Mademoiselle Chambon de Stéphane BRIZE (Prades 2025)

Journal de bord de Prades par Claude (2)

Mercredi 22 juillet, 21 h 00

IMPOSSIBLE RENCONTRE

« Aimer, ce n’est pas nous regarder l’un l’autre, mais regarder ensemble dans la même direction » – écrivait Antoine de Saint-Exupéry dans Terre des hommes, il est vrai à propos de l’amitié, rencontre absolue, altérité neutre et respectueuse. La scène où Jean (Vincent Lindon) et Véronique (Sandrine Kiberlain) contemplent côte à côte, silencieux et recueillis, un superbe paysage de collines et de guarrigues balayé par le vent, me rappelle irrésistiblement cette phrase aisément transposable à leur amour insolite, indicible, un instant possible par-delà la différence culturelle (Jean est maçon, Véronique institutrice) et leur situation socio-familiale (Jean est marié, père d’un garçon, Véronique seule, remplaçante, toujours un peu en partance…). Notons, car Stéphane Brizé n’hésite pas à dévoiler les coulisses de la création, sans jamais déflorer le plaisir du spectateur mais pour mieux en savourer l’âpre beauté, l’exigence intérieure, que cette scène s’est avérée bien difficile à tourner avec un vent puissant qui a obligé l’équipe technique à installer un énorme camion coupant les rafales mais cachant quasiment la perspective !

Une autre scène, résumant à elle seule toute l’intrigue, dit la force expressive des silences et l’intelligence douloureuse des regards, lors de l’anniversaire du père (Jean-Marc Thibault) de Vincent dont le cinéaste célèbre la tendresse active, le geste rituel (comme celui du maçon ou de la violoniste) avec le lavement de pieds, dans toute sa symbolique chrétienne d’humilité et d’hommage à l’âge, à l’expérience, à l’ancrage terrestre face au vertige de la mort ou des sentiments. Lorsque, dans le jardin, Véronique joue au violon le superbe Salut d’amour d’Edward Elgar devant une assistance séduite et captivée, la caméra accompagne longuement le regard chaviré et intense de Vincent, visiblement bouleversé puis s’arrête sur Anne-Marie, son épouse (Aure Atika), pour capter son interrogation muette devant ce talent, puis un détour furtif vers le visage de son mari, dont elle comprend en revenant à l’interprétation de la musicienne, la fascination muette et l’amour indicible pour l’institutrice. Comme un rapide champ contrechamp qui passerait par la médiation du tiers exclu, comme la rencontre de Jean et Véronique passe par la médiation d’un autre monde, d’un univers socio-culturel différent (le bâtiment, la musique, ici diégétique, révélatrice, de Bartok chez Holder à Franz von Vecsey et Elgar chez Brizé) qu’il faut avoir la curiosité de découvrir et de comprendre : la passion dont Jean témoigne pour la construction des maisons dans la classe de son fils ravit les écoliers et trace déjà un sillon amoureux dans le cœur de Véronique. Trois regards, trois plans, trois mouvements – et tout est dit sur ce coup de foudre, cette surprise et cette évidence de l’amour dont l’impossibilité torturée semble sublimer également l’épouse – le regard à peine voilé par une tristesse soudaine –, vers une pure compréhension, une révélation, loin de tout reproche, de toute jalousie apparente, dans la seule prise de conscience peut-être d’une infériorité socio-culturelle devant laquelle elle s’inclinerait, en un battement de paupières, un sourire crispé. La réussite du cinéaste est d’avoir pourtant effleuré sans trop appuyer la dimension sociale de son propos, en mettant en scène une histoire d’amour impossible plutôt qu’en devisant sur « la lutte des classes » façon Michel Leclerc, ou la « distinction » chère à Bourdieu : la scène d’ouverture est à cet égard très éclairante en ce qu’elle dit moins l’embarras de parents peu cultivés se débattant avec le complément d’objet direct qui torture leur garçon ( !) que le bonheur familial et champêtre d’un pique-nique.  

On saisit toute la subtilité du jeu chez Aure Atika (jeune épouse tout en vivacité inquiète et générosité interrogative) et du travail du cinéaste qui, dans ce film dramatique flirtant avec le mélo pour mieux le refuser, sait donner à ses personnages l’authenticité et la profondeur voulues, aux silences leur poids de vécu, aux regards une puissance narrative insoupçonnée : Stéphane Brizé invente un temps qui n’est plus celui d’une intrigue ténue (la rencontre entre deux êtres si différents) ou d’une action heurtée, scandée par les affres de la passion (ivresse charnelle, éclats d’un sentiment volcanique, départs et retours…) mais le temps lent, fluide et étonné d’une découverte réciproque, d’une formulation de l’amour à soi-même et à l’autre, et – plus déchirant encore – d’une célébration de l’impossible pourtant vécu, le temps d’une prise de conscience, d’une hésitation sublime – sans déchirement spectaculaire ou pathétique –, d’un dilemme (partir avec une autre femme ou rester avec son épouse), d’un renoncement intime à la fois mûri et subit. Le jeu des acteurs ne contribue pas peu à cette impression de vérité pesée et mûrie, de vie intérieure qui fait dire à Brizé quand une scène lui convient, que l’interprétation de ses acteurs est convaincante, lumineuse : « ça existe ! » Une parenthèse tristement enchantée, quelques heures de printemps, dirait le cinéaste pour vivre et sceller la naissance et la mort d’un amour sans avenir (par-delà la nuit passée ensemble, petite infidélité au roman d’Éric Holder), quelques jours avec moi pour parodier le titre de la comédie dramatique de Claude Sautet qui, dans un registre certes plus burlesque, bouscule les habitudes, dénonce l’hypocrisie sociale et met en scène la rencontre inédite entre une domestique (Sandrine Bonnaire) et un fils de bonne famille, héritier d’une chaîne de supermarchés, joué par Daniel Auteuil. Est-il besoin de rappeler l’admiration de Stéphane Brizé pour le réalisateur des Choses de la vie dont les personnages dressent le bilan doux-amer de leur vie, célèbrent l’amour et l’amitié ou la confusion des sentiments chère à Stefan Zweig ?

L’affiche du festival montre un plan emblématique de cette rencontre, bouleversant de sensibilité retenue, vers la fin de Mademoiselle Chambon : Véronique, de face, le buste de trois quarts, sur le quai de la gare (de Chartres en fait), attend Jean qui ne viendra pas et dont tout laissait pourtant imaginer comme possible, probable même, la décision enfin prise de partir – leur nuit d’amour, Jean préparant résolument son sac de voyage, remontant le passage souterrain de la gare d’un pas assuré puis brusquement alenti, comme hésitant, à l’approche d’un panneau lumineux, de la bifurcation vers l’escalier libérateur devenu soudain illusoire. À l’inverse de Quelques heures de printemps où l’incommunicabilité persistante entre le fils réprouvé et sa mère malade, pourtant à peine apaisée, débouchera sur un cri d’amour, une réconciliation ultime… Là encore, pour ce personnage filmé de dos, comme les pleurs des deux amants dans la voiture, le véritable héros du film est le temps, temps tout intérieur dont le spectateur épouse l’errance, les palpitations, les accélérations mensongères (la musique reliant parfois deux scènes successives tel l’écho attardé d’une émotion première), temps nécessaire aussi à « l’artisan » du cinéma pour vivre en privé semblable complexité des sentiments, refaire le cheminement des personnages et laisser se décanter en lui ce projet de scénario sept ans après la lecture du roman. Le temps aussi pour Vincent Lindon, choisi après la défection de Pierfrancesco Favino quatre mois avant le tournage, d’accepter que le rôle de Véronique soit joué par son ex-femme, d’en discuter avec elle toute une journée, pour que leur fille Suzanne ne soit pas trop perturbée par le mélange des genres. Le temps d’apprendre les gestes du rôle, un stage rapide de maçonnerie pour Lindon, la tenue impeccable de l’archet, quand bien même Kiberlain a une oreillette et joue en play-back. Le temps d’une scène mûrement pensée (10 % du scénario), où Anne-Marie invite Véronique, l’institutrice de sa fille, et qui avait beaucoup pesé pour Sandrine Kiberlain dans l’acceptation du rôle, mais qui ne fonctionne plus au tournage : Melle Chambon trop gênée, Jean trop silencieux, une démonstration trop explicite (et inutilement humiliante ?) du bonheur conjugal. Le temps enfin avec lequel on ne plaisante ni ne transige, une exigence qui nous renvoie autant, sinon plus, à nous-même qu’à l’autre : les derniers mots de Véronique à Jean – « ne le dites pas si vous ne le faites pas » –, suggèrent moins une promesse difficile, déchirante à l’autre que le poids de la parole, la responsabilité personnelle, une simple cohérence intérieure. On est toujours seul face à soi-même, même (et surtout ?) en amour…  

Jean se retourne et rentre chez lui. Il dépose son sac, son avenir refusé. Sa femme l’attend dans la cuisine : il s’assied avec la lourdeur accablée de la souffrance, du choix (toujours mutilant, disait Gide), du remords sans doute mais aucune interprétation ne s’impose pour le spectateur, aucun jugement. Mari et femme échangent des paroles banales sur la maison, les enfants. La vie réelle, le quotidien reprennent leurs droits, derrière une baie vitrée balayée par un travelling latéral, dans le plan large du cinémascope paradoxalement choisi par le réalisateur pour mieux mettre en scène les mouvements intimes, déployer les silences et les regards. Et surtout, rien n’est dit, pas l’ombre d’un reproche, pas l’esquisse d’un cri, Jean ramené à sa vie heureuse d’avant après avoir goûté à un autre monde, Anne-Marie toujours digne, compréhensive, dans l’acceptation de son amour solide, confiant, lumineux, à peine ébranlé et de la tentation adultère de Jean. La fin de l’été est aussi la célébration d’une plus grande maturité, de la résilience amoureuse – à moins qu’elle n’annonce l’automne d’un amour retrouvé, approfondi, entre Jean et Anne-Marie, auquel fait écho la superbe chanson de Barbara au générique final Septembre (Quel joli temps !). Le refus bouleversant de tout éclat, comme, sur le quai, dans le regard lointain et profond de Véronique dont le visage intense attend et espère une nouvelle vie, mais dont le buste sait ou pressent l’impossible. N’avait-elle pas avec une sorte de prescience refusé l’offre de la directrice de l’école de rester tant elle était appréciée des parents et des élèves, de prendre même son poste ? Entre scrupule de perturber la vie de Jean, pessimisme quant à une relation socialement possible, durable et espoir néanmoins de tenter sa chance pour s’arracher à la solitude d’une vie vouée aux autres, à la culture, à la transmission. Serait-elle, pour elle-même et pour Jean, une de ces « passantes » célébrée par Antoine Pol et chantée par Georges Brassens, « celle qu’on connaît à peine / Qu’un destin différent entraîne / Et qu’on ne retrouve jamais / Mais dont la svelte silhouette / Est si gracieuse et fluette / Qu’on en demeure épanoui » ?

Une réflexion sur « Mademoiselle Chambon de Stéphane BRIZE (Prades 2025) »

  1. Mademoiselle Chambon est arrivée par le train, seule, elle est l’institutrice de remplacement. A ce titre, elle voit Jean, père du jeune Jeremy et maçon de son état. Mademoiselle Chambon a bien du charme et son statut, sans doute prestigieux pour Jean, achève de le séduire. Un jour, marque d’intérêt, elle lui demande de venir parler de son métier aux enfants de sa classe, celle de Jeremy… Il est parfait. Ensuite, en bon parent d’élève, bon voisin et de fil en aiguille, toujours aidant, Jean vient faire des petits travaux chez elle et … les choses suivent leur cours.

    Je me demande ce qu’aurait été l’histoire si elle avait été racontée du point de vue de Mademoiselle Chambon. Pourquoi était-elle institutrice volante ? A propos de Jean, à quoi pensait-elle ? Avait-elle de belles espérances ? aimait-elle se tenir au bord des choses possibles ? Voulait-elle réussir à détourner Jean, à passer d’institutrice de remplacement à femme de remplacement ? ou réussir à échouer pour demeurer sans port ni attache … Si l’on croit pressentir ce qui se passe dans le tête de Jean, Mademoiselle Chambon est une énigme.

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