Ariaferma (3) — Leonardo Di Constanzo

Le film s’ouvre autour d’un feu de camp. Des gardiens au repos vident leurs bières en attendant la quille (la fermeture pour démantèlement de leur établissement pénitentiaire). Ça se passe à l’écart, dans un champ, et ce plan inaugural ouvre “un champ des possibles”. Le titre Ariaferma en forme d’oxymore pourrait signifier “l’air arrêté (en suspens)” ou encore un “air ferme (strict)”, comme si c’était de cet air ou de cette ambiance que dépendaient les événements qui adviennent au cours de la chronique d’une fin annoncée aux rebonds multiples.

Les nombreux plans et portraits sont filmés en contre-plongée en opposition aux vues surplombantes des bâtiments vétustes. Le réalisateur (Di Constanzo) propose sa vision par un procédé photographique, la bascule qui consiste à modifier les axes de prises de vues pour en redresser les perspectives. Le spectateur se trouve dans une position d’inconfort ; ces anamorphoses sont les visions déformées des murs délabrés et les traits des visages accentués par le procédé.

Mais la bascule opère également dans le registre des valeurs humaines, et de psychologies improbables dans un lieu où le fonctionnement en mode dégradé n’est pas prévu par le règlement.

Des plans serrés sur les visages mutiques dans une pénombre parfois inquiétante, ou des plans fixes sur l’architecture faite d’arêtes vives, augmentent l’impression de déséquilibre. C’est la vision d’un monde où tout peut se transformer avant de disparaître, un lieu de claustration et de création : fraternité quasi paternelle faite d’instincts engourdis de ceux qui sont oubliés là, rétablissement toute honte bue d’une relation de voisinage longtemps oubliée, ou convergence de deux collectifs en opposition à profiter des bonnes choses.

Un scénario sur le fil, où ce qui pourrait basculer à tout moment (cf. les commentaires de Claude et Georges), nous invite à un exercice d’équilibre subtil et très fort. Des rôles écrits en sorte qu’ils empêchent ce mouvement de bascule et obligent à repenser les idées reçues sur la morale des détenus, ou la probité de leurs gardiens… Di Constanzo évite l’écueil de la révolte (attendue ?) dans une violence néanmoins contenue.

La question ne sera pas tranchée de ce qui relève de la plus grande transgression. D’une part, la revendication portée par Lagioia (Silvio Orlando) d’accéder à une forme de liberté, préparation des repas, convivialité retrouvée d’un dîner pris en commun d’un côté, et d’autre part, se sentir investi d’une toute puissance en refermant la sphère de la décision intra-muros sans en référer à la hiérarchie des “événements indésirables”.

Mais nous avions été avertis dès l’annonce du transfert de l’ensemble des détenus et l’effacement simultané de la directrice, quand on sait la primauté de la hiérarchie du système carcéral et les modalités d’application des peines (Surveiller et punir— Foucault, 1975). La nomination de Gargiulo (Toni Servillo) est le moment déterminant du film. Chez les condamnés à de longues peines le temps s’écoule autrement, les rapports entre les hommes sont marqués comme au fer des cicatrices sur leur visage. Tout change et tout semble s’arrêter, et pourtant… “Ariaferma”. Le temps tenu par les gardiens est ponctué du bruit des clés ou des trappes de visite qui s’ouvrent bruyamment jour et nuit.

Bien sûr, j’ai lu les superbes commentaires de Claude et de Georges et refait ma copie en souhaitant la conclure par des associations.

  • À commencer par celle de Felice et Oreste, les deux napolitains de Nostalgia (Mario Martone) que la même scène de crime avait fait basculer d’un côté et de l’autre (de la culpabilité perpétuelle et de la tentative (avortée) de pardon et de rédemption.
  • Shutter Island (Martin Scorsese) tourne également les figures de l’incarcération insulaire où les roches érodées prennent des formes humaines, l’humanité se trouve transfigurée entre délire et terribles visions oniriques.
  • “Lettres mortes” (Patrick Faugeras, psychanalyste) correspondance censurée de la nef des fous, Hôpital de San Girolamo à Volterra, 1900-1980, traduit et présente une centaine des courriers (écrits par les patients et jamais expédiés, reçus par l’administration et jamais remis) invitant le lecteur à se reconnaître avec le destinataire de ces messages jamais transmis. Le recueil des courriers est accompagné de dix reproductions en quadrichromie qui évoquent en tous points la prison d’Ariaferma.
  • J’ai enfin pensé au sublime et terrible essai cinématographique de Jean-Daniel Pollet “L’ordre”(1973), tourné dans la léproserie de l’île de Spinalonga (Grèce) où les malades sont finalement condamnés à vivre sans espoir de retour après leur guérison, dans une ultime relégation.

Pierre

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