiant malgré tout en son père, n’ayant rien d’un enfant rebelle, condamné tantôt à le cacher, tantôt à montrer, qu’il est un bon musulman, Ahmet, grâce à Hakan un pensionnaire plus âgé, va tenter de concilier l’inconciliable. Dans ce lieu carcéral où les barreaux, l’obéissance aveugle, les interdits, les obligations, les sévices corporels et les humiliations sont là pour casser toute tentative d’expression personnelle, le jeune homme tente de trouver la lumière qui fera de lui un musulman touché par la grâce, avec pour objectif d’être admis dans «  le cercle », privilège réservé aux élus de Dieu pour leur conduite exemplaire.

    Nehir Tuna ne lésine pas sur l’utilisation des symboles : le feu (de l’enfer) , la lumière venant du dehors à travers les fenêtres hautes et du luminaire central de la salle d’étude ou encore le cercle , celui auquel il veut accéder mais qui représente aussi celui dans lequel il est enfermé.

    Le réalisateur aborde également la sexualité refoulée, le désir qui suinte çà et là par le biais de scènes furtives : deux jeunes garçons qui sortent en même temps des mêmes toilettes, des photos de femmes nues, un doigt caressant que le surveillant Yakup passe sur la joue de Hakan quand ils se croient seuls et qui laisse à penser lors du départ de Yakup chassé pour malveillance et mensonge, que Hakan était son objet sexuel. La tension maintenue tout au long du film semble s’ajuster aux pulsions sexuelles qu’Ahmet sent monter et grandir en lui à partir de l’instant où arrive dans son lycée une nouvelle élève qui lui fait vivre ses premiers émois amoureux.

    Dans cet espace de contrainte qu’est le yurt, Ahmet cherche un espace de liberté : dans l’écoute de la musique de Vivaldi que la belle Sevinç aime tant, dans des rêves érotiques, dans le refuge d’un lieu secret connu de Hakan où ils peuvent tous deux parler librement.

    Le « noir et blanc » du directeur de la photographie sert à merveille le thème du contraste et de la fracture comme celui des apparences masquant ce qui est caché : fracture entre les deux camps opposés, chacun voyant en lui-même la voie de la vérité et dans l’autre le mauvais chemin. Fracture entre les riches et les pauvres, fracture entre le principe d’exemplarité exigé et la réalité des faits commis, fracture entre les rêves, les aspirations et la vie qui est imposée. Fracture aussi entre l’innocence d’Ahmet et les petites combines et les petits arrangements. Le père n’entend pas seulement acheter sa rédemption grâce à son fils, il l’achète aussi financièrement en donnant de l’argent pour la construction du futur yurt.

    Après le départ de Yakup ce hodja surveillant tyrannique et pervers, Ahmet intègre enfin le fameux « cercle » des vertueux musulmans. Lors d’un repas chez lui et alors qu’il sert son père et le directeur du pensionnat, Ahmet comprend que son apprentissage coranique ne s’arrêtera pas là. Toute la violence réprimée en lui va voler en éclat, tout comme la coupe d’argent et cristal offerte au père avec l’envie de tuer. S’inscrit alors en lui, à nouveau, le désir d’échapper à toutes ces choses qu’il ne comprend pas, d’avouer que » Dieu ne lui parle pas ». C’est à Hakan, substitut du père, ami et confident, être à aimer qu’il va donner sa confiance et avec lui qu’il va vivre une fugue libératrice au cours de laquelle le réalisateur délaisse le noir et blanc pour passer à la couleur et donne à entendre une musique qui traduit parfaitement cette euphorie de l’aventure et de la liberté. Le spectateur est heureux d’être le témoin de cette exultation mais sait que la fin sera moins joyeuse. La fin c’est l’échec de la chasse au trésor prévue par Ahmet et la trahison de Hakan qui dégrise et comprend qu’il a tout perdu, pauvre parmi les plus pauvres et que le yurt sauvait de la rue. Gagné par la haine il avoue qu’il est l’auteur du vol de ses vêtements, accuse Ahmet de l’avoir manipulé pour se venger de son père et se bat contre lui dans un corps à corps teinté d’un désir sexuel que n’éprouve pas Ahmet. La prise de conscience des différences de classes et de la complexité des relations humaines est un dur apprentissage qu’il va devoir traverser seul.

    Dans un final qui a tout du chant du désespoir, Nehir Tuna filme alternativement des lycéens glorifiant Atatürk puis des religieux prêchant d’élever les enfants dans la crainte de Dieu comme pour dire que ce n’est pas terminé. La dernière image, en montrant la pose des premières pierres qui édifieront le futur yurt, donne clairement les gagnants de cette guerre sans nom qui a déchiré la Turquie et pris en otages des enfants incapables d’en comprendre les enjeux.

Marie-Annick

Yurt de Nehir TUNA

C’est peu dire que Yurt est un film à la fois puissant et complexe – fort, voire par moments insupportable à une première vision, subtil pour la thématique de la laïcité et de l’intégrisme qu’il croise et fond aux niveaux familial, social, politique, et bien sûr religieux. Le spectateur épouse le point de vue interne du jeune Ahmet, 14 ans – un nom qui, à une lettre près, n’est pas sans rappeler le film des frères Dardenne de 2019, Le jeune Ahmed, mettant en scène un garçon dont on suivait le lent et terrible endoctrinement islamiste et la tentation, ultimement refusée, d’un passage à l’acte violent. Mieux, ou pire, il ressent les doutes, les brimades subies, les désirs flous de cet adolescent bouillonnant – pour reprendre le titre de l’affiche du film : il les prend en pleine figure ; il vit dans sa chair le saccage d’une enfance dans le huis-clos étouffant d’une yurt, d’un pensionnat religieux, il chavire avec le cadrage serré sur les gifles endurcissant les jeunes pensionnaires, sur les dortoirs quasiment concentrationnaires où rancissent les peurs et marinent les pulsions refoulées, il suit et redouble le regard d’Ahmet surprenant par une lucarne blafarde une scène interdite, sans doute d’amour homosexuel entre son ami pauvre et mentor mi-intégriste, mi-subversif Hakan et Yakup Hodja, le directeur de l’institution censé incarner la loi, la seule prière, le mépris et la contrainte des corps. On l’accompagne même la porte fermée sur la punition, ou plutôt les sévices qui l’attendent de la part du hodja, enseignant coranique, pour avoir manqué à une foi et à une loi qui ne disent jamais leur nom, n’expliquent jamais leurs raisons, mais imposent leurs marques indélébiles sur les corps et sur les âmes. Et l’on ressent, plus confusément, l’arrière-plan religieux de cette année 1996, la lutte entre le gouvernement laïc et les mouvements intégristes réfractés, condensés, dramatisés dans la conscience du héros qui se voit frapper par un kémaliste dans sa loge du pensionnat ou se cache d’un groupe de jeunes violents pour entrer dans son yurt. On aurait tort- me rappelait Henri – d’idéaliser les laïcs, quand on sait que Mustapha Kémal fut un leader nationaliste, largement responsable du massacre arménien…Et l’on sait sur quelle synthèse obscurantiste et totalitaire du nationalisme et du religieux un certain Erdogan a assis son pouvoir ces dernières années.

En écoutant la présentation, sans notes, de Marie-Annick, voyant ce film fiévreux qui m’a énormément plu, en définitive, mais pris à la gorge, au point que sans la présence amicale de mes amis Cramés, je serais peut-être parti en pleine séance, ce qui ne m’arrive quasiment jamais, je n’ai pu m’empêcher de penser au superbe film de Marco Bellochio L’Enlèvement que Martine et Georges nous avaient proposé dans le cadre du week-end italien d’octobre 2023. C’était un peu la même histoire d’un endoctrinement religieux, mais cette fois-ci catholique – un enfant juif arraché à sa famille – mais avec bien des différences : le point de vue et la souffrance chez Bellochio de la famille autant que de l’enfant, une narration plus omnisciente, le faste de l’Eglise romaine, une fanatisation hélas quasiment définitive de la victime là où, chez le cinéaste turc, tout se passe dans l’obscurité de l’institution, mais qu’un rai de lumière semble éclairer le garçon : vous me direz que son père devient le nouvel hodja, que son fils est obligé de rentrer dans le rang mais on peut espérer qu’après sa fugue avec Hakan, cette escapade en couleur au sein de la nature, rien ne sera plus tout à fait comme avant, que si le corps est soumis, l’âme reste indéfectiblement libre ou à tout le moins réticente. On remarquera d’ailleurs que le passage d’un noir et blanc oppressant assez proche de l’atmosphère pré-nazie (tous les totalitarismes se valent !) du Ruban blanc de Michael Haneke à l’explosion des couleurs, celles de la vie, de la nature ondoyante, des saveurs âpres d’une lutte adolescente n’est pas aussi explicite et libératrice qu’il y paraît : la machine intégriste n’a pas dit son dernier mot, l’affrontement entre le père et le fils, grand moment d’amour-haine où le garçon révolté blesse son géniteur fanatique pour l’étreindre l’instant d’après, est encore à venir, avec la victoire apparente du père. Le message de Nehir Tuna est donc en demi-teinte…

Un débat passionnant entre Jean-Pierre et Georges s’est élevé sur la question de savoir si la relation entre Ehmet et Hakan était simplement amicale ou plutôt amoureuse, et partant, homosexuelle. Les gestes des deux ados dans le dortoir, cet index à la fois pointé et hésitant entre les deux couches, l’autorité ambigüe exercée sur Ahmet le cadet par Hakan son aîné, d’autant plus frondeur qu’il paraissait endoctriné, tout plaide pour une relation amicale mais leur lutte très charnelle, à même le sol, dans sa dimension d’amour-haine, peut jeter le trouble. Est-il toutefois si important de trancher ? On peut penser que chacun voit en l’autre son double possible, un double honni ou désiré, le fantôme de sa liberté ou le masque de son aliénation…Son moi « écureuil » ou son moi « rat »…

Toujours est-il qu’Ahmet, déchiré ente son milieu bourgeois et l’extraction populaire de son ami, entre la laïcité diurne et cette yurt obscurantiste, entre le plaisir solitaire, l’attirance pour une jeune fille de sa classe d’anglais, et ses possibles pulsions pour Hakan, ne sait plus où il en est. On serait déboussolé à moins, surtout quand on a un père aussi autoritaire, que la mère ne parvient pas à raisonner et contrebalancer, même en s’affirmant avec force dans sa cuisine ou en descendant de voiture dans un accès de révolte et de colère – mais elle doit bientôt regagner de force le véhicule familial.

Le personnage du père – autre force du film – si odieux soit-il avec les siens, ne parvient pas à nous être totalement antipathique. Le réalisateur suggère aussi qu’il aime son fils et sa femme, qu’il joue tendrement avec Ahmet, l’embarque dans une parodie de rodéo voiture, croit bien faire et travailler à sa propre « rédemption » même si, entrepreneur construisant des dortoirs, il sert aussi ses intérêts économiques en travaillant pour le pensionnat. Si curieux que paraisse une telle coercition exercée sur les siens pour solder son propre passé ou se déculpabiliser de ses manques – Nehir Tuna exorcisant ainsi son propre histoire avec son père – on comprend, comme dit Jean Renoir dans La Règle du jeu, que « chacun a ses raisons ». Ce père détestable est aussi aimé – la lumière éteinte sur un carton noir d’hommage au père du cinéaste en fait foi. Oui, ce sont nos amis et nos proches qui, souvent, nous font le plus mal.

Claude

Le Monde d’Apu de Satyajit RAY« `

Il est des émotions artistiques dont il paraît vain et presque impudique de parler sur le coup, même lors du débat passionnant animé par Vaiju Naravane – tant la parole semble impuissante, ou vouée, condamneé à se décanter, à mûrir : il est des enchantements dont on est longtemps envoûté et qu’on craindrait de voir trop tôt se dissiper. Le Monde d’Apu est de ceux-là, tant cette oeuvre exhale de sublime douceur, de beauté mélancolique et offre de vibrants contrastes, à l’image de la vie, entre l’idéalisme et la dure réalité, entre l’insouciante jeunesse et la maturité souffrante, entre l’implacable destin et la conquête de soi. Il n’est pas une image de ce film, dont on ne remerciera assez les Cramés (comme du week-end indien) qui ne m’ait ému aux larmes, je pense à cette fin qui dit tout de l’amour et de la parentalité, en l’occurrence de la paternité.

Le jeune étudiant pauvre Apu, qui ne peut continuer ses études, habite une pauvre chambre et doit donner des cours ou étiqueter des bouteilles, ce poète dans l’âme que l’enthousiasme porte comme le souffle divin qu’il est…étymologiquement, a dû, au nom d’une tradition absurde, épouser la cousine de son ami bourgeois Pulu le jour même du mariage de la jeune femme, dont on découvre que le futur mari, refusant de sortir de sa calèche, est fou…Pour éviter le déshonneur à sa famille, et à la malheureuse qui doit être épousée avant une certaine heure – au nom d’une conception rituelle et cyclique du temps bien différente de notre chronologie linéaire – Apu, qui se rêve romancier, doit épouser Aparna : sinon, la malédiction s’abattra sur celle-ci et elle ne trouvera jamais d’époux. Il accepte après quelque hésitation – et sa liberté rêveuse et chantante s’envole sous le triple coup du destin : la tradition, l’intuition superstitieuse de sa future belle-mère qui voit en lui l’incarnation de Krishna et l’amour imposé à un jeune homme vierge, sans expérience, comme Pulu le lui fait ironiquement remarquer pour doucher un peu ses velléités littéraires romantiques. Il emmène alors son épouse à Calcutta et la relation subie se transforme alors en amour véritable et profond, par-delà la déception première de la jeune femme qui passe de l’opulence des parents à la misère de l’époux. Mais, nouveau coup du destin, Aparna, enceinte, part deux mois dans sa famille pour accoucher : Apu apprend bientôt sa mort en couches, brutalement, par son beau-frère. Dès lors, il se retrouve père d’un petit Kajal, garçon turbulent et désorienté, qu’il ne veut voir de cinq ans, tant il se sent incapable d’être père : sans doute, inconsciemment, le tient-il pour responsable de la mort de sa mère. Il s’exile alors, travaille dur dans une mine de charbon mais imploré par Pulu, revient et si le contact avec l’enfant et son grand-père se passe d’abord mal, il repart, contre toute attente, son fils…sur les épaules.

L’émotion de ce film naît pour moi de la conscience qu’un sentiment, amoureux ou paternel, loin d’être un météore, une transcendance ou une brûlure – selon une conception romantique de la passion – est aussi, souvent, une construction, une conquête, voire un combat contre soi-même. Aparna, nous le disions, est profondément déçue de la pauvre chambre d’étudiant de son mari ; mariée pour ainsi dire de force ou par tradition, à tout le moins dans l’ignorance, elle va découvrir en elle-même des trésors de tendresse, enchanter cet intérieur maussade, – tissus colorés, plantes et rideaux fleuris – faire promettre à Apu de ne plus fumer. Présence féminine qui éclaire et allume l’humble demeure de l’homme seul. Exquise délicatesse par quoi la jeune femme, sous l’apparence d’une soumission ancestrale, réinvente sa vie, donne sens à leur vie, et, prenant en main le ménage, crée l’amour dans son miracle quotidien – cette épingle à cheveux au creux du lit entre les deux époux comme un témoin de leur amour, une trace de leur union charnelle jamais montrée, pas même suggérée. Cheminement intérieur de la jeune femme dont le visage mouillé de larmes dans l’encadrement de la fenêtre disait la détresse silencieuse mais qu’illuminera presqu’aussitôt un sourire à la vue d’un enfant jouant dans la rue – promesse diffuse de maternité. On apprend à aimer ou à réinventer sa vie comme on mesure le prix des choses, comme on passe d’un idéalisme aliénant à l’amour extasié du réel, au contact d’un sourire, d’un fleuve ou de fougères emperlées de rosée au soleil levant. Aparna ne fait pas simplement contre mauvaise fortune bon coeur : elle se prend à aimer son grand dadais d’Apu, toujours aussi lunaire et maladroit et la timidité dubitative de ces deux amants si respectueux, si émerveillés de se découvrir et de se comprendre, n’est pas le moindre charme du film. Intimité étonnée, douceur et suggestion. Et de femme subissant son destin, Aparna connaît une véritable émancipation, également culturelle : lorsqu’elle va au cinéma avec Apu ou dans une discussion ne connaît pas un mot, elle se moque de son ignorance et découvre avec toute la curiosité fiévreuse de ses yeux étincelants le ciel des idées et la beauté de l’art quand son mari, lui, a bien besoin d’être ramené sur terre ! Un très beau montage lie ainsi deux plans d’une rare fluidité : l’écran du cinéma où Apu emmène Aparna se mue en vitre de calèche ramenant les amoureux au logis. L’actrice Sharmila Tagore, apparentée au grand poète indien Rabindranath Tagore, découverte à l’âge de 14 ans et dirigée avec beaucoup d’exigence par le cinéaste, lui prête la modestie étonnée, l’émerveillement douloureux et l’acceptation triste de ses yeux pétillants et profonds…

De même, et plus bouleversant encore, est le trajet qui mène Apu du refus violent de la paternité, d’un déni en apparence moralement choquant chez un jeune homme si sympathique, si craquant à un (nouveau ou premier ?) départ avec son fils – lourd de promesses diffuses, comme le choc d’une rencontre amoureuse longtemps refusée par peur, par égoïsme, par soif de liberté, et finalement acceptée comme une évidence joyeuse, et comment dire, légère… C’est la force et la beauté de ce film de nous faire comprendre et aimer, d’un bout à l’autre du chemin, cette acceptation de la responsabilité paternelle sans morale ni didactisme, mais avec la tremblante humanité qu’offre seule une grande mise en scène – comme une quête, une conquête de soi et une découverte de l’autre : il faut savoir, avant de juger, qu’Apu a perdu son père à l’âge de sept ans et sa mère, dix ans après. Comment dès lors être père instinctivement, instantanément, avec un tel poids de passé ? De retour dans la grande propriété de ses beaux-parents, Apu entend parler d’un garçon rétif, infernal même et découvre dans une superbe scène le garnement dormant du sommeil du juste : le petit corps lové, le visage obtus, comme enfermé dans ses songes, lui procure un sentiment d’étrangeté, le sentiment d’un étranger. Il fait alors le tour du lit et semble, comme le spectateur, foudroyé par la beauté rêveuse du petit, qui ressemble à sa mère. Premier choc. Il le voit aussi, près de l’entrée de la propriété, sauvageon courant vers lui sans le connaître, sans le reconnaître. Lorsque le grand-père, excédé par le gamin insupportable, s’apprête à le frapper de sa canne, un bras l’arrête, doux et ferme, au bout duquel le plan suivant découvre le corps d’Apu, son visage grave. Comme si la paternité, à son corps défendant, travaillait en lui, parlait déjà en lui, confuse et irrépressible – en un geste bien plus lourd que les paroles. Lourde explication avec le beau-père qui l’accuse, non sans raison apparente, d’immaturité et d’irresponsabilité. Nous sommes déçus avec lui, nous ne comprenons pas – ou si peu – qu’il se dérobe sans cesse, c’est son fils après tout : il annonce qu’il s’en retourne à Calcutta, qu’il ne veut pas se charger du poids d’une autre vie. Alors que le grand-père en colère reste seul, triturant nerveusement le petit train de l’enfant, et qu’Apu s’éloigne définitivement, son balluchon sur l’épaule, tel le cavalier solitaire de tant de westerns, voici qu’apparaît Kajal au sommet du tertre : Apu se retourne, l’enfant lui demande qui il est, l’adulte lui répond « Je suis ton ami » et Kjal de courir vers lui de ses petits pieds nus, et de sa tendre rage de gosse apeuré. Bouleversant : il faut parfois partir (ou ici revenir) de loin, s’inventer en ami pour se retrouver, pour être soi-même, enfin père. Et porter enfin sur ses épaules, filmé en contre-plongée, un enfant acquis et conquis, avec la légèreté du danseur nietzschéen, le sourire retrouvé de l’homme mûri, du sage barbu et non plus du désespéré cachant les stigmates de sa souffrance.

Oui, il aura fallu apprivoiser ce destin têtu, se relever à chaque fois et parcourir son chemin de résilience. Pour hors champ qu’elle demeure, et surtout celle d’Aparna, la mort plane sans cesse au-dessus des personnages. Le destin est symbolisé par le train, leitmotif du cinéma de Satyajit Ray, la voie ferrée près de laquelle habite Apu, la vitre du wagon où s’encadre le visage inquiet et amenuisé d’Aparna – une vague prémonition nous souffle alors qu’elle pourrait ne pas revenir, qu’il arrivera peut-être un malheur. Le train offre la tentation du suicide quand, après la mort de sa femme, Apu erre près de la voie ferrée, qu’il se penche dangereusement. Un cri terrible retentit, celui d’un…cochon. Attente et catastrophe refusée, tension soudain libérée par un montage nerveux qui nous fait épouser le moindre état d’âme, l’insouciance et la souffrance incarnées par cet acteur lumineux, au sourire tantôt enchanteur, tantôt déchirant – Soumitra Chatterjee. On adore son enthousiasme juvénile d’apprenti romancier lisant en pleine nature son manuscrit à son ami Pulu ; on sourit de l’émoi amoureux et de ce réel têtu qui l’empêchent de lire tranquillement et intégralement la lettre d’amour d’Aparna, qu’il entame au bureau, poursuit dans le tramway, et achève à la gare. On souffre avec lui de l’espoir saccagé en plein vol par ce jeune et injuste deuil qui se retourne contre son art et emporte du haut d’une montagne les feuilles noircies de tant de mots, d’élans et d’émois. Dans un superbe effet de caméra subjective, on est bouleversé par son visage décomposé, découvrant avec le spectateur, en une prescience horrible, au retour du travail, sur le seuil du logis, son beau-frère ravagé, venu annoncer la nouvelle de la mort d’Aparna. Que de sentiments passent alors sur son visage d’une incroyable plasticité ! Quelle colère, quel déni soudain soulèvent le jeune homme pour qu’il gifle violemment le messager du malheur !

On renaît pourtant avec lui au son du sitar – magnifique musique de Ravi Shankar – ou de la flûte dont Apu célèbre ses joies ou berce sa douleur. Si le train incarne le destin qui nous emporte, on se ressource au fleuve que longe le jeune homme, à cette eau lustrale et léthéenne malgré l’impossible deuil, aux reflets de laquelle l’autre, l’ami Pulu le rudoie et le rappelle à sa paternité. « La joie venait toujours après la peine », chante Apollinaire dans « Le pont Mirabeau » ; ou, pour parodier François Truffaut, dans La Nuit américaine, la vie continue, « les films avancent comme des trains, tu comprends ? Comme des trains dans la nuit ». 

Claude