Film suisse (septembre 2019, 1h42) de Antoine Russbach avec Olivier Gourmet, Adèle Bochatay et Louka Minnella
Synopsis : Cadre supérieur dans une grande compagnie de fret maritime, Frank consacre sa vie au travail. Alors qu’il doit faire face à une situation de crise à bord d’un cargo, Frank, prend – seul et dans l’urgence – une décision qui lui coûte son poste. Profondément ébranlé, trahi par un système auquel il a tout donné, le voilà contraint de remettre toute sa vie en question.
Présenté par Françoise Fouillé, mardi 26.11.2019 à 20h30
« Ceux qui travaillent » débute par une douche matinale glacée. Frank, cadre supérieur dans une entreprise de fret maritime n’est pas un tendre. Premier à arriver sur son lieu de travail et dernier à en repartir, il a fait sien ce slogan devenu fameux : « travailler plus pour gagner plus ». Ce credo ajouté à son arrogance, sa rigidité, sa routine immuable et son mépris pour ceux qui ne travaillent pas autant que lui, en font immédiatement un personnage antipathique. Et quand il prend la décision de se débarrasser d’un clandestin monté à bord d’un de ses cargos, afin d’éviter un retard de livraison, il perd le dernier degré d’estime que le spectateur a pour lui. Qui est Frank ? Un monstre ? Certains spectateurs le penseront certainement.
Ce film a le mérite d’éviter ce manichéisme et grâce à l’interprétation remarquable d’Olivier Gourmet, à exploiter les failles du personnage. Conduit à la démission par son entreprise, Frank passe de cadre bourreau de travail à chômeur paumé, tétanisé par la honte de l’inactivité. À l’occasion d’une sortie shopping, il apprend le véritable motif de sa disgrâce : il coûte trop cher à son entreprise ; concurrence oblige. Au cours d’un repas familial, deux anecdotes sur son enfance permettent au spectateur de prendre la mesure de toute la misère affective et matérielle sur laquelle Frank s’est construit.
Qui est Frank ? C’est le résultat de la rencontre entre un être élevé dans la dureté et l’absence d’empathie et un monde du travail impitoyable où l’empathie n’a aucune place. Le film ne fait donc pas le procès d’un homme capable de décider d’une vie sur un simple coup de téléphone. Le vrai coupable, car il faut un coupable bien sûr, c’est le capitalisme sans pitié qui broie les travailleurs, du cadre supérieur au simple employé de supermarché. Oui, certes. Mais peu à peu, tandis que Frank montre à sa petite dernière le matériel humain et vivant qui se cache derrière les écrans des ordinateurs de son bureau, le spectateur comprend que les véritables méchants, c’est nous les consommateurs. En achetant des produits venus de l’autre bout du monde, nous cautionnons un système où seuls comptent les rendements et les délais. Nous avons une fâcheuse tendance à rejeter la faute sur l’autre (il faut un coupable). Et comme l’écrit le cinéaste, « il n’y a pas de bons et de mauvais. Le crime de Frank, nous avons tous participé à le commettre.
Enfin, si le film pose des questions, il ne donne pas de réponses. De même qu’il n’offre pas de rédemption au personnage de Frank qui signe un nouveau contrat pour un poste chargé d’ombre. Conscient, selon moi, d’être devenu une simple pompe à fric, il vend définitivement son âme pour garder sa famille monstrueuse accrochée à ses portables, chacun dans sa bulle de confort.
Film italien (octobre 2019, 2h08) de Pietro Marcello Avec Luca Marinelli, Jessica Cressy et Carlo Cecchi
Synopsis : À Naples, au cours du 20ème siècle, le parcours initiatique de Martin Eden, un jeune marin prolétaire, individualiste dans une époque traversée par la montée des grands mouvements politiques. Alors qu’il conquiert l’amour et le monde d’une jeune et belle bourgeoise grâce à la philosophie, la littérature et la culture, il est rongé par le sentiment d’avoir trahi ses origines.
Présenté par Marie-Annick Laperle le 7.11.2019
Adapter au cinéma le roman « Martin Eden » de l’écrivain américain Jack London était une gageure. Pietro Marcello, réalisateur italien prometteur, réalise l’exploit d’une adaptation libre, personnelle et audacieuse dans laquelle le cinéaste parvient à se détacher complètement du roman et en même temps à en restituer exactement l’univers et l’esprit.
Le spectateur se retrouve plongé au cœur du roman. On suit Martin Eden au plus près dans son son travail acharné qu’il soit physique ou cérébral, dans son ascension sociale, dans sa passion amoureuse pour Elena la belle aristocrate qui l’éblouit par sa culture et son raffinement. On le suit pas à pas aussi dans sa déchéance physique et intellectuelle, dans son dégoût de lui-même qui le conduit au suicide.
Pourtant dans le film, nous sommes bien loin de la baie de San Francisco puisque le réalisateur transpose l’action dans la baie de Naples. Nous sommes bien loin aussi du milieu ouvrier états uniens des années 1880- 1910 puisque Pietro Marcello choisit de filmer les révoltes ouvrières qui ont secoué l’Italie avant la prise de pouvoir de Mussolini. A la narration chronologique du roman, il oppose une narration toute en flash backs et en ellipses parfois violentes. Cette narration volontairement chaotique nous transporte brutalement d’un moment à un autre et d’un lieu à un autre ; le réalisateur utilise alors des images qui s’opposent violemment. On passe de la luxueuse demeure de la famille d’Elena Orsini au logement misérable de giulia, la sœur de Martin. Ce procédé donne une force et une vigueur particulières à chacune de ces images dont le pouvoir se trouve exacerbé. Sur ce plan Pietro Marcello ne se refuse rien, passant d’images concernant le récit proprement dit à des images d’archives, réelles ou fabriquées, à des images de souvenirs qui traversent le héros sans oublier des images documentaires montrant les rues de Naples et ses habitants. La caméra glisse sur des visages de femmes et d’hommes marqués par une vie difficile, des gens simples dont le regard touche celui du spectateur. Ce sont les corps et les âmes malmenés qui peuplent le récit de l’écrivain Martin Eden.
Une autre réussite du film est d’oser le mélange des genres sans frontières ; Pietro Marcello passe du romanesque au documentaire, à la critique sociale comme à la trajectoire intime. La critique sociale y a, me semble-t-il , une part importante. L’image où Martin rencontre sur la plage des migrants, renvoie clairement à notre époque contemporaine marquée par un individualisme mortifère. La loi du plus fort et de la compétition conduisent au rejet de l’autre et laissent apercevoir le spectre de la dictature. Les images d’autodafé de livres nous disent qu’Orban et Salvini sont tout près de nous. L’écrivain Martin Eden comprend qu’il est devenu un produit rentable pour la classe dirigeante cultivée et qu’en trahissant ses origines , il a vendu son âme. Amer désenchantement.
Film russe, soviétique (vo, juin 1958, repris en octobre 2019 – Version restaurée, 1h 37min) de Mikhail Kalatozov avec Tatiana Samoilova, Aleksey Batalov et Aleksandr Shvorin
Titre original : Letyat Zhuravli
Présenté par Claude Sabatier
Synopsis : Moscou, 1941. Veronika et Boris sont éperdument amoureux. Mais lorsque l’Allemagne envahit la Russie, Boris s’engage et part sur le front. Mark, son cousin, évite l’enrôlement et reste auprès de Veronika qu’il convoite. Sans nouvelle de son fiancé, dans le chaos de la guerre, la jeune femme succombe aux avances de Mark. Espérant retrouver Boris, elle s’engage comme infirmière dans un hôpital de Sibérie.
« Vers l’année 1957. A la fin du mois d’août, le conseil artistique des studios Mosfilm reçut un film au nom étrange, qui ne disait rien à personne. C’est souvent par son premier vers qu’on désigne un poème. Et l’un des premiers plans de ce film était un vol de cigognes au-dessus des héros. Bon gré mal gré, les auteurs reconnaissaient qu’ils avaient créé quelque chose d’inhabituel, qu’eux-mêmes ne pouvaient ni comprendre ni vraiment définir. Et de fait, le film surprit, bouleversa et devint une des principales énigmes et légendes de notre cinéma. »
Cet extrait des souvenirs du critique Vitali Troïanovski illustre la force du mythe de Quand passent les cigognes de Mikhail Kalatozov en Russie où le film sortit en 1957, avant de conquérir la Palme d’or à Cannes en 1958. Et de fait, l’histoire d’amour contrariée et tragique de Véronika (Tatiana Samoïlova, mention spéciale d’interprétation) et Boris (Alexeï Batalov) sur fond d’invasion nazie de l’URSS le 22 juin 1941, sous la houlette d’un chef opérateur remarquablement inventif (Sergueï Ouroussevski), prix de la Commission supérieure technique de Cannes 1958, nous bouleverse encore, 60 ans après, et suscite des débats spontanés et nourris : il n’était que de sentir la vibration de la trentaine de spectateurs présents – un record pour un film du patrimoine – à Alticiné ce dimanche 10 novembre, veille d’armistice, redécouvrant cette oeuvre pacifiste et humaniste, proclamant, tel Stepan à la fin, la haine de la guerre tout en célébrant le patriotisme russe, épousant le destin d’un peuple entre Moscou et Stalingrad en exaltant l’individu bafoué, ses amours massacrées, sa vie étouffée par la morale familiale ou officielle.
Magie d’un film du dégel post-stalinien encore patriotique et déjà novateur, voire subversif, sur la crête de l’histoire et du destin individuel, comme le cinéma de Kalatozov – nous vibrons autant devant les images d’un escalier en feu (celui-là même que gravissait Boris dans son emportement amoureux) , d’un appartement dévasté, de soldats pataugeant dans la boue (scène succédant en un montage audacieux au viol de Véronika par Mark, le cousin de Boris, pianiste planqué et infidèle) que face aux élans adolescents des deux jeunes gens se jetant sur leur lit respectif dans un même mouvement d’ivresse, sautillant le long de la Moskova, encadrés par les câbles d’un pylône – symbole de leur fragilité et de leur séparation à venir ? – un pylône en V comme le vol des cigognes, plus exactement des grues, image de la nature superbe et indifférente réitérée à la fin du film.
On n’en finirait pas de noter les échos entre les plans, les subtilités du montage, d’analyser comme dans les bonus du DVD, l’alternance des plans serrés sur les visages et des plans d’ensemble sur les soldats et leurs proches dans la scène des adieux manqués où le raccord regard du visage bouleversé de Véronika ne rencontre que l’inquiétude d’Irina, la sœur de Boris, où de longs travellings latéraux au sortir du tramway se diluent dans la course dérisoire d’une femme-enfant entre des blindés menaçants. On n’en finirait pas de revoir, dans le vertige mutuel du sentiment, cette figure du tournoiement, escalier gravi par Boris fou d’amour au début, escalier en feu des parents de Véronika, voile des rideaux recouvrant bientôt le viol par Mark de la jeune femme, vertige de la mort – Boris frappé en plein front, le tournoiement des bouleaux – d’autres arbres virevolteront aussi dans la scène du suicide manqué – la vision des escaliers gravis par l’amoureux fou, la procession et le voile nuptiaux pour ce premier et ultime mariage avec la mort…
Mélange d’insouciance et de tragique, d’enfance et de mélancolie, à l’image de la vie, comme ce jeu de compter jusqu’à 50 pour donner du poids à une décision, du sens à l’attente de l’être aimé, telle Mathilde dans Un long dimanche de fiançailles de Jean-Pierre Jeunet, comme cet écureuil en peluche offert par Boris à Véronika pour son anniversaire (par sa grand-mère plutôt car le jeune homme est déjà parti) et sous lequel se cache une lettre d’adieu et d’amour, de fidélité éternelle retrouvée si tardivement par Véronika, jouet de femmes légères autour de Mark, le cousin épousé par contrainte : n’a-t-il pas abusé d’elle lors du bombardement, malgré ses dénégations forcenées, et ses gifles répétées ?
Amour d’abord heureux et insouciant, peu à peu angoissé et sali par la guerre, l’attente, le retour des lettres sans réponse, rendu tragique enfin par l’apparente trahison de Véronika, l’infidélité bien réelle et lamentable de Mark, la nouvelle de la mort de Boris rapportée par le camarade de combat, Vladimir, entrevue sur sa civière, nouvelle douteuse, insupportable, violemment niée – avant que le regard de l’ami Stepan, chaleureux puis accablé, la lettre confiée ne viennent confirmer l’insoutenable vérité de la mort de Boris. Qui pourrait juger de la force et de l’authenticité de cet amour, même si la jeune femme a dû céder aux assiduités puis à la violence de Mark ? Sans doute – dira-t-on – le discours du père de Boris, médecin-chef de l’hôpital, dénonçant indirectement devant Véronika l’infidélité des femmes, le « diable au corps » face à un blessé fou de douleur, trompé par son amie, est-il dur et moralisateur mais le personnage, bien peu manichéen, n’est-il pas le même qui a réprouvé la folie de son fils engagé volontaire, réconforté et persuadé Véronika de demeurer auprès d’eux après la découverte des infidélités de Mark ? N’est-ce pas lui aussi qui enlace et emmène la jeune femme dans le superbe final, élan collectif de la paix retrouvée mais aussi déploration de l’absurdité guerrière, fin autant sinon plus psychologique qu’idéologique ? Ce bébé brandi au-dessus de la foule n’est pas seulement le symbole d’un possible renouveau, d’un salut par l’enfance, comme ce petit …Boris (le même prénom que le héros disparu) qui sauve Véronika du suicide, et auquel la jeune femme offre un avenir, réciprocité et réversibilité du don ; il incarne aussi le dépassement de soi-même, la traversée de la douleur individuelle vers un avenir commun, la reconstruction d’un être et d’un pays également fracassés.
Film français (septembre 2019, 1h39) de Hafsia Herzi avec Hafsia Herzi, Djanis Bouzyani et Jérémie Laheurte
Synopsis : Suite à l’infidélité de Rémi, Lila qui l’aimait plus que tout vit difficilement la rupture. Un jour, il lui annonce qu’il part seul en Bolivie pour se retrouver face à lui-même et essayer de comprendre ses erreurs. Là-bas, il lui laisse entendre que leur histoire n’est pas finie… Entre discussions, réconforts et encouragement à la folie amoureuse, Lila s’égare…
Présenté par Laurence Guyon
En dépit d’une présentation bien documentée et d’un bon débat , j’avais un sentiment mitigé après avoir vu ce film avec ses gros plans de films sentimentaux, je le classais dans la catégorie « à la rigueur », mais en y repensant, (toujours avec l’esprit d’escalier), je me dis qu’il est plutôt réussi. C’est un film capable de nous faire oublier les moyens financiers plus que ric-rac dont disposait Hafsia Herzi la réalisatrice et actrice pour ce premier film.
D’abord, ce n’est pas un scoop, Hafsia Herzi (Lila) est belle au sens vrai du terme. Ensuite, c’est un film plutôt pudique qui présente des situations intéressantes et des dialogues graves et drôles, jamais ennuyeux. Hafsia Herzi reconstitue un peu la démarche du cinéma de la nouvelle vague. Elle fait jouer ses amis, les matériaux du dialogue sont piochés dans la vie quotidienne, les lieux du tournage, par exemple Belleville, sont modestes. En cela je la trouve plus proche d’Agnès Varda, particulièrement de Cléo de 5 à 7 que d’Abdellatif Kechiche (son mentor) , j’y reviens tout de suite.
Je me souviens que Marie-Annick disait quelque chose comme « tout est dit dès le début du film. Une femme aime un homme indigne de l’être et ne peut faire la démarche de s’en séparer ». Mais justement, ce sujet à lui seul est intéressant, Hafsia filme cet « entre-deux », cette transition. Elle filme l’espace et le temps où elle demeure sans avoir à se confronter au réel : « Remi est un manipulateur ». Lila, en congédiant le réel, l’irréversible, s’évite la charge de la souffrance, de la séparation et du deuil. L’espèce humaine est fabulatrice, et n’appréhende le réel qu’à peu de moments, le deuil par exemple, ici il s’agit donc de ne pas s’y confronter. Et ce passage est parfaitement rendu, avec intelligence, finesse, humour et profondeur. (A l’exemple, les dialogues avec Myriam ou Ali )
Marie-No dans son article, a l’excellente idée de ne pas résister à reproduire dans son article le superbe poème de Frida Kahlo. Pour ce qui me concerne, dans ce prolongement, je vois des similitudes entre Cléo de 5 à 7 (pour cet entre deux), et je vois aussi des ressemblances entre Frida Khalo et Lila. Il est vrai, comme le dit Charly, qu’elle lui ressemble physiquement. Mais je suppose qu’Hafsia Herzi a dû se plonger dans la vie de cette femme. Et qui voit-on ? Amours tumultueuses avec Diego de Rivera et des amourettes en tous genres le long de sa vie. Alors, La vie de Lila se présente un peu comme une sorte de « repentir » de la vie de Frida.
Dernière remarque, la modernité du sentiment amoureux exprimé dans le film, je ne résiste pas à recopier quelques extraits de la 4ème de couverture de « Pourquoi l’amour fait mal » d’Eva Hillouz, paru en 2012 : « aimer quelqu’un qui ne veut pas s’engager, être déprimé après une séparation » autant de forme d’une modernité, de l’individu dans la société contemporaine avec « ses fantasmes d’autonomie et d’épanouissement personnel, ainsi que les pathologies qui lui sont associés : incapacité de choisir, refus de s’engager, évaluation permanente de soi et du partenaire, psychologisation a l’extrême des rapports amoureux… »
Et au total, vous m’excuserez cette parodie : « Lila outragée, Lila brisée, Lila martyrisée, mais Lila libérée ; libérée par elle-même » (et ses sympathiques amitiés), libérée par elle même et surtout d’elle même. Ce film assez confidentiel, il me faudra l’avoir en DVD. C’est le premier film d’une cinéaste qui compte.
Film français (septembre 2019, 1h39) de Hafsia Herzi avec Hafsia Herzi, Djanis Bouzyani, Jérémie Laheurte, Anhony Bajon, Sylvie Verheyde, Samir Guesmi Soirée-débat mardi 5 novembre 2019 présentée par Laurence Guyon
Le récit, urbain et estival, poétique, d’une rupture et de la quête du désenchantement, du désenvoûtement. Lila a Rémi dans la peau et ça, c’est incontrôlable. Lila court dans les rues vers la preuve de son infortune, vers le début de son désespoir, on la suit, le pas est rapide, déterminé, sous la chevelure qui ondule, ça se bouscule dans sa tête et la caméra nous bouscule aussi en la suivant de très près, nous emportant vers ce chavirement. C’est joué : Remi lui ment, la trompe, c’est bien lui, là, devant elle, pas possible de se raconter des histoires. Maintenant, c’est l’après qui commence. La colère fait place à l’hébétude, au déni, puis aux larmes et la caméra se fixe, alternant les cadrages resserrés et les gros plans sur le visage de Lila, mesurant l’équilibre perdu, guettant l’apaisement de son cœur.
Rémi ne la respecte pas donc Lila ne se respecte plus et, pour s’étourdir, pour ne pas se jeter dans le vide, Lila, désincarnée, s’aventure dans des relations impossibles. Elle se regarde manquer de force et se laisser couler dans le tourment de son âme, dissociant son corps vigoureux à son esprit douloureux, désunifiée.
Un amour qui se délite, un couple qui se sépare, le sujet est éternel, mille fois vu au cinéma et dans la littérature de toutes les époques. Hafsia Herzi réussit à nous faire ressentir la douleur ressentie par Lila. Elle la distille dans ses veines et on la sent couler dans les nôtres. C’est assez extraordinaire et c’est ce qui fait l’émotion et la singularité de Tu mérites un amour.
S’ajoute à cela, le casting particulièrement réussi des nombreux personnages secondaires et l’art de les faire tous, en quelques minutes, exister et particulièrement Ali, formidable Djanis Bouzyani, dévoué absolu à son amie, cherchant à entrer dans son esprit, quitte à user d’un gri-gri, pour en extirper le poison répandu par Rémi. Ali la revigore, la regarde pleurer, l’amène à sourire et la fait rire. Un beau tableau de l’amitié. Sous-jacente est la crainte de ne pas pouvoir croire et se fixer à un amour, de continuer à papillonner, la quarantaine venue, comme Ava, dans la lumière glaciale des néons, s’accrochant aux ailes glaçantes de la jeunesse enfuie. La réussite du film tient aussi dans la justesse de chaque scène, comme autant de pas vers la sortie de cet amour toxique. Une succession de scènes nécessaires, ponctuées du regard de Lila, -et quel regard !-construisent une histoire, l’histoire de ce désamour -là, unique évidemment.
Se nourrissant pourtant du collectif, du lien à l’autre qu’elle sait salvateur, on voit Lila, par instant incapable de goûter au bonheur familier d’un pique-nique entre amis, obligée, à ce moment, de partir, ne pouvant pas faire autrement, devant fuir pour se retrouver seule et se concentrer pleinement sur sa peine, s’en nourrir, se délecter de l’ultime vestige de son amour perdu.
La caméra fluide de Jérémie Attard capte les ressentis de l’intoxication amoureuse, de l’attraction et la répulsion, de l’amour et du dégoût. En incarnant son personnage principal, tel un peintre se représentant lui-même parmi une assemblée de personnages, Hafsia Herzi s’offre en incarnation de Lila au milieu de ses personnages charismatiques, les faisant exister, tout en étant, elle, de tous les plans. Et puis, il y a Anthony Barjon. Au cinéma, on a rarement lu mieux que dans ses yeux la fulgurance du coup de foudre, la naissance de l’amour. Et quand Charly dit le poème, c’est d’un romantisme chavirant. On a la gorge nouée.
Marie-No
« Tu mérites un amour décoiffant, qui te pousse à te lever rapidement le matin, et qui éloigne tous ces démons qui ne te laissent pas dormir.
Tu mérites un amour qui te fasse te sentir en sécurité, capable de décrocher la lune lorsqu’il marche à tes côtés, qui pense que tes bras sont parfaits pour sa peau.
Tu mérites un amour qui veuille danser avec toi, qui trouve le paradis chaque fois qu’il regarde dans tes yeux, qui ne s’ennuie jamais de lire tes expressions.
Tu mérites un amour qui t’écoute quand tu chantes, qui te soutiens lorsque tu es ridicule, qui respecte ta liberté, qui t’accompagne dans ton vol, qui n’a pas peur de tomber.
Tu mérites un amour qui balayerait les mensonges et t’apporterait le rêve, le café et la poésie »
Film français (septembre 2019, 2h18) de Bruno Dumont avec Lise Leplat Prudhomme, Fabrice Luchini et Annick Lavieville
Synopsis : Année 1429. La Guerre de Cent Ans fait rage. Jeanne, investie d’une mission guerrière et spirituelle, délivre la ville d’Orléans et remet le Dauphin sur le trône de France. Elle part ensuite livrer bataille à Paris où elle subit sa première défaite. Emprisonnée à Compiègne par les Bourguignons, elle est livrée aux Anglais. S’ouvre alors son procès à Rouen, mené par Pierre Cauchon qui cherche à lui ôter toute crédibilité. Fidèle à sa mission et refusant de reconnaître les accusations de sorcellerie diligentées contre elle, Jeanne est condamnée au bûcher pour hérésie.
Dans le cinéma, Jeanne d’Arc occupe une place de choix, et c’est une bonne chose pour Bruno Dumont, car pour lui l’art est par excellence, le lieu où peut s’exprimer la grâce. Avec Jeanne, Bruno Dumont peut désormais se compter parmi les réalisateurs qui ont représenté Jeanne d’Arc. Il a choisi de s’inspirer du « le mystère de la charité de Jeanne d’Arc », de Charles Peguy, comme pour son précédent opus Jeannette, il y reprend des dialogues de l’auteur.
Charles Peguy est fidèle à l’histoire, il écrit dans une prose unique, un peu déconcertante, sincère, et d’un bel humour. À l’époque où il écrit cette œuvre, il est jeune, plutôt idéaliste, anarchiste, incroyant. En outre, à travers les siècles qui le séparent de sa Jeanne, il y a une proximité de pensée et de rapport au monde. Peguy dédiait son livre « à toutes celles et ceux qui ont lutté contre le mal universel : la violence, l’injustice, le pouvoir ». Peguy comme Jeanne sont tous deux « absolus », sans concession et ne badinent pas avec ce qu’ils estiment leur devoir. (Pour Peguy, ce fut l’affaire Dreyfus, puis bien plus tard, son engagement et sa mort d’une balle dans le front à l’occasion d’une charge, en 1914.)
De son côté, Bruno Dumont appartient d’une manière consciente ou inconsciente à ce territoire imaginaire et culturel du Nord dont la Belgique francophone serait le noyau, qui produit des œuvres marquées par le surréalisme, le burlesque, l’incongru, le bizarre, l’anachronique, et une forme d’humour absurde. Autant de moyens formels au service de sujets profonds et philosophiques.
Avec la Jeanne d’Arc de Peguy, Bruno Dumont dispose d’un matériau qui correspond parfaitement à ce qu’il veut signifier :
Jeanne représente pour lui un personnage métaphorique, universaliste et populaire. Elle est fragile et résolue. Elle engage sa spiritualité contre l’institution (L’église et le roi lui-même). Et enfin, son personnage se confronte au ridicule et au kitch de son époque : « comment des gens instruits, cultivés, en viennent-ils collectivement à assassiner une enfant ?» Ainsi, Jeanne dépasse l’histoire pour atteindre la métaphore, celle de la lutte contre le mal, la damnation et l’église. Elle demeure humaine, elle est l’innocence universelle.
Bruno Dumont se refuse à enfermer Jeanne dans la nasse étroite du procès. D’autres, à l’image de Dreyer ou de Bresson (que Bruno Dumont admire) nous avaient livré une version pathétique et lacrymale de Jeanne, questionnée, injuriée, maltraitée par des brutes intellectuelles. Bruno Dumont choisit simplement de montrer les gens autour d’elle, des abords de Paris à Rouen, il ne reprend jamais l’artifice de Dreyer. Pour lui, les acteurs n’ont nul besoin d’être méchants ou sadiques, d’avoir de vilaines trognes, ils n’ont qu’à être en situation.
Dans le premier opus, Jeannette devient Jeanne en allant de Donremy à Chinon. Bruno Dumont s’assigne de représenter artistiquement un chemin qui est à la fois spirituel et concret. Avec Jeannette, Bruno Dumont nous avait donné sa mesure. Par exemple, chez Peguy, les dialogues avec Hauviette ou Madame Gervaise qui sont parfois drôles et déconcertants, deviennent bizarres et décalés avec Bruno Dumont. En outre, c’est un film chanté, et il y a la musique métallique d’Igorrr sur la voix mal assurée de l’actrice qui a 8 ans, (Lise Leplat Prudhomme). Cela ajoute à notre sensation d’étrangeté. D’autant que le réalisateur situe l’action sur la côte d’Opale : « Mes personnages dans leur ensemble sont des gens du Nord »… Le Nord est un théâtre magnifique pour représenter l’humanité tout entière. C’est le regard qui fait la grandeur du paysage et non le paysage en soi » quant aux gens : « Il faut accepter que le réel soit mêlé, avec ses gros, ses petits. Il faut apprendre à aimer ça. D’ailleurs, la plupart des gens sont tordus. Les gens beaux, c’est une vue de l’esprit. Mon travail, c’est d’héroïser les gens simples en les rendant glorieux, pas de mettre en avant un acteur débile dont on se fout. »
Alors, pour Jeanne, le dispositif demeure le même. Pour la musique, il choisit Christophe, qui sur les paroles de Peguy réalise une œuvre sublime, qui indique la compréhension intime, pénétrante du texte de Peguy et du projet de Dumont. Et le décor…les plages infinies du Nord, les pins, les vestiges de bunkers, et le ciel immense et bleu…
Cette fois Jeannne est aux Portes de Paris. (Orléans est dans l’ellipse). Jeanne est d’une détermination absolue. Elle n’a de compte à rendre qu’à Dieu, un Dieu intime.
Remarquable aussi, de Paris au bûcher son aura, sa faculté de révéler la petitesse et la couardise de ceux qui l’entourent. A montrer leur bassesse et leurs petits calculs et parfois leurs ignobles desseins. Tout est dans le regard de Jeanne qui ne parle que pour faire mouche. Lise Leplat Prudhomme (2) qui a grandi de deux ans depuis Jeannette, connaît son texte par cœur ; il lui fallait le ton jute, elle l’a. Julie Sokolowski (actrice principale dans Hadewijch) a été sa répétiteuse.
Maintenant racontons l’histoire par la fin. L’église avait gracié Jeanne car la première fois devant le bûcher, elle avait reconnu son hérésie, elle avait dit ne jamais avoir entendu Dieu, juré de ne plus porter de vêtements masculins- L’église, mansuétude et miséricorde !– Mais une fois dans sa cellule, on lui rend ses vêtements d’homme, elle s’en habille. Piège grossier, elle devient relapse ! On peut la brûler. Le Tribunal inquisitorial a joué sa partition sans fausse note.
Publics, la mise en scène de la torture, l’exposition de la douleur, le viol ultime, l’apparat et la populace, tout cela Bruno Dumont le tient à l’écart. Au loin on voit Jeanne qui brûle, une silhouette légérement détachée du poteau de torture, une fumée. Bruno Dumont filme un paradoxe, la mort est un acte solitaire absolu, et sa représentation humaine presque rien.
Le procès, c’est toujours, cette même histoire de tribunaux inquisitoriaux et/ou fantoches, dont nous sommes encore témoins aujourd’hui, la liste des pays concernés serait un peu longue, hier par exemple, la Turquie…
La partie procés chez Bruno Dumont, jouée dans la Cathédrale d’Amiens comme un écrin gothique, baroque, et surtout ostentatoire, ou par des mouvements de plongée et de contreplongée, il peut jouer de l’élévation et de l’écrasement. Les scènes sont interprétées comme d’habitude par des non comédiens, professeurs ou étudiants de faculté, dont trois théologiens de la faculté de Lille. Cette partie du film devrait être anthologique. Cette sensation de voir ces personnages (acteurs inexpérimentés) sur la corde raide durant leurs plaidoiries, fragiles, donne une sensation de pathétique, d’ubuesque et de kitch total. Du même coup, elle révèle toute la grandeur de Jeanne devant le ridicule. Lise Leplat Prudhomme est étonnante. (Il lui sera difficile de ne pas demeurer actrice).
Avec ce film, Bruno Dumont contribue à sortir Jeanne de l’illusion politique dans laquelle depuis toujours on cherche à l’enfermer. Elle est insaisissable, irréductible aux fantasmes des nationalistes et religieux. Elle représente une valeur dont ils ignorent le sens, elle est radicalement libre.
Jeanne de Bruno Dumont n’est pas seulement du grand art, c’est quelque chose qui nous parle directement au présent. Nous ne pouvons éviter de faire le parallèle avec Greta Thunberg à qui on a accordé les épithètes : louche, irrationnelle, illettrée, ridicule, fanatique, sadique, totalitaire et -Autiste (1)- Dont on pend l’effigie sous les ponts en Italie, qui déclenche des manœuvres de blocages de routes par des conducteurs des camions-citernes au Canada, dont le philosophe A. Finkielkraut dit : « je trouve lamentable qu’aujourd’hui on s’incline devant une enfant ».
(1 ): On peut aussi se référer à différents sites qui recensent les pathologies possibles de Jeanne. Les « Messieurs Homais » depuis le XIXème Siècle à nos jours ne manquaient et ne manqueront jamais d’arguments.