Meurtre dans un jardin anglais de Peter GREENAWAY (1982)

Meurtre dans un jardin anglais, sorti en 1982, est le 2ème film du grand cinéaste et plasticien britannique Peter Greenaway que les Cramés présentèrent le dimanche 6 avril dans le cadre de Ciné-Culte et des films du patrimoine : cette oeuvre difficile, « brillante et vaine » selon Télérama, érudite et glacée, lui valut une véritable consécration internationale. Placée sous le signe sinon de l’amour, tout au moins du désir, Meurtre dans un jardin anglais apparaît aussi comme une remarquable satire sociale, un film noir en costumes du XVIIème siècle (l’action se passe en 1694) et une réflexion spéculaire enfin sur le regard, et interdisciplinaire sur la peinture, la photographie et le cinéma dans un jeu étourdissant de cadres et de références artistiques convoquées par le réalisateur ou appelées par la culture du spectateur un peu averti.

Il faut en effet confesser notre perplexité mêlée d’admiration et d’agacement devant une intrigue aussi bien construite et déroutante, des personnages aussi froids et pervers, et des dialogues aussi fusants, percutants, et caustiques : regarder ce film qui mérite amplement une deuxième vision pour en apprécier toute la richesse et la subtilité est en effet un pari et un défi pour l’intelligence et la sensibilité du spectateur mises à rude épreuve, voire en défaut par ces plans où l’on croit voir avec le peintre mais où, pas plus que lui, notre savoir n’épuise le réel et la complexité de l’histoire – comme l’explique le réalisateur dans le dossier de presse. On ne sait trop où donner de la tête dans ce festival si brillant, trop brillant ?, d’images, de musique et de faux-semblants placé sous le signe de la représentation figée et du désordre meurtrier, de l’harmonie esthétique et de la laideur morale : si l’on veut suivre le marivaudage savoureux de ces nantis empaillés, les saillies ironiques et arrogantes que s’envoient le roturier envieux et l’aristocrate méprisant, soit le peintre Neville et le gendre de Mrs Herbert, M. Telmann, notre esprit est totalement accaparé par le décryptage des bons mots et attaques à fleuret moucheté ; si l’on s’attache à suivre la montée du désir ou les fragiles indices du meurtre (à venir ou déjà perpétré ?), on aura vite décroché dans les dialogues ; si l’on préfère enfin se délecter du ridicule emperruqué des aristocrates et de la beauté des paysages dans cette propriété de Compton Alley et ce comté de Wiltshire, entre gros plans du générique, plans larges sur la campagne et pupitre-viseur quadrillé du peintre – mise en abyme du caméraman -, absorbé dans la contemplation, on perd le fil de l’histoire et on en oublie les personnages. Rarement un film aura autant obligé à ce triple effort psychologique, dramatique, et esthétique – sans oublier le rôle de la musique de Michael Nyman, subtile adaptation de Purcell qui, de ses entêtantes ritournelles, scande les moments forts de cet opus placé sous le signe du sexe et du sang. La mire qu’incarnerait le viseur du photographe, ou le pupitre du dessinateur pourrait bien être aussi l’objet ou plutôt la personne – Mr Herbert – visée par le tireur, le tueur ; cette mire en somme paraît totalement brouillée au spectateur dont le regard est pourtant sans cesse arrimé à l’écran, en quête d’indices, de détails, sollicité par de multiples références culturelles. A l’image de Neville, le peintre qui croit et veut tout maîtriser par le regard et la représentation, mais auquel le réel, le savoir et la vérité échappent sans cesse, nous sommes sans cesse dubitatifs, déconcertés, interloqués devant ce film : nous nous épuisons à com-prendre, c’est-à-dire, étymologiquement, à tout embrasser de cette oeuvre baroque, à épuiser ce réel, qu’on ne saurait comme le peintre cadrer dans un pupitre tant il demeure insaisissable et offre de lignes de fuite, de perspectives infinies, telles les Ménines de Vélasquez dont s’inspire explicitement un plan terrible de Mrs Talmann de trois quart face, voyant s’éloigner dans une enfilade de portes son mari ulcéré par les reproches cinglants d’impuissance de son épouse qu’il venait tancer pour ses infidélités avec Neville !

Nous emprunterons au Cine-club de Caen sa présentation circonstanciée de ce « songe (cruel) d’une nuit d’été » ou « comédie érotique d’une nuiit d’été » – pour parodier Shakespeare et Woody Allen – de cette intrigue labyrinthique, à l’image du « jardin des sévices » (Fais pas genre) ou des récits de Borgès, de ce jeu de dupes et de piste – un « whodunit » en anglais – où le peintre Neville qui croit maîtriser la situation en monnayant ses douze dessins contre les charmes offerts par la maîtresse de maison et sa fille Mrs Talmann se retrouve séduit, manipulé puis assasiné par ses hôtes en vertu d’un « contrat » pour le moins mystérieux tant au protagoniste qu’au spectateur : le titre anglais du film n’est-il pas en effet « The Draughtsman’s contract » ? Voici donc les cinq actes de cette étrange tragédie policière, sous couvert d’une élégante pastorale ou comédie de moeurs :

« Août 1694. Réception chez Les Herbert à Anstey. Les discussions vont bon train entre, Mr Seymour, Mrs. Clement , Mr Noyes et Mme Pierpont, et les frères Poulencs. Mme Herbert interroge sa fille pour savoir si Mr Herbert va commander des dessins à Mr Neville, un jeune et beau dessinateur anglais. Comme Mr Herbert a d’autres projets, libertin à Southampton ainsi qu’il le confie à Mr Seymour, c’est Mrs Herbert qui tente d’engager Neville pour réaliser douze dessins représentant sa propriété. C’est, dit-elle, pour offrir en cadeau de réconciliation à son mari qui aime sa propriété plus qu’elle. Comme la somme proposée n’est pas assez élevée, Mrs Herbert propose que sur le contrat rédigé par Thomas Noyes, l’intendant du domaine, en plus du gîte et du couvert pour son assistant et Neville, que celui-ci pourra profiter à sa guise, chaque jour une heure durant, de la maîtresse des lieux. Neville détermine les emplacements d’où il accomplira ses six premiers dessins. Il exige des domestiques et des habitants de ne troubler en aucune façon le paysage ou la demeure, de sorte que ceux-ci restent scrupuleusement identiques chaque fois qu’il retournera sur les lieux à la même heure, afin que rien ne perturbe son agencement. Pendant des périodes précises chaque jour, les vues qu’il a choisies doivent être dégagées des calèches, des animaux, des cheminées fumantes et des personnes – à l’exception de celle qui oblige M. Talmann à rester immobile et à porter les mêmes vêtements pendant plusieurs jours d’affilée.

Néanmoins, il observe avec perplexité qu’un élément étrange s’immisce dans chacun de ses paysages ; voulant d’abord les exclure, il intègre ces différences curieuses dans ses dessins, sans s’interroger sur leur mystérieuse signification. Mme Herbert est affligée par la partie sexuelle de son accord tant Neville est brutal et essaie de rompre le contrat ; Neville refuse. Les six premiers dessins achevés, Mrs Talmann, la fille des Herbert, suggère à Neville que les éléments étranges de ses dessins pourraient être interprétés comme les indices d’un corps disparu qui pourrait très bien être celui de M. Herbert puisque aucune nouvelle de lui n’est parvenue depuis Southampton. Neville réfute qu’on puisse l’accuser de complicité dans un meurtre mais, intrigué, accepte qu’en échange de sa protection contre un éventuel complot dont il pourrait être victime, il puisse être l’objet des demandes sexuelles de Mrs Talmann qui fait rédiger un second contrat en ce sens par Thomas Noyes.

Neville est ainsi soumis aux désirs de Mrs Talmann puis soumet Mrs Herbert aux siens propres. Intrigué par les curieux objets étranges qui s’insinuent dans ses dessins, il tente vainement de faire interpréter l’Allégorie de la théorie de l’optique de Newton de Januarius Zick que son mari possède à Mrs Herbert. Cette fois, c’est Mrs Talmann qui dispose sciemment des indices creux pour brouiller les pistes (son chien à la porte, ses vêtements dans une allée, le cheval sans selle de M. Herbert) tout en s’amusant de la perplexité du dessinateur et de ses services sexuels.

Une fois les douze dessins terminés, Neville demande à attendre le retour de M. Herbert afin de savoir s’il est satisfait de son travail. Ce n’est du goût de personne tant il a exaspéré son entourage par son mépris envers leurs préjugés de classe. C’est alors que M. Clark intervient. Le corps de M. Herbert est repêché dans les douves du château devant la statue équestre, ce qui intrigue Neville. Noyes vient solliciter la protection de Mrs Herbert, persuadé qu’il va être accusé du meurtre de son mari tant on connaît sa position d’amoureux éconduit. Il propose de lui restituer le contrat contre 700 guinées ou, finalement, les douze dessins dont il compte tirer un bon prix. Puis il entraîne, Mrs. Pierpont auprès de M Seymour pour convaincre celui-ci d’acheter l’un des dessins. Il participe ainsi à l’édification d’un monument à la mémoire de M. Herbert. Puis c’est aux deux frères Poulencs de contribuer aussi  au futur monument et enfin  à M. Talmann. Noyes lui révèle que ces dessins pourrait bien révéler l’adultère de sa femme. En les achetant, il ferrait disparaître d’eventuelles preuves de l’adultère de sa femme. C’est un choc pour Mr Talmann qui vient en colère reprocher son infidélité à sa femme qui se moque de son impuissance aussi bien de jour que de nuit. Elle détourne le sens des dessins pour en faire la preuve que Neville pouvait en savoir long sur la mort de son père.

A l’automne, Neville, jusque-là à Radstock, revient voir Mrs Herbert à l’instigation de M. Seymour. Il discute avec Mrs Talmann qui est en compagnie de Mr. van Hoyten qui se propose d’adoucir les allées rectilignes du jardin et d’apporter davantage de souplesse dans le domaine. Neville offre trois grenades, à Mrs Herbert, fruits alors rares ne sachant qu’elle sera son état d’esprit ayant bien conscience d’avoir abusé d’elle. Mais Mrs Herbert désire une nouvelle relation sexuelle libre de tout contrat étant veuve et en mesure de jouir comme elle l’entend. Après l’amour, Mrs Herbert révèle à Neville que la grenade fut le don d’Hadès (Pluton) à Perséphone. Lorsqu’elle la mangea, elle fut obligée de rester trois mois avec lui aux enfers, ce qui désespéra Déméter qui refusa durant cette période l’éveil de la nature. Elle-même interprète le jus de la grenade comme celui du sang du nouveau né ou du meurtre. Elle lui avoue qu’elle avait besoin d’un héritier mâle pour conserver le domaine dans la famille. Grâce à lui, il y a des chance que le but soit atteint, ce que Mrs Talmann, intervenant à l’improviste, confirme.

Neville demande à dessiner un treizième lieu, celui où a été retrouvé le corps de Mr Herbert, près du monument au cheval, et que Mrs Herbert lui avait déconseillé comme emplacement pour ses douze premiers dessins. A la tombée du jour, Mr. Talmann s’avance près de Neville qui s’est endormi et demande à voir son dessin. C’est alors que s’approchent Mr. Noyes, Mr. Seymour et les deux frères Poulencs. Les cinq hommes accusent Neville d’avoir conclu deux contrats qui ont entraîné la mort de Herbert à leur vue, ce que réfute Neville accusant chacun d’eux tout comme Mrs Herbert et Mrs Talmann d’avoir tout manigancé. Le ton monte et Neville accuse le coup lorsque M. Talmann lui reproche d’avoir une nouvelle fois profité des faveurs de Mrs Herbert. Les cinq lui révèlent qu’ils ont un nouveau contrat envers lui : ils lui brûlent les yeux, le frappent et le noient. L’homme statue descend du cheval qu’il avait occupé tout l’après-midi et que personne pas plus Neville que ses assassins n’avaient vu. Il s’empare de l’ananas dédaigné par Neville et le mange ».

Le film est d’emblée placé sous le signe d’une satire sociale tous azimuts liée au sexe et au désir. Greenaway dénonce aussi bien l’arrogance à la fois glacée et bavarde de ces nobles dont le générique offre en gros plans caravagesques, dignes aussi des portraits de Georges de La Tour, une galerie de grotesques achevés, en pleins conciliabules, qui plantent le décor social en autant de tableaux autonomes, à l’instar des scènes bientôt peintes par Neville, et amènent le « contrat » pictural et sexuel signé entre Neville et Mrs Herbert sous la houlette de Mr Noyes, l’intendant autrefois éconduit par la maîtresse de maison. Cette première veine, sociale, innerve tout le film, des dialogues mi-figue, mi-raisin entre le peintre et le gendre visitant souvent l’artiste en plein travail et échangeant avec lui des répliques dont on ne sait trop si elles relèvent d’un jeu mondain ou d’une haine assassine, tant elles sont à la fois brutales et raffinées ! Il s’agit bien en effet de haine sociale – mépris de M. Talmann pour ce peintre roturier qui s’installe en terrain conquis en confondant hospitalité condescendante pour les besoins de sa tâche et rencontre humaine véritable dont les repas aux répliques savoureuses pourraient donner l’illusion s’ils n’étaient émaillés de répliques assassines, – revanche sociale et sexuelle pour ce peintre au rire narquois, au désir fougueux, sans préliminaires, qui non seulement croit pouvoir par l’art et la culture dominer, sinon effacer les hiérarchies mondaines et tutoyer les Grands mais prétend redessiner le monde en excluant toute présence humaine de son cadre, en remettant chacun à sa place dans une nature purement végétale et animale – consent-il du bout des lèvres en démiurge à vrai dire assez antipathique. Il comprendra un peu tard qu’il est la dupe d’un jeu pervers où il s’agit pour lui d’engrosser sans le savoir la mère ou la fille, dont le souci (les hommes étant ici impuissants) est de perpétuer la lignée des Herbert mais surtout de conserver une riche propriété lorgnée par le voisin M. Seymour et peut-être les frères Poulencs, véritables Dupont-Dupond. Vaiju Naravane le rappelait opportunément – ce n’est pas par hasard que l’action de ce film se passe en 1694, année du vote par le Parlement anglais d’une loi permettant enfin aux femmes… d’hériter. C’est donc aussi une diatribe contre la respectabilité aristocratique que nous propose le cinéaste, contre l’obession du nom, de la descendance, du machisme – et c’est peut dire que le portrait des hommes n’est guère flatteur mais celui des femmes ne vaut guère mieux tant elles semblent perverses et calculatrices. Les femmes agissent dans l’ombre, tissent leur toile tandis que, pauvre proie, Neville, en roi-soleil d’opérette, croit pouvoir prendre et donner toute la lumière… Pauvre M. Talmann, retourné par sa femme infidèle, renvoyé à son impuissance dans l’une des scènes les plus terribles du film, toute de mépris, de rage impuissante, de mots cruels de la part de l’épouse négligée, jamais plus honorée : quelle scène où l’on oscille entre un rire grinçant et une consternation mêlée de pitié ! Faut-il voir dans ce film, dans le meurtre de M. Herbert, si mystérieux soit-il, la fin du monde aristocratique ? On pense immanquablement à Barry Lyndon de Stanley Kubrick, dont l’intrigue est certes plus claire et linéaire, où les personnages sont certes plus flamboyants, moins désincarnés, mais où l’on retrouve le même esthétisme baroque et pareille satire sociale : Barry Lyndon, de basse extraction, ressemble assez par son arrogance à M. Neville et aux nobles de Compton Alley et les joutes verbales du peintre et du gendre ne sont pas sans rappeler le superbe duel final au pistolet, ponctué par le célèbre trio de Schubert, entre Barry Lyndon et son beau-fils aristocrate, qui rivalisent moins de dextérité que d’orgueil – le héros rechignant à tuer un jeune homme, lequel méprise son beau-père roturier, alcoolique et adultère.

Le film constitue par ailleurs un véritable polar baroque, l’histoire d’un double meurtre, mais dont le cinéaste ne nous donne pas vraiment les clés (qui a tué, quand et pourquoi M. Herbert ?) et dont surtout le héros, M. Neville, après avoir été en apparence dans la première partie de l’intrigue le maître, se voit lentement et finalement, brutalement la victime – les yeux brûlés par une torche et le corps jeté dans les douves mêmes où l’on a retrouvé le cadavre du mari encombrant. L’intrigue policière demeure inaboutie dans ce « whodunit » où le meurtre a sans doute déjà été perpétré avant l’arrivée du peintre dans le manoir, où il n’y a d’autre enquêteur qu’un spectateur au moins aussi ignorant et impuissant que le peintre qui, ne voyant rien et ne comprenant rien, n’imagine pas même qu’il y ait meurtre et nécessité d’une enquête. Symboliquement, Neville n’aura pu achever à son retour le 13ème dessin de la statue de l’homme à cheval devant les douves fatales. Pourtant, dans ses dessins si maîtrisés se logent des indices bien difficiles à percevoir et interpréter : une échelle sur un mur, une chemise près d’un buis, une paire de bottes qui pourrait bien être celle de M. Herbert. Il ne saura pas davantage voir et savoir les indices disposés par Mrs Talmann au terme du 2ème contrat pour les six derniers dessins : chien, vêtements, cheval sans selle. Neville en effet n’a en effet ni l’intuition ni la maîtrise de la situation qui permettent au photographe de Blow-up de Michelangelo Antonioni de découvrir les indices d’un meurtre après avoir fait développer ses photos…Enfermé dans ses fantasmes de de revanche sociale et de puissance artistique ou sexuelle, il n’a pas non plus la chance, la modestie têtue et la vraie pulsion scopique de Jeffries, incarné, dans Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock, par James Stewart, qui, de son appartement, la jambe plâtrée, imagine le meurtre par son voisin Thorwald de sa femme – croyance ou vision qui vont s’avérer bien réelles à force d’observation et de conjectures… Neville est par trop enfermé dans cette obsession sexuelle ou la dégustation des fruits intimes de Mrs Herbert derrière une ombrelle ouverte pour capter le réel : la grenade, avec son jus sexuel et sanguin, alliance d’Eros et de Thanatos, où il mord à pleines dents après l’amour, signe bien plutôt son arrêt de mort. Elle allie Eros et Thanato,. Que n’a-t-il écouté les paroles prémonitoires de sa maîtresse lui rappelant que la grenade est le fruit de Pluton, le dieu des Enfers. Perséphone, au désespoir de sa mère Déméter, dut rester trois mois de plus captive, sous terre, après y avoir goûté !

C’est enfin un film non seulement esthétisant, saturé de références picturales (aux tableaux de La Tour, Velasquez, de Vermeer surtout pour les scènes éclairées par une fenêtre sur la gauche) mais aussi spéculaire, avec ses multiples mises en abyme, qui interroge notre pulsion scopique comme notre libidi sciendi. Le peintre et plasticien qu’est aussi Peter Greenaway s’interroge et nous interpelle sur toutes les virtualités, perspectives et échappées du cadre – qu’il soit pictural, photographique ou cinématographique au point que tous les personnages semblent poser et l’intrigue se décliner en tableaux successifs, en saynètes indépendantes, en plans-séquences dont le statisme et la simplicité apparente font tout le mystère et la complexité. Cadrer n’est cependant pas embrasser le réel, pas plus que voir n’est synonyme de savoir ni représenter de capter l’essentiel. Ce n’est pas le moindre paradoxe de ce film froid et virtuose, aux lignes géométriques, aux dessins précieux, aux personnages empesés, de célébrer dans le même temps le désordre du détail et du vice, la dépossession du dessinateur, l’appel du néant – dans un clin d’oeil amusé du cinéaste au spectateur et au critique, avec son homme-statue de glaise qui s’anime, fait la nique à un enfant emperruqué ou urine sur un pilier de l’enceinte.

La vie est plus forte que l’art, si fascinant et hiératique soit-il, à l’image de « La beauté » chère à Baudelaire dans ses Fleurs du Mal : « je hais le mouvement qui déplace les lignes » pourrait proclamer également Greeenaway tout en le…célébrant.

Claude

Cassandre – Hélène Merlin

Cassandre, l’héroïne du beau film, âpre et subtil d’Hélène Merlin, témoigne par son nom mythologique du fléau de l’inceste intra-familial, qui fait écho aux violences sociales et institutionnelles défrayant régulièrement la chronique – viols de Mazan ou affaire Bétharrham tout récemment. Cassandre, le film comme le personnage – joué tout en finesse par Billie Blain, étonnement et rage rentrée – lance un cri l’alarme et tente de conjurer le mauvais sort, l’incrédulité des autorités, le silence complice des proches, l’aveuglement volontaire des témoins : telle la devineresse condamnée par Apollon à qui elle s’est refusée à n’être jamais crue, méfiante à l’égard du cheval de Troie, entrevoyant la ruine de la ville, Cassandre ne parvient pas à se faire entendre de ses parents lorsqu’elle leur révèle les attouchements et les viols de son frère – tant le climat familial est naturellement (si j’ose dire) incestuel et le vécu de Mère et de Père lui-même traumatique. La mère explique qu’elle a vécu des viols et en parle de manière fracassante et quasiment hystérique, tandis que le père évoque les agressions qu’il a connues dans un pensionnat religieux, un Bétharram parmi tant d’autres. Symptomatiquement, les deux parents ne portent ni nom ni prénom, comme s’ils n’étaient que des fonctions, pour le moins lointaines et défaillantes – et nullement des géniteurs attentifs et aimants, si proches et familiers semblent-ils dans la salle de bain …quasi commune – des personnages de ce conte terrible, dans ce manoir aux escaliers hitchcockiens, hanté par un frère infantile et incestueux, humilié par son père, et dont Cassandre s’échappe pour le centre équestre, non sans avoir traversé à vélo une forêt inquiétante, mais finalement salvatrice… Hélène Merlin, invitée de ce beau week-end des Jeunes Réalisateurs, et encore aujourd’hui dans l’émission Plan large sur France Culture, a bien montré comment le merveilleux peut virer au cauchemar, et le milieu familial, théoriquement et ordinairement protecteur, devenir le lieu de tous les dangers…

Tout le mérite de sa démarche et de sa mise en scène est d’éviter aussi bien le scabreux ou la pathos que le didactisme ou l’indignation. La cinéaste réussit même le tour de force de rendre ses personnages, et notamment les parents, nullement antipathiques mais presque comiques : Zabou Breitman est inénarrable en mère évaporée et déjantée, à la limite de l’hystérie, apparemment très proche de ses enfants (étonnamment câline avec son fils à qui elle passe tout et qu’elle accueille dans son lit comme un bébé) mais totalement absente, se promenant nue dans sa maison ou à la piscine, comme si en cette année 1998 elle revivait la libération sexuelle de 1968 sans voir que les temps ont changé : elle crie à sa fille de ne pas porter de culotte la nuit (« il faut que ça respire ! » ) et se vante d’avoir posé nue pour Hara-Kiri. Eric Ruf, qui a pu pour Cassandre distraire un peu de son temps précieux à l’administration de la Comédie française et à la mise en scène du Soulier de satin de Claudel, campe un formidable père – dans tous les sens du terme : proche de ses enfants mais humiliant avec son fils il est vrai paresseux et peu soucieux de son avenir, libéral avec Cassandre qu’il autorise à passer l’été dans un centre équestre dont il n’apprécie pourtant pas les méthodes selon lui laxistes, ou les directives de silence du moniteur (qu’il traite de P4), viriliste ridicule et cassant militaire paradant dans le haras, affublé d’une armure devant ses enfants ou vaticinant sur la perte des valeurs en patriarche présidant à de pesants repas… Quant au frère (incarné par Florian Lesieur, plus vieux que son rôle), ses épaules voûtées et son visage chafouin lui donnent un côté assez dégoulinant et pervers de garçon revenu des USA où il a dragué probablement sans grand succès…

A aucun moment pourtant, Hélène Merlin ne donne à voir directement l’inceste ( si ce n’est à travers les crises d’angoisse, les hallucinations, ou le format d’image passant du super 8 de l’enfance solaire, du plan large du plein air au 1. 33 puis au 1. 85 de l’adolescence assombrie captée en plans serrés, anguleux, névrotiques) mais elle parvient à instiller un climat incestuel très progressif, une montée de l’angoisse tout en douceur et en pudeur. Il y a certes me direz-vous cette promiscuité de la salle de bains qui interroge et dérange, bien qu’il n’y ait rien a priori de choquant à se laver les dents à plusieurs, ce frère qui joue avec sa soeur dans la piscine mais son baiser sur la bouche nous interpelle…Une autre scène installe cette fois-ci chez le spectateur un malaise d’autant plus prégnant que la violence intra-familiale s’y pare des atours d’une promiscuité naturelle aux personnages : tandis que le père et le fils jouent au jeu de go, Cassandre, jambes écartées, se voit épilée par sa mère sur la même table du salon.

Trop aimante pour se révolter et détester ses proches, trop instinctive pour analyser ce qui lui arrive mais trop sensible pour ne pas somatiser sa souffrance, Cassandre trouve dans l’amitié de Laetitia, la douceur de l’instructeur équestre et le monde des chevaux, l’écoute dont elle a besoin et un rapport sain à la nature et aux êtres qui lui permettra de se construire, ou plutôt de se reconstruire. Son amie mène au centre équestre une vie de quasi-opheline, mal-aimée de son beau-père mais accueillie une nuit chez les parents de Cassandre, elle se découvre paradoxalement plus équilibrée, mieux protégée par sa solitude et sa maturité : la plus faible n’est pas celle qu’on pourrait croire. L’héroïne, qui revient de l’ecole de cavalerie de Saumur, a une relation privilégiée aux chevaux, qu’elle monte, flatte et caresse avec intuition et doigté… sauf un jour…Un jour où elle a sans doute subi les approches et les attouchements de son frère et où son cheval refusant d’avancer, elle le cravache avec une certaine violence. Et son instructeur de lui dire qu’elle a le droit d’être en colère contre elle-même mais pas de s’en prendre à l’animal, qui ne lui a rien fait et a lui-même souffert des corridas auxquelles il a dû participer – symbole limpide de la jeune femme entraînée dans une spirale familiale toxique qui la dépasse et qu’il est vain de vouloir ainsi exorciser… On admirera ici la douceur et la pédagogie de l’instructeur, qui ne juge ni ne rabroue mais explique et accueille la souffrance de Cassandre, en père de susbtitution, en grand frère rêvé dont on se prend un instant à croire qu’ami attentif, il pourrait devenir amoureux de l’adolescente en perdition… mais pardonnez à ma veine romanesque, ce n’est pas le propos du film et cela n’aurait qu’ajouté la confusion des sentiments à la toxicité des relations et à la gravité des faits…

Bouleversante dans sa fragilité d’adolescente saccagée, ses doutes et ses hantises térébrantes, Cassandre ne suscite pourtant jamais la pitié dans ce film porteur d’espoir, placé sous le signe de l’échappée autant que de l’enfermement, de la création artistique aussi, qui permet ici à la réalisatrice de réparer au moins un peu son propre traumatisme en transposant son histoire, en déposant son fardeau en des effigies symboliques : les poupées de porcelaine qu’Hélène Merlin avait pu voir chez Zabou Breitman ou ces marionnettes actionnées par Cassandre devenue adulte. Un chemin de vie et de réinvention de soi où l’on n’est plus le jouet des autres mais le maître de sa destinée, où l’on se sent mu, comme dans le thème sonore du film, par un « petit galop de cheval, comme un battement de coeur. »

Claude

April – Dea Kulumbegashvili (2)

April est un film âpre, très fort mais il faut du temps pour qu’il se décante en nous, pour apprécier et digérer la dureté hyper-réaliste, naturaliste de scènes d’accouchement ou d’avortements, à peine atténuée par la poésie de la nature évoquée par Pierre (champs de coquelicots à la Monet, ciel bleu, superbes montagnes) et curieusement contrebalancée par l’abstraction, la dimension symbolique et fantastique des toutes premières images du film, de la créature de sable et de boue marchant péniblement, Golem, cauchemar ou mauvaise conscience de Nina qui n’est pas intervenue, n’a pas appelé à l’aide quand sa soeur s’enlisait …

Après cette apparition mystérieuse en générique, qu’on pourrait croire extérieure au film, prendre pour une fable, un court métrage, on entre brusquement dans une salle d’accouchement, avec un gros plan sur un ventre de femme, en travail : aucun détail ne nous est épargné et l’on vit en direct, presqu’en temps réel, la naissance de l’enfant et jusqu’à la délivrance, avec la section du cordon ombilical et l’expulsion du placenta. On retrouvera le même réalisme quand il s’agira d’avorter la jeune femme sourde-muette dont on comprend que, ne sortant jamais, elle a sans doute été violée par son beau-père : des gestes techniques, un soutien un peu détaché de la grande soeur, des cuisses tremblantes, un peu de sang ; la nature de l’acte ne nous autorisera pas à en voir davantage.

Le ton est donné et tout le confirmera : le film relèvera du cinéma-vérité, il sera brut et sans fioriture, à l’image de ces bruitages qui tiennent lieu de bande-son et de musique et immergent le spectateur dans l’action et la conscience de Nina. La force du film est de nous faire vivre ses moindres émotions, ses sensations – son souffle haletant dans la voiture qui la mène à une ferme éloignée pour un avortement clandestin, le pare-brise balayé par la pluie, l’aboiement d’un chien solitaire, le crissement des pneus et jusqu’à l’embourbement de sa voiture dans un chemin creux – image de sa vie piétinante et sans amour véritable. Avec pourtant une impression de décalage que ne confèrerait pas une musique illustrative ou symbolique : le spectateur ne sait pas d’où vient le bruit perçu, il a toujours un temps de retard, il a peur pour elle, se sent en danger – malaise d’autant plus prégnant que Nina, si dévouée soit-elle à toutes ces femmes en souffrance, semble donner aussi bien la mort que la vie et profondément taciturne, ne manifeste que rarement des sentiments.

Tout se passe comme si elle n’offrait qu’un fatalisme actif, amour indifférencié, l‘agapé d’un dieu froid et distant, sans véritable philia, amour choisi, amitié élective (à part pour David son ami médecin et protecteur, avec qui elle a vécu, qui la reçoit dans son bureau avec un geste tendre), sans eros non plus tant la chair semble triste, expéditive et livrée à une rencontre de passage dans une voiture… Tout se passe comme si Nina ne parvenait pas à tisser des liens avec les autres, que cette campagne géorgienne si austère, ces espaces suburbains désolés, ces familles nombreuses où les filles sont mariées à 15 ans (en dépit de la loi), où les cliniques refusent souvent de pratiquer l’avortement, que cette atmosphère à la fois rurale et urbaine, poisseuse et aseptisée déteignissent sur elle. Condamnée à errer de ferme en ferme, de chemin boueux en improbable masure, Nina semble toujours enfermée, hors-champ ou au bord du cadre : hors champ dans sa propre voiture, au bord du cadre lors de la réunion initiale où elle doit répondre de la mort à la naissance du bébé face aux parents, à David et au directeur de la clinique, longtemps ignorée d’une caméra incertaine, balayant le mur blanc en panoramique, lorsque le verdict final de ce dernier, lu d’une voix monocorde, établit que l’enfant, dont les poumons étaient atrophiés et infectés, n’était pas viable, ce qui innocente Nina suspectée d’avoir trop attendu et refusé de recourir à une césarienne pour elle inutile et tardive, qui plus est refusée par la mère. Eternel débat de la volonté plus ou moins expresse, plus ou moins éclairée de la parturiente, qui fait écho, toutes proportions gardées, à l’autre bout de la vie, aux directives anticipées, ou à la volonté d’un malade face à l’euthanasie et à la marge ou à la liberté d’interprétation du médecin.

Dès lors, le fantastique du film, et cette curieuse créature récurrente de boue et de sable, relèverait moins du surnaturel proprement dit qu’il ne constituerait, selon la définition de Tzvetan Todorov dans son Introduction à la littérature fantastique, un prolongement fantastique du réel : le réel poignant de ces ventres de femmes engrossées (sans amour sans sensualité même), l’obsession empathique de Nina à les sauver, le vide monstrueux de sa vie (dans laquelle, dit-elle, « il n’y a de place pour personne »), la froideur du cadre, la dureté d’une société patriarcale bruissante de rumeurs, n’autorisant ni envol lyrique ni élan métaphysique. Le poids incroyable, fantastique, absolu du réel. Et un film féministe comme malgré lui, un témoignage bien plus fort qu’une oeuvre militante.

Claude

Le quatrième mur de David OELHOFFEN (3)

Je voudrais dire à mon tour ma sidération, mon bouleversement face à ce film-choc terrible, qui m’a laissé sans voix, alors que j’avais envie d’intervenir, mais sur lequel toute parole eût paru vaine, dérisoire, indécente même – comme l’ont bien senti la salle entière et même les Cramés aguerris, qui ne se sont pas – fait exceptionnel rappelé par Pierre – senti le droit d’entamer le moindre débat.

Outre l’interprétation remarquable de Laurent Lafitte et de Simon Abkarian, j’ai été impressionné par la construction du film qui laisse espérer dans sa première partie – naïveté de l’illusion romanesque ou persistance du « sale espoir » dénoncé par l’Antigone d’Anouilh ? – sinon le triomphe de l’art, du moins une possibilité de jeu communautaire, de dépassement des clivages religieux, claniques et politiques au moment où Georges, ayant enfin réuni tous ses acteurs, lance la répétition générale de la pièce où il joue le rôle du choeur et se glisse parmi les comédiens en metteur en scène habile et présence démiurgique : « Ne faites pas attention à moi, faites comme si je n’existais pas. »

On retiendra de beaux passages, qu’on eût aimés plus nombreux ou plus développés, sur la mission du metteur en scène, sur les répétitions mais aussi sur les rapports complexes entre l’art et la vie, sur la traversée créatrice du « quatrième mur » lorsqu’il est question de faire travailler ensemble des acteurs de communautés différentes et que la religion interfère avec la culture…Georges explique ainsi à l’acteur incarnant le garde qu’il doit jouer son rôle – la découverte d’Antigone désobéissant à son oncle, le roi Créon, en recouvrant de terre le cadavre de son frère Polynice – avec plus de simplicité, un naturel qui fait de l’art une seconde nature, un détachement presque…comique. Pour le rôle d’Hémon, cousin et fiancé d’Antigone (qui ne pourra lui éviter la mort), il est joué par Nakad, le fils de son fixeur Marwan, le jeune homme qui sera assassiné : pour l’heure, il lui conseille de jouer avec la même tendresse quêteuse dont il a entamé sa tirade, lui donnant la réplique en assumant les répliques d’Antigone et en le prenant dans ses bras : il provoque alors la perplexité, voire la réprobation du père qui croit son fils ou le metteur en scène…homosexuels. La même confusion de l’art et de la vie – et partant la même nécessité de dépasser les préjugés sociaux ou culturels – se manifestent avec plus d’acuité l’instant d’après lorsqu’il s’agit d’évoquer le suicide d’Eurydice, que doit jouer la vieille Khadija, de religion chiite : l’actrice refuse un tel dénouement pour elle sacrilège, Dieu seul pouvant décider de l’heure de notre mort, – et le franchissement du « quatrième mur » amènera même les protagonistes de cette improbable saynète entre l’art et la vie devant un imam à qui Georges doit expliquer qu’il respecte Allah et la religion musulmane, avant de s’incliner et de renoncer à la fin tragique d’Antigone. Premier renoncement de l’art devant la vie, ou plutôt la mort, bientôt suivi par la visite de Georges à Joseph Boutros qui le reçoit rudement et lui fait comprendre que les lois de la guerre prévalent sur le théâtre : du reste, des tirs violents et la nécessité de se cacher derrière un mur en font foi…

Pourtant, l’obstination payante et l’effacement créateur de Georges devant ses acteurs, son fixeur Marwan et l’ami Samuel dont il est sur le point d’accomplir la promesse se heurte brusquement et définitivement au 4ème mur, à la réalité fracassante de la guerre : une bombe explose, une partie de la salle est soufflée et c’est le sauve-qui-peut général. On commençait à y croire ferme, Georges tenait le bon bout et tout s’effondre. Le film bascule comme le héros vers son destin : la deuxième partie du film ne sera plus vouée qu’à la violence et à cette trouble fascination de la guerre qui, après la découverte du corps crucifié d’Imane (telle la Pièta de Michel-Ange), emportera Georges vers le meurtre du chef chrétien Joseph Boutros pour venger la mort de Nakad, le fils du fixeur druze Marwan et vers son propre trépas devant le char syrien. Le fatum de la tragédie, la « machine infernale » – selon la formule et le titre éponyme de Jean Cocteau – est en marche – et rien ne l’arrêtera. Le metteur en scène Georges, Laurent Lafitte lui-même metteur en scène autant que comédien à la Comédie française, qui s’est vu confier par le réalisateur la direction d’acteurs à L. Lafitte de la Comédie Française pour les répétitions, chez Marwan, au théâtre puis dans les locaux dévastés de la fac, différencie opportunément la tragédie du drame : si de dénouement de la tragédie reste inexorable, l’issue de la tragédie, par la concrétisation de l’utopie partagée, par-delà le temps, resterait possible, de Sophocle à Œeloffen.

Sorg Chamandon dit avoir voulu avec son roman-témoignage « faire sortir le poison qu’inocule la guerre » mais si le spectateur est à la fois sonné et écoeuré, c’est aux fauteurs de guerre, aux dictateurs, aux belligérants de tout poil qu’il faudrait demander si la catharsis tragique opère vraiment. On peut en douter. L’image que l’on retient essentiellement du film est celle de la violence, de l’enfermement meurtier avec la lumière blanche des bombes au phosphore, le contraste violent entre les couleurs saturées à l’entrée de Georges dans le camp de Sabra et Chatila et le flou grisâtre des corps étendus, entraperçus, immolés à la barbarie humaine jusqu’à ce plan terrible, déchirant, de Georges découvrant le corps crucifié d’Imane et s’étendant au pied du lit les bras en croix en un geste semblable de communion impuissante avec sa bien-aimée par-delà la mort. On pense aussi à ces plans étouffants ou un instant salvateurs, d’un côté la contre-plongée angoissante sur la voiture de Marwan et Imane traversant la ville et dominée par un immeuble en ruines d’où, à tout instant, un snipper peut sceller votre destin, de l’autre la plongée sur la scène de théâtre observée par le metteur en scène couvant du regard ses acteurs et recréant en démiurge un peu d’humanité.

L’ affiche du film montre Laurent Laffite de trois quart face, légèrement tourné vers le spectateur, surcadré par le trou béant d’un mur déchiqueté par un obus et derrière lui une âcre fumée noire. Lui qui a voulu renouer avec cette terre libanaise qui lui avait arraché son amour, cette Imane-Antigone dont il était tombé amoureux tant elle lui insufflait de force théâtrale et qui avait toujours sur elle « un peu de cette terre de Jaffa », comme l’héroïne grecque obstinée à enterrer son frère Polynice, fût-il un traître – au nom de la loi du coeur et des dieux contre la raison d’Etat, décide d’affronter son destin : s’il a été un temps aveuglé par l’explosion du théâtre Beaufort, contrairement à Oedipe, il affronte finalement la mort, la Gorgone, en toute lucidité.

Claude

Les Graines du figuier sauvage de Mohammad RASOULOF

Au cinéma comme en littérature, le microcosme familial est non seulement un reflet dramatique et intense de la société décrite mais surtout une formidable chambre d’écho des tensions politiques, et notamment de l’oppression, dictatoriale ou fanatique, qui s’immisce dans l’intimité d’un couple, oppose les générations ou monte les jeunes contre leurs parents, comme dans 1984 de George Orwell ou son adaptation par Michael Radford où Parsons, le voisin du héros Winston Smith, est dénoncé par ses enfants à la Police de la Pensée. Le magnifique et bouleversant 10 ème film de Mohammad Rasoulof Les Graines du figuier sauvage s’inscrit bien dans cette perspective en la systématisant et la radicalisant (l’affrontement intrafamilial devenant le sujet du film du moins dans sa deuxième partie et surtout sa dernière heure) et en jouant sur plusieurs genres : le film politique, le thriller, le film fantastique même à la fin, lorsque le père (Iman), devenu fou, pousuit les trois femmes, qu’il avait enfermées, sauf la cadette, dans la maison de famille au coeur de la nature puis dans les ruines labyrinthiques d’une ancienne ville perse, tel Jack Torrance (Jack Nicholson) pourchassant dans les couloirs et le labyrinthe d’un motel désaffecté son fils et sa femme dans Shining de Stanley Kubrick. L’engloutissement final, hasard géologique ou justice immanente, nous sidère d’autant plus qu’un coup de feu est parti, du père ? de Sana, la plus jeune fille ? Même perte de repères que lors de l’incroyable course-poursuite qui tire Les Graines du figuier sauvage vers le thriller et où l’on ne sait plus qui poursuit qui, si la famille est menacée par le pouvoir ou par les opposants qui se sont procuré par les réseaux sociaux les coordonnées des fonctionnaires et affidés de la dictature religieuse…Jusqu’au moment où Iman coince la voiture de ses poursuivants, les oblige à sortir et découvre que ce sont des jeunes révoltés qui le prennent en photo et le dénoncent à ses filles comme un tortionnaire responsable de maintes exécutions capitales…Le réseau ne passe pas, déclarent Rezvan et Sana, sans doute épouvantées par les révélations sur leur père et peut-être inconsciemment désireuses de lui sauver la face et la mise : Amin en profite pour désarmer les jeunes gens !

Que d’échos éveille en nous ce film sensible et glaçant, cette confrontation du politique (sur la dictature iranienne et la mort de Masha Amini, rouée de coups par la police des moeurs pour ne pas avoir porté le voile) et de l’intime – avec ce père d’abord sympathique, aimé et admiré de son épouse pour sa promotion au poste d’enquêteur et bientôt de juge d’instruction au tribunal révolutionnaire, torturé par sa conscience pour devoir signer des condamnations à mort mais trop vite gagné par l’ambition, le système et la peur avec la perte de son pistolet, et ses filles vite éveillées au mouvement de révolte « Femmes, Vie, Liberté » vécu en direct sur leur portable et les réseaux sociaux !

La mère tente tant bien que mal de concilier puis de réconcilier le père et ses filles qui vont se déchirer, dans une terrible scène de repas où Rezvan, l’aînée étudiante, affronte le « chef de famille » Iman qui ne comprend pas et ne veut ou ne peut pas voir la violence du pouvoir qu’il sert car il en fait partie et n’a aucun recul : et ce n’est pas le moindre intérêt du film que de mesurer et de vivre de l’intérieur l’évolution de cette mère aimante et conservatrice, qui soutient la carrière de son mari et craint pour la sécurité de sa famille, voit dans les manifestant(e)s des excité(e)s ou de dangereux révolutionnaires comme le martèlent les media officiels et la télévision d’Etat, et n’accueille qu’avec réticence une amie étudiante de Rezvan, sans logement, pour une nuit ; mais quelle métamorphose et quel choc pour le spectateur que la scène où la jeune fille prise dans une manifestation revient le visage tuméfié et ensanglanté par une décharge de chevrotine qui l’a quasiment éborgnée ! Un gros plan saisit les larmes amères, irrépressibles et comme retenues de Najmeh enlevant avec des gestes d’une profonde tendresse et d’une infinie précaution les éclats de métal mêlés à la peau distendue et labourée de la jeune femme. L’image est saisissante, digne du Jeanne d’Arc de Dreyer, tant elle associe dans l’empathie et la compréhension muette la souffrance de l’adolescente et la soudaine lucidité de la mère sur les crimes de la dictature. Les gestes comptent plus que les mots : ils les dominent ou les démentent parfois comme ici. Comme une repentance et une prise de conscience, moins dans les paroles que dans les actes, comme une urgence dans la solidarité féminine, dans le souci de l’autre qui balaie les discours conservateurs tenus quelques instants auparavant, l’indifférence au combat citoyen et la peur pour les siens : c’est bien par le Visage, d’autant plus s’il est ravagé, que l’on découvre l’Autre, comme le dit le philosophe Emmanuel Lévinas, que l’on épouse sa différence, que l’on sent que « rien d’humain ne nous est étranger », selon le mot de Chrémès, le personnage de Térence.

On songe face à cette histoire d’émancipation féminine, à la découverte par une femme de la vraie nature, violente et perverse, de son mari, à Il reste encore demain, de Paola Cortellesi, où Delia, une femme battue se libère de son mari dans l’Italie d’après-guerre. A la superbe Histoire officielle, du cinéaste argentin Luis Puenzo, que j’avais découverte dans ma jeunesse cinéphilique : j’avais été impressionné, tétanisé même par l’intrusion de la violence politique dans un couple sous la dictature argentine, Alicia, professeur d’histoire, découvrant avec l’effondrement du régime que son mari admiré, homme d’affaires, pouvait bien avoir volé la petite Gaby qu’ils avaient adoptée à une opposante « disparue ». Je me souviens de cette scène terrible où la femme éprise de vérité demande des explications à son mari qui la serre et la repousse avec rage…De même, comment ne pas penser à Music Box de Costa-Gavras où l’avocate Ann défend son père Mike, d’origine hongroise, accusé d’avoir été un criminel de guerre nazi, d’avoir dirigé un escadron de la mort, puis découvre peu à peu qui il était vraiment, avant d’en être persuadée par une boîte à musique, preuve irréfutable avec ses photos accablantes, par-delà l’acquittement premier du coupable ? Une fille, des jeunes femmes découvrant la terrible vérité sur leur père, de Music Box aux Graines du figuier sauvage, avec le rôle dramatique d’un objet, là révélateur, ici dramatique et symbolique, ce Mac Guffin dont parlait Hitchcock, prétexte et moteur de l’action : l’arme de service d’Iman, marque de son nouveau pouvoir, destinée à le protéger depuis son accession à de hautes responsabilités, devenant le signe de sa faiblesse lorsque la jeune Sana, contre toute attente (tant elle semble sage, silencieuse et moins révoltée que son aînée), la lui dérobe et qu’Iman devient fou, soumet les trois femmes à un interrogatoire auprès d’un ami détecteur de mensonge, les soupçonne tour à tour et les enferme en véritable tortionnaire. Cette arme révèle sa vraie nature et devient le motif dramatique par excellence…

Enfin, cette oeuvre primée par le prix spécial du jury à Cannes 2024 (là où on attendait une Palme d’Or méritée) a connu bien des tribulations : elle a été conçue en prison par Rasoulof, tournée clandestinement en Iran aux risques et périls des acteurs et de toute l’équipe des techniciens, montée in fine à Paris après la fuite à travers les montagnes et l’exil du cinéaste. Cette véritable épopée créatrice semble redoublée par le statut à la fois unique et diversifié de l’image, comme si le film intégrait son propre making of en une audacieuse mise en abyme qui, mêlant remarquablement la réalité et la fiction, fait de l’image à la fois l’instrument de la dictature et le moyen de la révélation : d’un côté, les photos d’imams et d’ayatollahs au travail d’Iman, les effigies en carton de martyrs du régime dans les couloirs du tribunal révolutionnaire, les actualités officielles de la télévision d’Etat sur les « dangereux » manifestants « révolutionnaires », le camescope d’Iman filmant sa femme et sa fille enfermées, comme dans un poste de police ; de l’autre, les images des réseaux sociaux glanées sur Internet et diffusées par les portables, l’appareil photo des jeunes opposants poursuivant Iman et le filmant, la vision aussi de ces mégaphones que Sana a installés dans le jardin de la maison-prison, voix de la révolte et douloureuse nostalgie de l’enfance…

Image contre image, intrusion glaçante d’une photo de portable montrant de jeunes manifestants assassinés dans la rue, baignant dans leur sang, vision terrible enchâssée dans le plan de cinéma, réalité foudroyante faisant éclater tous les codes de la fiction authentifiée et magnifiée par le témoignage documentaire. Grandeur de l’art aussi qui fait de nécessité vertu, qui transforme une contrainte politique – le tournage clandestin – en un huis-clos familial, une sphère intime lézardée, envahie puis dynamitée par la vie publique.

Claude

Mohammad Rasoulof

W-E cinéma italien 2024-Primadonna de Marta Savina

« Mariage réparateur » ! ? Quel étrange formule oxymorique, quel cynisme juridique, quelle étrange liaison de l’amour ou de ce qui devrait être son prolongement et son accomplissement personnels et institutionnels, le mariage, et du judiciaire ? Réparation de quoi et pour qui d’ailleurs que cette coutume archaïque, mise en scène sobrement, sans pathos ni didactisme, par Marta Savina dans Primadonna, ce mariage forcé, cette union imposée à une jeune femme violée pour éviter le délit d’honneur, la honte familiale et …le procès au violeur qui deviendra ainsi un « respectable » mari ? Réparation pour la société sicilienne hypocrite et corsetée des années 1960, confite en dévotion, en code de l’honneur, de la réputation et apparences sociales et l’homme qui s’en tire à si bon compte ? Ou gâchis pour une jeune femme non consentante dont la vie sera malheureuse, la vérité intime mise sous le boisseau, le bonheur saccagé ?

Thème et nœud dramatiques par excellence, le « mariage réparateur », aux termes des articles 544 et 587 du Code pénal abolis en 1981 par la loi italienne, offre ici à Marta Savina la matière d’un film sobre et puissant, qui pose et tisse au fil d’un scénario charpenté et haletant, et grâce à une interprétation à la fois pudique et énergique de la jeune fille, Rosalia Crima, dite Lia, et de ses parents, les questions essentielles de l’amour et du bonheur, du désir et du consentement, de la morale et de la religion, des pauvres et des puissants, du sentiment et de l’institution de la justice supposément réparatrice, de la condition féminine enfin à l’heure de Meetoo, des viols, des féminicides et des violences faites aux femmes révélées chaque jour dans les media. Film d’une brûlante actualité s’il en est, qui développe et actualise pleinement le programme du court métrage de 15 mn de fin d’études, Viola, Franca, réalisé en 2017, en Californie, par Marta Savina : l’histoire bien réelle de Franca Viola, âgée aujourd’hui de 76 ans, violée par un jeune homme et contrainte par sa belle-famille et ses propres parents de l’épouser… Comme Lia, l’héroïne de Primadonna, elle osa, la première femme à le faire, d’où le titre parodique du film, porter plainte contre son agresseur, le traîner en somme en justice et obtint sa condamnation : dans notre film, Lorenzo Musica (joué par Dario Aita), transposition de Melodia, le personnage réel, écope de 11 ans de prison.

Lia se comporte moins en première cantatrice, qui connait la musique ou jouirait d’une grande expérience de la vie, qu’en jeune femme à la fois timide et farouche, proche de ses parents (elle travaille la terre avec son père au grand dam de sa mère) et désireuse de s’émanciper, ce qu’elle va faire en résistant de toutes ses forces à la rumeur, à la pression sociale et cléricale, en osant enfin parler au tribunal de son viol au prix de sa pudeur, de sa dignité, de son intimité livrée ainsi en pâture au juge et aux jurés : on frémit ainsi de la question insidieuse et perverse posée par le brillant avocat de l’accusé, stipendié par la belle-famille : « êtes-vous sûre que vous n’avez pas éprouvé du plaisir ? ». Sous-entendu lors du viol : car comment appeler autrement l’enlèvement de la jeune fille, sous les yeux de ses parents, avec son petit frère, bientôt relâché, et sa séquestration dans une maison, une cabane isolée où Lia (jouée par une remarquable Claudia Gusmano, tout en finesse et énergie, en audace et pusillanimité) doit céder aux instances de Lorenzo, séducteur pour ainsi dire caricatural, latine lover sûr de sa beauté et bardé de son arrogance sociale de fils de riche propriétaire mafieux ?

L’histoire d’amour n’avait pourtant pas si mal commencé entre eux et Lia semblait plutôt amoureuse du jeune homme, en tout cas attirée par lui, déjà, avant son départ pour l’Allemagne. A son retour, il la poursuit de ses assiduités, lors d’une procession (la pourtant pieuse Lia ne pourra jamais incarner la Vierge ; elle est appelée à un rôle plus humain et plus tragique encore), la retrouve derrière l’église, contre un mur où la jeune femme semble prête à s’abandonner, ou devise avec elle dans le champ paternel, insistant sur son amour et son intention de l’épouser, tandis que la jeune femme semble de plus en plus hésitante, réticente même, détachée de ce garçon décidément trop sûr de lui, trop entiché de ce statut social qui lui donne la certitude que rien ni personne ne peut, ni ne doit surtout lui résister…

Alors, oui, ce film pose la question du consentement à l’amour et à l’acte sexuel, dont certains mettent parfois en doute la clarté, la formulation, la sincérité, sinon pour justifier, en tout cas pour excuser ou tout au moins expliquer le viol… Les sentiments de Lia peuvent ne pas sembler clairs au début mais il est évident que ses sentiments évoluent, s’atténuent et que son désir se délite : le consentement ne fait donc pas défaut simplement au moment du viol mais bien avant, en amont de cet acte criminel quand l’amour n’est, déjà, plus là…C’est ce que Lorenzo n’a pas su, pas voulu voir, ce qu’il n’a pas accepté – aggravant son cas par ce repas familial de mariage imposé où les parents de Lia se voient obligés par le parrain du village, futur « beau-père », de trinquer au bonheur des jeunes gens, ou plutôt se verraient obligés si la jeune femme n’osait dire NON !

Scandale pour les puissants, pour le village, qui rejette Lia et sa famille, son père si digne et obstiné (qui avait bien subodoré l’arrogance et la violence de Lorenzo enlevant bientôt la jeune femme avec ses amis à moto selon la pratique ancestrale de la fuitina), scandale pour ce prêtre infâme, qui n’est que la voix des puissants, qui interdit à Lia l’entrée de l’église le jour du Vendredi saint, qui organise clandestinement des combats de coq et empêche la prostituée, amie de Lia, et familière de…Lorenzo, de témoigner contre le jeune homme lors du procès en lançant contre elle un coq qui va la défigurer… : curieuse coïncidence, cet homme d’Eglise, don Zaina, est joué par Paolo Pierobon, qui incarnait le pape dans L’Enlèvement de Marco Bellochio. Scandale dans cette Sicile d’un autre âge où la mauvaise réputation poursuit l’ancien maire, avocat « grillé » par ses échecs et qui va pourtant, le grand avocat pressenti s’étant défaussé et laissé acheter par les puissants, accepter de défendre Lia, et, contre toute attente, gagner son procès, leur procès…N’est-il pas secrètement amoureux de Lia ? Mais c’est une autre histoire…

Scandale que cette victoire pour une fois des faibles contre les puissants qui ne peuvent plus contempler et dominer de leur superbe la procession et le village entier défilant sous leur balcon, mais qui n’éteint pas la réprobation publique sur les affaires de mœurs, comme si l’amour se réduisait au sexe ou à un acte sexuel, scandale contre lequel Lia osera encore lutter en restant au pays, dans ces âpres reliefs près du mont Nebrodi et de Messine, alors que son père, loin de se griser du triomphe du droit et de la liberté féminine, demeure pessimiste : « Je suis fier de toi, s’écrie-t-il, mais nous n’aurons pas gagné tant que la société, les mentalités et la loi ne changeront pas. Ils gagnent toujours… »

Il est pourtant des victoires, si fragiles soient-elles, qui nous revigorent, des lendemains qui ne déchantent pas toujours, des happy ends de cinéma qui n’ont rien d’artificiel ou de lénifiant…

Claude

W-E Italien 2024- La bella estate de Laura Luchetti

« Ne me fais pas mal », supplie dans un mélange de frayeur et de ravissement Ginia (Yile Yara Vianelle) s’abandonnant enfin à Guido qui lui offre sa première fois dans une scène d’une infinie tendresse et d’une sensualité haletante où le spectateur épouse avec empathie, sans voyeurisme, la montée tremblante du désir, la respiration oppressée de la jeune femme à mesure que le jeune peintre la dévêt avec une sûre lenteur pour s’unir bientôt à elle : à son regard chaviré on peut se demander si elle a vraiment éprouvé du plaisir ou si elle n’exprime pas le vague dépit d’une défloration sinon un peu rude, tout au moins rapide de la part de Guido trop empressé… »Une virginité qui se défend » – explique Laura Luchetti, réalisatrice du superbe « La bella estate » (2023), inspirée du roman de Cesare Pavese qui, selon la cinéaste, « parle si bien de sa jeunesse, de cet âge où tout est possible, et tout est effrayant. » Cette nuit d’amour, la discussion étonnée qui suit la rencontre n’en couronnent pas moins une attente diffuse, et, grâce à l’autre, une découverte de soi jusqu’ici cantonnée au reflet dans un miroir, au bain prolongé – une attente impatiente, exaspérée parfois aussi dans les questions à une amie : « comment fait-on l’amour ? quand ferai-je enfin l’amour ? » « Cela viendra en son temps » – lui répond-on.

C’est peut-être une autre scène qui est la plus touchante et qu’on ne peut s’empêcher de mettre en regard de la première : la scène de danse entre Ginia, cette jeune couturière blonde dont nous suivons à Turin en 1938 les émois amoureux et la confection experte d’une robe mordorée et Amelia (Deva Cassel), ravissante brune, Muse et modèle des peintres, qui pose nue, multiplie sans doute les liaisons et fascine Ginia, ouvrière et laborieuse artisane en lui ouvrant le monde de l’art et de la bohème, après lui avoir insufflé la libération du corps dans un plongeon lacustre en petite tenue, devant des étudiants mi-ravis, mi-choqués, lors d’une partie de campagne, d’un déjeuner sur l’herbe dignes de Renoir ou Monet. Les deux femmes dansent ensemble sous la caméra caressante de Diego Romero Suarez Llanos, bercées par la chanson de Sophie Hunger « Walzer fûr Niemand » : la petite frêle Ginia, dont la timidité, la peur d’aimer, l’errance sentimentale et sexuelle nous bouleversent, s’approche d’Amelia, l’étreint puis, au lieu du baiser attendu, se love contre sa poitrine. Union rassurante quoiqu’inaboutie – tendresse amicale ou pulsion homosexuelle, qu’importe ! – on comprend où va la préférence de Ginia qui avait pourtant connu l’union charnelle avec Guido.

Au-delà du désir intemporel d’être vu et représenté, qui trouverait selon Laura Luchetti un écho moderne dans les réseaux sociaux, le film épouse cette alchimie du désir, cette valse-hésitation du cœur et du corps que condenserait bien la scène où Ginia pose enfin nue pour l’ami peintre d’Amelia, observée de dos par un autre artiste et éprouvant la honte de voir surgir aussi Amelia. Elle est allée jusqu’au bout de sa démarche mais elle a négligé son travail, est arrivée en retard, s’est fait renvoyer : elle retrouvera toutefois une place auprès de sa patronne compatissante mais exigeante après lui avoir écrit une longue lettre d’excuses et d’explications sur son attitude mais devra, pour prix de sa légèreté, recommencer à zéro, travailler à la buanderie avant de redevenir l’habile couturière qu’elle était.

Dans cette chronique sociale en pointillé d’un couple émouvant, la fratrie, Ginia et son frère Severino, étudiant désenchanté, apprenti écrivain – tous deux venus de la campagne pour réussir à la ville, partageant une glace comme la pauvreté, s’épaulant, s’inquiétant d’un retard, d’une absence, d’une dérive possible de l’autre sans pourtant juger, Luchetti a également dessiné un arrière-plan historique : l’Italie de 1938, les chemises brunes – devant lesquelles tout le monde s’écarte dans le tramway, les bustes de guerriers, ce bâtiment monumental avec ses longs couloirs, ses grandes pièces, qui abrite l’atelier de couture : on songe à Vincere, de Marco Bellochio. La beauté du film tient sans doute au contraste entre ce cadre froid, dictatorial, prémonitoire de la guerre, et la mélancolie de cette histoire d’amour, la douceur de la nature, la beauté des couleurs – on songe aux superbes costumes de Maria Cristina La Parola.

La nature y est aussi un personnage à part entière, qui encadre l’histoire, au début et à la fin, avec ces échappées impressionnistes, ces plans rapprochés ou gros plans sur les personnages, un visage au bord de l’eau, ses inserts sur une abeille, un écureuil, un tapis de mousse. Et pourtant la mort rôde, avec la syphilis qui témoigne, s’il en était besoin, de la fragilité d’Amelia, la femme épanouie qui aura révélé à elle-même Ginia, qui lui aura appris à aimer, à s’aimer surtout et dont la silhouette, à moins que ce ne soit le fantôme (se dirigeant vers la gauche, comme le remarquait Marie-No lors du débat), apparaît dans la promenade finale au bord de l’étang. (Ces scènes ont été tournées près des lacs d’Avigliana et de Carignano, et la lumière du chef opérateur Diego Romero Suarez Llanos est superbe).

Valse ultime, procession mortuaire (Pavese ne s’est-il pas donné la mort un 27 août 1950 ?), ou parenthèse enchantée d’un « bel été » ?

Claude

Marcello Mio de Christophe HONORE

Vertiges de l’identité, héritage ou invention de sa vie, réflexion spéculaire sur le cinéma – Marcello mio, le huitième film de Christophe Honoré avec Chiara Mastroianni, qui rend ici hommage à son père Marcello Mastroianni et plus indirectement à sa mère Catherine Deneuve, est une divine suprise de comédie nostalgique et poétique, d’élégante fantaisie montrant, s’il en était besoin, que la légèreté n’est pas l’ennemie de la profondeur.

Evacuons d’emblée les quelques réserves que l’on pourrait émettre à une première vision, ce film gagnant sans doute à être goûté et mûri comme un bon vin, à être aussi commenté et apprécié lors d’un débat comme celui qu’anima Marie-No mardi soir. Quelques longueurs, suggéra Chantal : il est vrai et nombre de critiques le constatent mais cette impression tient sans doute aux flottements de l’identité, au rythme paresseux et inattendu d’une métamorphose (celle de Chiara en son père) et de ses avatars, domestiques (dans sa chambre ou sa salle de bain), urbains (dans la rue, un restaurant, dans la fontaine de la place Saint-Sulpice à Paris qui rappelle la fontaine de Trevi à Rome), voire télévisuels : on se régale de cette satire de la télévision et des émissions de télé-réalité avec cette scène où défilent 7 possibles (ré)incarnations de Marcello Mastroianni, au terme de laquelle Chiara se voit sommée de décliner sa véritable identité, dénoncée comme un reflet imposteur alors qu’elle est l’image la plus fidèle de son père et bientôt poursuivie par la bande des techniciens et des clones de Mastroianni frustrés du spectacle refusé et de l’audimat en berne. Satire de la télévision qui miroite d’images et de spectaculaire, entretient l’immédiateté d’une prétendue révélation, le voyeurisme tonitruant d’une émotion convenue – là où le cinéma cultive la distance, crée l’émotion vraie, tend le miroir palpitant d’une identité incertaine, douloureuse, parfois même éclatée, entre aurthenticité et cabotinage, quête et conquête de soi.

Film dont plusieurs critiques regrettent l’entre soi germanopratin : la critique peut à première vue sembler recevable si l’on considère que le film qui flirte avec La dolce vita de Fellini ou La Nuit américaine de Truffaut ne prétend pas et n’atteint pas à la force esthétique ou dramatique de ses illustres références ou que le cinéaste fait défiler les figures bien connues du cinéma français et du milieu parisien – Catherine Deneuve, Fabrice Luchini, Melvil Poupaud, Nicole Garcia ou Stefania Sandrelli. Pour autant, ces artistes ne se prennent pas au sérieux, jouent leur propre rôle et se prêtent de bonne ou de mauvaise grâce aux transformations de Chiara en son père – émouvante réincarnation pour Deneuve qui se surprendra à embrasser sur la bouche de sa fille le fantôme de son défunt mari, transformisme surprenant pour Benjamin Biolay et choquant pour Melvil Poupaud, métamorphose artistique ouvrant tous les possibles de l’amitié masculine et du rêve inassouvi de jouer avec le grand acteur italien pour Luchini. L’entre soi apparent devient complicité et facétie, jeu de miroirs et troubles de l’identité dans lesquels se perdent et se retrouvent les personnages embarqués dans le délire de Chiara – au prix d’une ridicule mais amusante partie de volley, d’une course-poursuite dans les couloirs d’un hôtel de luxe ou d’une baignade finale lustrale où chacun recouvrera son moi, Chiara nageant dans la mer, quasi nue, enfin elle-même, délivrée de ses fantômes, alors qu’elle s’échinait pour un spot publicitaire à rejouer Anita Ekberg et La dolce vita grimpant sur une fontaine parisienne avec une perruque blonde peroxydée, une robe sans fin et des cuissardes de pêche orange. Jouer, rejouer, n’est-ce pas rechercher un difficile équilibre entre la théâtralité et la spontanéité, le naturel et l’artifice ? C’est peut-être en se jouant des codes, en multipliant les surprises, les saynètes improbables que Christophe Honoré nous amuse et nous touche le plus.

On peut certes se sentir un peu frustré de ne pas voir un biopic de Mastroianni, même si Deneuve confie à sa fille dans leur ancien appartement que son latine lover de mari n’était pas facile à vivre ni des plus fidèles ; on peut regretter de ne pas retrouver les grandes scènes qui hantent nous mémoires, la loufoquerie du Divorce à l’italienne, ou de La grande bouffe, la souffrance impuissante du pudique Bel Antonio ou homosexuelle du sublime Une journée particulière mais, outre les clins d’oeil télévisuels ou cinéphiliques à ces films – le pont des Nuits blanches de Visconti, les lunettes noires, le chapeau de Huit et demi, film de Fellini sur le cinéma et l’identité où Mastroianni joue son propre rôle, le smoking queue-de-pie, souvenir de Ginger et Fred, arboré par Chiara dans l’émission de télé – le film, en déjouant notre attente, nous propose tout autant sinon mieux : une réflexion sur le genre et le sexe mais aussi et surtout sur sur la filiation et la difficulté d’être fille de… Marcello Mastroianni, mort en 1996, et qui aurait eu 100 ans en cette année 2024. Dur d’hésiter entre hétéro, homosexualité, voire transsexualité entre le charme nonchalant d’un Benjamin Biolay, l’ex de Chiara, le coup de foudre pour un soldat anglais dépressif et… homosexuel, qu’elle sauve du suicide du haut d’un pont, et l’amitié masculine et nostalgie cinéphilique de Luchini, homme marié qui se lève en pleine nuit du lit conjugal pour retrouver Chiara ou rêver de patinage artistique. Sans oublier cette nuit en prison où Chiara se retrouve placée par le carabinier pour le moins déconcerté dans la cellule des transsexuels… Cette indistinction des sexes et la confusion des sentiments qui en résulte rappelle Victor Victoria de Blake Edwards et suggère la fragilité de la prétendue virilité : quel plus bel hommage au fond que ce trouble identitaire au latine lover Marcello Mastroianni qui fut aussi l’homme déchiré d’Une journée particulière et impuissant du Bel Antonio.

Chiara Mastroianni joue superbement le trouble de l’identité, la difficulté d’être soi -surtout quand on se réveille un matin en découvrant le visage de son père dans le miroir – avec l’élégance viscontienne d’un Helmut Berger dans Ludwig ou le crépuscule des dieux et la mélancolie clownesque d’un Charlie Chaplin dans Les Feux de la rampe (Limelight). Comment se définir tout en assumant l’héritage comme le suggérait Nietzsche dans Le Crépuscule des idoles : « Tout ce qui est bon est héritage, ce qui n’est pas hérité est imparfait, n’est qu’un commencement » ? Peut-être par ce mélange de gravité et de légèreté qui caractérise le jeu de Chiara, ces jeux de physionomie si mobiles et déconcertants, entre folie et mélancolie, cette indolence qui semble chez elle plus naturelle que jouée – et par quoi sans doute elle ressemble le plus à son père, à son corps défendant.

Bonheur de cinéma, le film nous propose comme par inadvertance une réflexion amusée mais sérieuse sur le septième art, sans didactisme ni prétention, dans l’ espace rêvé et symbolique pour l’acteur de l’ubiquité entre Paris et Rome, loin de l’onirisme de Huit et demi ou des drames de La Nuit américaine. Il interroge aussi les limites souvent floues entre la vérité et la fiction, avec ce baiser volé de Deneuve à Chiara-Marcello, la voix de la Callas dans l’ancien immeuble des Mastroianni ou ce prétendu mariage de Deneuve et Luchini dans la vraie vie, fiction à laquelle je me suis un instant laissé prendre, oubliant l’hilarante comédie de François Ozon, Potiche, où les deux acteurs étaient mari et femme, film d’ouverture en 2010 à Montargis du 1er rendez-vous de l’association des Cinémas du Centre. Belle réflexion aussi sur la nécessité et le courage d’être soi, entre les injonctions de l’actrice – ici réalisatrice – Nicole Garcia suggérant à Chiara de jouer avec plus de rythme, d’être « moins Deneuve que Mastroianni » et la troublante méditation, dans sa loge, de Fabrice Luchini en vieil acteur fatigué et grimé, filmé de trois quarts, conseillant à son amie d’être une actrice banale, se laissant imprégner par son rôle, habiter par son personnage au lieu d’imposer sa personnalité au personnage. Curieux et difficile chemin de crête entre l’admiration et l’incarnation, entre l’identité et l’altérité.

Claude

Yurt de Nehir TUNA

C’est peu dire que Yurt est un film à la fois puissant et complexe – fort, voire par moments insupportable à une première vision, subtil pour la thématique de la laïcité et de l’intégrisme qu’il croise et fond aux niveaux familial, social, politique, et bien sûr religieux. Le spectateur épouse le point de vue interne du jeune Ahmet, 14 ans – un nom qui, à une lettre près, n’est pas sans rappeler le film des frères Dardenne de 2019, Le jeune Ahmed, mettant en scène un garçon dont on suivait le lent et terrible endoctrinement islamiste et la tentation, ultimement refusée, d’un passage à l’acte violent. Mieux, ou pire, il ressent les doutes, les brimades subies, les désirs flous de cet adolescent bouillonnant – pour reprendre le titre de l’affiche du film : il les prend en pleine figure ; il vit dans sa chair le saccage d’une enfance dans le huis-clos étouffant d’une yurt, d’un pensionnat religieux, il chavire avec le cadrage serré sur les gifles endurcissant les jeunes pensionnaires, sur les dortoirs quasiment concentrationnaires où rancissent les peurs et marinent les pulsions refoulées, il suit et redouble le regard d’Ahmet surprenant par une lucarne blafarde une scène interdite, sans doute d’amour homosexuel entre son ami pauvre et mentor mi-intégriste, mi-subversif Hakan et Yakup Hodja, le directeur de l’institution censé incarner la loi, la seule prière, le mépris et la contrainte des corps. On l’accompagne même la porte fermée sur la punition, ou plutôt les sévices qui l’attendent de la part du hodja, enseignant coranique, pour avoir manqué à une foi et à une loi qui ne disent jamais leur nom, n’expliquent jamais leurs raisons, mais imposent leurs marques indélébiles sur les corps et sur les âmes. Et l’on ressent, plus confusément, l’arrière-plan religieux de cette année 1996, la lutte entre le gouvernement laïc et les mouvements intégristes réfractés, condensés, dramatisés dans la conscience du héros qui se voit frapper par un kémaliste dans sa loge du pensionnat ou se cache d’un groupe de jeunes violents pour entrer dans son yurt. On aurait tort- me rappelait Henri – d’idéaliser les laïcs, quand on sait que Mustapha Kémal fut un leader nationaliste, largement responsable du massacre arménien…Et l’on sait sur quelle synthèse obscurantiste et totalitaire du nationalisme et du religieux un certain Erdogan a assis son pouvoir ces dernières années.

En écoutant la présentation, sans notes, de Marie-Annick, voyant ce film fiévreux qui m’a énormément plu, en définitive, mais pris à la gorge, au point que sans la présence amicale de mes amis Cramés, je serais peut-être parti en pleine séance, ce qui ne m’arrive quasiment jamais, je n’ai pu m’empêcher de penser au superbe film de Marco Bellochio L’Enlèvement que Martine et Georges nous avaient proposé dans le cadre du week-end italien d’octobre 2023. C’était un peu la même histoire d’un endoctrinement religieux, mais cette fois-ci catholique – un enfant juif arraché à sa famille – mais avec bien des différences : le point de vue et la souffrance chez Bellochio de la famille autant que de l’enfant, une narration plus omnisciente, le faste de l’Eglise romaine, une fanatisation hélas quasiment définitive de la victime là où, chez le cinéaste turc, tout se passe dans l’obscurité de l’institution, mais qu’un rai de lumière semble éclairer le garçon : vous me direz que son père devient le nouvel hodja, que son fils est obligé de rentrer dans le rang mais on peut espérer qu’après sa fugue avec Hakan, cette escapade en couleur au sein de la nature, rien ne sera plus tout à fait comme avant, que si le corps est soumis, l’âme reste indéfectiblement libre ou à tout le moins réticente. On remarquera d’ailleurs que le passage d’un noir et blanc oppressant assez proche de l’atmosphère pré-nazie (tous les totalitarismes se valent !) du Ruban blanc de Michael Haneke à l’explosion des couleurs, celles de la vie, de la nature ondoyante, des saveurs âpres d’une lutte adolescente n’est pas aussi explicite et libératrice qu’il y paraît : la machine intégriste n’a pas dit son dernier mot, l’affrontement entre le père et le fils, grand moment d’amour-haine où le garçon révolté blesse son géniteur fanatique pour l’étreindre l’instant d’après, est encore à venir, avec la victoire apparente du père. Le message de Nehir Tuna est donc en demi-teinte…

Un débat passionnant entre Jean-Pierre et Georges s’est élevé sur la question de savoir si la relation entre Ehmet et Hakan était simplement amicale ou plutôt amoureuse, et partant, homosexuelle. Les gestes des deux ados dans le dortoir, cet index à la fois pointé et hésitant entre les deux couches, l’autorité ambigüe exercée sur Ahmet le cadet par Hakan son aîné, d’autant plus frondeur qu’il paraissait endoctriné, tout plaide pour une relation amicale mais leur lutte très charnelle, à même le sol, dans sa dimension d’amour-haine, peut jeter le trouble. Est-il toutefois si important de trancher ? On peut penser que chacun voit en l’autre son double possible, un double honni ou désiré, le fantôme de sa liberté ou le masque de son aliénation…Son moi « écureuil » ou son moi « rat »…

Toujours est-il qu’Ahmet, déchiré ente son milieu bourgeois et l’extraction populaire de son ami, entre la laïcité diurne et cette yurt obscurantiste, entre le plaisir solitaire, l’attirance pour une jeune fille de sa classe d’anglais, et ses possibles pulsions pour Hakan, ne sait plus où il en est. On serait déboussolé à moins, surtout quand on a un père aussi autoritaire, que la mère ne parvient pas à raisonner et contrebalancer, même en s’affirmant avec force dans sa cuisine ou en descendant de voiture dans un accès de révolte et de colère – mais elle doit bientôt regagner de force le véhicule familial.

Le personnage du père – autre force du film – si odieux soit-il avec les siens, ne parvient pas à nous être totalement antipathique. Le réalisateur suggère aussi qu’il aime son fils et sa femme, qu’il joue tendrement avec Ahmet, l’embarque dans une parodie de rodéo voiture, croit bien faire et travailler à sa propre « rédemption » même si, entrepreneur construisant des dortoirs, il sert aussi ses intérêts économiques en travaillant pour le pensionnat. Si curieux que paraisse une telle coercition exercée sur les siens pour solder son propre passé ou se déculpabiliser de ses manques – Nehir Tuna exorcisant ainsi son propre histoire avec son père – on comprend, comme dit Jean Renoir dans La Règle du jeu, que « chacun a ses raisons ». Ce père détestable est aussi aimé – la lumière éteinte sur un carton noir d’hommage au père du cinéaste en fait foi. Oui, ce sont nos amis et nos proches qui, souvent, nous font le plus mal.

Claude

Le Monde d’Apu de Satyajit RAY« `

Il est des émotions artistiques dont il paraît vain et presque impudique de parler sur le coup, même lors du débat passionnant animé par Vaiju Naravane – tant la parole semble impuissante, ou vouée, condamneé à se décanter, à mûrir : il est des enchantements dont on est longtemps envoûté et qu’on craindrait de voir trop tôt se dissiper. Le Monde d’Apu est de ceux-là, tant cette oeuvre exhale de sublime douceur, de beauté mélancolique et offre de vibrants contrastes, à l’image de la vie, entre l’idéalisme et la dure réalité, entre l’insouciante jeunesse et la maturité souffrante, entre l’implacable destin et la conquête de soi. Il n’est pas une image de ce film, dont on ne remerciera assez les Cramés (comme du week-end indien) qui ne m’ait ému aux larmes, je pense à cette fin qui dit tout de l’amour et de la parentalité, en l’occurrence de la paternité.

Le jeune étudiant pauvre Apu, qui ne peut continuer ses études, habite une pauvre chambre et doit donner des cours ou étiqueter des bouteilles, ce poète dans l’âme que l’enthousiasme porte comme le souffle divin qu’il est…étymologiquement, a dû, au nom d’une tradition absurde, épouser la cousine de son ami bourgeois Pulu le jour même du mariage de la jeune femme, dont on découvre que le futur mari, refusant de sortir de sa calèche, est fou…Pour éviter le déshonneur à sa famille, et à la malheureuse qui doit être épousée avant une certaine heure – au nom d’une conception rituelle et cyclique du temps bien différente de notre chronologie linéaire – Apu, qui se rêve romancier, doit épouser Aparna : sinon, la malédiction s’abattra sur celle-ci et elle ne trouvera jamais d’époux. Il accepte après quelque hésitation – et sa liberté rêveuse et chantante s’envole sous le triple coup du destin : la tradition, l’intuition superstitieuse de sa future belle-mère qui voit en lui l’incarnation de Krishna et l’amour imposé à un jeune homme vierge, sans expérience, comme Pulu le lui fait ironiquement remarquer pour doucher un peu ses velléités littéraires romantiques. Il emmène alors son épouse à Calcutta et la relation subie se transforme alors en amour véritable et profond, par-delà la déception première de la jeune femme qui passe de l’opulence des parents à la misère de l’époux. Mais, nouveau coup du destin, Aparna, enceinte, part deux mois dans sa famille pour accoucher : Apu apprend bientôt sa mort en couches, brutalement, par son beau-frère. Dès lors, il se retrouve père d’un petit Kajal, garçon turbulent et désorienté, qu’il ne veut voir de cinq ans, tant il se sent incapable d’être père : sans doute, inconsciemment, le tient-il pour responsable de la mort de sa mère. Il s’exile alors, travaille dur dans une mine de charbon mais imploré par Pulu, revient et si le contact avec l’enfant et son grand-père se passe d’abord mal, il repart, contre toute attente, son fils…sur les épaules.

L’émotion de ce film naît pour moi de la conscience qu’un sentiment, amoureux ou paternel, loin d’être un météore, une transcendance ou une brûlure – selon une conception romantique de la passion – est aussi, souvent, une construction, une conquête, voire un combat contre soi-même. Aparna, nous le disions, est profondément déçue de la pauvre chambre d’étudiant de son mari ; mariée pour ainsi dire de force ou par tradition, à tout le moins dans l’ignorance, elle va découvrir en elle-même des trésors de tendresse, enchanter cet intérieur maussade, – tissus colorés, plantes et rideaux fleuris – faire promettre à Apu de ne plus fumer. Présence féminine qui éclaire et allume l’humble demeure de l’homme seul. Exquise délicatesse par quoi la jeune femme, sous l’apparence d’une soumission ancestrale, réinvente sa vie, donne sens à leur vie, et, prenant en main le ménage, crée l’amour dans son miracle quotidien – cette épingle à cheveux au creux du lit entre les deux époux comme un témoin de leur amour, une trace de leur union charnelle jamais montrée, pas même suggérée. Cheminement intérieur de la jeune femme dont le visage mouillé de larmes dans l’encadrement de la fenêtre disait la détresse silencieuse mais qu’illuminera presqu’aussitôt un sourire à la vue d’un enfant jouant dans la rue – promesse diffuse de maternité. On apprend à aimer ou à réinventer sa vie comme on mesure le prix des choses, comme on passe d’un idéalisme aliénant à l’amour extasié du réel, au contact d’un sourire, d’un fleuve ou de fougères emperlées de rosée au soleil levant. Aparna ne fait pas simplement contre mauvaise fortune bon coeur : elle se prend à aimer son grand dadais d’Apu, toujours aussi lunaire et maladroit et la timidité dubitative de ces deux amants si respectueux, si émerveillés de se découvrir et de se comprendre, n’est pas le moindre charme du film. Intimité étonnée, douceur et suggestion. Et de femme subissant son destin, Aparna connaît une véritable émancipation, également culturelle : lorsqu’elle va au cinéma avec Apu ou dans une discussion ne connaît pas un mot, elle se moque de son ignorance et découvre avec toute la curiosité fiévreuse de ses yeux étincelants le ciel des idées et la beauté de l’art quand son mari, lui, a bien besoin d’être ramené sur terre ! Un très beau montage lie ainsi deux plans d’une rare fluidité : l’écran du cinéma où Apu emmène Aparna se mue en vitre de calèche ramenant les amoureux au logis. L’actrice Sharmila Tagore, apparentée au grand poète indien Rabindranath Tagore, découverte à l’âge de 14 ans et dirigée avec beaucoup d’exigence par le cinéaste, lui prête la modestie étonnée, l’émerveillement douloureux et l’acceptation triste de ses yeux pétillants et profonds…

De même, et plus bouleversant encore, est le trajet qui mène Apu du refus violent de la paternité, d’un déni en apparence moralement choquant chez un jeune homme si sympathique, si craquant à un (nouveau ou premier ?) départ avec son fils – lourd de promesses diffuses, comme le choc d’une rencontre amoureuse longtemps refusée par peur, par égoïsme, par soif de liberté, et finalement acceptée comme une évidence joyeuse, et comment dire, légère… C’est la force et la beauté de ce film de nous faire comprendre et aimer, d’un bout à l’autre du chemin, cette acceptation de la responsabilité paternelle sans morale ni didactisme, mais avec la tremblante humanité qu’offre seule une grande mise en scène – comme une quête, une conquête de soi et une découverte de l’autre : il faut savoir, avant de juger, qu’Apu a perdu son père à l’âge de sept ans et sa mère, dix ans après. Comment dès lors être père instinctivement, instantanément, avec un tel poids de passé ? De retour dans la grande propriété de ses beaux-parents, Apu entend parler d’un garçon rétif, infernal même et découvre dans une superbe scène le garnement dormant du sommeil du juste : le petit corps lové, le visage obtus, comme enfermé dans ses songes, lui procure un sentiment d’étrangeté, le sentiment d’un étranger. Il fait alors le tour du lit et semble, comme le spectateur, foudroyé par la beauté rêveuse du petit, qui ressemble à sa mère. Premier choc. Il le voit aussi, près de l’entrée de la propriété, sauvageon courant vers lui sans le connaître, sans le reconnaître. Lorsque le grand-père, excédé par le gamin insupportable, s’apprête à le frapper de sa canne, un bras l’arrête, doux et ferme, au bout duquel le plan suivant découvre le corps d’Apu, son visage grave. Comme si la paternité, à son corps défendant, travaillait en lui, parlait déjà en lui, confuse et irrépressible – en un geste bien plus lourd que les paroles. Lourde explication avec le beau-père qui l’accuse, non sans raison apparente, d’immaturité et d’irresponsabilité. Nous sommes déçus avec lui, nous ne comprenons pas – ou si peu – qu’il se dérobe sans cesse, c’est son fils après tout : il annonce qu’il s’en retourne à Calcutta, qu’il ne veut pas se charger du poids d’une autre vie. Alors que le grand-père en colère reste seul, triturant nerveusement le petit train de l’enfant, et qu’Apu s’éloigne définitivement, son balluchon sur l’épaule, tel le cavalier solitaire de tant de westerns, voici qu’apparaît Kajal au sommet du tertre : Apu se retourne, l’enfant lui demande qui il est, l’adulte lui répond « Je suis ton ami » et Kjal de courir vers lui de ses petits pieds nus, et de sa tendre rage de gosse apeuré. Bouleversant : il faut parfois partir (ou ici revenir) de loin, s’inventer en ami pour se retrouver, pour être soi-même, enfin père. Et porter enfin sur ses épaules, filmé en contre-plongée, un enfant acquis et conquis, avec la légèreté du danseur nietzschéen, le sourire retrouvé de l’homme mûri, du sage barbu et non plus du désespéré cachant les stigmates de sa souffrance.

Oui, il aura fallu apprivoiser ce destin têtu, se relever à chaque fois et parcourir son chemin de résilience. Pour hors champ qu’elle demeure, et surtout celle d’Aparna, la mort plane sans cesse au-dessus des personnages. Le destin est symbolisé par le train, leitmotif du cinéma de Satyajit Ray, la voie ferrée près de laquelle habite Apu, la vitre du wagon où s’encadre le visage inquiet et amenuisé d’Aparna – une vague prémonition nous souffle alors qu’elle pourrait ne pas revenir, qu’il arrivera peut-être un malheur. Le train offre la tentation du suicide quand, après la mort de sa femme, Apu erre près de la voie ferrée, qu’il se penche dangereusement. Un cri terrible retentit, celui d’un…cochon. Attente et catastrophe refusée, tension soudain libérée par un montage nerveux qui nous fait épouser le moindre état d’âme, l’insouciance et la souffrance incarnées par cet acteur lumineux, au sourire tantôt enchanteur, tantôt déchirant – Soumitra Chatterjee. On adore son enthousiasme juvénile d’apprenti romancier lisant en pleine nature son manuscrit à son ami Pulu ; on sourit de l’émoi amoureux et de ce réel têtu qui l’empêchent de lire tranquillement et intégralement la lettre d’amour d’Aparna, qu’il entame au bureau, poursuit dans le tramway, et achève à la gare. On souffre avec lui de l’espoir saccagé en plein vol par ce jeune et injuste deuil qui se retourne contre son art et emporte du haut d’une montagne les feuilles noircies de tant de mots, d’élans et d’émois. Dans un superbe effet de caméra subjective, on est bouleversé par son visage décomposé, découvrant avec le spectateur, en une prescience horrible, au retour du travail, sur le seuil du logis, son beau-frère ravagé, venu annoncer la nouvelle de la mort d’Aparna. Que de sentiments passent alors sur son visage d’une incroyable plasticité ! Quelle colère, quel déni soudain soulèvent le jeune homme pour qu’il gifle violemment le messager du malheur !

On renaît pourtant avec lui au son du sitar – magnifique musique de Ravi Shankar – ou de la flûte dont Apu célèbre ses joies ou berce sa douleur. Si le train incarne le destin qui nous emporte, on se ressource au fleuve que longe le jeune homme, à cette eau lustrale et léthéenne malgré l’impossible deuil, aux reflets de laquelle l’autre, l’ami Pulu le rudoie et le rappelle à sa paternité. « La joie venait toujours après la peine », chante Apollinaire dans « Le pont Mirabeau » ; ou, pour parodier François Truffaut, dans La Nuit américaine, la vie continue, « les films avancent comme des trains, tu comprends ? Comme des trains dans la nuit ». 

Claude