Des pas féminins sur un trottoir nous conduisent jusqu’à un hôtel de Sarajevo où se déroule un speed dating. Cette journée fonctionne comme une allégorie de la guerre. Trente ans plus tard, le feu couve toujours sous les braises mal éteintes de la guerre de Bosnie.
Une comédie noire passionnante et singulière avec, en écho, l’histoire de l’ex-Yougoslavie, c’est ainsi qu’est qualifié ce film qui a été sélectionné au festival de Venise de 2022.
Pour la réalisatrice macédoniene, Teona Strugar Mitevska, ce film représente une forme de poème et une façon de célébrer ce que furent la Yougoslavie et Sarajevo, la plus belle ville du monde avec les plus belles personnes du monde. Le scénario de ce film est inspiré de la vie de son amie Elma..
Lors de ce speed dating, se rencontrent dans le huis-clos d’un hôtel dont les fenêtres donnent sur le cimetière de Kovaci où tant de Bosniaques furent enterrés pendant le conflit de 1992 et dont les salles portent le nom de villes suisses, symbole de neutralité, des hommes et des femmes en quête d’amour.
Certains y cherchent peut-être uniquement l’amour mais avec certaines conditions : l’ethnie, la religion, le parti politique, pas un amour idéal et pur mais un amour à leur convenance, alors que d’autres y viennent toutes les semaines pour passer le temps et surtout ne pas être seuls. L’un des participants aux cheveux gris informe sa partenaire d’un jour qui a la cinquantaine bien tassée qu’il veut des enfants !!
Les personnages principaux, Asja et Zoran qui se construisent et se déconstruisent en direct, sont en fait deux victimes aux traumas inguérissables mais qui finissent par se réconcilier dans la nuit apaisée de Sarajevo.
En effet, Zoran est un homme triste. Sa situation est celle de nombreux soldats qui ont été enrôlés contre leur gré, même s’ils ont quand même fait un choix. Il est aussi victime de son environnement, de l’Histoire, de l’égo des hommes, de la masculinité absurde et inutile. Son existence quotidienne est son purgatoire et on peut avoir de la peine pour lui.
Quant à Asja, une personne passe-partout, à la limite de l’invisibilité, a un travail régulier et son seul problème est son incapacité à rencontrer quelqu’un qu’elle puisse aimer. Comme n’importe qui, elle cherche le bonheur.
Lorsque Zoran, qui est venu chercher son pardon, lui annonce qu’il est le sniper qui lui a tiré dans le dos un soir du siège de Sarajevo et qui l’a blessée lors de son premier tir, elle ne le croit d’abord pas puis elle laisse apparaître sa rage.
Au moment où elle entame le procès de Zoran dans la salle où se déroule ce speed dating, tout devient, à ce moment, surprenant et violent. Elle déchire les rideaux pour l’attacher à sa chaise afin qu’il ne puisse pas s’enfuir et prend les personnes présentes à témoin. Tous les participants donnent leur avis très divers et quittent l’hôtel.
Nous constatons au travers de ce film qu’il est impossible de mettre fin à une guerre sans guérir la douleur, les pertes et les traumatismes mais ce film se termine sur des vues splendides de la ville de Sarajevo à différents moments de la journée.
Je ne sais plus si j’avais déjà vu ce film, mais j’ai l’impression de l’avoir toujours connu. Et comme je n’avais jamais lu la nouvelle de Stefan Zweig, je n’avais pour cette adaptation que les indications de Maïté. Maïté qui dans sa belle présentation fait bien de nous rappeler le code Hays qui « préside » à la fabrication des films de cette époque, un guide d’autocensure. Les réalisateurs sont maîtres dans l’art de contourner autant que dans celui de filmer. Contourner n’est pas effacer, mais en dépit des consignes et de sa « pudeur » obligée, le film demeure une belle histoire érotico-passionnelle.
Toute jeune Lisa (Joan Fontaine) voit une apparition Stefan, (Louis Jourdan) un beau et élégant jeune homme, pianiste qui emménage et devient son voisin. Elle l’aperçoit puis elle l’entend jouer, Franz Liszt c’est sublime. Alors, Lisa aime. Et puisqu’elle aime, elle s’investit toute entière dans cet amour. Elle décide de tout connaître sur les musiciens, elle fréquente assidûment la bibliothèque et lit tout ce qu’il est possible d’y lire sur la musique, elle se prépare à ce qu’elle estime être son destin ou sa vocation, je ne sais, épouser cet homme.
Le cinéma, comme le roman aime ces amours-là, ces amours absolus, d’ailleurs un critique de cinéma (1) leur a consacré un livre. Nombre de ces films me reviennent en mémoire : Adèle H ou encore la Dentelière, mais n’allons pas si loin, nous venons de voir la Femme de Tchaïkovski. Souvent il est questions des femmes, mais parfois d’hommes, souvenons-nous du magnifique et dérangeant « Vous ne désirerez que moi ». Bref, nous sommes dans le domaine de la passion, du renoncement à soi au profit d’un autre, vivant et fantasmatique à la fois ; nous sommes dans le domaine complexe du masochisme moral (2).
Un soir, Lisa se laisse séduire, l’homme qui deviendra son amant est le plus séduisant, le plus exquis des hommes. Il lui dit qu’Elle est celle qu’il avait toujours confusément recherchée. Et viendra leur nuit d’amour. Hélas, il doit partir à l’étranger une quinzaine de jours en concert. Ce ne sera pas long.
Quinze ans plus tard, réussite exceptionnelle pour une mère célibataire en ce temps là, Lisa qui n’a jamais revu Stefan mène une vie bourgeoise et mondaine avec Johan (Marcel Journet) un officier, bon, aimant, et riche qui a adopté son enfant. Un soir, plus belle que jamais elle se rend au concert, on ne voit qu’elle. Alors, elle y aperçoit Stéfan. Le feu qui couvait sous la cendre…
Ils vont se revoir, en tout cas elle va le revoir car lui ne se souvient plus d’elle, mais qu’à cela ne tienne. Pour la « bonne cause » Lisa envoie son fils en voyage … et quel voyage, il y mourra du typhus.
Stefan de son côté fut cet artiste, ce pianiste virtuose, il est devenu un dilettante, il est demeuré un séducteur invétéré, d’ailleurs il vient d’être provoqué en duel par Johan l’époux de Lisa. Son projet c’est de fuir, les duels, il les laisse à d’autres. Mais, il reçoit cette fameuse « lettre d’une inconnue ». Une inconnue dont nous saurons qu’elle est phtisique et mourante et qu’elle est aussi l’épouse de Johan.
Le temps de lecture de cette lettre, c’est son temps pour fuir mais seul fuit le temps. Stefan découvre qu’il est passé à côté de l’amour le plus sublime quand pointe les premières lueurs de l’aube, les dernières pour lui, car il va devoir, ultime dérision, mourir dans un duel. J’aime bien la description de Claude : « Etre désincarné, artiste velléitaire, séducteur impénitent, Stefan, masque blafard, ruisselant de sueur glacée, prend conscience, au moment de mourir, de la vraie vie à côté de laquelle il est passé ». Ce duel est un suicide déguisé. Celui d’un homme raté, celui d’un « ex-futur » pianiste virtuose dont la société s’est vite lassée, d’un rentier futile et d’un Don Juan vieillissant. En fait la lettre n’est pas seulement la révélation d’un amour et de son échec, elle est la révélation de l’échec même de sa vie et dont il assume au dernier moment une sorte de conclusion logique. Ainsi se rejoignent deux êtres, elle dont la vie n’avait qu’un sens et lui dont la vie n’en avait aucun.
Dans le livre de Stefan Zweig, nous disent ses lecteurs Cramés de la Bobine, le héros est écrivain, tout comme lui, il y a chez l’auteur la mort en présage autant qu’en partage.
Georges
L’amour fou au cinéma de Giusy Pisano (Auteur) Paru en janvier 2010
Une équipée nocturne sous des projecteurs qui s’éteindront – panne ou malveillance – lors de la traversée, avec casque, treillis et rangers par les « bazars », soit les bizuths, de l’étang du Bazar Beach de 2, 7 m de profondeur, dans une eau glaciale à 9° C, sur 50 m, sous les tirs de cartouches à blanc scandant la Chevauchée des Walkyries de Wagner, dans une atmosphère digne d’Apocalypse now...«
Un rite de passage, d’initiation, d’intégration comme on dit, à Saint-Cyr Coëtquidan, décidé par les « fines », le bureau des 2ème année, malgré l’interdiction officielle des activités nocturnes et en l’absence des autorités militaires en cette terrible nuit du 29 au 30 novembre 2012. Une souffrance, voire une panique sensibles dès les premiers plans du film face à cette activité théoriquement facultative proposée aux nouveaux, un « bahutage » et non un « bizutage » selon un curieux euphémisme, mais embrassée au nom d’un idéal militaire d’énergie, de cohésion et de sacrifice de soi. Une peur et une lassitude légitimes après 5 semaines de bizutage, et le premier passage d’une vingtaine de 1ère année épuisés et suffocant comme un élève l’a signalé aux organisateurs, les priant d’arrêter au plus vite le jeu, l’expérience, ou plutôt la répétition orchestrée, ritualisée du débarquement des Alliés en Normandie le 15 août 1944… Mais « le colonel des gardes », responsable de l’opération, n’entend pas céder et tout cesser en si bon chemin…Qui oserait du reste vraiment, tant le sentiment d’appartenance est puissant, la soif d’héroïsme intense, se dérober à cette grand-messe nocturne ? Pas même le jeune Jallil Hami, 24 ans, frère cadet du cinéaste, lecteur précoce de Dumas et Zola, passionné d’égyptologie, qui a consacré un an de sa vie à faire le tour du patrimoine mondial de l’humanité en péril pour le compte de l’Unesco, si épris d’ascension sociale et d’intégration culturelle après avoir fui avec sa mère et ses frères la violence islamiste des années 90 en Algérie qu’il entre à Sciences Po en 2006, fait une année de césure pour son master d’économie à Taïwan en 2008 et intègre Saint-Cyr en août 2012 comme Officier Sur Titre, cinquième au classement. « C’est au travers de la haute fonction publique et de l’engagement politique que d’ici trente ans, certains d’entre nous auront prouvé que la démocratisation des écoles d’élite avait un sens, qu’elle a permis de produire de nouvellles idées, et non de les reproduire. » Un rêve dont on devine d’emblée l’effondrement à la respiration haletante du jeune homme, très bon sportif quoique nageur moyen (là n’étant toutefois pas la question), au regard inquiet quoique déterminé rivé sur le fatal étang où les jeunes recrues surchargées s’agglutineront dans la boue et le froid, disparaîtront quasiment sous l’eau avec leur barda, où crèvera comme une bulle l’appel à l’aide inentendu de Jallil. Jallil qu’au moment de l’appel, on retrouvera noyé près de la berge, au petit matin.
De ce fait divers tragique Rachid Hami aurait pu tirer un film pathétique ou un réquisitoire virulent contre l’armée – choisir encore, plus simplement, de dérouler et dramatiser une chronique judiciaire haletante, dont on aurait suivi avec passion, tant on aime les films de procès, les étapes, les palinodies et les accommodements pendant 8 longues années, de 2012 à 2021 – des réticences premières de l’institution militaire au verdict final condamnant 1 officier et 2 élèves-officiers à 6 à 8 mois de prison avec sursis, sans inscription sur leur livret militaire, en passant par le décès de la première juge d’instruction et la faillite d’un avocat très remonté, qui voulait faire payer durement les hauts gradés, comme il l’explique au café à Ismaël, le grande frère d’Aïssa. Rachid Hami a choisi un moyen terme, à l’image de la dignité de la famille, de la mère et du grand frère enquêteur, scandant son propos de l’image récurrente au funérarium de la dépouille mortelle de Jalli, superbe dans son pantalon rouge, avec ses gants blancs, son profil aigu, pudiquement filmé de côté, jamais en gros plan, témoignant « pour la France » de sa jeunesse envolée, de sa promesse saccagée, tel le dormeur du val de Rimbaud. Les sept jours d’exposition de son corps épouseront le temps d’une âpre négociation sur le lieu et la forme de la cérémonie, entre promesse non tenue des Invalides et perspective honteuse d’un simple cimetière civil de banlieue, à Bobigny, entre enterrement, honneurs militaires et respect dû à une famille et à la foi musulmanes. Un digne compromis sera trouvé, avec une cérémonie au fort de Vincennes, un office musulman auquel assisteront les militaires, notamment le général Caillard, commandant tout en nuances de Saint-Cyr (remarquable Laurent Lafitte), qui se sent responsable de cet accident et réclame des exclusions – et une inhumation au cimetière du Père Lachaise, avec croix d’honneur et casoar.
A une lamentation comme à une dénonciation le cinéaste a préféré « un périple houleux dans l’intimié des deux frères », l’évocation de l’Algérie sanglante de l’enfance, le temps du « conte » (si l’on peut dire), le détour par Taipeh des deux frères pour mieux s’expliquer, se déchirer et se retrouver – Ismaël, le grand frère sans grand avenir ni énergie, vivant d’expédients (Karim Leklou), Aïssa le petit surdoué prometteur qui se noie à Saint-Cyr (Shaïn Boumedine) – le temps de « l’aventure » – et le temps, enfin, du présent, celui de la tragédie, d' »Antigone« , explique Rachid Hami. Comprendre plutôt que condamner, remonter le fil d’un destin, expliquer la différence radicale de caractère, de structures mentales de deux frères malgré leur commune éducation, mais avec il est vrai l’impact différencié d’un violent divorce, le petit Aïssa préféré à son grand frère par ses parents au point que son père, n’acceptant pas le départ de la mère pour la France, a failli le kidnapper lui et lui seul…
Cette histoire repose sur un terrible paradoxe qu’énonce Rachid Hami moins, encore une fois, pour pleurer ou dénoncer que souligner, amèrement, l’ironie du sort : » ironie de l’histoire, la reconstitution de ce débarquement de Provence, où la France n’était présente que sous la forme de l’armée d’Afrique, aura provoqué la mort du seul Arabe présent ce soir-là. Ironie redoublée par l’illusion pour lui, sa mère et ses frères, d’avoir échappé à la violence de la guerre civile algérienne des années 90 pour rencontrer la mort, précisément au nom d’un rêve d’assimilation censé assurer la sécurité ».
On en a la gorge nouée, même si ni Nadia (bouleversante Lubna Azabal), ni Ismaël, qui trouve sa dignité et sa rédemption dans la quête de vérité et la mémoire tendre et jalouse de son jeune frère prodige, ne vont aussi loin qu’Antigone dans la révolte contre la mort et la dénonciation de l’injustice, de la loi d’airain de la raison d’Etat. Qu’importe, le cri assourdi d’Antigone n’en retentit que plus fort dans nos consciences incrédules : « Moi je veux tout, tout de suite, – et que ce soit entier – ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d’un petit morceau si j’ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd’hui et que cela soit aussi beau que quand j’étais petite – ou mourir (…) Comme mon père, oui. Nous sommes de ceux qui posent les questions jusqu’au bout. »
R, un romancier à la mode, de retour à Vienne le jour de ses quarante et un ans, se voir remettre par son domestique un lettre volumineuse de « deux douzaines de pages rédigées à la hâte, d’une écriture agitée de femme, un manuscrit plutôt qu’une lettre (…) elle ne portait ni adresse d’expéditeur, ni signature (…) Comme épigraphe ou comme titre, le haut de la première page portait ces mots : A toi qui ne m’as jamais connue. Il s’arrêta étonné. S’agissait-il de lui ? S’agissait-il d’un être imaginaire ? Sa curiosité s’éveilla. Et il se mit à lire.
Mon enfant est mort hier – trois jours et trois nuits, j’ai lutté avec la mort pour sauver cette petite et tendre existence. »
Le célèbre incipit de la Lettre d’une inconnue, fondée comme le film sur le récit enchâssé par l’inconnue de son amour, publiée en 1922 par l’écrivain autrichien Stefan Zweig, résonne encore en moi, annonçant la tonalité brûlante et tragique d’une chronique désespérée, d’un amour fou, absolu, délirant, qui n’est pas sans faire écho – par une curieuse coïncidence de la programmation cramée – à la passion dévorante et sans espoir d’Antonina pour son mari musicien et homosexuel Tchaikovski dans La Femme de Tchaikovski, proposée mardi soir. Max Ophuls, le cinéaste juif allemand qui a dû fuir le nazisme comme Zweig, auquel il rend hommage par le prénom, Stefan (Brand), de l’écrivain devenu dans son film un pianiste célèbre, a donc proposé en 1948 une adaptation de Lettre d’une inconnue. Le film que Maïté a présenté dimanche soir avec humour et vivacité situe l’action dans la Vienne des années 1900 dont il restitue le décor, recréé en studio, dans une atmosphère exubérante et romantique de valse, de marche militaire avec La Marche de Radetzski de Johann Strauss, mais surtout de mélancolique espoir, avec l’air du troisième acte du Tannhaüser de Wagner « O du, mein holder Abendstern ».
Le réalisateur fait le difficile pari d’incarner le genre littéraire le moins narratif, le plus solitaire, le plus immatériel qui soit, la lettre, qui plus est la lettre d’amour, murmure d’une absente écrasée par sa timidité fébrile d’éternelle adolescente et le souvenir bouleversé et désespéré de nuits d’amour sans amour offertes par un séducteur, dernier souffle d’une femme malade qui s’éteint au fil des derniers mots comme une héroïne tragique, telles Phèdre dans la pièce éponyme de Racine ou Roxane empoisonnée disant son fait à Usbek à la fin des Lettres persanes de Montesquieu. Pari gagné pour la plupart des spectateurs Cramés ce dimanche soir devant les longs travellings et panoramiques d’Ophuls dans les escaliers, sur Stefan et sa maîtresse d’un soir vus d’en haut par Lisa, puis par le cinéaste lui-même sur Stefan montant les marches avec Lisa enfin croit-elle reconnue pour son amour vrai, devant ces jeux de reflets, de miroirs qu’on n’en finirait pas de relever et d’admirer – telle cette porte ouverte par la jeune fille à l’amour de sa vie dont l’image se superpose en fondu enchaîné à la sienne, porte où Stefan partant dans les ultimes plans pour le duel et la mort voit se projeter, comme une révélation, le fantôme de Lisa et de sa vie ratée, de sa vie brisée. On pense aussi, pour cette caméra toujours virevoltante qui épouse les mouvements contradictoires des personnages et de leur environnement, à l’escalier de l’opéra, en haut duquel Lisa retrouve un Stefan bien décati et entend des prpos peu amènes sur son libertinage et l’échec de sa carrière, et au bas duquel elle le retrouvera pour une dernière nuit après l’avoir revu dans la loge voisine et avoir brusquement quitté son mari et la salle.
Pari d’une incarnation de la lettre, pour Evelyne et moi séduisant certes, mais quelque peu affadi par le moralisme avec lequel Ophuls, certes joue habilement, et par le déplacement de l’intérêt dramatique, non plus sur la seule épistolière, mais sur deux personnages, et cette figure d’homme et d’artiste raté, incapable d’aimer vraiment. Petite préférence donc ici pour la littérature-source, qui incarne mieux là où le film illustre, dilue ou esthétise peut-être trop, pour une nouvelle qui offre le délire brûlant et désespéré d’une femme dont les mots laissent davantage prise à l’imagination spatio-temporelle, aux fantasmes amoureux, à l’émotion haletante du lecteur. Seul ingrédient où le film apporte une résonance un peu insolite à l’oeuvre de Zweig, le burlesque du mariage arrangé à Linz, des parents mortifiés par le refus de Lisa d’épouser le neveu du colonel, un séducteur officiel lui aussi bien convenu, socialement et moralement, l’attitude de pantins mondains des futurs ex-beaux-parents ainsi congédiés et saluant froidement la famille qui ose se refuser à eux et à leur prestigieuse position…
Pourtant, le cinéaste parvient à recréer à sa manière l’univers désespéré de Zweig, la soif inassouvie d’une jeune fille de 13 ans (Lisa dans le film, l’inconnue dans la nouvelle) qui aimera jusqu’à la mort l’écrivain, son voisin, homme à femmes totalement oublieux des trois nuits passées avec elle (deux dans le film), et auquel elle sacrifiera sa vie et son fils, mort du typhus contracté dans un train : on se rappellera que la maladie ou la mort de l’enfant sonnent comme une punition divine pour les femmes adultères dans les romans du XIXème siècle, qu’il s’agisse de celui d’Anna Karénine dans le roman de Tolstoï, ou de ceux de madame Arnoux et de Rosanette dans L’Education sentimentale de Flaubert. Toutefois, là où Zweig fait de la mort de l’enfant le symbole redoublé de son amour aveugle et sans espoir pour l’écrivain, l’incarnation désespérante d’un amour charnel mais sans lendemain, Max Ophuls choisit – code Hayes oblige – une perspective plus morale ou moralisante : la mort de l’enfant que Lisa a conduit à la gare, alors qu’elle voit retirer d’un compartiment infecté du train une victime du typhus sur une civière et s’apprête à retrouver Stefan Brand, connote la culpabilité de cette femme qui, à Linz, a refusé la main du neveu d’un colonel, au grand dam de sa mère et de son beau-père aimant, le tailleur Kasener et qui, malgré son mariage avec le diplomate Johann Stauffer, s’obstine à poursuivre l’homme de sa vie, si indigne soit-il de son amour, par fidélité à son adolescence, à son idéal artistique, à sa projection chimérique sur un pianiste pourtant devenu un masque de cire (et non la figurine rêvée devant un magasin), ayant sacrifié sa carrière au libertinage et à son désir éperdu, mortuaire de séduction sans fin.
La même fuite semble animer les deux personnages, quoique par des voies opposées : Lisa, dans le rêve et l’impossible réciprocité d’un amour total, et, dans la séduction sans fin, le refus d’une carrière, la peur d’une stabilité, Stefan, dont « l’ombre se déshabille dans les bras semblables des filles / Où j’ai cru trouver un pays », écrirait Aragon. De même, la mort prévisible de Stefan à la fin de l’histoire – il est provoqué en duel par son rival, le mari de Lisa – marque non seulement la résolution morale, le châtiment céleste d’une vie adonnée au seul plaisir mais surtout, plus profondément, la lucidiét enfin conquise, la révélation que la vérité de la vie réside dans la douleur de l’amour et la mort des illusions ou des apparences (telles ces toiles peintes de la Suisse ou de Venise du train forain du Prater). Etre désincarné, artiste velléitaire, séducteur impénitent, Stefan, masque blafard, ruisselant de sueur glacée, prend conscience, au moment de mourir, de la vraie vie à côté de laquelle il est passé.
« C’est alors que son regard tomba sur le vase bleu qui se trouvait devant lui sur le bureau. Il était vide, vide le jour de son anniversaire pour la première fois depuis des années. Il tressaillit : ce fut pour lui comme si une porte s’était brusquement ouverte quelque part et qu’un courant d’air glacial venu d’un autre monde s’engouffrait dans sa chambre silencieuse. Il sentit la mort et sentit un amour immortel : au plus profond de son âme quelque chose s’épanouit, et la pensée de l’absente persista, obsédante et insaisissable, comme une lointaine ritournelle » – conclut la Lettre d’une inconnue de Stefan Zweig.
Les Cramés nous ont proposé avec La Femme de Tchaikoski un film fascinant et déroutant, remarquablement présenté et contextualisé par Joël Chapron, spécialiste du cinéma russe et traducteur des films de Kirill Serebrennikov. Un film fascinant sur l’amour impossible, éperdu et non partagé, désespéré d’être sans retour et sans mesure, d’Antonina Ivanovna Milioukova, jeune noble (et sa cousine éloignée) pour le grand compositeur russe Piotr Tchaikovski.
Un amour aveugle, qui poursuit jusqu’au cercueil l’homme qui l’a épousée de guerre lasse, pour se donner une situation en ces années 1870 où l’homosexualité est condamnée et honnie, sauf à être un homme de pouvoir qui peut se permettre de la cacher – ou de l’exhiber ? Ce mariage et cet amour à sens unique que le film va s’employer à retracer en un long flash-back (depuis les lettres enflammées de la jeune femme, les cours de piano pris pour approcher le génie au Conservatoire, jusqu’aux pires avanies sexuelles et au rejet définitif) sont placés d’emblée sous le signe de noces funèbres avec la mort du grand compositeur et son cadavre se relevant du cercueil pour repousser dans un cri de haine, une ultime fois, s’il est possible, celle qui l’aura accablée, poursuivie, vampirisée de son fol amour, de son sacrifice absolu – malgré les mises en garde de ses proches, l’affection de ses soeurs et belles-soeurs ou encore la terrible pression de ses beaux-frères venus négocier le marché d’un divorce à l’amiable ostinément refusé par une femme passionnée.
De cet amour douloureux, de cette passion de Christ aux outrages, le spectateur épouse la lente et inexorable dégradation, le pourrissement tragique dans une mise en scène brillante, qui oscille du réalisme poisseux de la première partie du film, dans un Saint-Peterbourg miséreux, rappelant Les Bas-fonds de Gorki, au symbolisme subtil (avec ces mouches de la folie croissantes, ces Erynnies de la vengeance maritale) et au baroque viscontien des dernières séquences, bal mortuaire d’hommes nus s’offrant à l’héroïne inassouvie – à moins qu’on ne doive parler d’onirisme fellinien avec cette image fantasmée du couple heureux rêvé par Antonina avec Piotr, entourés d’angelots éthérés, rappel cynique des enfants conçus avec d’autres amants, morts ou abandonnés. La mise en scène nous installe dans une atmosphère de décomposition et de fête galante, où l’on ne sait ce qui domine de la vie ou de la mort : les plongées tournoyantes sur la rue grouillante de peuple affamé, l’éclairage blafard sur les soupers aux chandelles d’une aristocratie déliquescente confinée dans des appartements exigus vert-de-gris, filmés quasiment sans profondeur de champ, nous enferment dans un huis-clos étouffant qui mime et redouble l’enfermement d’Antonina dans l’aveuglement et la folie amoureuse, tandis que les longs plans-séquences, avec leurs ellipses narratives, suggèrent le flux de la vie, l’ironie du sort qui se moque bien de la souffrance individuelle. A cet égard, le cinéaste monte avec une remarquable fluidité, comme dans un même mouvement, des moments pourtant bien distincts temporellement : la scène où Antonina, le sexe offert, voit son amant avocat se masturber frénétiquement est suivie par l’image du même avocat dans son cercueil puis de la descente du piano par la fenêtre préludant au départ de la jeune femme…La même acccélération, la même confusion président aux scènes du mariage, avec le regard détourné du musicien, la tristesse de la cérémonie, le silence d’une assistance qu’on croirait celle d’un enterrement.
Ce film évoque et allie superbement la violence désespérée d’un amour impossible et la frustration sexuelle d’une femme qui veut être, bien humainement, satisfaite, être honorée, se donner pour mieux donner corps et âme : il faut bien que le corps exulte (disait Brel) et le ballet des hommes nus dont elle empoigne et soupèse le sexe suggère le caractère impérieux du désir, une revanche de femme aussi sur un mariage insincère, arrangé, couvrant une homosexualité inassumée : qu’elle doive se battre fiévreusement contre une partition voletant entre les mains de Piotr en dit long sur l’indifférence ou l’égoïsme du génie – motif finalement assez peu traité et peut-être décevant dans le film. Peut-on toutefois reprocher à une oeuvre ce qu’elle n’est pas et ne prétend pas être ? Si ce n’est à travers quelques rappels mélodiques sur l’auteur du Lac des cygnes ou ce concert d’Eugène Onéguine dont Antonina se sent définitivement exclue, le film choisit moins de montrer le déchirement d’un artiste entre sa vie et son oeuvre, ou même d’un homme, simplement, entre son amour et son travail que le regard d’une femme sur un grand homme qu’elle a choisi d’aimer et d’épouser – dans un curieux mélange d’admiration groupie ou midinette, de dévouement total à un génie et d’aveuglement entêté à s’approcher du soleil pour mieux s’y consumer dans le déni et la haine de soi.
Subtilement, ce film subvertit l’icone Tchaikoski que la Russie tsariste, soviétique ou poutinienne encensent et associent à une image inentamée de génie créatif absolu ; mais il le fait avec discrétion, distillant au fil des scènes des indices que perçoit ou auxquels repense le spectateur là où, terrible ironie dramatique, Antonina ne voit rien ou ne veut rien comprendre : une porte brutalement refermée sur un cours avec un jeune homme, deux amis retrouvés près d’un pont peu de temps après le mariage et avec lesquels Piotr devise aimablement, à mots couverts.
La passion nue, l’aveuglement, la folie, le deuil de la gloire, la lâcheté des hommes dont le corps est ici célébré comme pour dire, au-delà de l’indice sur l’attirance homosexuelle, leur vacuité spirituelle face à l’amour fou d’une femme, sublime liberté et aliénation finale dans une société patriarcale. Le ballet d’amour et de mort d’un cinéaste également homme de théâtre et d’opéra.
Empire of Light : un film de plus qui s’inscrit dans la lignée 2022 des films sur le cinéma, après Babylon et The Fabelmans, avons-nous pu lire dans certaines critiques : le film de Sam Mendes a peu en commun avec les deux films cités…
On connaît bien Sam Mendes, et, à l’instar de Steven Spielberg, il nous offre un film bien différent des précédents, beaucoup plus intimiste et personnel dans la mesure où il convoque son adolescence, l’année 1981 étant celle de ses 15 ans.
Le synopsis nous invite à imaginer un film romantique, une histoire d’amour entre un jeune homme noir et une femme blanche mature, rien de bien nouveau, dans le contexte du début de l’ère Thatcher avec son lot de maltraitance sociale et économique. Et s’il ne s’agissait pas que de cela ?
Alors, de quel film s’agit-il ? Quels éléments peuvent faire la force de ce film ? Comment ce film, racontant une histoire banale et maintes fois montrée au cinéma, peut-il être différent des autres ? Chacun aura une réponse à ces questions, certains considèreront que la banalité de son sujet en fait un film sans saveur, d’autres qu’il ne s’y passe pas grand-chose d’où le peu d’intérêt que le film semble avoir suscité dans notre salle, la déception même, voire la détestation peut-être…
Comme ce fut mon cas, c’est peut-être au deuxième visionnement que l’on se rend compte des petites touches qui font le film et qui méritent que l’on s’y attarde un peu.
Empire of Light : un titre évocateur, large et lumineux, un nom qui brille en lettres jaunes à la verticale d’un bâtiment en briques rouges : c’est le nom d’un grand cinéma ‘à l’ancienne’ situé en bord de mer à Margate au nord de Douvres sur la côte est de l’Angleterre ; Margate, une station balnéaire, (bien connue de Turner comme Laurence l’a dit mardi soir) comme il en existe de semblables tout au long de la côte sud de l’Angleterre, mais station toutefois moins chic et moins prisée que Brighton ou Bournemouth, une station qui semble un peu endormie, mais nous ne sommes pas en pleine période estivale, puisque l’action débute juste avant Noël, Margate est enneigée (un charme différent) l’année 1981 va bientôt débuter sous un magnifique feu d’artifice tiré au-dessus de la mer.
Un cinéma à l’ancienne: grand théâtre au lourd rideau de scène rouge et or (cf New York Movie, 1939, d’Edward Hopper), un grand escalier qui se prolonge vers un étage où se trouvent d’autres salles désormais à l’abandon abritant poussière, pigeons, et toiles d’araignées ; une salle de bal entourée de banquettes en skaï et de tables, un piano à queue trônant au milieu, et de grandes baies vitrées avec vue sur le front de mer, un lieu qui a eu son heure de gloire, qui ‘a été magnifique’ selon Hilary mais qui ‘l’esttoujours’ pour le jeune Stephen d’emblée ébloui. On a alors la vision du temps suspendu, du temps arrêté comme lorsque Pip visite Miss Havisham dans Les Grandes Espérances de Charles Dickens.
Un lieu magique, pour un art qui l’est aussi : l’art de l’illusion, celui qui permet de s’évader.
Sam Mendes a justement placé son film sous le signe de l’Art : tous les arts sont convoqués : le 7ème art, bien sûr, mais les autres aussi : musique, théâtre, danse, poésie, peinture et architecture. L’art est donc la thérapie qui permet aux personnages de se construire ou de se reconstruire : qu’ils s’appellent Hilary Small (Olivia Colman), Stephen Murray (Micheal Ward), Norman (Toby Jones), Donald Ellis (Colin Firth), Neil (Tom Brooke), Janine (Hannah Onslow), tous sont eux-mêmes lorsqu’ils sont en lien direct avec une forme d’art, tous revivent ou vivent pleinement lorsqu’ils chantent, dansent, écoutent de la musique, regardent un film, la structure d’un bâtiment, ou sentent que quelque chose va les valoriser, comme c’est le cas pour Donald Ellis dont le cinéma a été choisi pour l’avant-première du film Chariots of Fire.
Au départ, tous ces personnages sont à l’image du bâtiment dans lequel ils travaillent : le cinéma tombe en ruine, est peu fréquenté, un lieu semblant n’intéresser que des fondus des salles obscures ; ceux qui tentent de faire vivre ce cinéma sont usés, blessés par la vie, stigmatisés comme le jeune Stephen alors qu’il a la vie devant lui…. Tous cachent une douleur profonde (Hilary et ses problèmes psychiatriques ; Stephen doit faire face au racisme et à l’exclusion ; Norman est meurtri par la rupture avec son fils qu’il n’a pas vu depuis 15 ans; Donald se morfond dans une vie de couple usée)
Tous sont également seuls. La solitude est un autre thème fort du film : rappelons-nous la scène où Hilary est seule le soir de Noël, devant son assiette à côté de laquelle un cracker ne sera jamais ouvert ; seule encore attablée dans un coin au restaurant, (telle la femme seule du tableau de Hopper, Automat) et soudain envahie par la honte qui la fait fuir lorsque Donald accompagné de sa femme Brenda, entre à son tour dans le même restaurant ; Donald Ellis, ce patron toujours seul dans son bureau et à la maison puisque sa femme ne lui fait même plus son thé et qu’ils font chambre à part, patron qui convoque si souvent Hilary dans son bureau personne n’étant dupe du pourquoi.… Stephen, jeune homme blessé par l’abandon d’un père, le racisme explicitement ouvert ou parfois déguisé dont il est victime, sa candidature en école d’architecture étant refusée malgré les différentes tentatives, sa solitude à la maison avec une mère épuisée par son travail d’infirmière qui s’endort le soir devant la télévision, sans avoir même pu discuter avec son fils… Norman, seul dans sa cabine de projection, son univers secret, celui qui donne un peu de sens à sa vie autrement vide sans doute lorsqu’il rentre chez lui…
Hilary, Stephen, Donald, Norman, tous sont comme des fantômes à la dérive cherchant un point d’ancrage, quelque chose ou quelqu’un sur qui se raccrocher : ce n’est pas le lithium qui va guérir Hilary, le docteur Laid n’a pas vraiment l’air de s’en soucier d’ailleurs, peu d’encouragement mais une réprimande pour une prise de poids. La jeunesse de Stephen, son éblouissement, le soin qu’il apporte à ce pigeon blessé, la peau de sa hanche qui apparait rapidement dans un plan (sans doute trop suggestif) sont autant de petites choses qui réveillent Hilary et éveillent son désir de vivre et non plus d’exister.
Il n’est pas surprenant qu’Hilary puisse réciter les vers de Tennyson, partager ceux de W.H. Auden et de Philip Larkin, poètes peu connus en France. La poésie est l’art de dire en peu de mots toutes les beautés et les blessures de l’existence. C’est aussi l’art qui permet d’exprimer la fragilité, et l’émotion forte : Hilary n’est qu’émotion et fragilité, c’est ‘l’étoffe’ dont elle ‘est faite’. Elle est capable des colères les plus soudaines et incompréhensibles, comme des moments de calme presque naïf qui ne font qu’empirer une situation. Elle atteint ce paroxysme en particulier dans deux scènes: le jour de l’avant-première, où elle se présente sur la scène du théâtre dans une robe de soirée dont la fermeture éclair reste ouverte en partie dans son dos, laissant voir l’étiquette de fabrique, et des traces de rouge à lèvre sur les dents, deux négligences qui en disent long, prenant la parole après son patron sans y avoir été invitée et lisant un poème de W. H. Auden devant une salle qui fait semblant de croire à ce qui se passe : elle est dans la lumière, elle a son instant de gloire elle aussi. Puis, dans le hall du cinéma, déclamant la plus célèbre tirade du théâtre Shakespearien, ce ‘To be or not to be’ revisité en ‘To fuck or not to fuck’, Hilary Small, fragile et émue au plus haut degré avec la poésie d’Auden, devient, l’espace d’un instant, devant un Donald et une Brenda médusés, une femme forte, « not Small at all », n’ayant rien d’une Petite, mais au contraire grandiose aux accents Shakespeariens tragiques, une nouvelle Lady Macbeth assénant un coup de poignard au lâche Donald, prélude à la scène de folie qui suivra, chez elle (et non au bord d’une falaise), parlant à Stephen de son enfance, de la trahison de son père et de sa mère, Stephen venu pour l’aider, et finalement prise au piège de la police et des services hospitaliers pour être internée de nouveau. Quel plan sur le visage d’Hilary, assise sur sa chaise, valise sur les genoux, mâchoires serrées, attendant, stoïque, la mise à mort ! Magistrale Olivia Colman !
La lumière : du noir jaillit la lumière. Norman, le projectionniste, explique au jeune Stephen les mécanismes qui permettent au miracle de se produire dans la salle obscure : ce faisceau de lumière qui va donner vie à une illusion du réel. Là encore, Stephen découvre et est immédiatement envoûté. Il saura transmettre à Hilary, et finalement susciter en elle le désir de voir la lumière de l’illusion projetée sur la toile blanche et enfin accepter d’en ressentir la magie jusque dans son être.
Les plans et leurs éclairages sont soigneusement étudiés : travail d’artiste assurément que celui de Roger Deakins, directeur de la photographie et cadreur dont le travail pour ce film n’a pas été récompensé. Et pourtant, on ne peut s’empêcher de le mettre en parallèle avec Hopper et ses immeubles aux lignes bien tracées, ses grands espaces vitrés derrière lesquels des personnages souvent de dos regardent vers l’extérieur, personnages peints en solitaire ou à deux mais séparés, ou pour Deakins, filmés en silhouettes, tels des ombres chinoises. Nombreux sont les réalisateurs inspirés par les tableaux de Hopper : Hitchcock, Wim Wenders, Brian de Palma, Polanski pour ne citer que ceux-là. Et quand Hopper ne parvenait pas à peindre, il se réfugiait au cinéma…
Les contrastes entre sombre et clair, jour et nuit sont là, comme dans une toile de maître, les plans sur le feu d’artifice de la nouvelle année ne nous rappellent-ils pas Whistler et son tableau Nocturne en noir et or- la chute de la fusée, « ce pot de peinture jeté à la face du public » selon Ruskin ?
Les plans des bâtiments, que ce soit l’immeuble où Stephen habite, ou le bâtiment qui abrite le cinéma, ne font-ils pas écho au rêve de Stephen d’étudier l’architecture ? Stephen architecte en devenir, architecte de sa vie ? Hilary l’a poussé à ne pas renoncer et à faire ses propres choix, à construire lui-même son avenir, « Ne reste pasici », lui a-t-elle conseillé à la fête foraine. Stephen, blessé par le racisme, doit lui aussi prendre son envol.
L’adolescent Sam Mendes a vécu la période Thatcher, et c’est par touches qu’il essaie d’en recréer l’atmosphère, sans approfondir pourrait-on lui reprocher, mais ce n’est pas l’objet de son film : les émeutes de Brixton vues à la télévision, les défilés de skinheads, les actes racistes qui ne semblent pas vraiment ébranler la police, la confrontation par le regard entre Stephen et M. Cooper, un blanc à qui l’accès à la salle est refusé par un noir, regards soutenus, comme le jeu de celui qui baissera les yeux en premier quand les regards de tous les autres, employés et spectateurs, sont tournés vers ces deux hommes et dont Stephen, certes vainqueur, ne pourra évacuer la tension qu’ en courant se réfugier à l’extérieur.
Tout ce monde extérieur mesquin et cruel qu’Hilary ne voit pas, à moins qu’elle ne veuille pas le voir, fait d’elle à certains moments une sorte de Candide que l’on aimerait secouer et réveiller.
Si convenu et imparfait que le film puisse être, il n’en demeure pas moins un film qui peut toucher, trop facilement parfois, avec des moments ‘cousus de fils blancs’ mais un film qui baigne toujours dans une forme de lumière et d’espoir. Les personnages évoluent, murissent, avancent vers de nouveaux horizons, plus ou moins incertains, plus ou moins dégagés et marchent vers un avenir qui peut-être leur permettra de se libérer et de se révéler à eux-mêmes.
Cette rencontre improbable (et après tout, pourquoi pas ?), ce rapprochement entre deux êtres dissemblables, meurtris par la vie, rapprochement qui va permettre à chacun un nouveau départ, est sans doute le sujet du film, si banal soit-il. Cependant, il y a une toile de fond, riche et haute en couleur, d’où se dégagent une lumière, une douceur et un espoir dont nos sociétés manquent beaucoup aujourd’hui.