Un simple accident de Jafar PANAHI

Journal de bord de Prades (par Claude)

Samedi 26 juillet 21 h 15 (soirée de clôture)

C’est toujours un événement qu’une soirée de clôture de festival, surtout à Prades après tant de découvertes cinéphiliques et d’effusions collectives dans la grande salle du Lido à laquelle des années de soirées-débats animées par des critiques et de rencontres avec des cinéastes ont conféré un caractère familier et presque intimiste. C’en est un, tout particulièrement, que cette avant-première d’Un simple accident de Jafar Panahi, Palme d’or du festival de Cannes 2025, dont la sortie nationale sur les écrans le 1er octobre dernier permet de retrouver la saveur, l’humour décapant, de renouer avec l’émotion d’un thriller politique, psychologique et…burlesque et de revivre les étapes d’une impossible quête, d’une équipée rocambolesque entre pardon et vengeance, doute et certitude, obsession d’un passé terrifiant et reconstruction personnelle : et, pour la première fois, le cinéaste a pu assister à l aprojection d’un de ses films !

La réputation de courage et de lucidité qui auréole Jafar Panahi, les images du cinéaste au sourire désarmant sous ses lunettes noires et de son équipe pleurant de joie à la proclamation du palmarès (après un Lion d’or à Venise et un Ours d’or à berlin) nous viennent à l’esprit – comme cette quasi-légende de l’artiste opprimé par une dictature, avec tout son lot de vexations et de souffrances : interdiction de tourner pendant 20 ans, procès pour diffamation de l’Etat et atteinte à la loi islamique, assignation à résidence, peines d’emprisonnements de plusieurs mois ou années pour avoir manifesté en juillet 2009 en mémoire d’une jeune femme tuée lors de rassemblements contre la réélection controversée du président Mahmoud Ahmadinejab ou en juillet 2022 pour la libération de ses confrères Mostafa Al-Ahmed et Mohammad Rasoulof. On en oublie que Les Graines du figuier sauvage de ce dernier, formidable thriller familial et politique, eussent mérité amplement la récompense suprême lors de l’édition 2024 de Cannes, que le jury est passé à côté d’une reconnaissance et d’une consécration éclatantes, tant artistiques que politiques, pour un film qui dénonçait la dictature iranienne d’une façon autrement frontale et bouleversante qu’Un simple accident, qui aborde les choses plus par la tangente, sur le mode comique, dans le huis-clos d’un van et le microcosme d’une improbable communauté de torturés menés par le garagiste Vahid qui veulent se venger de leur tortionnaire, Eghbal, mais doutent de plus en plus de l’avoir reconnu et retrouvé, pris entre leur soif de justice et leur humanisme lucide et généreux. Le père de famille Eghbal, après le « simple accident » d’un chien qu’il a écrasé sur une route solitaire, se retrouve en effet captif du garagiste Vahid, qui l’a dépanné et a reconnu en lui (ou cru reconnaître) son tortionnaire – il avait les yeux bandés…La scène dans le garage, où le mécanicien Vahid se cache pour ne pas être reconnu d’Eghbal, est assez impressionnante avec son jeu de champ-contrechamp et de surcadrages sur une trappe, un escalier, une trousse à outils…

Qu’importe la comparaison avec le chef d’oeuvre de Rasoulof, nous ne bouderons pas notre plaisir face à cette fable morale qui représentera la France aux Oscars dans la catégorie « meilleur film étranger » : ce conte humaniste et contemporain entre Hitchcock et Beckett, pourrait friser la cruauté d’un Tarentino s’il ne frayait avec le western (on pense à La Chevauchée fantastique de John Ford pour le désert et la quête sans fin) et la comédie italienne, façon Les nouveaux monstres de Dino Risi : quelque chose comme un road-movie déjanté, ou un western spaghetti… D’autant que Jafar Panahi conquiert l’admiration des spectateurs également pour les conditions abracadabrantes dans lesquelles il a tourné ses films, en déjouant ou contournant la censure, et où l’on verra une belle métaphore à la fois de l’oppression politique et de l’inventivité culturelle : si Un simple accident offre de belles échappées sur les paysages iraniens, on se souvient, avec le cadre minimal et contraint de la camionnette, de la voiture de Taxi Téhéran ou de l’espace délimité à la craie d’un salon où le cinéaste, assigné à résidence dans la capitale, avait tourné clandestinement Ceci n’est pas un film, proposé par les Cramés en 2011, dont le titre parodique renvoyait en écho au tableau de Magritte, à la possibilité d’une créativité artistique par-delà toutes les contraintes matérielles et politiques, l’attente d’un appel à sa condamnation à 6 ans de prison. Il avait en effet filmé avec une petite caméra et son iphone, et le long métrage était parvenu en France sur une clé USB. Un simple accident est son douzième film et le premier depuis le mouvement « Femmes, vie, liberté ». Le 1er février 2023, Panahi avait entamé une grève de la faim pour protester contre les conditions de sa détention dans la prison d’Evin en juillet 2022 et avait été libéré sous caution le 3 février 2023. Fin avril 2023, il a pu quitter l’Iran pour la première fois depuis près de 14 ans pour un séjour en France où vit sa fille, après que les autorités lui eurent délivré un passeport.

Un simple accident fait écho à l’expérience personnelle de la prison pour le cinéaste mais aussi à la souffrance de ses co-détenus, image en miniature de la société traumatisée par la répression policière et religieuse – comme un hommage à ses amis à travers cette galerie de personnages que Vahid retrouve et emmène dans son van pour authentifier le « tortionnaire » et légitimer sa vengeance : le héros, emprisonné et torturé pour avoir réclamé lors d’une manifestation plusieurs mois de son salaire d’ouvrier, veut enterrer dans une fosse en plein désert celui qu’il pense être Eghbal la Guibole, lequel a perdu la jambe droite en Syrie avec Daech et a gardé des cicatrices à la jambe gauche, comme peut le constater le spectateur. On ne peut pourtant se défendre de douter devant les dénégations véhémentes d’Eghbal qui dit n’avoir perdu sa jambe qu’un an auparavant dans un…accident et invoque la fraîcheur toute récente de ses plaies. Le seul arbre, décharné, au pied duquel devisent Shiva (la mariée) et Hamid le pharmacien, le personnage le plus revendicatif, suggère bien l’absurdité d’une situation digne d’En attendant Godot, cité par les personnages mêmes : « qu’est-ce qu’on fait maintenant ? ». Les anciens détenus, ivres de justice, ne savent plus s’ils tiennent le bon coupable et sentent en eux-mêmes se brouiller les repères du Bien et du Mal. L’idée de départ de Panhani était bien celle-là : « imaginer ce qui se passerait si l’un de ceux qui m’entouraient en prison, une fois sorti – explique-t-il dans un entretien accordé à l’AFCAE – mettait la main sur quelqu’un qui lui avait fait subir tortures et humiliations. »

Se déploie au fil du scénario toute la palette des réactions humaines, parfois fluctuantes pour un même personnage – telle la photographe arrêtée pour avoir manifesté avec un voile au bout d’un bâton, réticente à exhumer le passé puis violente au point d’assommer Eghbal d’un coup de pelle lors d’une bagare avec Vahid et de hurler sa rage impuissante auprès du tortionnaire ligoté à un arbre, hurlant qu’il « regrette » ses méfaits : le couple de mariés est lui-même partagé, entre l’apaisement (pour l’époux Ali ) et la colère pour la femme, Goli, qui se précipite sur le van pour régler son compte à Eghbal. Et si l’ami libraire contacté, Salar, refuse de s’engager et se contente de mettre Vahid en relation avec Shiva, Hamid, lui, est le plus déchaîné dans sa volonté de se venger de celui qui les injuriait, leur mettait la corde au cou et se réjouissait sadiquement de leurs souffrances : il disparaît pourtant et sa vengeance restera inassouvie. Faut-il oublier et pardonner ou aller jusqu’au bout, sinon de son ressentiment, tout au moins d’une certaine idée de la justice, et de la réparation ? Et quand un tel débat moral est difficile à trancher, la vie vient parfois à votre rescousse et vous contraint à une humanité, à une compassion que vous refusiez pourtant éperdument. Et c’est là que l’humour du cinéaste (aves ces policiers près du van suspect se faisant payer un bakchiche par…carte bleue !) fait mouche : le portable sonne dans la poche du tortionnaire prisonnier du van, assommé et enfermé dans son van, les yeux bandés comme ses…victimes. C’est sa petite fille qui appelle à l’aide : sa mère a fait un malaise (on se souvient qu’elle craignait les cahots de la voiture dans la première scène) et l’accouchement est proche. Elle a déjà perdu les eaux quand toute l’équipe, oubliant sa rancune, va chercher la mère et l’emmène à la clinique, où Vahid se fait passer pour le tonton face aux injonctions d’une administration tatillonne qui réclame la présence du père et ses papiers d’identité !

Cet épisode burlesque ne retarde qu’un temps la quête tragique de la vérité qu semble nous échapper même à l’heure des « aveux » du tortionnaire après ses dénégations forcenées ou la dilution de sa responsabilité dans la prétendue exécution des ordres donnés : on se prend à compatir aux souffrances du père qui n’a pu voir son fils nouveau-né et dont le seul crime avéré et involontaire dans l’intrigue est d’avoir tué un chien ! Là résident sans doute, au-delà du pamphlet explicite (insultes proférées à l’écran, femmes cheveux au vent) toute la force du film, son paradoxe et sa secrète ironie qui semble inverser et subvertir le cours de l’Histoire. Car de même qu’on peut douter pendant la deuxième guerre ou sous toutes les dictatures de l’authenticité des aveux de Résistants extorqués sous la torture, barbarie fatale ou inutile (on peut avouer n’importe quoi pour ne plus souffrir !), de même ici, que valent les déclarations d’Eghbal giflé ou frappé de coups de pelle ? C’est le supposé tortionnaire qui est torturé – et la violence apparaît comme une réponse dérisoire à la violence, en ces temps où l’on a célébré tout récemment l’abolition de la peine de mort avec l’entrée de Robert Badinter au Panthéon.

Et si Eghbal est fnalement laissé au pied de son arbre, avec un cutter pour défaire ses derniers liens, que penser de la dernière image du film où Vahid, rentrant chez lui, est filmé de dos dans un long plan-séquence, avec, hors champ, le son entêtant de la jambe de bois qui a scandé le film comme un leitmotiv de l’obsession vengeresse ou de l’impossible résilience des anciens détenus ? Est-ce le retour et la révélation du tortionnaire qu’était bien in fine Eghbal, ou le fruit de l’imagination littéralement hantée de Vahid qui, décidément, ne parviendra jamais tout à fait à se libérer du passé et de la douleur ?

Claude

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