Le Monde d’Apu de Satyajit RAY« `

Il est des émotions artistiques dont il paraît vain et presque impudique de parler sur le coup, même lors du débat passionnant animé par Vaiju Naravane – tant la parole semble impuissante, ou vouée, condamneé à se décanter, à mûrir : il est des enchantements dont on est longtemps envoûté et qu’on craindrait de voir trop tôt se dissiper. Le Monde d’Apu est de ceux-là, tant cette oeuvre exhale de sublime douceur, de beauté mélancolique et offre de vibrants contrastes, à l’image de la vie, entre l’idéalisme et la dure réalité, entre l’insouciante jeunesse et la maturité souffrante, entre l’implacable destin et la conquête de soi. Il n’est pas une image de ce film, dont on ne remerciera assez les Cramés (comme du week-end indien) qui ne m’ait ému aux larmes, je pense à cette fin qui dit tout de l’amour et de la parentalité, en l’occurrence de la paternité.

Le jeune étudiant pauvre Apu, qui ne peut continuer ses études, habite une pauvre chambre et doit donner des cours ou étiqueter des bouteilles, ce poète dans l’âme que l’enthousiasme porte comme le souffle divin qu’il est…étymologiquement, a dû, au nom d’une tradition absurde, épouser la cousine de son ami bourgeois Pulu le jour même du mariage de la jeune femme, dont on découvre que le futur mari, refusant de sortir de sa calèche, est fou…Pour éviter le déshonneur à sa famille, et à la malheureuse qui doit être épousée avant une certaine heure – au nom d’une conception rituelle et cyclique du temps bien différente de notre chronologie linéaire – Apu, qui se rêve romancier, doit épouser Aparna : sinon, la malédiction s’abattra sur celle-ci et elle ne trouvera jamais d’époux. Il accepte après quelque hésitation – et sa liberté rêveuse et chantante s’envole sous le triple coup du destin : la tradition, l’intuition superstitieuse de sa future belle-mère qui voit en lui l’incarnation de Krishna et l’amour imposé à un jeune homme vierge, sans expérience, comme Pulu le lui fait ironiquement remarquer pour doucher un peu ses velléités littéraires romantiques. Il emmène alors son épouse à Calcutta et la relation subie se transforme alors en amour véritable et profond, par-delà la déception première de la jeune femme qui passe de l’opulence des parents à la misère de l’époux. Mais, nouveau coup du destin, Aparna, enceinte, part deux mois dans sa famille pour accoucher : Apu apprend bientôt sa mort en couches, brutalement, par son beau-frère. Dès lors, il se retrouve père d’un petit Kajal, garçon turbulent et désorienté, qu’il ne veut voir de cinq ans, tant il se sent incapable d’être père : sans doute, inconsciemment, le tient-il pour responsable de la mort de sa mère. Il s’exile alors, travaille dur dans une mine de charbon mais imploré par Pulu, revient et si le contact avec l’enfant et son grand-père se passe d’abord mal, il repart, contre toute attente, son fils…sur les épaules.

L’émotion de ce film naît pour moi de la conscience qu’un sentiment, amoureux ou paternel, loin d’être un météore, une transcendance ou une brûlure – selon une conception romantique de la passion – est aussi, souvent, une construction, une conquête, voire un combat contre soi-même. Aparna, nous le disions, est profondément déçue de la pauvre chambre d’étudiant de son mari ; mariée pour ainsi dire de force ou par tradition, à tout le moins dans l’ignorance, elle va découvrir en elle-même des trésors de tendresse, enchanter cet intérieur maussade, – tissus colorés, plantes et rideaux fleuris – faire promettre à Apu de ne plus fumer. Présence féminine qui éclaire et allume l’humble demeure de l’homme seul. Exquise délicatesse par quoi la jeune femme, sous l’apparence d’une soumission ancestrale, réinvente sa vie, donne sens à leur vie, et, prenant en main le ménage, crée l’amour dans son miracle quotidien – cette épingle à cheveux au creux du lit entre les deux époux comme un témoin de leur amour, une trace de leur union charnelle jamais montrée, pas même suggérée. Cheminement intérieur de la jeune femme dont le visage mouillé de larmes dans l’encadrement de la fenêtre disait la détresse silencieuse mais qu’illuminera presqu’aussitôt un sourire à la vue d’un enfant jouant dans la rue – promesse diffuse de maternité. On apprend à aimer ou à réinventer sa vie comme on mesure le prix des choses, comme on passe d’un idéalisme aliénant à l’amour extasié du réel, au contact d’un sourire, d’un fleuve ou de fougères emperlées de rosée au soleil levant. Aparna ne fait pas simplement contre mauvaise fortune bon coeur : elle se prend à aimer son grand dadais d’Apu, toujours aussi lunaire et maladroit et la timidité dubitative de ces deux amants si respectueux, si émerveillés de se découvrir et de se comprendre, n’est pas le moindre charme du film. Intimité étonnée, douceur et suggestion. Et de femme subissant son destin, Aparna connaît une véritable émancipation, également culturelle : lorsqu’elle va au cinéma avec Apu ou dans une discussion ne connaît pas un mot, elle se moque de son ignorance et découvre avec toute la curiosité fiévreuse de ses yeux étincelants le ciel des idées et la beauté de l’art quand son mari, lui, a bien besoin d’être ramené sur terre ! Un très beau montage lie ainsi deux plans d’une rare fluidité : l’écran du cinéma où Apu emmène Aparna se mue en vitre de calèche ramenant les amoureux au logis. L’actrice Sharmila Tagore, apparentée au grand poète indien Rabindranath Tagore, découverte à l’âge de 14 ans et dirigée avec beaucoup d’exigence par le cinéaste, lui prête la modestie étonnée, l’émerveillement douloureux et l’acceptation triste de ses yeux pétillants et profonds…

De même, et plus bouleversant encore, est le trajet qui mène Apu du refus violent de la paternité, d’un déni en apparence moralement choquant chez un jeune homme si sympathique, si craquant à un (nouveau ou premier ?) départ avec son fils – lourd de promesses diffuses, comme le choc d’une rencontre amoureuse longtemps refusée par peur, par égoïsme, par soif de liberté, et finalement acceptée comme une évidence joyeuse, et comment dire, légère… C’est la force et la beauté de ce film de nous faire comprendre et aimer, d’un bout à l’autre du chemin, cette acceptation de la responsabilité paternelle sans morale ni didactisme, mais avec la tremblante humanité qu’offre seule une grande mise en scène – comme une quête, une conquête de soi et une découverte de l’autre : il faut savoir, avant de juger, qu’Apu a perdu son père à l’âge de sept ans et sa mère, dix ans après. Comment dès lors être père instinctivement, instantanément, avec un tel poids de passé ? De retour dans la grande propriété de ses beaux-parents, Apu entend parler d’un garçon rétif, infernal même et découvre dans une superbe scène le garnement dormant du sommeil du juste : le petit corps lové, le visage obtus, comme enfermé dans ses songes, lui procure un sentiment d’étrangeté, le sentiment d’un étranger. Il fait alors le tour du lit et semble, comme le spectateur, foudroyé par la beauté rêveuse du petit, qui ressemble à sa mère. Premier choc. Il le voit aussi, près de l’entrée de la propriété, sauvageon courant vers lui sans le connaître, sans le reconnaître. Lorsque le grand-père, excédé par le gamin insupportable, s’apprête à le frapper de sa canne, un bras l’arrête, doux et ferme, au bout duquel le plan suivant découvre le corps d’Apu, son visage grave. Comme si la paternité, à son corps défendant, travaillait en lui, parlait déjà en lui, confuse et irrépressible – en un geste bien plus lourd que les paroles. Lourde explication avec le beau-père qui l’accuse, non sans raison apparente, d’immaturité et d’irresponsabilité. Nous sommes déçus avec lui, nous ne comprenons pas – ou si peu – qu’il se dérobe sans cesse, c’est son fils après tout : il annonce qu’il s’en retourne à Calcutta, qu’il ne veut pas se charger du poids d’une autre vie. Alors que le grand-père en colère reste seul, triturant nerveusement le petit train de l’enfant, et qu’Apu s’éloigne définitivement, son balluchon sur l’épaule, tel le cavalier solitaire de tant de westerns, voici qu’apparaît Kajal au sommet du tertre : Apu se retourne, l’enfant lui demande qui il est, l’adulte lui répond « Je suis ton ami » et Kjal de courir vers lui de ses petits pieds nus, et de sa tendre rage de gosse apeuré. Bouleversant : il faut parfois partir (ou ici revenir) de loin, s’inventer en ami pour se retrouver, pour être soi-même, enfin père. Et porter enfin sur ses épaules, filmé en contre-plongée, un enfant acquis et conquis, avec la légèreté du danseur nietzschéen, le sourire retrouvé de l’homme mûri, du sage barbu et non plus du désespéré cachant les stigmates de sa souffrance.

Oui, il aura fallu apprivoiser ce destin têtu, se relever à chaque fois et parcourir son chemin de résilience. Pour hors champ qu’elle demeure, et surtout celle d’Aparna, la mort plane sans cesse au-dessus des personnages. Le destin est symbolisé par le train, leitmotif du cinéma de Satyajit Ray, la voie ferrée près de laquelle habite Apu, la vitre du wagon où s’encadre le visage inquiet et amenuisé d’Aparna – une vague prémonition nous souffle alors qu’elle pourrait ne pas revenir, qu’il arrivera peut-être un malheur. Le train offre la tentation du suicide quand, après la mort de sa femme, Apu erre près de la voie ferrée, qu’il se penche dangereusement. Un cri terrible retentit, celui d’un…cochon. Attente et catastrophe refusée, tension soudain libérée par un montage nerveux qui nous fait épouser le moindre état d’âme, l’insouciance et la souffrance incarnées par cet acteur lumineux, au sourire tantôt enchanteur, tantôt déchirant – Soumitra Chatterjee. On adore son enthousiasme juvénile d’apprenti romancier lisant en pleine nature son manuscrit à son ami Pulu ; on sourit de l’émoi amoureux et de ce réel têtu qui l’empêchent de lire tranquillement et intégralement la lettre d’amour d’Aparna, qu’il entame au bureau, poursuit dans le tramway, et achève à la gare. On souffre avec lui de l’espoir saccagé en plein vol par ce jeune et injuste deuil qui se retourne contre son art et emporte du haut d’une montagne les feuilles noircies de tant de mots, d’élans et d’émois. Dans un superbe effet de caméra subjective, on est bouleversé par son visage décomposé, découvrant avec le spectateur, en une prescience horrible, au retour du travail, sur le seuil du logis, son beau-frère ravagé, venu annoncer la nouvelle de la mort d’Aparna. Que de sentiments passent alors sur son visage d’une incroyable plasticité ! Quelle colère, quel déni soudain soulèvent le jeune homme pour qu’il gifle violemment le messager du malheur !

On renaît pourtant avec lui au son du sitar – magnifique musique de Ravi Shankar – ou de la flûte dont Apu célèbre ses joies ou berce sa douleur. Si le train incarne le destin qui nous emporte, on se ressource au fleuve que longe le jeune homme, à cette eau lustrale et léthéenne malgré l’impossible deuil, aux reflets de laquelle l’autre, l’ami Pulu le rudoie et le rappelle à sa paternité. « La joie venait toujours après la peine », chante Apollinaire dans « Le pont Mirabeau » ; ou, pour parodier François Truffaut, dans La Nuit américaine, la vie continue, « les films avancent comme des trains, tu comprends ? Comme des trains dans la nuit ». 

Claude

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