Le premier long-métrage sorti en salles de Claudia Marschal se présente comme un dispositif aux multiples entrées, qui s’origine dans la volonté farouche qu’a Emmanuel, cousin de la réalisatrice, de faire taire le silence qui pèse sur lui, suite à l’agression sexuelle qu’il a subie à l’âge de treize ans, victime du curé de la paroisse d’un petit village d’Alsace
Tout d’abord, c’est de l’engagement d’Emmanuel dans la foi dont il est question ; qu’est-ce qui pousse ce jeune catholique très pratiquant à se convertir à l’Évangélisme. Cette première entrée est l’interrogation de la réalisatrice. On apprend que face à ce choix de conversion, son père Robert écrit au curé Hubert, auteur d’ actes délictueux trente ans plus tôt, pour partager l’inquiétude relative à la renonciation de son fils au catholicisme pour verser dans le dogme évangélique… pourtant peu enclin à accepter l’homosexualité. Robert veut également entendre le prêtre sur ses agissements vis-à-vis de son fils, qui auraient pu conduire ce dernier à la conversion.
La réponse du prêtre qui consent à « s’expliquer » est adressée à Emmanuel. C’est un choc pour lui, victime jamais entendue ni par ses parents très occupés par leur travail — restaurateurs et mineur— que par l’éducation de leurs trois enfants souvent livrés à eux-mêmes, ni par la psychologue du lycée qu’il avait renoncé à la voir car elle connaissait personnellement ce prêtre. Emmanuel avait parlé en confiance, mais aucune suite n’avait été donnée à sa parole de pré-adolescent qu’il était.
Dans sa volonté de rompre le silence de ce trop lourd passé familial, et de faire connaître ce qu’il a subi des décennies plus tôt, Emmanuel va enregistrer. spontanément l’échange avec Madame Cardoso, assistante de Monseigneur Ravel archevêque chargé d’appliquer le rapport Sauvé[1]. Elle est compatissante tout en affirmant que ce qu’il a subi est « classique »; elle accueille toutefois la parole des personnes violentées. C’est la première fois qu’Emmanuel (et d’autres) a à relater un événement traumatique de son enfance dans le moindre détail, et dont il s’imagine être la seule victime. Toutefois, l’écoute bienveillante de celle qui est chargée de recueillir la parole d’Emmanuel pour la transmettre à l’archevêque permet finalement à Emmanuel d’envisager le dépôt de plainte.
Emmanuel transmet son enregistrement à Claudia qui connaissait déjà les agressions subies des années plus tôt. Après réflexion c’est devant la force de son témoignage et le courage de son cousin qu’elle décide de réorienter son film. Elle lui suggère dans le même geste, d’enregistrer la déposition qui précède le dépôt de plainte contre le curé Hubert. De cette discussion va éclore la nouvelle orientation du film.
La caméra sensible de Claudia Marschal filme alors les différents registres —parfois en forme d’obstacles à franchir— forme audacieuse d’accompagnement d’Emmanuel dans les démarches tant ecclésiale que juridique, mais aussi et surtout dans le rapport de filiation paternelle.
Pour Emmanuel cela ne va pas sans encombre d’éprouver l’insupportabilité d’avoir parlé sans avoir été entendu. Le spectateur devient témoin du déni du père et de sa difficulté à admettre la réalité d’antan. Sa parole aurait eu au moment des faits et encore à présent, moins de valeur que celle du curé Hubert, prêtre supposé au dessus de tout soupçon… et toujours en exercice.
La relation fils-père s’était distendue au gré des aléas et des choix de vie d’Emmanuel, tant sentimentaux que professionnels avant qu’il ne revienne vivre chez son père, un homme très religieux qui n’avait jadis accordé qu’une confiance toute relative aux dires de son fils… Serait-ce une tentative et un espoir pour Emmanuel de faire entendre raison à son père ?
Maintenant les enregistrements sont là. C’en est trop. Il oblige son père à les écouter sans les interrompre. Dans un plan-séquence magnifique, tout en tensions réciproques, on assiste à un face à face où les expressions du visage du père, son désarroi, sont scrutées par le fils abusé qui veut faire admettre à son père combien le manque de confiance et de courage ont été dévastateurs chez un gamin de treize ans qui ne cherchait légitimement que la protection paternelle. Mais à quel « père » se vouer pourrait-on se demander ? Ce moment décisif nous est donné à voir, il est le déclencheur du re-tissage du rapport qui s’était délié et que désire résolument renouer Emmanuel.
Emmanuel dispose de plusieurs heures d’enregistrements audio. Et c’est par ce biais qu’il choisit de faire taire le silence de tant de longues années, de faire connaître et de rendre public son témoignage en les confiant à sa cousine Claudia.
La réalisatrice explore tout ce matériel audio avec son équipe, et le challenge qui s’annonce sera la mise en images cinématographiques. La construction présente des analogies avec les films d’Eric Caravaca Carré 35 (2017) et de Michel Leclerc Pingouins et Goëlands et leurs 500 Petits (2021), deux références autoscopiques majeures présentées en leur temps sur les écrans des Cramés de la Bobine. Ainsi au cinéma du réel au temps présent, se joignent opportunément des documents d’archives personnelles de la famille Siess et du Maire de Courtavon en Alsace (super huit, VHS et photos…).
Ce film bouleverse et concerne en ce qu’il convoque des souvenirs vécus —les communions solennelles, le patronage où le curé « sympa » joue de la guitare…—. Il permet l’évocation de témoignages, c’est une démarche extrêmement courageuse d’Emmanuel et de Claudia, documentariste. À la qualité du son s’ajoute un montage virtuose et frontal également fait d’images prises par Emmanuel lui même (y compris avec son téléphone). La reconstitution de la déposition très pointilleuse à la gendarmerie, doit permettre de catégoriser le délit ou le crime. L’adjudant met un point d’honneur à transcrire scrupuleusement les faits dans les moindres détails. Cette démarche a été soutenue et encouragée par la Procureure de la République qui a préconisé la diffusion du long-métrage dans les Écoles de Magistrature.
Le dispositif de « La Déposition » montre combien la détermination de libérer sa parole a été rendue possible par l’écoute attentive des représentants de l’Église, de l’adjudant de gendarmerie et de la Justice. Claudia Marschal apporte sa remarquable contribution de documentariste, en soutenant littéralement la démarche de son cousin, de la réécriture du projet à la diffusion en salles de cinéma dans un film abouti et qui ne juge pas ; il vient en soutien à la cause des enfants abusés et qui auront choisi à leur corps défendant, de dire ou de taire à jamais…
Ce film à quatre mains —celles de Claudia et d’Emmanuel— se conclut sur une scène de colère à deux voix, celle d’Emmanuel rejointe par celle de son père Robert, finalement pétri de culpabilité et de remords. Ce dernier crie son désarroi de n’avoir rien fait plus tôt. Tous deux sont adossés à l’ancien presbytère où ils cohabitent, à une dizaine de mètres de l’église du village de Courtavon (68) où le curé Hubert officie ce jour-là encore. Le soleil contraste les visages et semble sortir Robert de son aveuglement. Une relation de confiance se renoue sous nos yeux entre Emmanuel et son père. Emmanuel filme caméra au poing ce moment d’émotion intense. Ensemble, il y a des colères jubilatoires et salvatrices… annonciatrices d’une confiance retrouvée qui nous l’espérons, sera un soulagement dans le tourment d’Emmanuel. Le crime est reconnu et ça compte même si le curé ne sera jamais condamné, prescription oblige.
Les Cramés de la Bobine ont eu le grand plaisir d’accueillir Claudia Marschal pour la présentation de son film intimiste. Les échanges avec le public ont été très prolifiques, la projection induisant nécessairement des questions auxquelles des réponses très détaillées auront été généreusement apportées. Le film primé à Locarno (prix Mario Zucchi 2024) a reçu un bon accueil en France, seule la projection de Mulhouse a été suivie de critiques virulentes voire détestables à l’endroit du protagoniste, notamment face à un public venu soutenir le curé Hubert, non loin du village où vit Emmanuel.
[1] Jean-Marc Sauvé, préside la Commission indépendante sur les abus sexuels sur mineurs dans l’Église (Ciase), commis par des membres du clergé et tend à comprendre l’ampleur du phénomène de 1950 à 2020, ses causes majeures mais aussi de formuler des recommandations. Faire cesser ces scandales que l’Église a seulement commencé à admettre publiquement et à lutter contre eux autour des années 2000, ne se reproduisent plus. Créée le 8/02/2019, elle a été financée à hauteur de trois millions d’euros par l’Église.
Filmographie De Claudia Marschal
La déposition 2024, film présenté le 8 janvier 2025 par la réalisatrice à AlTiCiné de Montargis (45)
Sur nos lèvres 2022
un film de commande sur le bâton de rouge à lèvre, objet iconique et hautement politique.
Dans notre paradis 2019 In our paradise
Le destin de deux sœurs originaires de Bosnie-Herzégovine dans leur parcours à l’étranger. C’est un film coup de cœur qui a été présenté aux festivals de Sheffield… et qui a reçu un excellent accueil au Japon.
Qui veut manger des super-héros 2015 avec Ian Simpson
série de 5 épisodes d’animation (26mn) diffusée sur Arte
Le temps de l’usine 2013 (Myrtille Moniot)
En qualité de cheffe-opératrice sur les traces de mémoire des usines textiles fermées à Troyes.
I Am Kombi 2012 (L’Increvable Combi se raconte)
France 5. C’est l’histoire de l’aventure de Combi VolksWagen. À chaque période sa place dans le monde. C’est un conte plein de rebondissements de la France à la Californie, en passant par la Suisse et l’Italie pour reprendre une nouvelle vie à Kinshasa…
Là bas
1er long métrage produit par France 3. Film très personnel où la réalisatrice fait la connaissance d’un Texan venu dans sa tenue de cow-boy chercher les traces de ses ancêtres venus d’Alsace et dont sa communauté a gardé le langage dans leur état brûlé par le soleil où on entend toujours l’accent familier à la réalisatrice de son Alsace natale et brumeuse.
La couleur qu’on a derrière les yeux (Céline Carridoit)
Quartier Lafarge 2006
La cité ouvrière construite en 1913 et désertée aujourd’hui à Viviers en Ardèche
Al Païs
La reconstruction du village de Naussac au moment de la mise en eau d’un barrage. Production collective de l’École de Lussas… 12 réalisateurs pour un seul documentaire !
Pierre O.