Pour la France – Rachid Hami

Une équipée nocturne sous des projecteurs qui s’éteindront – panne ou malveillance – lors de la traversée, avec casque, treillis et rangers par les « bazars », soit les bizuths, de l’étang du Bazar Beach de 2, 7 m de profondeur, dans une eau glaciale à 9° C, sur 50 m, sous les tirs de cartouches à blanc scandant la Chevauchée des Walkyries de Wagner, dans une atmosphère digne d’Apocalypse now...« 

Un rite de passage, d’initiation, d’intégration comme on dit, à Saint-Cyr Coëtquidan, décidé par les « fines », le bureau des 2ème année, malgré l’interdiction officielle des activités nocturnes et en l’absence des autorités militaires en cette terrible nuit du 29 au 30 novembre 2012. Une souffrance, voire une panique sensibles dès les premiers plans du film face à cette activité théoriquement facultative proposée aux nouveaux, un « bahutage » et non un « bizutage » selon un curieux euphémisme, mais embrassée au nom d’un idéal militaire d’énergie, de cohésion et de sacrifice de soi. Une peur et une lassitude légitimes après 5 semaines de bizutage, et le premier passage d’une vingtaine de 1ère année épuisés et suffocant comme un élève l’a signalé aux organisateurs, les priant d’arrêter au plus vite le jeu, l’expérience, ou plutôt la répétition orchestrée, ritualisée du débarquement des Alliés en Normandie le 15 août 1944… Mais « le colonel des gardes », responsable de l’opération, n’entend pas céder et tout cesser en si bon chemin…Qui oserait du reste vraiment, tant le sentiment d’appartenance est puissant, la soif d’héroïsme intense, se dérober à cette grand-messe nocturne ? Pas même le jeune Jallil Hami, 24 ans, frère cadet du cinéaste, lecteur précoce de Dumas et Zola, passionné d’égyptologie, qui a consacré un an de sa vie à faire le tour du patrimoine mondial de l’humanité en péril pour le compte de l’Unesco, si épris d’ascension sociale et d’intégration culturelle après avoir fui avec sa mère et ses frères la violence islamiste des années 90 en Algérie qu’il entre à Sciences Po en 2006, fait une année de césure pour son master d’économie à Taïwan en 2008 et intègre Saint-Cyr en août 2012 comme Officier Sur Titre, cinquième au classement. « C’est au travers de la haute fonction publique et de l’engagement politique que d’ici trente ans, certains d’entre nous auront prouvé que la démocratisation des écoles d’élite avait un sens, qu’elle a permis de produire de nouvellles idées, et non de les reproduire. » Un rêve dont on devine d’emblée l’effondrement à la respiration haletante du jeune homme, très bon sportif quoique nageur moyen (là n’étant toutefois pas la question), au regard inquiet quoique déterminé rivé sur le fatal étang où les jeunes recrues surchargées s’agglutineront dans la boue et le froid, disparaîtront quasiment sous l’eau avec leur barda, où crèvera comme une bulle l’appel à l’aide inentendu de Jallil. Jallil qu’au moment de l’appel, on retrouvera noyé près de la berge, au petit matin.

De ce fait divers tragique Rachid Hami aurait pu tirer un film pathétique ou un réquisitoire virulent contre l’armée – choisir encore, plus simplement, de dérouler et dramatiser une chronique judiciaire haletante, dont on aurait suivi avec passion, tant on aime les films de procès, les étapes, les palinodies et les accommodements pendant 8 longues années, de 2012 à 2021 – des réticences premières de l’institution militaire au verdict final condamnant 1 officier et 2 élèves-officiers à 6 à 8 mois de prison avec sursis, sans inscription sur leur livret militaire, en passant par le décès de la première juge d’instruction et la faillite d’un avocat très remonté, qui voulait faire payer durement les hauts gradés, comme il l’explique au café à Ismaël, le grande frère d’Aïssa. Rachid Hami a choisi un moyen terme, à l’image de la dignité de la famille, de la mère et du grand frère enquêteur, scandant son propos de l’image récurrente au funérarium de la dépouille mortelle de Jalli, superbe dans son pantalon rouge, avec ses gants blancs, son profil aigu, pudiquement filmé de côté, jamais en gros plan, témoignant « pour la France » de sa jeunesse envolée, de sa promesse saccagée, tel le dormeur du val de Rimbaud. Les sept jours d’exposition de son corps épouseront le temps d’une âpre négociation sur le lieu et la forme de la cérémonie, entre promesse non tenue des Invalides et perspective honteuse d’un simple cimetière civil de banlieue, à Bobigny, entre enterrement, honneurs militaires et respect dû à une famille et à la foi musulmanes. Un digne compromis sera trouvé, avec une cérémonie au fort de Vincennes, un office musulman auquel assisteront les militaires, notamment le général Caillard, commandant tout en nuances de Saint-Cyr (remarquable Laurent Lafitte), qui se sent responsable de cet accident et réclame des exclusions – et une inhumation au cimetière du Père Lachaise, avec croix d’honneur et casoar.

A une lamentation comme à une dénonciation le cinéaste a préféré « un périple houleux dans l’intimié des deux frères », l’évocation de l’Algérie sanglante de l’enfance, le temps du « conte » (si l’on peut dire), le détour par Taipeh des deux frères pour mieux s’expliquer, se déchirer et se retrouver – Ismaël, le grand frère sans grand avenir ni énergie, vivant d’expédients (Karim Leklou), Aïssa le petit surdoué prometteur qui se noie à Saint-Cyr (Shaïn Boumedine) – le temps de « l’aventure » – et le temps, enfin, du présent, celui de la tragédie, d' »Antigone« , explique Rachid Hami. Comprendre plutôt que condamner, remonter le fil d’un destin, expliquer la différence radicale de caractère, de structures mentales de deux frères malgré leur commune éducation, mais avec il est vrai l’impact différencié d’un violent divorce, le petit Aïssa préféré à son grand frère par ses parents au point que son père, n’acceptant pas le départ de la mère pour la France, a failli le kidnapper lui et lui seul…

Cette histoire repose sur un terrible paradoxe qu’énonce Rachid Hami moins, encore une fois, pour pleurer ou dénoncer que souligner, amèrement, l’ironie du sort :  » ironie de l’histoire, la reconstitution de ce débarquement de Provence, où la France n’était présente que sous la forme de l’armée d’Afrique, aura provoqué la mort du seul Arabe présent ce soir-là. Ironie redoublée par l’illusion pour lui, sa mère et ses frères, d’avoir échappé à la violence de la guerre civile algérienne des années 90 pour rencontrer la mort, précisément au nom d’un rêve d’assimilation censé assurer la sécurité ».

On en a la gorge nouée, même si ni Nadia (bouleversante Lubna Azabal), ni Ismaël, qui trouve sa dignité et sa rédemption dans la quête de vérité et la mémoire tendre et jalouse de son jeune frère prodige, ne vont aussi loin qu’Antigone dans la révolte contre la mort et la dénonciation de l’injustice, de la loi d’airain de la raison d’Etat. Qu’importe, le cri assourdi d’Antigone n’en retentit que plus fort dans nos consciences incrédules : « Moi je veux tout, tout de suite, – et que ce soit entier – ou alors je refuse ! Je ne veux pas être modeste, moi, et me contenter d’un petit morceau si j’ai été bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd’hui et que cela soit aussi beau que quand j’étais petite – ou mourir (…) Comme mon père, oui. Nous sommes de ceux qui posent les questions jusqu’au bout. »

Claude

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