ASSAUT – Adilkhan Yerzhanov

« Le héros sans volonté – un oxymoron » dit Yerzhanov à Valeria Kudriatseva lors d’un interview paru (en russe) sur séance.ru en 2022 et reproduit par kinoglaz.fr

Adilkhan Yerzhanov est un réalisateur d’une productivité incroyable : « Quand je les revois (mes films) je me rends compte que j’aurais pu faire mieux. Cela me ronge. La seule façon d’oublier un film, c’est d’en faire un nouveau. 
À propos de Assaut : « J‘ai d’abord été déconcerté par l’histoire. Elle me semblait peu profonde, rien qu’une intrigue complexe. Mais après avoir discuté avec Boris Khlebnikov (réalisateur) et Serik Abishev (producteur et acteur), nous avons commencé à nous intéresser davantage à la nature intérieure de l’histoire, à chercher les rêves et les pensées des personnages. Leur situation a été reléguée au second plan.
Le tournage a duré sept jours. Bien sûr, après une préparation minutieuse. Mon équipe et moi-même suivons une méthode simple : ne pas trop tourner, planifier des story-boards, faire des journées intermédiaires (des pauses entre les équipes de tournage) et explorer de nouveaux genres. Chaque film est toujours un nouveau territoire. 
Yerzhanov est né en 1982 à Zhezkazgan, ville de 85 000 habitants au centre du Kazakhstan. Sa mère enseignait la littérature, son père était mathématicien. Le jeune Aldikhan dévorait les BD et dessinait. Il obtient son diplôme de réalisateur dans son pays en 2009 avec le film « Karatas » qui lui valut une bourse à New York. Sa femme Ina Smailova, de 9 ans son aînée, est historienne de l’art, spécialiste et critique du cinéma
« L’amour du cinéma est une nouvelle forme de don-quichotterie. Les lecteurs de romans étaient les héros de Cervantès. Aujourd’hui ce seraient des cinéphiles qui ont regardé, par exemple, des westerns. Moi, j’ai grandi avec les films. »
« Je m’intéresse aux gens, quelle que soit leur nationalité. Les restrictions ne vont pas bien avec l’art. Je fais des films sur les gens… Les personnages de films ne peuvent pas être des individus passifs. Seuls ceux qui veulent quelque chose servent à l’intrigue. Ceux qui ne veulent rien ne sont pas passifs non plus. Les personnages sans défense sont inutiles d’un point de vue dramaturgique. Un héros sans volonté est un oxymore. Mes héros sont des gens, ne sont pas des fonctions. Du moins, cela, je ne le voudrais pas. Aucun personnage à l’écran n’est une fonction. 
« Quant au sens social et politique, il se retrouve si l’œuvre possède la vérité de son propre monde. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Le monde de Tolkien est un monde fictif. Mais il contient tellement de vérité que des courants sous-culturels ont émergé et croient que ses mondes sont réels. La vérité peut donc être fictive. C’est un paradoxe, et j’aime les paradoxes. Et j’aime l’absurde. Kafka, Beckett, Swift, Kobo, Harms, Ionescu, Capek, Hasek. Chaque événement social se reflète dans la culture. Le personnage de Orson Welles dans Le troisième homme disait : « Trois cents ans de tranquillité n’ont donné à la Suisse qu’un coucou. » (la pendule à coucou, originaire de la forêt noire). C’est horrible quand on y pense… qu’un choc effrayant donne à toute société l’occasion de repenser les choses, de réaliser la valeur de l’ordre et du désordre. L’humanité se développe et apprend de ses erreurs – c’est la dialectique. 
( ADILKHAN YERZHANOV interviewé par Валерия КУДРЯВЦЕВА, seance.ru, 2022)

Au début du film une scène burlesque nous met dans l’ambiance hivernale d’une ville fictive du 9íème plus grand état du monde peuplé de 19 millions, 25 % Russes,70 % Kazakhs, majoritairement des sunnites peu pratiquants.

        Un type couché dans la cour enneigée bloque une porte, ivre mort. Son supérieur a du mal à sortir. En poussant avec force il réussit, engueule le bourre, le remet sur pied et l’envoie dormir. Le film s’ouvre alors avec une leçon de mathématiques, le professeur (joué par le réalisateur),  assis face aux élèves, se lance dans des explications grossières, philosophico-mathématiques, le système prédateurs-proies. Qu’il termine par « Les mathématiques, c’est le pragmatisme » après avoir été appelé, depuis les vitres du couloir, par son ex-femme et mère de leur fils, également son élève. Une scène hautement émotionnelle éclate, où il refuse de signer l’autorisation de départ mère et fils de la région. Du pragmatisme ? L’absurde est sans cesse dans l’air dans la « réalité fictive » en construction. Le mathématicien, pour se calmer, veut fumer, donne un travail à la classe et sort en fermant la porte à clefs. Les masques blancs, identiques, guignolesques, qui s’étaient infiltrés dans l’école eux aussi au début du film, circulent comme s’ils étaient invisibles, une apparence ou évocation de terroristes. Le drame se déroule, en une séquence de scènes placées en intervalles sur une timeline fictive de 36 heures…

* * *

             C’est quoi, un héros sans volonté ? « Volonté » d’après Schopenhauer (1788–1860) est « le vouloir-vivre, seule expression vraie de la plus intime essence du monde »(« Le monde comme volonté et représentation » 1819/59).

            Et l’oxymore ? Un élément de style qui vise à rapprocher deux expressions, que leurs sens devraient éloigner, dans une seule expression en apparence contradictoire (la « docta ignorantia » du Cusanus, le clair-obscur en peinture).

            En apparence contradictoire ? Oui, car nous sommes habitués à la logique « classique », au « ou vrai ou faux, il n’y a pas de tiers (troisième voie) ». « Tertium non datur ». Donc, l’oxymore ne peut pas être vrai, il est faux. Il est pourtant reconnu et apprécié au long des siècles comme source de poésie, de l’absurde etc.

            La construction cinématographique d’« Assaut » n’est-elle pas inspirée de l’absurde ? N’est-ce pas l’absurde qui génère l’impact psychologique du film? Pour « le héros sans volonté » je ne le sais pas (l’interprétation schopenhauerienne de la volonté en fait une chimère …). Mais je suis tenté de voir chaque personnage-héros-antihéros, l’héroïne de même, comme autant d’oxymores enfermant leurs pensées, gestes et comportements contradictoires, voire hallucinatoires.

            Des mathématiciens du vingtième siècle ont trouvé d’autres logiques que l’habituelle, « classique ». Des logiques qui n’excluent pas la troisième voie, le « tiers », qui n’excluent pas l’intermédiaire, un « ni vrai ni faux »,et qui s’avèrent mieux adaptées pour répondre à certaines questions fondamentales des mathématiques. Des chercheurs en matière de conflits affirment depuis longtemps que la logique classique, notre manière de penser « rationnelle» n’aide pas à développer et appliquer des méthodes de médiation. La volonté de « trancher » empêche l’analyse de situations conflictuelles toujours structurées par trois facteurs inextricables, « présomptions, comportements, conflits intérieurs », la « triade » du conflit. Penser en suivant la logique du tiers exclu (en excluant cette troisième voie), reviendrait à définir la paix comme une absence de guerre. Une paix qui se vivrait alors dans la crainte permanente de la guerre.

            Mais, nos activités cérébrales ont toujours suivi d’autres logiques aussi. Nos rêves, nos subconscients sont-ils simplement « irrationnels », n’y a-t -il pas des logiques émotionnelles, des logiques de l’irrationnel » ? N’est ce pas une autre logique à l’oeuvre, en parallèle de l’habituelle, et qui fait que je me réjouis d’un oxymore et des personnages d’« Assaut », qui sont des « oxymores ambulants » ? Une logique qui ouvre le regard sur les impulsions psychiques et comportementales contradictoires réunies dans un personnage en « éléments de style » comme deux expressions dans « oxymore ».

            « Assaut » m’a réjoui parce que ce film me répète sans cesse, souvent en me faisant rire, qu’il nous faut développer une autre « rationalité », alliée à une attention accrue de nos inconscients. Un autre mode de penser face à des situations conflictuelles, en nous-mêmes, à la maison, en groupes, entre États, partout où la violence éclate ou risque d’éclater.

            « La réalité peut être fictive » dit Yerzhanov dans l’interview citée. Le « monde » fictif que lui et son équipe ont construit avec une attention aiguë au scénario, à la caméra, au montage, au casting, aux paroles et expressions corporelles des personnages, un scénario imbibé d’absurde, rien que par la séquence des scènes à intervalles, scènes épicées de burlesque. Ce monde fictif révèle, peut-être mieux que la sociologie et la philosophie du monde réel, la question, à mon avis primordiale, qui se pose actuellement et dans l’avenir. Ainsi et avec la représentation que je me fais dans le cadre du monde fictif, absurde, d’« Assaut », le film m’aide à « garder les pieds sur terre », à ne pas me perdre dans la mélancolie face à « la réalité », la « vraie ».

Klaus Schluepmann

Quand nous étions sorcières. Film de Nietzschka Keene (2)

Quand nous étions sorcières, film de Nietzschka Keene 1989: Juniper Tree(genévrier) le titre anglais. Film récemment restauré et numérisé en très bonne qualité, présenté par Marie-Annick Laperle, 1h20, scénario inspiré  par un conte de Grimm: Von dem Machandelboom (Le genévrier), un bel oiseau qui chante „ma mère m‘a tué, mon père m‘a mangé, ma soeur a ramassé mes petits os, les a enterrés sous le genévrier et moi je suis un bel oiseau“.

Pour un résumé en anglais voir Mark Asch (14 mars 2019):

https://www.filmcomment.com/blog/review-the-juniper-tree/

Pour une critique enthousiaste : Angeline Gragasin le 9 mars 2019 :

https://www.screenslate.com/features/1147

Le plus précis, « to the point“, à mon avis Carson Lund le 9 mars 2019:

https://www.slantmagazine.com/film/review-the-juniper-tree-a-plein-air-wonder-starring-bjork-is-ripe-for-rediscovery/

D’après ce que j’ai lu en rentrant du cinoche: le conte a été donné aux Grimm par le peintre hambourgeois Philip Otto Runge, qui dit l’avoir entendu et l’a écrit dans l’idiome du nord de l’Allemagne (il venait de Poméranie). Dans l’édition Reclam des contes de Grimm (édition complète), Von dem Machandelboom (Nr.47) tient en 9 pages. La fin: L’oiseau donne une chaîne d‘or au père, des chaussures rouges à la sœur et quand la mère demande elle aussi un cadeau, elle reçoit une pierre meulière sur la tête qui la rend totalement « tomatsch » (zu Matsch, en bouillie), Quand père et fille sortent de la porte il y a le garçon ressuscité, les trois rentrent gaiement et se mettent à table. (Happy end? Keene n’en a pas voulu…)

Wilhelm Grimm explique dans le commentaire qui accompagne chaque conte, que le « Machandelboom » avait paru auparavant dans un périodique édité par l’archiviste et historien badois  Franz Joseph Mone (Monee, Moné) et Runge avait envoyé le texte à Achim von Arnim qui l‘avait publié. La chanson de l’oiseau « ma mère qui m’a tué etc… », explique Grimm, existe dans une version française (Feuilleton Le Globe 1830 Nr. 146):

ma marâtre

pique pâtre

m’a fait bouillir

et rebouillir.

mon père

le laboureur

m’a mangé

et rongé.

ma jeune soeur

la Lisette

m’a pleuré

et soupiré:

sous un arbre

m’a enterré,

riou, tsiou, tsiou!

je suis encore en vie.

À propos du film: La cinéaste (morte à 52 ans d’un cancer du pancréas) était une « intellectuelle » pure et dure, enseignante, jusqu’à sa mort, du cinéma et de l’édition à l’université renommée de Madison/Wisconsin (d’où venait  – l’Allemand se souvient –  Mildred Fish-Harnack, propagandiste à Berlin du roman moderne américain, membre d’une des « cellules » dispersées de ce qui est connu sous le nom de « L’orchestre rouge », morte guillotinée sur demande explicite d’Hitler). Lorrie Moore, nouvelliste et critique américaine connue, elle aussi enseignante à Madison, a dédicacé une de ses nouvelles à Keene, qui était de 5 ans son aînée. 

Je suppose qu’il n’y a pas beaucoup de filles nommées « Nietzschka » si ce n’est pas un pseudonyme. De Nietzsche au poète américain T.S. Eliot, dit « le conservateur imaginatif « , il n’y a pas loin et la citation des « os chantants » au début du film donne le ton:

Under a juniper-tree the bones sang, scattered and shining./ We are glad to be scattered, we did little good to each other. / Under a tree in the cool of the day, with the blessing of sand. / Forgetting themselves and each other, united /in the quiet of the desert. (Sous un genévrier les os chantaient, dispersés et  brillants / Nous sommes heureux d‘être dispersés, nous faisions peu de bien l‘un l‘autre / Sous un arbre dans la fraîcheur du jour, avec la bénédiction de sable. / Oubliant nous-mêmes et l’un l‘autre, unis / dans le calme du désert ) 

Ces lignes sont prises du poème « Mercredi des cendres » de 1927, d’une section qui commence avec « Lady, trois léopards blancs étaient assis sous un genévrier /dans la fraîcheur de la journée, ayant été nourris à satiété /sur mes jambes mon cœur, mon foie et ce qui fut le contenu / du rond vide de mon crâne. Et Dieu dit … »

Il paraît que Éliot tenait son inspiration des trois bestiaux de Dante où ils symbolisent trois péchés. 

Ceci pour dire que le film de Keene est un film d’auteur lequel je pense fut guidé par la volonté de faire un travail poussé à la pointe de la poétique contemporaine avec la connaissance aiguë des moyens cinématographiques actuels et historiques. Une recherche d’expression nouvelle  de nos comportements  réduits à l’essentiel. Avec plein de clins d’oeil. Keene a vécu la vague d’ethnologie des années 70 et les débats universitaires autour des « sorcières », des « baba yagas », réflexions historiques, à la suite de la décolonisation. Un film féministe, certes.

Une critique de David Ehrlich du 14 mars 2019 sur « indiewire.com » me semble intéressante, voici ma (mauvaise) traduction d’un extrait: 

« Tandis que le narratif du film, rapsodique et parfois d’une lourdeur de plomb est guidé par des voix, les scènes sont assemblées comme les stances d’un poème, les émotions des figures sont toujours bruyantes et lisibles: quand le garçon se tourne vers Katla et dit: « Elle était meilleure que toi ». À partir de là, la tension ne peut que monter … tous les maigres et élémentaires trois films qu’elle nous a laissés sont construits autour du conflit entre anciennes constructions et féminité moderne – le temps le père, la terre la mère – la sagesse médiévale et la pensée biblique défiées par l’idée radicale que femme n’est pas égale au diable. Dans « Juniper Tree » cette collision gagne une dimension culturelle. Le choix des accents islandais brise la langue anglaise avec un sens d’étrangeté tandis que symbolisme chrétien et mythe païen se frottent avec la même friction originaire des deux familles du film. Autant que la rigoureuse spiritualité monochrome de Keene renvoie vers Bergman et Carl Theodor Dreyer, son révisionnisme joyeux rompt avec ces traditions, quand la réalisatrice se sert de la force de vie animiste de Björk pour déraciner les attentes. Une scène où la Margit (Björk) dort dans une boîte de verre rappelle la cinéaste de « Daisies », Vera Chytilova (de la nouvelle vague tchèque ks). Un moment crucial d’effet particulier qui partage le film en deux fait sentir comme s’il pouvait avoir inspiré David Lynch. A un moment, quand un canon de voix féminines se jette sur la bande-son comme l’eau par une brèche à l’intérieur d’un bateau on a presque le sentiment que le film est en conversation avec « Medulla », l’album de voix seules que Björk fera presque 20 ans plus tard.“ –

Juste pour compléter mes élucubrations : je ne trouve rien sur l’origine et la personnalité de Nietzschka, dont ce prénom m’intrigue. 

Sauf, 7 ans après sa mort un souvenir d’une camarade de l’école du cinéma californien, la scénariste Pat Verducci, qui en 2011 venait de lire l’autobiographie de Patty Smith, « marraine du pop » et une icône du nouveau mouvement des femmes (elle est née en 1946). Le 20 mai 2011, Verducci écrit : 

« Après avoir fini le livre de Smith, qui en somme est un hommage à Maplethorpe, son amant et ami, qui est mort du sida en 1989, j’ai commencé à penser à trois camarades de l’école du cinéma et qui sont décédés depuis. (le premier est mort lui aussi du sida, le second dans un accident ks) … et finalement Nietzschka. J’ai mis 5 ans à pouvoir épeler son nom, les premiers deux ans de notre rencontre, elle me faisait peur. Elle avait une chevelure rouge, sauvage et le visage fier mais d’un autre monde. Elle avait l’air d’être quelqu’un d’un roman d’Emily Brontë qui avait erré autour des marais réellement pendant longtemps. Elle supervisait la section du mixage tout en étant une étudiante avancée et ne supportait pas les bêtises. Elle buvait du thé tout le temps et parfois laissait un sachet dans sa tasse jusqu’à ce que la porcelaine à l’intérieur devienne noire. 

Elle m’a appris à reconnaître la sérénité malsaine des comtes de Grimm. La façon de jeter un effet de son exultant dans une scène et la rendre réellement amusante. Elle était fun d’histoires de crimes autant que moi et toutes les deux nous nous intéressions à Belle Gunness, une femme qui avait vécu au début du siècle et qui avait tué 23 hommes pour leur argent. 

Un cancer.

Alors, la lecture des mémoires de Patti Smith m’a rappelé des personnes que j’ai rencontrées dans ma jeunesse et qui m’ont aidée à trouver mon chemin. Aucun de nous n’est devenu une célébrité, mais le voyage du héros n’est pas simplement vers les puissants et les influents …

Alors merci à André pour m’avoir appris la puissance de mon drapeau d’outsider. Et merci à toi, Hutch pour m’avoir toujours forcée de rester dans le moment. Et à toi, Nietzschka pour avoir dévoilé la beauté dans un détail terrifiant. » (toujours ma traduction vite faite)

Pour ce qui est le lien entre le conte de Grimm (« malsain ») et le scenario du film comme interprétation de ce conte : il me faudrait chercher chez Bruno Bettelheim et autres auteurs ce qu’ils ont éventuellement écrit sur « Machandelboom ». Mais d’autres préoccupations m’appellent.

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Carson Lund : In any case, The Juniper Tree’s peculiar pedigree as an American indie (independant movie ks) fueled by European arthouse (outside the studios of the big film industry ks) tropes and constructed with a flair for the avant-garde and the handmade, marks it as a welcome rediscovery. 

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Le texte de Lorrie Moore , The Juniper Tree, a paru dans « The New Yoker » le 17 janvier 2015 : une histoire de revenant, un peu « too much » de « creative writing » remarque un critique, mais un bel hommage à sa collègue récemment morte. 

https://www.newyorker.com/magazine/2005/01/17/the-juniper-tree

Trois jours passés, le film ne me sort pas de la tête. Trop paresseux pour encore chercher dans Bettelheim et autre, voici mon interprétation : l’histoire porte sur la solitude, le juxtaposé de douceur et de violence en nous, sur la contrainte de l’environnement humain et naturel, sur l’immortalité. Une femme, un homme, une observatrice-interprète immiscée et hypersensible, un petit oiseau de trouble-fête, le trouble-fête immortel en quelque sorte et pierre de touche de notre comportement avec l’autre. L’observatrice, réduite à une simple « médiatrice » dans le conte de Grimm, est dans le film, et contrairement au conte de Grimm, à la fin la seule qui reste (jouée par Björk et sans doute largement un des alter ego de la réalisatrice aussi). Le petit oiseau, le garçon (joué par une fille) gardien des vaches, agaçant au possible dans son refus des réalités de vie et de mort et qui prétend pouvoir voler, « vole » à sa mort et devient l’oiseau « éternel ». Sa résurrection chez les Grimm est absente chez Keene. La femme, tueuse toute crue chez les Grimm, dans le film n’utilise contre l’enfant que le sadisme d’adulte et social « raisonne-toi ou meurs». L’enfant pour lequel l’imagination se confond avec la réalité « se raisonne » et « s’envole ». Presque fidèle aux Grimm, du fils, ce qui n’est pas devenu oiseau, le corps entier dans le conte, un doigt (clin d’œil au sexe?) dans le film, est « symboliquement-réellement » rendu au père avec la soupe. Avec l’os qu’elle (!) trouve dans la soupe et enterre, la fille, le genévrier et l’oiseau se retrouvent dans une trinité « fils, père et saint-esprit »,équipée de forces transcendant la réalité. 

A serious man-Retrospective des Frères Coen (3)

A serious man

Les films des frères Coen (pour les 3 que j‘ai vu), se prêtent peut-être particulièrement bien à une interprétation ou une lecture « méta.. », à une projection subjective d‘un éventuel « sens » au fond de la perception plus ou moins immédiate des images et des sons.

« A serious man » débute avec une scène d‘apparence peu en relation avec le reste du scénario : par un temps d‘hiver un jeune homme revient à la maison d‘une sortie au stettl (« mir », village juif en Europe de l’est). Sa femme, le bébé sur le bras l’attend devant le feu ouvert. l’homme raconte qu’il a rencontré le rabbin Groshkover et qu’il l’a invité à prendre la soupe. Sa femme lui repond que Groshkover est mort depuis trois ans. Elle en est sûr. Mais on frappe à la porte et Groshkover apparaît dans l’ouverture. La femme est persuadée qu’il s’agit d’un « dibbouk » et finit par lui planter un pic à glace dans la poitrine. Groshkover-dibbouk dit à voix basse « on sent quand on n’est pas désiré », sort et disparaît dans la nuit hivernale.

Dibbouk ou dibuk : selon le folklore yiddish le méchant esprit d’un être mort qui torture une personne à laquelle il s’est attaché (documenté depuis le 16e siècle). L’ethnographe, journaliste et écrivain Sh. An-Ski 1, créa une pièce de théâtre (en russe et en yiddish): « Le Dibbouk », qui a eu sa première à Warsowie en 1920, un mois après la mort de l’auteur. En 1937 le très prolifique réalisateur et producteur polonais Michał Waszynski2 fait sortir la pièce au cinéma. Le Film est peut-être le plus élaboré, probablement le plus connu des films en yiddish et une référence aussi pour Joel et Ethan Coen3. Chez Anski (et dans le folklore) l’esprit de l’amant – mort de chagrin car refusé par le père de sa fiancée – incube celle-ci qui se refuse à un mariage « plus avantageux », et se meurt. De chagrin, on dirait, mais pour son entourage le dibbouk l’a fait mourir. Tous acceptent l’insuccès du rituel de l’exorcisme, ils subissent l’autorité du dibbouk comme celle du père avant. Chez les Coen – différence significative – le dibbouk n’est pas l’esprit invisible d’une personne morte qui s’attache aux vivants mais – pour la jeune femme – celui qui apparaît vivant bien qu’elle le sache mort. Le dibbouk malfaiteur fait partie de son savoir. Elle sait quoi faire, elle agit brutalement. A-t-elle chassé le dibbouk ou tué le rabbin? Où l’impulsion courageuse mue par la connaissance de faits et nos « croyances » nous mènent  sinon au doute et aux angoisses ?

Le film nous conduit ensuite dans une sorte de « garden city » où des villas modestes, quasi uniformes, espacées par des surfaces de gazon, prêtent une vue calme, rangée, voire ennuyeuse. Joel et Ethan Coen, semble-t-il, ont grandi dans une telle cité-dortoir près de Minneapolis, 400 km au sud du Canada sur le Haut Missisippi dans les années 1960, du temps de la sitcom F troop à la télé (une farce de la guerre nord-sud de 1860) et du groupe rock « Jefferson Airplane ». Leur mère enseignait l’histoire d’art au St. Cloud State College, leur père l’économie à l’Université de Minnesota. Le scénario nous fait entrer dans le quotidien de ce voisinage, en particulier dans une famille juive peu pratiquante. La mère Judith qui se prépare et prépare son mari à divorcer pour vivre avec le meilleur ami des deux qui a perdu sa femme (mais l’ami meurt dans un accident de voiture), le père Larry, professeur de physique en attente de sa « tenure » (poste à vie), surpris par les propos de sa femme et leur ami Sy, la fille Sarah adolescente préoccupée par sa coiffure et ses sorties avec des copines, le garçon Danny qui prépare sa bar-mitsva en apprenant par coeur un passage de la Torah à l’aide d’un disque vinyle, se querelle avec sa sœur et fume des joints. Pendant le cours d’écritures hébreu au collège juif, qui ne l’intéresse donc pas, il écoute une cassette de Jefferson Airplane. Il se fait surprendre et voit son petit appareil confisqué. Ce qui l’amène, en compagnie d’un camarade à un cambriolage nocturne du bureau du professeur – sans succès.

On suit également le père à son lieu de travail (au tableau noir des équations, le chat de Schrödinger, illustration de la « relation d’incertitude » de la mécanique quantique et de l’intervention rien que par l’observation : l’observateur l’agent de vie et de mort du chat ?). Larry, bouleversé par trop d’adversités dans l’actualité de sa vie (plus ou moins graves, drôles ou moins drôles), « gentiment » expulsé par Judith et Sy au Motel à côté, se demande naïvement où est sa faute. Doutant désespérément de lui-même et conseillé par Judith,  il se tourne vers les autorités religieuses. Le rabbin junior, ensuite le vieux rabbin lui servent des réflexions de farceurs sur Sa volonté (celle de Dieux) épicées par des observations banales réalistes et « hyperréalistes »4 – version dérisoire des sophismes talmudiques salutaires d’un rabbin Small5. Ce qui fait penser et objecter Larry : ne suis-je pas un homme sérieux ? Sa recherche dans cette voie se termine par le refus de sa Sagesse Suprême, le vieux rabbin Marshak, de le recevoir. Je suis tenté de penser à une « théologie » qui reconnaît dans les édifices religieux un noyau « anti-autoritaire » qui renvoie les humains à leur organisation du social et une personne à « maîtriser son destin ».

Épisode culminant du film : la mise en scène de l’initiation liturgique (du grec leitourgia : « le service du peuple ») du jeune homme, sa bar-mitzva, la célébration de sa majorité religieuse. La grande synagogue dans toute sa splendeur du chabbat. Le jeune homme – nous savons qu’il ne sait pas lire – crée un doute, un silence pénible dans le rond de la salle pleine sur tous les rangs jusqu’à ce qu’un des anciens commence à entonner le passage de la semaine de la Bible sur lequel on lui a mis le yad, le pointeur qu’il tient. Il peut alors poursuivre avec ce qu’il a appris du disque et à la fin la cérémonie a élevé, semble-t-il, les esprits de l’ensemble des convives notamment ceux des parents.

Suivant la coutume Danny a encore à se rendre à l’étude du même Rabbin Marshak, incarnation de la sagesse suprême, qui n’a pas voulu recevoir son père. Il entre, le pas hésitant dans le cabinet meublé à l’ancienne, et s’assoit en face du vieux vénéré silencieux derrière son bureau sous le tableau du Caravage «le sacrifice d’Isaac »6. Aprés un long silence, le rabbin tire de son tiroir – l’enregistreur de cassette confisqué par le professeur, cite les noms des membres du groupe et la phrase de la chanson d’amour de Jefferson airplane « quand la vérité se révèle étant des mensonges » (when the truth is found to be lies), pousse l’aparail vers Danny et prononce la quintessence de sa sagesse : soit un garçon bien. Voilà la chute dramaturgique de la séquence rabbinique du film, de l’excursion théologique.7

Et après ? Oh oui, doutes et angoisses persistent, des adversités bien pire menacent  l’homme sérieux et ses proches : un éventuel diagnostic médical fatidique, le champignon noir d’un tornado qui s’approche, mais le film s’arrête là. Sauf pour la bande-son qui fait écouter une chanson entrée dans le « patrimoine » folklorique du yiddish avant la première guerre : « Dem Milners trern » (Les larmes du meunier), texte et musique (l’accompagnement au piano rappelant les chant du meunier de Franz Schubert ?) de Mark Warshawsky8, interprété par le chanteur Sidor Belarsky9. Voici la traduction des paroles :

O combien d’année sont passées
Depuis je suis meunier ici
Les roues tournent
Les années passent
Je deviens vieux, ridé et gris

Il y a des jours
Je voudrais me souvenir
Je n’ai eu qu’un peu de bonheur

Les roues….
Je n’obtiens aucune réponse
J’ai entendu dire
Qu’ils veulent m’expulser
Loin d’ici et de mon moulin

Les roues…

Exclu du bonheur
Je continue à vivre
Sans femme, sans enfants – seul ici

Les roues…

Où vivrai-je ?
Qui prend soin de moi ?
Déjà je suis vieux
Déjà je suis fatigué
Les roues tournent
Les années passent
Je deviens vieux, ridé et gris.

L’auteur de la chanson a voulu évoquer, paraît-il, l’expulsion des juifs de la Russie « proprement russe » vers les provinces conquises, périphériques de l’empire tsariste.

A serious man – un essai sur le doute, les angoisses ? Deux ingrédients de la vie en particulier présents dans l’héritage juif – et pour cause. Mais quelle différence entre l’atmosphère jadis en Europe de l’est, celle de « Dem Milners Trern » et celle du Minnesota des années 1960, celle de l’izba du jeune couple et celle de la synagogue pleine à craquer de convives. « A serious man » – une personne sérieuse – n’est-ce pas de chercher le dibbouk, l’esprit néfaste en nous, en nos actes ? Affronter les aléatoires de la vie, les angoisses, sachant que vouloir être « quelqu’un de bien » ne réussi pas toujours vu l’irrationalité dans le monde, dans nous-mêmes et parfois nous conduit a compromettre (un peu?) le Serious man10?

NB :  vous pouvez vous reporter aux notes placées dans « Commentaire ».  Blog Cramés.