Carte routière étalée sur le capot d’une voiture, deux hommes ne parviennent pas à se mettre d’accord sur la direction à prendre. La carte s’envole. Ainsi le spectateur est déjà prévenu du risque qu’il a de se perdre dans l’histoire qui va être racontée.
Durant la première heure, « Déserts » tient un discours parfaitement clair, montrant deux agents de recouvrement, Hamid et Medhi, qui parcourent le sud marocain désertique pour contraindre des emprunteurs très pauvres à rembourser l’argent emprunté à un organisme de crédit. Tous les moyens , même les plus cruels, sont bons pour récupérer les créances. Pour dénoncer un système ultra libéral destructeur et les conditions de vie de villageois démunis, le réalisateur utilise le ton de la comédie dans une succession de scènes loufoques. Bien que le travail de ces deux héros soit détestable, on se prend peu à peu d’affection pour eux devant leurs maladresses et les situations ridicules qu’ils provoquent. On comprend qu’eux aussi sont les victimes d’un système qui utilise des pauvres contre des pauvres et qu’ils trimbalent une bonne dose de soucis avec eux. Emprunter pour s’offrir un mariage, pour soigner une mère malade ou cautionner le mensonge d’un fils qui doit payer grassement des passeurs qui le conduiront sans certitude à cette Europe convoitée, est un luxe qui devient source d’une misère encore plus grande. Cette première partie permet aussi de découvrir, sous le Maroc officiel où l’alcool est interdit et où la condition des femmes est soumise à des lois conservatrices, un Maroc plus souterrain où les hommes se saoulent de bières et de vodka, se livrent à la prostitution féminine ou masculine. Le réquisitoire de Faouzi Bensaïdi contre l’ultralibéralisme et l’ubérisation du travail culmine avec le discours grotesque et caricatural de la manager qui stimule sa troupe de harceleurs en faisant miroiter des salaires multipliés par quatre à ceux qui seront les meilleurs. Le discours aurait pu s’arrêter là et le film aussi.
Mais le réalisateur fait intervenir le personnage de l’évadé amoureux, injustement emprisonné par son rival. Le film bascule sans transition ni carte pour orienter le spectateur. L’homme emprisonné reprend sa liberté ; le cinéaste aussi. Plutôt que de poursuivre sa critique stérile d’un monde capitaliste, Bensaïdi nous propose, ainsi qu’ à ses deux héros de départ, de prendre la tangente et de la hauteur. Après les avoir perdus de vue, nous les retrouvons perchés sur une falaise, dans un décor sublime, regardant impuissants, leur véhicule volé par l’évadé, se perdre à l’horizon. Ne maîtrisant plus rien, les voilà à l’arrêt, contraints de lâcher prise, de s’autoriser eux aussi la liberté de laisser tomber la pression mise sur eux. Le récit, depuis le début ancré dans une réalité sociale, prend des airs de western, plonge en contemplation dans la beauté profonde du désert, flirte avec le conte philosophique, s’autorise une histoire d’amour contrarié et de vengeance. Le traitement du temps et de l’image a lui aussi basculé. Beaucoup de plans fixes, un temps qui s’étire en une longue méditation. A partir de là, le spectateur doit s’abstraire du sujet de départ et se laisser aller à ce qu’expriment les images sans chercher une logique de récit. Dans une scène superbe, le cinéaste filme l’intérieur de la maison où vit Yto, la femme mariée contre son gré à un homme qu’elle n’aime pas. Un grand mur ocré, percé d’ouvertures, donne à voir ce qui se passe en bas et en haut à l’étage. Simultanément, le spectateur voit Yto qui s’apprête à fuir avec l’homme qu’elle aime, ce dernier qui vient la chercher et les témoins qui n’osent intervenir. Plus loin, la caméra se fixe sur le visage grave de cette même femme qui a fait un choix douloureux : se libérer d’un mariage forcé et s’amputer de ses enfants. Elle dénoue le fichu qui retient sa chevelure et la laisse se déployer dans un geste d’ultime liberté. Plus loin nous retrouvons Hamid et Medhi ; à l’occasion d’un bivouac au coin du feu, ils se livrent et s’offrent la liberté de parler de leurs blessures qui sont toujours celles du cœur. Soudainement ce sont des migrants qui surgissent . Des hommes qui espèrent encore se libérer de leur misère malgré le récit plutôt décourageant du passeur. Enfin il y a ce mur percé en son milieu d’une ouverture encadrée par deux arbres. Dans ce qui nous enferme il y a toujours une ouverture, que nos deux héros finiront par franchir. Derrière, le monde n’aura pas changé mais peut-être le regarderont-ils différemment parce qu’ils auront changé.
Cette deuxième partie qui semble plutôt décousue, je la vois comme un espace de liberté et d’humanité qui se dresse contre l’inhumanité d’un système économique et social où le monde s’engouffre. Elle nous met au défi de mettre de côté nos attentes de spectateurs pour entrer dans la créativité d’un auteur, au risque de nous perdre ou de nous endormir paisiblement, comme ma voisine. Une autre vertu de ce film, certainement.
On demandait à Thien comment le public vietnamien avait réagi en voyant son film, il répondit quelque chose comme : « il y a eu trois sortes de réactions, celles des amateurs de cinéma d’auteur qui l’ont bien accueilli, celle de ceux qui sont sortis en cours de projection et puis il y a les spectateurs qui ont dormi ». (rire). En effet, ce long film est aussi beau que déconcertant.
J’ai lu les critiques, souvent excellentes, nombre d’entre elles parlaient de la beauté des images, des délicats mouvements de caméra, de l’élégance de la juxtaposition des plans, des plans séquences et des panoramiques circulaires, du montage, de la rareté des cuts.
D’autres encore ont aimé son parti pris de lenteur, l’impression d’immersion qui s’en dégage. Le film met en scène la beauté du monde, la nature, les arbres, l’eau, les montagnes avec de beaux plans larges et d’autres brumeux et ressérés.
Nous avons aussi observé cette césure dans la vie de Thien à Saïgon, cette ville trépidante. Thien y partage travail et distractions, amis et masseuses, puis au cours du voyage de Thien, la campagne vietnamienne, la nature, la pauvreté ordinaire des gens qui y vivent.
Thien le jeune homme de la ville, autrefois élevé dans cette simplicité de la vie paysanne (qui ressemblerait un peu à l’angélus de Millet, travail, prière) la retrouve en compagnie de Dao, l’enfant de sa belle-sœur et la dépouille de celle-ci, morte dans un accident de moto. Ils l’accompagnent à son village pour la cérémonie d’enterrement.
Le film montre alors d’une manière quasi documentaire, les paysages, les villages, les us et coutumes, la foi catholique et ses rites au Vietnam.
Mais arrêtons-nous sur les événements de la vie de Thien, marqués par des ruptures et des pertes, pas seulement celle de la campagne pour la ville, mais ses pertes affectives humaines.
Qu’apparaît-il en effet ? Thien a perdu ses parents, rompu avec sa petite amie qui lui a préféré une congrégation, vu disparaître de l’un de ses frères… et au moment où commence le film, perdu sa belle-sœur par accident, celle-là même qui a été délaissée par son frère… Thien assure désormais la garde de Dao, le fils de sa belle-soeur qui a miraculeusement survécu à l’accident. Et c’est le début d’une prise de conscience qui prend la forme d’une quête, Thien confie Dao aux Sœurs d’une école religieuse, le temps de rechercher le frère disparu.
Cette quête en cache une autre qui s’insinue à l’occasion de rencontres et de rêves « providentiels ». Des rencontres comme en offre la vie :
Revoir puis rêver de Thao cette fiancée qu’il aimait et comprendre pourquoi elle a fait un autre choix.
Rencontrer un vieillard ancien militaire qui après avoir fait la guerre, tué et échappé à la mort consacre sa vie aux morts, confectionne leurs linceuls.
Rencontrer une vieille dame réputée un peu folle qui lui parle de l’âme, que fais-tu pour ton âme lui demande-t-elle ?
Il y a aussi cet autre rêve, comme l’inconscient aime en placer aux moments clés de la vie : revoir en rêve cette belle-sœur qu’il vient de perdre, elle lui place le bébé (Dao nourrisson) dans les bras pour aller chercher son époux qui ne devait pas tarder… mais que hélas elle ne reverra jamais.
Les paysages du film sont comme l’âme de Thien, soleil après l’ondée, brumes, immensité du monde puis petitesse, comme replié sur lui-même, comme contenu en chaque chose. Ces visions culminent à la découverte fugace d’une trouée de lumière après l’averse, d’un arbre aux papillons d’or. Thien progressivement a reconnu la disparition, la rupture, toutes choses qu’il avait tenues hors de ses pensées. Ce faisant, il a découvert la vie, il est devenu capable de percevoir ce monde sensible, d’entendre le chant des oiseaux et les bruissements du vent, lui, le magicien qui faisait apparaître disparaître cartes pour Dao conçoit enfin qu’il ne disparaîtra pas pour Dao. Qu’il se chargera de ce petit enfant.
Cette histoire en forme de quête spirituelle et existentielle, est en même temps celle de la reconnaissance des pertes de la vie et une tension inconsciente vers le mieux-être, celle où nous nous reconnaissons précaires mais conscients d’être là, et responsables pleinement.
Après avoir vu – L’arbre aux papillons d’or, je m’interroge sur mon attente de spectatrice.
Je ne m’en cache pas, je ne l’ai pas apprécié ce film. Je ne me suis pas senti à l’aise dans cet univers.
J’y ai vu quelques images qui restent en mémoire, j’y ai entendu de multiples sons, une bande originale belle et variée mais tout cela vécu dans un profond inconfort auquel je réfléchis depuis.
J’ai cloisonné d’instinct le film en deux parties. La première faite de bruit et d’agitation. Même si le personnage principal semble un jeune homme très calme, tout ce qui l’entoure est très sonore. Sonore au point que l’on discerne très distinctement des conversations (plusieurs, le vent très fort, les bruits de la ville…) le tout au même niveau m’a-t-il semblé, au point d’en ressentir un réel malaise.
Même le passage à la campagne reste très bruyant. Bruit de moteur, conversations, oiseaux, tout cela également très présent, trop présent à mes oreilles.
Puis une scène semble mettre fin à cette cacophonie. Une scène ou le coq servant d’appât chante et ainsi attire les autres coqs sauvages. Seuls résonnent leurs cris qui semblent de plus en plus proches, une sorte de pression monte presque effrayante, on attend l’attaque. Qui ne manque pas d’arriver d’ailleurs… Ensuite l’écoute devient plus agréable, on s’apaise.
Il y a évidemment des jolies scènes dans l’Arbre aux papillons d’or.
J’ai beaucoup aimé celle des quatre mains, celle de l’enfant et de son oncle qui tapissent le sol après avoir enterré l’oiseau, petit compagnon venu de la ville avec l’oncle et son neveu pour enterrer une maman pour l’un et une belle-sœur pour l’autre.
Les paysages sont naturellement beaux mais on ne sent jamais le besoin chez le réalisateur de les sublimer. Ils sont là, tout simplement faisant partie du décor et me laissent insensible. Je l’ai vécu avec beaucoup de frustration.
La relation entre l’homme et l’enfant, sans gestes tendres en apparence, ou si peu, semble malgré tout, forte et importante pour les deux. Tout semble se mettre vite en place entre eux. Pas de larmes, des questions parfois sans réponses pour le petit. Toutefois une confiance s’installe très naturellement. L’oncle est à l’écoute de son neveu. Peut-être la relation est-elle déjà ancienne ? On ne sait pas.
La quête du père de l’enfant, disparu depuis longtemps, devient également quête spirituelle entre religion et nature, les deux s’imbriquant pour notre héros.
La religion, est-elle ce que recherche Thiên dans son chemin de vie à ce moment de son existence ? Ou bien l’amour quand il retrouve une jeune femme aimée plus jeune, qui ne l’a pas attendu et qui a choisi d’entrer dans les ordres. Non par dépit mais par envie, elle l’avait d’ailleurs prévenu qu’elle ne l’attendrait pas. Elle se rappelle à lui dans une scène repensée quand il se rend sur les lieux de cet échange.
D’ailleurs, la question de la religion s’invite dès le début du film, dans la conversation entre les trois amis autour d’un verre. La question est posée autour de son importance et de la place à lui donner. L’un la pense importante, l’autre la rejette, et Thiên interrogé reste dans l’interrogation à ce moment précis.
Nous n’aurons jamais la réponse puisque survient l’accident tout près d’eux. Le choc ! Rien n’est édulcoré. La collision entre les deux motos est violente, mortelle. On n’assiste pas à l’accident mais l’image qui s’impose, quand telles les personnes qui accourent, nous découvrons l’après, cru et terrible. Deux véhicules que l’on distingue à peine et un petit enfant allongé, immobile au milieu de ces monceaux de tôles.
Voici l’entrée en scène du neveu, petit garçon de 5 ans.
Dans plusieurs scènes, l’approche de la caméra, la superposition de cadre est très intéressante et inédite pour moi, tel la fenêtre ou l’on voit Thiên de dos qui écoute les paroles de l’ancien, le vieux vietnamien qui raconte la guerre, sa guerre, montre ses souvenirs au personnage principal qui écoute patiemment et semble-t-il avec intérêt. L’ancien qui fait le choix maintenant de s’occuper des morts du village et d’ailleurs rencontré lors de la cérémonie pour la maman du petit garçon.
Ce n’est pas un travelling tel qu’on a l’habitude de les voir, cela se fait de façon séquentielle, comme des sauts de puce vers l’objectif qui est dans le cas présent, le visage de l’ancien. Il est invisible tout d’abord, seulement matérialisé par sa voix et les mots qui l’accompagnent.
L’ancien est catholique lui aussi, il fait partie de la communauté du village, et l’on remarque chez lui vierges et croix de toutes sortes au milieu des photos de soldats, de famille. Toute une vie défile doucement et très lentement devant notre regard. On devine qu’il vient alimenter la quête de Thiên.
La lenteur est toujours très présente dans ce film… Même lorsque le personnage circule à moto pour se rendre dans le village de sa famille et qu’on le suit de dos. Peut-être pour différencier la vie citadine de la campagne… Peut être…
Une dernière scène très belle clôture le film, scène dans laquelle notre quêteur semble avoir trouvé quelque chose… Peut-être la fin du voyage ? En s’allongeant dans le lit de la rivière, il devient ici élément de la nature, il se mêle à ce qui l’entoure tout naturellement.
Ni minéral, ni végétal mais autre et tellement, m’a-t-il semblé, à sa juste place.
À la relecture de mes mots, je me dis que malgré le sentiment d’être passé à côté du film, je peux, après quelques jours, y trouver des pistes, des idées, des ressentis. De quoi nourrir mes réflexions.
Qu’aurais-je aimé trouver pour apprécier ce film ?
– Peut-être un personnage plus marquant, attachant.
– Peut-être un peu d’humour qui manque terriblement dans ce film. Le seul moment où les spectateurs sourient ou rient et lors de la rencontre avec le samaritain qui offre de l’alcool pour la moto en panne quand il dit : « qui se promènent avec de l’essence sur une moto ? » nous avons souri en spectateur d’une autre culture mais était-ce bien l’idée du réalisateur ? Ce n’est pas certain.
– Peut-être des gestes tendres avec l’enfant qui auraient pu nous attendrir.
– Peut-être des paysages mis davantage en valeur…
Le tout nous est livré tout cru, sans fioritures, sans recherche de séduction de la part du réalisateur.
Tout ceci relève évidemment de mes propres réflexions qui n’ont pas valeur de vérité.
Il est intéressant toutefois de s’interroger sur ses motivations à voir un film et pourquoi tel film ? Qu’attendons-nous spectateur ? qu’allons-nous chercher ?
Fantasmons-nous le film en partant de l’affiche, de nos connaissances, de qui nous sommes ? La curiosité nous anime t’elle ou est-ce autre chose ?
En quoi le cinéma nous nourrit-il ?
Je n’ai pas nécessairement toutes les réponses mais je continue à y réfléchir car déçue par ce film, j’étais visiblement dans une certaine attente.
Je voudrais rajouter juste un petit mot à la discussion très intéressante et malheureusement un peu écourtée qui a suivi le visionnage de « Cria cuervos ». J’ai été frappé d’un rapprochement possible avec un autre film réalisé une vingtaine d’années auparavant, « Jeux interdits » de René Clément. J’y ai vu deux explorations de la manière dont les enfants peuvent gérer l’expérience de la mort. Il y a de nombreuses ressemblances : deux petites filles orphelines des deux parents sur un arrière-fond vaguement politique ; deux prestations remarquables par des enfants qui feront par la suite une carrière honnête de comédienne adulte ; l’enterrement dans les deux cas d’un animal bien-aimé ; surtout l’importance de part et d’autre du jeu, mené de concert avec de jeunes complices, pour singer le comportement rituel des adultes ; et jusqu’à la musique, qui joue dans les deux films un rôle important. Il y a aussi, bien entendu, de grandes différences, notamment en ce qui concerne le milieu social, mais je crois que c’est secondaire. Je suis donc d’accord avec le monsieur qui a insisté sur l’importance de la mort dans « Cria cuervos », mais je rajouterais « la mort vue par les enfants ». Don
–Projection en Présence de Hejer Charf Lundi 27.11 à 20h30– à l’Alticiné! –
ENTRETIEN AVEC LA RÉALISATRICE
Un voyage immobile en forme de symphonie poétique et politique « Années en parenthèses 2020-2022 », de Hejer Charf
Sylvie Braibant : Plus que vos autres films, celui-ci n’est-il pas une déambulation politique, poétique et esthétique ? Hejer Charf : Pour moi, poétique et politique sont intimement liés. C’est par le poétique que j’essaye de dire le politique, avec pour référence première, Pier Paolo Pasolini : « dire le politique avec les armes de la poésie ». Il ne s’agit pas de faire des films en forme de tracts ou de slogans. C’est par la poésie et ce qu’elle comporte en elle de concision, de charge indirecte, que l’on peut dire le politique.Bien sûr que je suis une citoyenne engagée mais quand je fais du cinéma, mes idées ne préexistent pas au film. C’est le cinéma et lui seul qui dicte le film. C’est par la poésie, par une recherche formelle esthétique que j’essaye de faire de chaque film une proposition de cinéma.
SB – Pour prolonger cette réflexion sur l’esthétique et le cinéma, plusieurs mots surgissent lorsque ces « Années en parenthèses » se referment : kaléidoscope, patchwork, mosaïque, pluriel, polysémie, polyglotte… Hejer Charf – Tous ces mots décrivent le film ! C’est effectivement un patchwork, une série de portraits… Le défi est arrivé avec le montage. Il fallait éviter de rester dans le linéaire, dans un formatage. La cohabitation et la coexistence de nos pluralités ont surgi avec le montage, au moment de réunir, d’enchaîner ces participations envoyées du monde entier. Comment les mettre ensemble ? Comment ne pas faire oublier que nous sommes cette polysémie, ce patchwork, et que nous existons dans cette hétérogénéité. Je me suis inspirée du cinéaste Artavazd Pelechian, orfèvre de l’association des images et sons, théoricien du « montage à distance ». Pour lui, quand deux plans se ressemblent, il faut les décoller et y insérer autre chose, afin de parvenir à un « montage à contrepoint, circulaire ». Godard aussi dit que deux plans doivent être distants, et c’est leur association par le montage qui leur donne leur force. 1 + 1 = 3 – un plan + un plan aboutissent à une troisième image. Chris Marker est aussi très présent dans mon film au montage.
Quand je regarde un film, ce que je vois d’abord, c’est le montage.
SB – La texture du film vient aussi de ces images issues de sources si différentes : caméra, téléphone portable, zoom, archives, photos – le virus et le confinement ont-t-ils imposé cette forme ? Hejer Charf – Quand j’étais coincée à Montréal, avec un confinement très sévère, j’ai réfléchi à « que faire ? » et « comment faire ? ». Contrairement à des proches qui pouvaient continuer à peindre ou à écrire, j’ai réalisé à quel point, avec le cinéma, on dépendait des autres, de celui ou celle que je ne pouvais plus filmer par exemple. Et même pour aller filmer des paysages, des rues, c’était très compliqué – j’ai quand même réussi à le faire… Alors j’ai demandé à beaucoup de gens de m’envoyer des images, tout ce qu’ils voulaient, muettes ou sonores, c’était comme si j’envoyais une bouteille à la mer. Et beaucoup ont répondu ! Par défi, et par respect, j’ai tout pris, tout ce qui m’a été envoyé. J’ai reçu des vidéos, des images prises par leurs cellulaires, des sons, et j’ai tout mis ensemble. J’ai tout intégré dans le film, je n’ai rien rejeté. Et j’ai conjugué tout cela avec mes images et mes sons à moi. D’une certaine manière cela m’a libérée de cette dépendance à toujours filmer les autres. J’ai redonné à celles et ceux que je filme d’habitude le pouvoir sur leurs images. Cela donne un autre rapport au cinéma, même si j’interviens après, avec le montage.
Nous étions confinés et pourtant le monde était en ébullition avec des mouvements partout comme « Black Lives Matter », l’accentuation des inégalités sociales. Alors puisque je ne pouvais pas aller vers le monde, j’ai fait venir le monde à moi. C’était très satisfaisant. Quand j’ai commencé à recevoir toutes ces images et sons, c’était comme si je voyageais. Je ne tenais pas compte de la « qualité » des images. C’est seulement après que le travail technique est intervenu sur les images et les sons pour obtenir une qualité « cinématographique ».
SB – La vie et la mort se croisent sans cesse au cours de ces années entre parenthèses…
Hejer Charf – C’est la pandémie, celle où les gens se battent tellement pour la vie. C’est cela aussi le cinéma, c’est raconter le péril et ce qui sauve comme dit Hölderlin. J’aime filmer le réel, mais aussi aller au-delà du réel. D’ailleurs, dans tout ce que j’ai reçu, il y avait peu de choses très pessimistes. Ils et elles, dans cet exercice de création, cherchaient et révélaient le positif au cœur de la pandémie.
SB – Il y a aussi dans ce film une déclaration d’amour au cinéma…
Hejer Charf – C’est que le cinéma me manquait ! Même ce cinéma « artisanal » que je pratique où je fais presque tout moi-même… Le cinéma l’emporte toujours ! J’essaye que chaque film que je monte soit une ‘’proposition’’ de cinéma, de « l’art et essai » non formaté.
SB – D’un film à l’autre, dans votre œuvre, on retrouve en fil conducteur une réflexion sur le récit écrit par les dominants de l’histoire des dominés… En témoignent encore ces « Années en parenthèse »… Hejer Charf – L’histoire du cinéma est écrite par les vainqueurs, par des Blancs, surtout des hommes, elle est sous-tendue par des réflexions hétéro-normatives. Aujourd’hui des tentatives sont menées pour déconstruire ce récit. Ainsi, je tisse mon propre récit, pas seulement parce que je suis arabe ou immigrée, mais je veux intégrer les marginalisés, les femmes. Les réalisatrices américaines Kelly Reichardt ou Nina Menkes mènent un travail formidable en ce sens. C’est important pour moi d’écrire et réaliser des films en tant que femme, arabe, canadienne immigrée, et ainsi de déconstruire l’esthétique et le récit dominants. Je ne sais pas comment va être écrite au cinéma l’histoire de l’épidémie du Covid 19… Mais jusque là, elle a été gérée par les « nantis ». Il suffit de regarder comment les vaccins ont été répartis dans le monde, par exemple entre mes deux pays : la surabondance au Canada, la pénurie en Tunisie… Quand je me suis engagée dans le film, je pensais au sens premier de « pandemos » : « qui concerne tous les peuples », « common to all the people »…
Fort heureusement, le réalisateur à finalement décidé de sortir de sa retraite décidée en 2017 pour nous offrir une tragi comédie digne de ses meilleurs films.
Il permet la rencontre d’Ansa et Holappa, deux laissés pour compte, deux tristes qui n’attendent plus grand-chose de leur vie malgré leur jeunesse et leur beauté. Seule leur ténacité permet le happy end car les éléments ne permettent pas de les réunir facilement.
Elle déprime, lui boit ……. et déprime.
On les découvre sur leur lieu de travail. Elle empile les rayons en supermarché, trie et jette aux ordures les invendus ou autres passés de dates, d’un geste mécanique et sans émotion apparente. On la regarde, jolie fille broyée, le corps voûté et pourtant se redressant face à la bêtise, l’injustice. Tout n’est pas éteint chez Ansa, on le devine. Elle s’émeut…..
L’arrivée d’un petit chien perdu comblera une partie du vide, faute de mieux.
Lui, vit avec ses collègues dans une baraque sans confort dans une entreprise de travaux. Il boit en silence, en cachette parfois, planque ici et là les bouteilles, et réagit à peine quand il est découvert et licencié. Il reste immobile, vaincu, résigné, l’homme de peu de mots.
Seul son ami et collègue Huotari en mal de rencontres féminines parvient à le mobiliser pour aller au Karaoké. Il suit marchant quelques pas en arrière comme un enfant qu’une mère tire par la main.
Et c’est la rencontre de ces deux êtres qui n’attendent rien mais finissent après bien des complications par recevoir.
Ils s’aiment nos amoureux. Ansa prend la main sur leur histoire à venir peut-être, donne son numéro, pose ses conditions, se redresse, se positionne.
Lui, le grand dadais, acquiesce, suit et finit par lâcher la boisson pour elle.
Dans cette histoire d’amour, la dépression rôde. Rien n’est dit, exprimé sauf en de rares moments mais tout est souligné par les images, les corps, la musique parfois.
Les couleurs magnifient le film, tantôt passées tantôt vives. Une chemise d’un jaune éclatant, des affiches, des intérieurs, le rouge, le bleu …..les couleurs accompagnent comme pour suggérer la vie, l’espoir. Elles soulignent les scènes, leur donnent leur intensité.
Telle l’image surprenante et belle qui illustre cet état dépressif, au début du film, quand Holappa se laisse convaincre et se fait beau pour le karaoké. Un dernier coup d’œil au miroir avant de sortir. Un miroir cassé et l’on se trouve face à son reflet déformé, écartelé tel un Picasso, tel – la femme qui pleure.
Ainsi les larmes ne sortent pas mais tout les suggère.
La tristesse rôde dans ce film. Ces décors d’un autre temps, les entreprises broyeuses d’humains, cette radio qui s’allume sans cesse sur le conflit en Ukraine nous ramenant au temps présent. On en doute parfois tellement tout est suranné, certains décors, lieux semblent passés, telle une photo qui s’efface. On pourrait se croire dans les années d’après-guerre.
Il y a également du morbide dans la façon dont le personnage masculin s’abîme à force de boissons. La mort est d’ailleurs évoquée dans cet hilarant concert ou trois jeunes filles en robes de chambre chantent la mort, l’enterrement. Hilarant dans ce contraste de jeunes filles toutes pimpantes, aux joues roses, habillées de couleurs vives et leur mine affligée évoquant la dépression et la mort face au héros seul en compagnie de sa bouteille.
Et puis quelques scènes régulièrement distillées, des petites envolées lyriques et musicales nous montrant le ciel, les nuages, le ciel parfois bleu tendre, quelques nuages certes mais rien de menaçant. Tel un espoir qui se dessine tout doucement. On pourrait se croire chez Douglas Sirk , c’est doucement suggéré ….amené
Une des forces de ce film est que les paroles des chansons parlent en place de nos deux taiseux. Tout est dit, exprimé par les textes chantés.
Je reviens sur le terme – hilarant – car il s’agit bien d’une comédie que ce dernier film de Kaurismaki prix du jury à Cannes. On rit souvent dans ce film, on est touché par certains dialogues franchement drôles entre Le personnage principal et son copain, ou entre les amoureux. Ansa est drôle dans ses affirmations, lui dans ses réactions.
Une comédie romantique, un beau mélo, un antidote à la déprime actuelle.
Oui, un antidote, car on sort heureux et ému de ce film avec cette belle dernière image digne d’un Chaplin. On a presque envie de l’accompagner de la si belle chanson – Smile – écrite par Chaplin.
Le sourire oui, car Kaurismaki ce colosse, ce molosse, qui se défend d’aimer l’homme, nous montre le pouvoir de l’amour ramène qui l’envie, la vie.
Kaurismaki est sorti de sa retraite pour un message d’espoir et de gratitude pour la vie et nous l’en remercions vivement.
En Angleterre le film est sorti sous le titre : The wizards from the ghetto.
Ce documentaire est sorti le 5 juillet 2023 en France mais il a été boycotté avant même d’être vu. Les exploitants de salles ayant invoqué (pour une minorité) la peur des manifestations contre Polanski, beaucoup ont préféré se réfugier derrière l’argument de la faiblesse supposée du documentaire (Polanski lui-même à un moment se retournant vers les cameramen en leur reprochant de ne pas les filmer correctement).
Ce film n’est donc sorti que dans une minorité de salles, et n’a cumulé qu’une dizaine de milliers de spectateurs depuis juillet.
Ce qui est vraiment paradoxal, dans la mesure où les institutions politiques, et éducatives insistent sur la nécessité du devoir de mémoire. Alors que les survivants de la Shoah disparaissent, la censure fait, que peu de personnes peuvent écouter les souvenirs d’enfance de deux victimes de cette période aujourd’hui octogénaires qui sont deux témoins survivants, artistes et connus mondialement.
La genèse du film :
Ce sont deux jeunes réalisateurs polonais (Mateusz Kudla et Anna Kokoszka-Romer) qui sont à l’origine du film, et non pas le cinéaste.
Polanski, toujours poursuivi depuis 1977 pour l’affaire du viol sur mineure, et donc susceptible d’être extradé de nombreux pays (alors qu’il a fait de la prison, et que la victime a pardonné et demandé l’arrêt des procédures aux Etats-unis) se trouvait à Cracovie en 2015 pour venir témoigner dans le cadre d’une demande d’extradition déposée en Pologne, et il déambulait dans les rues de Cracovie où il n’avait pas remis les pieds depuis son enfance.
Au même moment un jeune cinéaste polonais, Mateusz Kudla, qui voulait réaliser un film sur Polanski, rencontre son avocat. C’est ce dernier qui souffle l’idée d’un film reposant sur l’utilisation des décors de la ville de Cracovie et la recherche des lieux de son enfance. Il réalise ce travail avec une autre cinéaste, Anna Kokosszka-Romer.
Polanski a donné son accord à condition de pouvoir associer à ses déambulations son ami du ghetto et de toujours, Ryszard Horowitz, célèbre photographe, qui lui aussi revient pour la première fois à Cracovie.
Il ne s’agit donc pas d’une biographie, mais de recherches sur les traces de vie de deux enfants juifs, qui se trouvent à partir de 1939 (occupation d’une partie de la Pologne par les Allemands) aux prises avec la politique antisémite nazie et qui découvrent l’horreur du ghetto de Cracovie et des camps d’extermination.
Pour préparer le film et découvrir les lieux (appartements, synagogues, tombes) les deux jeunes réalisateurs enquêtent pendant deux ans et aboutissent à de vraies découvertes : les anciens appartements où Horowitz et Polanski vivaient, la campagne où Roman à vécu caché chez des paysans.
Le film raconte cette expérience horrible de la guerre et de la chasse aux juifs qui vont les marquer à vie.
La mère et la grand-mère Polanski seront assassinées à Auschwitz, le père sera déporté à Mauthausen et c’est lui qui permet au jeune Romek de s’échapper du ghetto et de survivre. Son fils ne le reverra qu’à l’âge de 10 ans (belle scène quand revenant dans l’appartement, Polanski s’assied à la place qu’il occupait après la guerre face à son père). Quant à Horowitz, sa famille a survécu grâce à Schindler mais n’a pu empêcher la déportation du petit Richard, qui montre son numéro de matricule à son ami.
Le documentaire fait aussi allusion, par le souvenir de Roman Polanski de la poursuite des pogroms après la guerre en 1945 et 1946 (il raconte qu’il a aidé une personne à se cacher dans le grenier de son appartement). La Pologne fait alors partie du bloc de l’Est, est soumise au régime communiste et à l’URSS.
Un film sur la mémoire de la Shoah, à Cracovie :
Ce documentaire montre l’indéfectible amitié qui lie les deux hommes, leur complicité et les souvenirs qui les unissent.
On voit la ville de Cracovie, en noir et blanc, photos tirées d’archives pendant la guerre, avec le quartier juif (Casimir) puis des images de la persécution des juifs après 1939, la population affamée et martyrisée.
Des images en couleur accompagnent la déambulation des deux amis, aujourd’hui dans une ville rajeunie qu’ils ne reconnaissent pas toujours mais qu’ils adoptent, en partageant un repas pris sur la place principale, une bière (qui leur est offerte) et des saucisses grillées, après avoir devisé avec des Polonais et des touristes, tout en faisant la queue (comme au temps des communistes !).
Un humour constant :
D’entrée le film est marqué par un regard joyeux sur nos deux octogénaires (au moment du tournage Polanski a 88 ans et Horowitz 83) et la scène dans le taxi qui les conduit de l’aéroport à la ville, où Polanski enlève les poils du nez de son ami est emblématique de l’humour assez permanent qui se dégage de leur rencontre.
La scène où le cinéaste décrit, face à la tombe de son père, l’enterrement de ce dernier sur le mode comique où les deux protagonistes rient aux éclats, montre aussi la rage de vie de ces deux-là et leur volonté, non pas d’oublier mais de résister et de vivre.
On a vraiment du mal à imaginer, leur âge, et toutes les épreuves qu’ils ont traversées lors de leur enfance, qu’ils racontent, alors que la caméra les montre alertes, vifs, et plein d’énergie.
En tant que juifs leur famille a été arrêtées et emprisonnées dans le ghetto, où ils étaient victimes de violences, de la faim et de la peur en permanence.
Polanski, se souvient d’un garçon, voisin, un peu plus vieux que lui, qui a été arrêté. Autre image atroce, celle d’une vieille femme, qui victime d’une marche forcée, n’en peut plus et est abattue par une balle dans le dos, dont le sang jaillit tel un geyser.
La mémoire du cinéaste qui se souvient des différents lieux de vie et d’enfermement est fabuleuse et doit pouvoir être utile aux historiens.
De même lorsqu’il retrouve le petit-fils de la famille paysanne pauvre, qui l’a caché jusqu’à la fin de la guerre. Un grand moment d’émotion, quand celle-ci le submerge alors il se tait et la caméra arrête de filmer.
Horowitz, regrette la visite de l’ancien appartement familial donnant sur la place du marché, transformé au point de pouvoir effacer les souvenirs de l’époque.
Le documentaire travaille beaucoup sur ce qu’est la mémoire, sa fidélité et sa résistance au réel retrouvé mais tellement changé.
Film traversé de profondes émotions, d’images horribles et de joyeuses déambulations, de regards inoubliables et de lieux qui témoignent d’une histoire abominable.
Mais le temps efface et transforme les lieux de mémoire, Cracovie, ville devenue le lieu du tourisme de masse (Disneyland pour le réalisateur du « Pianiste ») ne protège plus la mémoire des massacres qui nous est restituée par les corps et les paroles de deux vieillards qui rendent ce film si beau et si nécessaire.
Il faut disposer de temps (3h26) pour s’installer dans une salle obscure et s’y délecter du dernier Scorsese, Killers Of The Flower Moon, tiré du récit éponyme de David Grann. Avec ce dernier film, le réalisateur de bientôt 81 ans, nous plonge dans l’Amérique de l’après Première Guerre Mondiale, début des années 20, non pas à New York mais en Oklahoma, plus précisément à Gray Horse, cité prospère dans le comté des Osage, avec quelques blancs et en particulier la famille du riche et puissant propriétaire terrien, William Hale (Robert De Niro) qui veut que son neveu Ernest Buckhart, fraîchement débarqué du front, l’appelle ‘King’, tout un symbole….
Gray Horse a pu en effet prospérer grâce à la découverte de pétrole sur les terres Osage ce qui a permis à ces indiens qui avaient été chassés du Kansas dans un coin aride du nord-est de l’Oklahoma (état au cœur du roman de Steinbeck Les raisins de la colère), terre pauvre mais sur laquelle les Osage découvrirent un sous-sol rempli d’or noir ! Cette terre, les Osage l’avaient achetée aux blancs, elle était donc leur propriété.
Le début du film montre l’arrivée d’Ernest Buckhart (Leonardo DiCaprio), qui descendant du train, se trouve balloté dans les rues de Gray Horse, fourmillantes de monde : la caméra virevolte et nous plonge tantôt dans un tourbillon de gens, recrutés pour travailler dans les puits, qui se hâtent de monter dans des camions, tantôt d’indiens Osage, sortant de magasins, fière allure dans leurs beaux habits, paradant presque, et étonnamment à l’aise : ne sont-ils pas eux les vrais rois du comté ? Leur réussite financière ne fait aucun doute, et certains blancs sont forcés de faire profil bas, ce qui bien sûr, ne va pas sans rancœur.
La mise en place de tous les ‘pions de l’échiquier’ du film est lente, soignée, méticuleuse, Scorsese prend son temps, comme s’il avait trouvé ce moyen pour s’assurer que nous captions bien la partie qui est en train de se jouer à Gray Horse, cette lenteur tout comme celle du poison qui se distille dans le corps des victimes. Sauf que les pions sont truqués, et tous devraient se méfier du trop bon et trop généreux Mr Hale.
De Niro excelle : on est face à un ‘parrain’ qui tel le Grippeminaud de la fable, sert des paroles cajoleuses afin de mieux enserrer ses proies. Son ton, mielleux et paternaliste à souhait, son habileté et sa sournoiserie vont également ne faire qu’une bouchée du neveu Ernest, (DiCaprio totalement niais et si aveuglé qu’on aurait envie de lui flanquer un coup de poing ou de lui jeter un seau d’eau à la figure pour le réveiller et lui faire ouvrir les yeux). William Hale, aidé de sa clique qui inclut médecins, notaires et autres notables, est le cerveau d’un projet des plus machiavéliques : faire en sorte que les hommes blancs épousent de jeunes indiennes Osage et ainsi, en les empoisonnant à petit feu, les assassiner ‘en douce’ pour qu’enfin l’héritage des terres tombent dans l’escarcelle du ‘King’. Ainsi, Ernest Buckhart, jeune homme beau de sa personne devrait trouver sans difficultés une jolie indienne et l’épouser. Ernest accepte d’autant mieux qu’il a conduit la belle Mollie Kyle (Lily Gladstone) à plusieurs reprises, et qu’il en est très amoureux. On se demande donc, comment et pourquoi Ernest, sincèrement épris de Mollie, contrairement à d’autres de ses cousins blancs qui trompent leurs épouses indiennes, ne réagit pas lorsque ce pacte diabolique est mis en place sous la houlette de l’oncle William et qu’il accepte lui aussi d’administrer les piqûres supposées miracles qui vont, paraît-il, permettre à Mollie de guérir son diabète. Deux de ses sœurs et sa mère sont mortes avant elle. Pourquoi reste-t-il dans ce piège, immobile et toujours obéissant, ne remettant jamais en question les demandes, ordres déguisés, de son oncle? Pourquoi ne désobéit-il pas alors qu’il sait très bien ce qu’il fait ? Ce n’est que dans la troisième partie du film qu’il va s’engager sur la voie de la lucidité et du meaculpa, et passer de l’inconscience et incapacité à réfléchir et agir par lui-même à un début de prise conscience : trop tard….
Killers of the Flower Moon est une grande fresque cinématographique aux accents de tragédie shakespearienne : on peut voir William Hale comme un lointain cousin du Richard III shakespearien, tout aussi mielleux et intrigant, tout aussi perfide, à la vengeance moins directement palpable (et encore… ?), pas de sang sur les mains, le poison est invisible, mais qui tire habilement les ficelles pour que les autres fassent le sale boulot à sa place : contrairement à Richard, William Hale tue par procuration, et, tel Ponce Pilate, se lave les mains et clame son innocence lorsque Edgar Hoover et le bureau des enquêtes s’en mêle.
Ce film fait la lumière sur un pan ignoré de l’histoire américaine. A l’époque où il se situe, les guerres indiennes sont terminées depuis environ 30 ans, après l’arrestation et la mort de Sitting Bull ( tué par les soldats le15 décembre 1890) puis, quelques jours plus tard, le 29 décembre, le massacre de Wounded Knee, massacre qui aurait pu être le sujet d’un film de Scorsese, c’était un de ses projets .
Comme il a été dit au début de cet article, les indiens Osage sont, en 1920, prospères et leurs comptes en banque fructifient grâce aux revenus générés par le pétrole. Scorsese intègre de manière fort intéressante des images d’archives, où l’on voit notamment le président Coolidge avec des indiens à Washington D.C. ; de même, images d’archives à l’appui, il fait un parallèle subtil entre les morts suspectes des Osage de Gray Horse et le massacre de Tulsa, Oklahoma en 1921, lorsque les noirs du quartier de Greenwood, alors surnommé le Black Wall Street, est mis à feu et à sang parce qu’un jeune noir est accusé du viol d’une femme blanche. L’histoire a ‘oublié’ ce massacre (soit disant 45 morts à l’époque ; aujourd’hui les différentes enquêtes en ont dénombré plusieurs centaines), les registres de Tulsa pour ces journées du 30 mai au 1er juin 1921 ont ‘disparu’. A l’instar de Tulsa, les disparitions suspectes de Gray Horse s’inscrivent dans le même désir de réécrire l’histoire à l’avantage des blancs alors qu’il s’agit d’assassinats à des fins d’enrichissement et de spoliation des terres indiennes.
L’histoire des indiens a été falsifiée, certains épisodes eux aussi rayés des livres d’histoire et de la mémoire collective, et tout comme l’histoire des Africains-Américains, celle des Indiens- Américains, jusqu’à une époque récente, a toujours été vue et présentée du point de vue des blancs, donc biaisée.
Le film de Scorsese s’inscrit dans une démarche de réhabilitation et de dénonciation: les personnages principaux ont réellement existé, et l’épilogue inattendu du film nous le confirme.
Ce film est un tour de force car il allie plusieurs genres en une grande fresque épique : le western, le film policier, la tragédie, le film romantique et historique et surtout il montre le pouvoir, celui des blancs et de l’argent. Il oblige l’Amérique à ouvrir les yeux sur son histoire, une histoire de conquête, de violence, de spoliation de terres, on pourrait dire de Killers Of The Flower Moon que c’est un film ‘devoir de mémoire’, pour que les générations ne puissent dire qu’elles ‘ne savaient pas’. Scorsese montre ce que les livres d’histoire n’ont jamais montré.
Nous assistons aussi aux débuts de ce qui sera plus tard le FBI, et qui est à cette époque Le Bureau des Investigations, créé en 1908, avec en la personne de Tom White (Jesse Plemons) l’enquêteur principal venu de Washington avec ses coéquipiers, dont certains se sont discrètement mêlés aux indiens Osage.
Scorsese choisit de filmer de façon assez serrée : beaucoup de plans moyens, des plans rapprochés sur les visages ; des plans qui montrent l’intimité des uns et des autres, et souvent sombres lorsque nous sommes dans le huis-clos du ranch de William Hale, là où se nouent les projets machiavéliques. Une caméra qui virevolte lorsque l’on est dans l’activité incessante liée au pétrole. Des visages blancs sur lesquels on lit tout le mépris et l’hypocrisie, le double langage et le cynisme permanent.
On notera cependant quelques plans larges, en particulier sur les grands espaces et les terres où fleurissent les ‘flower moon’ les fleurs de lune pourrait-on dire, qui disparaissent étouffées, donc tuées, par d’autres plantes poussant après elles. Belle métaphore donc que le titre du livre enquête de David Grann et repris par Scorsese qui trouvait « l’apposition de ces trois mots « tueurs », « fleur » et « lune » particulièrement poétique, à la manière d’un haïku » (interview de Martin Scorsese, Télérama 3848 du 11/10/2023)
Les grands espaces font partie intégrante du western, ainsi que les villes traversées par une unique rue, villes sorties de nulle part, traversées aussi par une voie ferrée, rue où s’alignent le saloon, la banque, un hôtel miteux, un épicier et une boutique de mode ; ce décor est celui de l’arrivée d’Ernest Buckhart. La lenteur de la mise en place chez Scorsese, dont c’est le premier film de ce genre, n’est pas sans nous rappeler celle adoptée par Clint Eastwood dans son crépusculaire Impitoyable (Unforgiven1992) qui rompait avec les clichés véhiculés par beaucoup de westerns avant lui. A l’instar d’Impitoyable, Killers Of The Flower Moon est un film sombre, et ce malgré les paysages clairs, la beauté fragile du visage de Mollie, visage de Madone
sorti d’un tableau de Raphaël ou de Leonard de Vinci, Mollie, visage en souffrance, qui sait ce qui lui est administré; film sombre, malgré la naïveté d’Ernest et son amour pur et sincère pour Mollie, Ernest qui petit à petit comprend et sait lui aussi, mais refuse de voir le mal s’infiltrer tel le serpent du jardin d’Eden. A-t-il peur de son oncle? Certainement. N’a-t-il pas eu lui aussi une violente punition?
On ressort sonné par ce film : ébloui par la maestria du réalisateur, éblouis aussi par la composition magistrale de Robert De Niro dont le seul visage parle et en dit long et lorsqu’il parle, on ressent les paroles venimeuses ; sa gestuelle, sa présence physique s’apparente à celle d’un Marlon Brando ou d’un Orson Welles : ces acteurs, magnétiques entrent dans le champ de la caméra et tout est dit ! On ne peut qu’être admiratif de l’audace du réalisateur qui fait du ‘vrai cinéma’, pied de nez à tous les films Marvel et autres Disney studio, et qui, de ce fait, nous donne, sans que cela soit le but initial, une leçon de cinéma. On est surpris par un Leonardo Di Caprio, presque en retrait, et dont les silences étonnent, il est évident que les traumatismes de guerre n’y sont pas pour rien, montrant un personnage qui ne capte pas vite le sens caché de ce qui lui est dit. Nous sommes restés assis trois heures et vingt-six minutes et avons assisté à une ‘master class’ !
Un dernier mot pour finir ce long article, — comment faire court avec un tel film ? –, le premier plan du film proche de la terre ô combien sacrée, où les indiens enterrent un calumet, tout comme le magnifique dernier plan vu du ciel, deux plans qui se font écho bouclant ainsi la boucle narrative, un cercle vu du ciel, offrant à nos yeux une fleur aux couleurs indiennes qui perdure.
Quand il y a un tel engouement pour un film, on a tendance à attendre quelque chose de formidable et j’ai été un peu déçue pour une fois !
Je pense que je ne m’attendais pas à ça, que je me suis totalement trompée en lisant le synopsis : ce que j’avais envie de voir c’était une Cléo qui a grandi et qui retourne, jeune femme, voir sa nounou (et peut-être l’aurais trouvé en vie ou non). Je me délectais de voir une suite à « La couleur des sentiments ».
Certes, cette petite Cléo, pour le bout d’enfance que l’on voit, a vécu des choses incroyables : triste en ce qui concerne le décès de sa mère, et rare de part son voyage au Cap-Vert. Je trouve que c’est elle qui est au centre de l’histoire plus que sa nounou. En effet, tout bascule au moment où elle n’est plus le centre d’attention (à la naissance du petit-fils de Gloria). Ama Gloria, de Marie Amachoukeli, est un grand cri d’amour d’une petite fille à sa nounou qui lui a appris que la vie c’est fait pour se créer des souvenirs. Et à un espace près, ce film aurait pu s’appeler « à ma Gloria » ! Mais ce que cette nounou, interprétée par une vraie nounou dans la vie Ilça Moreno Zego, a apporté à Cléo est encore plus immense que ça ;
On ne voit bien qu’avec le cœur, et voilà comment nous aussi spectateurs nous apprenons de Gloria l’empathie pour une petite fille privée de l’affection maternelle qui se retrouve possessive malgré elle. Gloria ne la juge pas et lui montre qu’aimer c’est pardonner, qu’aimer c’est laisser partir, qu’aimer c’est être fort pour encourager l’autre. C’est d’ailleurs lors de la dernière scène que l’on découvre que Gloria, une fois seule, se met elle aussi à pleurer cette séparation.
Ce film montre également qu’être payé pour s’occuper d’un bambin n’enlève en rien l’attachement affectif qui se crée. Le père apparaît peu souvent mais on voit qu’il fait de son mieux en vue de son veuvage prématuré et ne souhaite que le bonheur de sa fille, même si ce n’est pas lui qui peut lui apporter. Voilà encore une belle preuve d’amour : laisser sa fille de 6 ans partir au Cap-Vert !
La relation entre les enfants dans les scènes tournées sur l’île de Santiago montrent comment Cléo a été intégrée dans un pays étranger. Ce voyage au Cap-Vert lui a fait voir la vie mais aussi revivre le deuil d’une séparation. C’est un grand chamboulement pour elle qui plus tard quand elle sera grande, lui a rappellera qu’elle a vécu des choses incroyables. C’est aussi une première expérience cinématographique pour son interprète, la jeune Louise Mauroy-Panzani, que nous reverrons sûrement après cette brillante interprétation !
La réalisatrice quand à elle est aussi une jeune dame (jeune comme moi !) qui cumule les récompenses et se voit décrite dans une interview des Inrockuptibles comme une « hyper-active flemmarde ». Elle n’arrête jamais d’écrire et quand elle ne le fait pas pour elle, elle le fait pour les autres ! Dans Ama Gloria, je me suis interrogée sur l’utilité de certaines scènes comme la première chez l’ophtalmo. J’ai découvert que la réalisatrice avait voulu filmer sa propre expérience de jeune fille myope. Je préfère tout de même penser que cette scène est une métaphore de Gloria qui ouvre les yeux de Cléo sur le monde parce que c’est un peu ce qu’elle fait et s’il existait un Oscar du meilleur Ange-Gardien, il serait pour Gloria (au yeux de Cléo !).