Journal de bord par Claude (3)
Samedi 26 juillet, 9 h 30
« CE SERAIT BIEN DE SE QUITTER VRAIMENT POUR UNE FOIS »
« Ce serait bien de se quitter vraiment pour une fois », « tu me promets que tu ne reviendras jamais » – ces deux répliques échangées par Mathieu (Guillaume Canet) et Alice (Alba Rohrwacher) donnent le ton de Hors-saison, le dixième opus de Stéphane Brizé, placé sous le signe d’une infinie mélancolie et d’une étrange relation amoureuse entre un acteur déprimé et son ancien amour 15 ans auparavant, pianiste aujourd’hui mariée à un médecin, et mère de famille. Un hôtel de thalassothérapie à Quiberon sert de cadre burlesque et aseptisé à des retrouvailles placées à la fois sous le signe de l’improbable renaissance de la passion et d’un retour de flamme toujours possible – subtile ligne de crête sur laquelle se tiennent les amants retrouvés, au fil de leurs rencontres, au salon de thé, sur un bateau, lors d’un déjeuner avec vue sur la mer ou d’un mariage conclu par une soirée en discothèque. Tout se passe comme si Mathieu et Alice, rarement nommés par leur prénom, revivaient moins la relation qui les a unis avant que le comédien ne rompe sans la moindre explication que la séparation qui a laissé des traces pour n’avoir jamais été préparée, formulée et mûrie. Tout est affaire de temps, pas seulement l’amour mais le désamour, qu’il faut dire, éprouver, dans sa saveur amère, solder de tout compte : vivre et conscientiser sa rupture en somme, qu’elle soit éclatante ou comme ici en mode mineur, sans quoi on est voué à la rejouer sans fin. C’est le thème de la chanson de Vincent Delerm, Ni avec quoi ni sans toi, qu’amène le moment où Alice demande à Mathieu des excuses, ou du moins de explications sur son départ, sur sa fuite : « Montre-moi comment tu t’excuserais / (…) Mais vraiment essaie de faire plaisir à l’autre
Avec plus d’intention, plus sincère, vas-y ».

Le moins qu’on puisse dire en effet est que Mathieu, pour un acteur célèbre, accablé de demandes de selfies, a raté sa sortie – comme il n’a pas su, par peur, par lassitude, annoncer et justifier son départ précipité d’une pièce de théâtre en préparation, plaquant un metteur en scène furieux – comme un message sur son téléphone ne le lui fait pas dire. Même si son épouse, jouée par Marie Drucker, également scénariste du film, vedette de télévision survoltée, sans cesse interrompue, et ici une simple voix (contrairement à la présence cinglante et cynique d’Un autre monde) le rassure en flattant son ego et, pragmatique, l’invite à se concentrer sur les scenarii qu’on lui propose : bref, selon elle, il faut oublier le passé et se tourner résolument vers l’avenir. Pourtant, le propos de ce film intimiste, si différent de la trilogie sociale pour le milieu bourgeois évoqué, et qui semble renouer avec la lassitude existentielle et l’angoisse amoureuse de Je ne suis pas là pour être aimé, est tout en nuances et en ambiguïté : c’est terminé et pourtant rien ne semble jamais vraiment fini – Mathieu et Alice ne vivent-ils pas, comme les héros de Mademoiselle Chambon, une nuit d’amour qui pourrait raviver la passion et changer leur destin ? Hors-saison, dont le titre ne renvoie pas seulement à l’automne ou aux brumes bretonnes, célèbre ce point de bascule entre un passé inachevé et un futur incertain, qui refuse autant la fin ouverte de Je ne suis pas là pour être aimé (Jean-Claude frappant à la porte de Françoise) que la douleur de l’impossible scellant le destin de Jean et Véronique dans la séquence finale de Mademoiselle Chambon – l’attente vaine de l’institutrice sur le quai de la gare, la volte-face du maçon dans le passage souterrain. Dans Hors-saison, on tente sans trop y croire à la fois de ressusciter le passé et de le dépasser à jamais, là où le couple pourtant défait d’Un autre monde (Vincent Lindon et Sandrine Kiberlain) se sépare d’emblée tout en instaurant pour le fils perturbé et la vente de la maison une nouvelle relation autant que possible respectueuse et même affectueuse.

À cet entre-deux, à cette zone grise du hors-saison les acteurs choisis répondent parfaitement : la tristesse émanant de la personne de Guillaume Canet a touché Stéphane Brizé (il a immédiatement pensé à lui pour le rôle) autant que cette spectatrice rappelant qu’elle avait jusqu’ici l’image d’un acteur un peu cabotin, éclatant, triomphant…Quant à Alba Rohrwacher, elle prête à Alice son mystère, sa blondeur évanescente, son accent italien au phrasé langoureux pour dire le regret du passé et le frémissement de l’avenir au fil de longues déambulations dans les rues désertes aux volets clos ou sur le front de mer. Le cinéaste, renonçant à la caméra à l’épaule, les filme longuement, en plans larges, puis serrés, pour mieux capter les fluctuations du sentiment, les accompagner dans leurs pérégrinations qui sont autant de retours vers un passé dont on ne sait trop s’il est fantasmé ou encore brûlant…
Pour dire l’ennui, motif qui traverse l’œuvre de Stéphane Brizé – l’échappée extra-conjugale de Jean dans Mademoiselle Chambon, la lassitude existentielle de Jean-Claude dans Je ne suis pas là pour être aimé, le malheur amoureux de Jeanne dans Une vie – le réalisateura choisi un registre inattendu, celui du burlesque dès le début du film dont un critique soulignait l’oscillation entre l’univers de Jacques Tati et l’atmosphère douce-amère de l’œuvre de Claude Sautet. À qui nous pourrions ajouter pour la subtilité des dialogues et la palpitation entre l’amour et l’amitié une référence à l’autre invité des Ciné-rencontres 2025, Emmanuel Mouret : si Hors-saison n’offre pas une variation aussi légère que Les Choses qu’on dit, Les Choses qu’on fait, ou semblable ballet amoureux, c’est bien à un art d’aimer ou de ne plus s’aimer, dans une relation nouvelle, épurée, enfin explicitée, qu’il nous invite.Si l’humour chez Mouret adoucit les ruptures, étouffe la jalousie, désire le bonheur de l’autre, le burlesque ne place-t-il pas de même Hors-saison sous le signe de la légèreté, si mélancolique soit-elle, dès lors que les reproches amoureux sont sublimés par la musique de Vincent Delerm, que le retour du passé suscite moins de souffrance que de nostalgie, que les amants retrouvés revivent leur amour sans obstacle, sans se cacher ni craindre la présence du mari ?“

Le comique naît de la discordance entre la désillusion de Mathieu, son dégoût de la vie (n’avait-il pas songé au suicide assisté en Suisse comme l’Yvette de Quelques heures de printemps ?) et la notoriété pesante que lui impose son statut d’acteur, l’injonction sociale à être toujours brillant, spectaculaire, disponible. À n’être plus rien qu’un client (même prestigieux) de l’hôtel-paquebot, à se trouver confronté à une modernité froide qui rappelle Playtime de Tati (on rit de cette cafetière tactile supposant de trouver la bonne distance ou de cette porte d’ascenseur s’ouvrant et se refermant sans cesse !), à se retrouver couvert d’algues ou lesté de jambes gonflables tout en répondant au téléphone, on n’est plus seulement un acteur fatigué ou en vacances : on n’est plus qu’un homme confronté à l’univers des choses, à l’ennui et à la morsure d’un quotidien lisse et aseptisé, rétif à toute action, à tout sentiment. Quand on n’est pas livré à un coach mystique, qui vous apprend à respirer sur une plage pour mieux rejoindre Dieu !! Ironie du sort, Guillaume Canet occupait la chambre 340 mais tournait avec ses claquettes et son peignoir en chambre 240. Et il fallait sans doute cette transparence de baie vitrée et cette vacuité de couloirs et ascenseurs pour qu’advinssent par contraste un événement, une lettre, un rendez-vous avec Alice, un spectacle hilarant imitant des sifflements d’oiseaux, pour qu’un piano jouât seul la musique de Vincent Delerm. Cette attente fait aussi écho à la période de réalisation du film, celle du confinement, du Covid – période d’inconnu où chacun cherchait sa place, s’interrogeait sur ses choix de vie, dans la peur du lendemain, de tout contact, et de la mort qui rôdait. Stéphane Brizé était alors en train d’écrire son prochain film Un bon petit soldat quand il abandonna ce projet pour Hors-saison, ayant en tête l’image d’une station balnéaire…
Tout en la parodiant, le cinéaste célèbre paradoxalement cette épiphanie à travers des écrans – de sms, de vidéos, telle cette histoire étonnante de Lucette et Gilberte qui se sont rencontrées tardivement, là où Mathieu et Alice se sont peut-être (et mal) aimés trop tôt et doivent rejouer leur rencontre… Avec, comme dans Mademoiselle Chambon, la médiation de la musique, non plus le violon mais le piano et pour finale non plus Septembre (Quel joli temps !) de Barbara mais les Trois petites notes de musique du souvenir, du deuil de l’amour, chantées par Cora Vaucaire et Yves Montand : « Trois petites notes de musique / Qui vous font la nique / Du fond des souvenirs / Lèvent un cruel rideau de scène / Sur mille et une peines / Qui ne veulent pas mourir. »
Claude