COSTA BRAVA LEBANON-Mounia AKL

COSTA BRAVA LEBANON, LUTTES ECOLOGIQUES, PATRIARCAT, LIBERTÉ

Costa brava Lebanon est un film de Mounia Akl, réalisatrice et scénariste libanaise de 33 ans, sorti le 27 juillet 2022 en salles. Le titre est énigmatique et la réalisatrice quasiment une inconnue du grand public.

C’est en effet son premier long-métrage, tourné pendant trente-six jours en novembre-décembre 2020, dans le cadre de la résidence Ciné Fondation de Cannes. Ciclic, l’agence régionale du Centre pour le livre, l’image et la culture numérique du Centre-Val de Loire, dont le siège est à Château-Renard a soutenu l’écriture du scénario.

Nous connaissons la Costa Brava, la côte catalane espagnole. Et c’est une catalane, Clara Roquet, qui est co-scénariste du film. Mais le titre renvoie à la décharge « Costa Brava » au sud de Beyrouth, à l’embouchure du fleuve Ghadir, à proximité immédiate de l’aéroport international, ouverte en avril 2016 et présentée par le gouvernement libanais comme une solution à la crise des déchets provoquée par la fermeture d’une grande déchetterie en 2015. Les manifestations s’étaient multipliées contre la crise sanitaire et aboutirent en 2019-2021 à une révolte contre les inégalités. La pandémie de Covid et l’explosion meurtrière sur le port de Beyrouth le 4 août 2020, qui trouve un écho dans le film avec l’explosion dans la décharge, ont fini de plonger ce pays dans la crise.

Mounia reprend avec ce film le sujet des déchets six ans après son court-métrage Submarine sélectionné à Cannes 2016 qui était déjà une fiction et non un documentaire, un film d’anticipation d’une vingtaine de minutes, tourné en pleine crise des déchets. Vous pouvez le voir ici : https://ciclic.fr/ciel17-submarine-de-mounia-akl-film-court-metrage-en-ligne.C‘est l’histoire d’une jeune femme, Hala. qui ne se résout pas à partir tandis que les ordures ménagères inondent la ville, que les autorités organisent l’évacuation des habitants, et que les risques d’épidémie sont présents partout.

Au sens propre comme au figuré, la réalisatrice met en scène l’idée que nous sommes submergés par nos ordures. Submarine pose la question du départ forcé, de l’exil, mais aussi celui de la marge de liberté de chacun pour s’opposer à la décision des autorités.

PARTIR OU RESTER

« Partons, on ne peut pas fuir toute notre vie » (Soraya). « J’ai évacué l’espoir depuis longtemps » (Walid)

On retrouve dans Costa Brava Lebanon, ces thèmes des déchets et de l’exercice contrarié de la liberté. On pourrait m’objecter que dans Costa Brava Lebanon, la famille a choisi de quitter Beyrouth pour une vie meilleure et plus saine, le début du film nous les présente comme des Robinsons suisses dans une campagne libanaise idyllique, vivant en autarcie heureuse dans une île de verdure, ayant coupé les ponts avec la capitale que l’on voit au loin (de fait le téléphone ne marche pas et il n’y a pas d’internet). Beyrouth était invivable de par la saleté des ordures et la répression de la contestation.

Mais l’obligation de partir est vécue différemment selon les personnages, car si c’est un choix pour le père, Walid, qui dit qu’il serait devenu fou s’il était revenu à Beyrouth et qu’il faudrait un an pour la nettoyer, c’est le seul à en être réellement convaincu et continue à le vouloir même lorsque la décharge les envahit.

Soraya, son épouse, propose plusieurs fois de retourner à Beyrouth et regrette sa vie de chanteuse à succès. Sa carrière a été brisée par leur départ : elle a arrêté de chanter car ils avaient des rêves et des espoirs de changer le monde mais ils ont tout perdu : « Ils nous ont brisés » dit-elle. Mais elle regrette y compris les inconvénients de Beyrouth, elle rechante pour ses filles « Beyrouth mon amour, j’ai autant de bleus que toi » et réentend avec nostalgie le bruit de la ville : les spectacles, la scène, les manifs, la ville… 

La grand-mère, Zeina, n’avait certes plus qu’une année à vivre à Beyrouth et respire mieux à la campagne depuis huit ans mais elle fume en cachette pour se sentir vivante. Pour elle aussi Beyrouth c’est la vraie vie.

On comprend peu à peu que le père a imposé son choix à son épouse et à toute sa famille, au point que le thème du patriarcat monte en puissance dans le film jusqu’à la révolte de Soraya, qui finit par exprimer ce qu’elle ressent vraiment, libérer sa propre parole : « les lumières me manquent, les manifestations me manquent, notre ancienne vie me manque ». « Je m’en vais » dit Soraya, et cette fois elle ne quitte pas Beyrouth, au contraire elle y revient, elle quitte Walid car elle n’est pas heureuse. « On n’est pas heureux ici ? » disait Walid, silence en réponse de Soraya.

LA DENONCIATION DU PATRIARCAT

Je pense pour toi (Walid à Soraya). Qui t’a demandé de nous protéger, on étouffe (Soraya à Walid)

Lorsque le choix de fuir une ville polluée devient absurde puisque le site de la décharge est encore plus polluant que Beyrouth (« ils seront bientôt dans notre chambre » dit Soraya), l’acharnement du père à rester devient du pouvoir patriarcal : il interdit pratiquement à Soraya d’aller à Beyrouth pour rencontrer l’avocat, il interdit à sa fille aînée d’avoir un smartphone où elle voit la vie à Beyrouth. Il vocifère des ordres de plus en plus durs au fur et à mesure que la situation se dégrade : « Tu ne sors pas sans masque ». Il devient violent et se défoule en tirant sur les oiseaux charognards qu’il appelle des rats volants, c’est une image très dure. Il commande. Sa mère le traite alors de « fasciste ».

Rim, semble échapper à la violence et au pouvoir patriarcaux, à première vue seulement car elle ne connaît de Beyrouth que la vision de son père à laquelle elle adhère sans avoir les moyens de la discuter. Mais cette vision est faussée de mauvaise foi dans le sens de l’épouvante, pour la mettre de son côté et qu’elle ne veuille pas repartir. Soraya crie à Walid d’arrêter de lui raconter des mensonges, en effet on craint pour la santé mentale de cette enfant dans le film.

La sœur de Walid, Alia, venue pour l’enterrement de la grand-mère, résume bien cela quand sa nièce lui dit : « Papa dit que tu ne sais pas ce que tu veux », et qu’elle répond fort justement « c’est parce que je ne veux pas ce qu’il veut lui ».

Soraya explose (« j’ai perdu le compte de tout ce que tu détestes ») et décide de partir, le quitter et revenir à Beyrouth : dans une belle image, les manifestations venues de Beyrouth arrivent sur la décharge au moment où elle part les rejoindre.

OÙ VIVRE COMMENT VIVRE

La vie est passée tandis que j’attendais (Zeina).

Mounia a participé activement aux manifestations lors de la crise des déchets de 2015 dans le pays. « C’est la première fois que j’ai eu le sentiment d’appartenir à un mouvement, parce qu’il était en quelque sorte sans leader », explique Akl en évoquant les manifestations qui ont secoué le Liban il y a six ans. « J’ai grandi après la guerre civile dans un pays où l’on ne compte que lorsqu’on suit un certain leader ou un parti politique. Ce n’est pas mon cas. Je n’ai jamais senti que j’appartenais à ce monde-là. Lorsque la crise des déchets a éclaté, j’ai eu l’impression que les rues appartenaient à ma génération. Cette crise était aussi une métaphore des dysfonctionnements dans le pays. Il ne s’agissait pas seulement d’une catastrophe environnementale qui a transformé notre ville, mais aussi de corruption politique ».

Mounia Akl semble dire que la vie dans un monde en crise, la ville de Beyrouth, était la vraie vie, cette famille a renoncé non seulement à sa vie antérieure mais à vivre, en prenant le parti de s’éloigner des problèmes au lieu de chercher à les résoudre. La fuite vers une pureté de vie conduit à une autarcie qui n’est pas une vraie vie, à savoir vie sociale dans son temps, dans un contexte bon ou mauvais. Mounia, militante, défend le choix de la lutte politique qui est celui de son personnage, Soraya, être dans le monde pour essayer de le changer et non hors du monde pour se préserver. De plus, Soraya considère qu’ils sont « favorisés » car ils peuvent s’isoler des problèmes, vivre dans une île. Et elle admet que la réalité les a rattrapés et que leur solution a atteint sa limite. Le père ne comprend pas car il répond que cette bicoque (et une vieille voiture), c’est tout ce qu’ils ont et qu’ils n’ont que « le fruit de leurs efforts ». Lui pense que « les manifestations n’ont jamais rien changé », il croit aux actions légales ou à la pression internationale pour venir à bout de cette décharge, Soraya croit encore à la lutte directe ou en tout cas elle veut être avec ceux et celles qui essayent.

FAMILLE ET SOCIÉTÉ

J’ai toujours été obsédée par la famille et par la façon dont, en observant sa structure, on peut comprendre les failles d’une société. (Mounia Akl)

« En grandissant, j’ai toujours pensé que c’était à cause du Liban que mes parents se disputaient. J’étais convaincue qu’il existait une relation entre la pression extérieure qu’ils subissaient et leurs moments de vulnérabilité. Je voulais donc réaliser un film sur cette friction, sur la manière dont les contraintes au Liban font que les personnes qui y vivent n’ont pas le temps d’exister ou de prendre soin d’eux-mêmes. Cela fait ressortir nos propres démons parce que nous sommes toujours en état de crise ».

Il est frappant de voir dans le film que ces parents qui se disputent de plus en plus durement au fur et à mesure que la décharge avance et les divise, n’ont pas appris à leurs enfants à vivre comme êtres sociaux dans leur nouvelle vie depuis 8 ans : Rim 9 ans, qui n’en a pas connu d’autre, vit dans un monde imaginaire et tout inconnu est un extraterrestre qu’elle voit et élimine, croit-elle, en fermant les yeux (sur la réalité !), ou en jetant des pierres si ces étrangers sont identifiés comme tels. Tala 17 ans ne sait pas comment vivre le passage de la puberté. C’est Zeina qui la conseille et lui conseille une sexualité libre. Tala et Rim ne savent pas résoudre leurs interrogations car elles sont hors du monde qu’elles ignorent, qui tente Tala et effraie Rim. Rim, par manque de clés d’appréhension du réel, tombe dans l’irrationnel, elle vit casquée à cause des rats de Beyrouth et passe son temps dans une pensée magique à compter et à répéter que tout ira bien pour exorciser les problèmes de plus en plus angoissants, Tala, par manque de conseils pour conduire sa vie, se jette dans les bras d’un employé servile de la multinationale, l’ennemi de la famille. Ce n’est pas un échec de la lutte de cette famille mais un échec de la solution individualiste que constitue la fuite, ce qui écorne au passage certaines solutions de purisme écologique proposant de vivre en marge du monde au lieu de vouloir le changer collectivement.

Mounia Akl dit de Costa Brava Lebanon : « Le plus important est que certains personnages de ce film sont en accord les uns avec les autres pour dire que la situation doit changer. C’est important, parce que quand on croit qu’on peut changer, cela veut dire qu’il y a peut-être un peu d’espoir ».

LA LIBERTÉ

Je ne pense pas que les cinéastes doivent transmettre des messages dans leurs films, mais plutôt soulever des questions(Mounia Akl)

Avec le thème au premier plan de l’écologie, celui des moyens de lutte qui en découlent, celui du patriarcat qui s’affirme comme étant majeur au cours du film, il y a, de façon continue mais plus en filigrane, le thème de la liberté. Dès la première scène, un dîner plein de rires, est-on libre à table de manger comme l’on veut, dans la petite société de la famille, le père dit que Rim est libre. Mais vers la fin du film quand il dit à sa mère, Zeina, au cours d’une dispute cette fois, : « tu es libre de partir », et que Zeina dit qu’elle partira, on sait que sa seule liberté de partir sera celle de mourir. C’est d’autant plus terrible que c’est le personnage le plus épris de liberté. Et de fait elle accepte de partir dans la scène suivante (suivante ou presque puisqu’il y a uns semblant de réconciliation avec son fils, une scène affectueuse où Walid l’aide à se nourrir mais qui ne résout pas leurs différends).

La sœur de Walid, Aila, a vraiment changé de vie en changeant de pays (la vente ou expropriation de son terrain, cause du problème, n’est plus un problème pour elle), elle n’est pas une militante (elle semble travailler en entreprise en Colombie) et pourtant c’est la seule qui a exercé sa liberté. La grand-mère veut d’ailleurs la rejoindre. Mounia veut-elle dire que soit on reste et on milite soit on part, vraiment ailleurs, dans un contexte réel ? Le pire serait de rester un pied dedans et un pied dehors, en marge de tout (le capitalisme d’un côté et la contestation de l’autre) comme Walid et Soraya, qui ne sont pas vraiment partis puisque tous les matins, Beyrouth est à l’horizon.

Nous avons vu un beau film en effet qui nous interroge et pas seulement sur ce qui s’est passé au Liban, mais sur ce qui se passe partout et arrive à nos portes, tels les déchets de Costa Brava Lebanon. Où aller, que faire, comment lutter contre la démesure du désastre écologique causé par la puissance du capitalisme, ses gouvernements et ses multinationales ?

Monica Jornet

SWING-Tony Gatlif

Swing et les Femmes

Le problème du racisme de la société française envers les communautés rom n’est pas l’objectif du film. Gatlif prend même le problème à l’envers, comme si l’intégration d’un non rom dans la communauté rom était le sujet ou un sujet important. La grand-mère des beaux quartiers de Strasbourg qui accepte quasiment sans broncher (à part un « ça ne va pas du tout ») que son petit-fils fréquente quotidiennement les tziganes de la cité et qu’il y prenne des cours, y dorme, qui va elle-même en visite au camp, invite l’antiquaire rom prendre le thé, etc, c’est formidable mais pas très réaliste. 

Il s’intéresse encore moins au racisme qu’impliquent les positions traditionnalistes de la communauté rom envers les non roms, appelés dans un grand tout essentialiste gadjo, au contraire il semble adhérer à une vision raciste qui considère une culture, la sienne, comme étant supérieure à toutes les autres (pire, en face il semble n’y en avoir qu’une, la non rom qu’il lui oppose ) et ce à travers la prétendue supériorité de sa « musique rom » (avec une concession qu’il devrait nous expliquer à  la musique juive et arabe ou kabyle). Il aurait du mal à tenir la route face à un musicologue et musicien aimant, connaissant et faisant écouter toutes les musiques du monde…

Si le réalisateur semble n’avoir voulu fâcher personne, puisqu’au mieux on peut parler de critique et de dénonciation molles, c’est que l’objectif de son film n’est pas de dénoncer ou critiquer quoi que ce soit mais de divulguer la culture rom sans qu’il y ait la moindre zone d’ombre, au point que cela devient de la propagande.

Pourtant, le sujet de la place de la femme dans cette société semble le gêner franchement aux entournures. On sait bien que les femmes rom doivent précisément se rebeller contre leur culture pour s’émanciper. Le film commence par cette affiche avec laquelle on ne peut qu’être d’accord : « Paix et liberté. Concert exceptionnel avec un orchestre féminin ». Pour ensuite nous montrer (sans jamais vraiment le dénoncer… tout en le dénonçant… mais avec un sourire compréhensif) que les femmes sont toujours à la cuisine et dérangent les hommes qui ne peuvent pas faire des choses plus intéressantes « sérieusement » (le mot est employé), à savoir faire de la musique… Elles devraient faire la vaisselle sans faire de bruit et ne pas papoter entre elles. D’ailleurs elles sont envoyées étendre le linge… 

Soudain le plus machiste de tous, le professeur tant admiré de guitare, découvre, en s’en moquant, -alors que les murs sont couverts d’affiche depuis des jours- qu’un concert est prévu sans eux les hommes … Et pour finir, tout le monde joue ensemble sans le moindre conflit ouvert.  Mais il ne faut pas s’en réjouir : pas de prise de position contestataire des femmes qui avaient fait cette affiche, pas de libération de leur parole, pas de résolution de conflit. Pire, voici la solution proposée par le film : chacun•e sa place et pas d’histoire.  Les femmes finissent par jouer au concert (voix ou instrument) mais après avoir pris longuement des leçons des hommes et s’être bien fait taper sur les doigts… toujours si gentiment et joyeusement qu’on est censé accepter la place subalterne que le film donne aux femmes. Elles ont fini en somme par être dignes de se produire au grand concert, non sans peine !  

Rappelez-vous également cette fête qui se prolonge par la belle rencontre entre cultures musicales manouche, yiddish, kabyle à la station essence… entre musiciens hommes exclusivement tandis que soudainement, sans explication,  les femmes, tout aussi musiciennes, repartent à pied sur la route, certes en dansant et en chantant mais le fond du sujet est qu’elles rentrent à la maison… à eux le professionnalisme, à elles la frivolité. 

Quel est le message de Gatlif  ?  Il cautionne la discrimination faite aux femmes car s’il ne la nie pas toutt à fait, il ne la reconnaît jamais vraiment et nous encourage à ne pas la prendre à mal : c’est la culture rom, semble-t-il nous dire, et pour finir, allez, tout le monde est quand même ensemble à faire de la musique dans ce merveilleux camp rom. 

Et finalement l’affiche féministe qui ouvre le film m’apparaît comme un alibi contredit par tout ce qui va suivre, et comme un écran de fumée. 

Pourtant toute culture évolue et on ne peut que le souhaiter. Comme l’a fait remarquer le public, nous en étions là, il n’y a pas si longtemps, et nous en sommes même souvent encore là… 

Et le personnage de Swing qui donne son titre au film ? Quelle énigme ! Un personnage androgyne mais qui est bel et bien une fille et tout le monde le sait dans le camp. Max le découvre vite à son tour. Faut-il s’habiller en garçon et se comporter en garçon pour pouvoir vivre comme les hommes dans la société rom, c’est-à dire libre ? A méditer dans un film où l’on vante beaucoup l’amour de la liberté …

NB Je vous recommande l’excellente histoire des roms, en italien et je ne sais pas si le livre a été traduit en d’autres langues, de Spinelli : Rom questi sconosciuti (« Roms, ces inconnus »).  Santino Spinelli, c’est Alexian, le musicien rom italien de l’Alexian Group, licencié en musicologie et en langues, il enseigne Langues et culture rom à l’université de Trieste.   

Swing et Liberté

Dans Swing nous retrouvons la thématique de la double identité de Gatlif, né d’un parent rom, sa mère et un parent non rom, son père. Cette double appartenance à la communauté discriminée et la communauté discriminante, certainement pas toujours facile à gérer, traverse les films de Gatlif, qui traite de la difficulté et la possibilité d’une rencontre, d’une acceptation, d’une entraide et d’un amour mutuels.  

Ce film, Swing, en est un exemple à travers l’amour entre un gadjo et une rom, mais le plus emblématique à cet égard est sans doute Liberté (2009) dont il a écrit le scénario et dont il a voulu ensuite tirer un roman, en collaboration avec Eric Kannay, qui a été sa plume, aux Editions Perrin, en 2009.

Je n’ai pas vu le film Liberté. Le roman est très moyen mais ses qualités sont ailleurs. Il évoque la persécution et les rafles de roms sous la France de Vichy en collaboration avec les occupants nazis pendant la seconde guerre mondiale, et finit sur la déportation de la communauté rom vers un camp d’extermination. Porrajmos est le nom donné par les roms au génocide de leur peuple par les nazis : sur deux millions de roms vivant en Europe avant la guerre, 500 000 environ ont été exterminés au motif qu’ils et elles avaient au moins un grand-parent rom. La famille tsigane dont s’est inspiré Tony Gatlif a été déportée à Auschwitz le 15 janvier 1944.

Le vétérinaire du village, Théodore, essaie de sauver la communauté rom qui vient traditionnellement faire les vendanges chaque année au village en leur cédant à la propriété de la maison et du terrain de son grand-père. Il les fait ainsi sortir du camp où la police française les a enfermés.  Sédentarisés, ils et elles ne sont plus passibles du fichage par la gendarmerie des nomades depuis 1912, qui les oblige à présenter un carnet à l’arrivée et au départ d’un lieu de séjour, et ne sont plus repérables par les nazis. Il compte sur l’aide de l’institutrice Lise Lundi qui va les scolariser, ce personnage étant inspiré de la résistante Yvette Lundy, déportée pour avoir fait de faux papiers.

Mais c’est sans compter sur la soif de liberté des roms qui reprendront la route. Arrêtés par les Allemands tout près pourtant de la frontière belge, ils et elles n’éviteront pas la déportation.  Dans ce livre, les liens sont affectueux entre les villageois et les roms, le mot « heureux » est souvent répété, il y a de l’entraide, les roms sauvent la vie du vétérinaire, victime d’un coup de sabot de cheval, avec leur savoir ancestral. Cette harmonie est rompue par la guerre, « leur guerre » comme disent les roms.  

Ce qui me frappe, c’est le parallélisme mais aussi le contraste entre les deux films. 

Le thème de Porrajmos est au cœur du film Liberté, nous sommes dans le temps et l’action du film. Dans Swing, le génocide est introduit par un témoignage rapporté par une très vieille femme, sur le mode donc de la mémoire (photos et récit), une scène rapide et moins bien intégrée au film.

Dans Liberté, le p’tit Claude, un enfant orphelin qui, menacé d’enfermement puisque menacé par sa famille d’accueil de le mettre à l’assistance publique va suivre les roms, lui le gadjo, jusque lors de la dernière nuit tragique, car ils sont devenus sa seule famille : « je veux devenir bohémien », leur dit-il. Il partage avec eux l’amour de la liberté qui donne son titre au film et au roman. Dans Swing, c’est au contraire un gosse des beaux quartiers (certes délaissé par une mère qui se consacre à son travail, mais il vit douillettement avec une grand-mère aimante et des frères et sœurs,) qui veut se marier avec une rom, car d’abord séduit par leur musique puis par l’amour de la liberté, à chacun.e de juger, j’ai été, pour ma part, moins convaincue et moins émue. 

Monica Jornet

Qui chante là-bas?-Slobodan Sijan (2)

  Quelques fils rouges

Les nombreux fils rouges tissent la toile de la destruction finale de la société : 

-l’obsession du règlement de la part du patron du bus, jusqu’à l’absurde puisqu’il interdit même de chanter dans son bus (D’où le titre, « Qui chante là-bas ? »). Le chasseur, non autorisé à monter, en pleine lande, au motif qu’il n’y a pas d’arrêt, est abasourdi : « Vous n’êtes pas normal ». « C’est le règlement »

– la doctrine de l’ordre pour le notable germanophile, en réalité pronazi. Le militaire lui dit « Tu aimerais les voir venir hein ? » Et il confirme : « Au moins il y aurait de l’ordre et de la discipline ».

– la corruption (vendre les billets plusieurs fois, l’arnaque aux passagers sur le droit de péage, la mauvaise viande en vente forcée etc.)  

– L’individualisme (en particulier à travers le choix des places dans le bus).

– les préjugés racistes du notable créent un crescendo jusqu’au lynchage collectif. 

            D’abord son commentaire au patron du bus en montant dans le bus : « On ne va pas voyager avec des tziganes ». 

            Puis, quand le chanteur prévient le vétéran qu’il risque de se faire voler son portefeuille qui dépasse de sa poche,le notable montre du doigt les tziganes « ces deux-là sont « le genre qui vole devant ton nez ». S’ils touchent ma poche je les tue », le rejoint le vétéran.  

            Il va aussi mettre en garde la mariée contre les tziganes avec lesquels elle joue et gagne : « Soyez prudente ma fille, vous allez tout perdre ce sont des voleurs ». 

            Le préjugé raciste devient accusation directe quand le chanteur de charme ne retrouve pas son billet, le notable lui dit « Demande à ton collègue musicien où il est ». Le chanteur se défend d’être assimilé aux tziganes « C’est une insulte, je suis une vedette ». Et pourtant on comprend dans le film que les vrais musiciens sont les tziganes. Au mépris social du chanteur de charme répond le mépris artistique du tzigane : « Ce n’est pas avec ta voix que tu vas gagner de quoi vivre « .  

            Après la scène du chasseur expulsé du bus et trouvant le portefeuille du vétéran tombé à terre, la violence va éclater dans le bus contre les bohémiens accusés de vol sur la base de ces seuls préjugés que le notable a instillés chez les autres voyageurs, un par un (le patron de bus, le vétéran, les mariés, le chanteur de charme) : « Pourquoi perdre du temps à fouiller des gens honnêtes, nous savons qui vole ici », dit-il d’autorité quand le tuberculeux propose de fouiller tout le monde. 

– Une morale conventionnelle hypocrite. Le qu’en dira-t-on est le maître mot.  

Ainsi les mariés s’embrassant dans le bus, leur certificat de mariage va être vérifié : « Quelle honte. Devant tout le monde » dit le vétéran. Le patron du bus leur nie malgré tout ce droit mais amicalement. 

            Encore une situation poussée à l’extrême par le cinéaste, la scène des voyeurs : ils vont tous, sauf les tziganes, regarder cachés derrière les arbres les mariés impatients de consommer le mariage. « Ils devraient avoir honte. Devant tout le monde » dit le notable et au chanteur qui fait remarquer « C’est nous qui sommes venus les regarder », il répond : « quand même ». Les mariés se rhabillent et le notable leur crie « Quelle honte ».

            Puis le bus repart et le notable refuse la place que lui cède la jeune fille, notons que le marié entreprenant ne subit pas sa réprobation mais la mariée, le notable est donc aussi sexiste. Il réaffirme la bienséance liée à son idéologie pronazie : « C’est le résultat du manque de discipline et du chaos général, les gens honnêtes doivent rougir et baisser les yeux. Le chanteur de charme une fois de plus n’est pas d’accord : « C’est nous qui sommes mal élevés ». dit-il. 

Dans ce monde où seules comptent les apparences sociales, les tziganes sont, comme ils le chantent, les « infortunés ». Le vétéran lui n’accepte pas d’être traité de pauvre par le ténor et préfère payer cinq billets pour ne pas subir l’opprobre social. Pourtant, les pauvres ne sont pas ceux que l’on croit, les musiciens tziganes sont même payés par le patron du bus pour animer le repas et par le chanteur qui leur demande une valse.  Les voleurs ne sont pas non plus ceux que l’on croit, le patron du bus arnaque les voyageurs sur le droit de péage tout en n’acceptant pas que son fils et lui soient traités de « menteurs devant tout le monde » ; ce sont les tziganes qui sont traités à tort de menteurs et de voleurs. Le notable, qui se prétend savant, est celui qui a le plus mauvais jugement sur le pont, il note la sagesse populaire dans un carnet mais ne la reconnaît pas dans les chansons des tziganes. 

LE RÊVE ET LA REALITE

Tout le film interroge sur le rêve et la réalité. Ainsi, que vient faire le triangle amoureux qui s’installe dès que les mariés montent dans le bus et que le chanteur cède la place à la mariée et qui finit par un photogramme où chacun des mariés dort sur une épaule du chanteur ? On peut y voir, au moins pour un niveau de lecture, un jeu entre rêve et réalité. 

Le marié vit dans la réalité et au niveau le plus terre à terre. Quand les voyageurs se plaignent d’avoir faim, « On va crever de faim » dit le chanteur, le marié dit lui aussi qu’il a faim tout en mangeant et alors qu’il est le seul à voyager avec un panier de provisions sur les genoux ! Il n’y a aucune scène d’amour, il n’exprime jamais de la tendresse ou des sentiments. La mariée apparaît comme le cerveau du couple et lui parle comme une mère à un enfant, le marié n’exprime que des besoins corporels élémentaires. 

Le chanteur de charme, dans son jeu de séduction, va apporter ces sentiments à la mariée, qui va y être sensible, même si cela nous semble convenu et décalé vu la situation : lui céder sa place galamment, lui dédier une chanson romantique, l’inviter à une valse. On peut se demander ce qui attire la mariée chez lui, il vante son âge et son expérience, le marié n’étant qu’un gamin ( » Qu’est-ce que tu fiches avec lui la vie est brève « , ainsi qu’une position sociale qu’il espère conquérir… Mais ce qui me semble décisif c’est que le mari est incapable de s’élever au-dessus de la réalité primaire tandis que le séducteur vit dans le rêve qu’il va lui promettre d’incarner et de réaliser ensemble (avec force conditionnels dépeignant un bonheur ensemble, « si tu étais à moi, si j’étais à sa place, etc.). Il lui promet de l’emmener voir la mer tandis que le marié veut rebrousser chemin (« nous irons à la mer l’année prochaine »)

Et tous deux, la mariée et le chanteur vont se trouver bien ensemble au fil des conversations contre toute attente, en tout cas la mienne qui ne voyait dans le personnage du chanteur qu’un bellâtre égocentré, car ils vivent dans leurs projets, dans un avenir rêvé, pas dans la dure réalité présente : elle voyage pour aller voir la mer et on devine qu’elle s’est mariée pour pouvoir partir de chez ses parents dans ce but. Il voyage pour passer une audition et se croit déjà engagé et en haut de l’affiche. 

Les chansons qui structurent le film nous racontent la réalité comme un mauvais rêve, un cauchemar éveillé. « Ah ma douce maman, si ce n’était qu’un rêve ! »  Car un monde aussi horrible ne peut qu’être un rêve… »  Malheureusement Sijan nous dit que c’est bel et bien la réalité de cette société yougoslave. Et la nôtre ?

Les citations sont par force approximatives. Vous aurez remarqué les sous-titres en français : la traduction n’est pas forcément formidable non plus… 

Monica Jornet

Qui chante là bas?-Slodoban Sijan (1)

COMPLEMENT DE DEBAT

  

Il ne manquerait plus que tout le monde chante (Le patron du bus). Les gens comme moi ne se noient pas si facilement. (Le notable pronazi). L’amour et la vie c’est comme une chanson. Si elle ne vient pas au bon moment c’est fini (Le chanteur de charme). Oh… si ce n’était qu’un rêve, si ce n’était qu’un rêve… (Les musiciens tziganes).

RETOUR SUR LE CONTEXTE

Vous vous souvenez de la didascalie qui ouvre le film : « A la veille de l’attaque allemande, le 5 avril 1941 quelque part en Serbie… » Et de la toute première chanson de Miodrag : « Le jour se lève le samedi… »   Le terrible bombardement de Belgrade par la Luftwaffe que subit le bus à son arrivée dans la capitale, marque le début de l’invasion de la Yougoslavie, il s’agit de l’opération Châtiment déclenchée par l’Allemagne, sans déclaration de guerre, le dimanche 6 avril 1941. L’armée de l’air yougoslave ne disposant pas d’une défense aérienne suffisante, la ville a été détruite, ce qui rappelle l’ironie de la chanson de Miodrag : « Notre armée est prête pour l’assaut et elle tient prêt un petit canon ». L’action dure bien du samedi 5 avril au dimanche 6 avril, après la nuit sous garde de l’armée yougoslave tandis que le bus a été réquisitionné pour emmener la troupe. « Il n’y a plus de dimanche », chante Miodrag.

LA PARABOLE DE LA ROUTE

Un ménestrel accompagné d’un enfant joue et chante la fable de la société yougoslave à la veille de la guerre qui se déroule au cours du voyage en bus à Belgrade. Différentes scènes en trois actes introduits par les trois chansons, se succèdent, le quatrième acte fermant la pièce. 

« Le jour se lève le samedi, le soleil arrive en flottant, de loin. Des gens pauvres de chez nous n’attendent que ces rayons, yo ho yo ho. Pour partir à Belgrade, partir à Belgrade, prenez le bus de Krstic. Tout le monde se prépare, chacun a ses raisons, mais pas toujours de la chance.

Moi, l’infortuné, je l’ai toujours été, c’est la peine qui me fait chanter pour oublier. Oh ma douce maman si ce n’était qu’un rêve… 

Un coup part, d’une embûche, notre maître il n’est plus, c’est le printemps 41, c’est le printemps, le mal s’approche. Oh ma douce maman ma douce maman, qu’est-ce qui se passe qu’est-ce qui se passe ? C’est une chanson triste qui me hante, la mort est venue nous voir et la paix a disparu. Moi, l’infortuné, etc.

Au-dessus des champs un corbeau plane et rassemble sa volée, cet oiseau de mauvais augure présage la guerre. Les boches chevauchent sur les chevaux noirs et font trembler l’Europe. Notre armée est prête pour l’assaut et elle tient prêt un petit canon.  Moi, l’infortuné, etc.

Depuis un bout de temps, les boches ont comploté ce vol fou et furieux pour détruire l’humanité et construire leur nouveau monde. La terre tremble, le monde entier s’écroule. Il n’y a plus de dimanche, la bête fasciste a détruit tout ce qui existait. Moi, l’infortuné, etc.

La première annonce les personnages, montant dans le bus pour se rendre à Belgrade. La deuxième annonce le « mal » fasciste qui approche, au moment de l’enterrement. La troisième annonce l’imminence de la guerre, de l’attaque des Allemands.  On vient de voir le fils enrôlé dans l’armée et le bus va repartir après la nuit. Puis ce sera l’explosion de la violence, d’abord dans le bus, puis sur le bus. La société menacée par le fascisme, est déjà atteinte par ce mal. 

Dans cette fable politique, les voyageurs forment un microcosme, une métonymie de la Yougoslavie. La route est semée d’embûches et les mène à la mort de façon de plus en plus certaine mais les hommes et femmes du bus s’entêtent à poursuivre le voyage, et comme dans les contes et légendes du Moyen-Âge, les avertissements quant à la menace de la guerre ne manquent pas pour faire demi-tour mais ne sont jamais écoutés. Il y a trois avertissements : – lorsque le bus est stoppé car la route est barrée par les militaires, le patron du bus propose de faire un détour ou de retourner au point de départ : « L’armée par ici, ça ne présage rien de bon ». Lorsque le bus repart après la nuit sous garde de l’armée, c’est le marié qui propose de rentrer mais la mariée ne l’écoute pas.  Et peu avant la fin, le bus croise un homme qui fuit sur une cariole et leur conseille de ne pas continuer vers Belgrade car il y a u une alerte nocturne, un bombardement est imminent. 

La seule marche arrière du bus sur ordre de l’armée ne fait que les persuader de poursuivre par un chemin encore plus difficile et infernal sur lequel ils vont trouver l’absurde (scène de la route labourée) et la mort (scène de l’enterrement) allant jusqu’à suivre à pied un corbillard. 

La fable est aussi une farce. Le comique n’est jamais loin du tragique et vice-versa. Scène séduction du ténor en plein enterrement suivie de la scène surréaliste du lancer de pierre pour emballer les chevaux du corbillard. Ou encore celle du notable trompe-la-mort, qui détient la vérité sur tout, tombé du pont qu’il affirmait être solide, puis blessé par le chasseur et aussi maladroit que lui pour attraper le lièvre alors qu’il vient de dire « je suis rapide et adroit ». Évoquons enfin la scène de Misko conduisant les yeux bandés où la rationalité du notable se rend devant la peur de l’accident mortel. 

Leur monde court ainsi, comme le bus, à sa perte et rien ne peut plus enrayer cet engrenage qui n’est en rien le fait d’un destin, d’une fatalité, d’une divinité. C’est une condamnation à une mort inéluctable dont la société est responsable : « Ils ont occupé la moitié de l’Europe, c’est notre tour », dit le notable. Et lui-même, pronazi est défini ainsi : « Il est indestructible ». On le voit lorsque le tuberculeux, regardant ses radios de poumons au bord de la rivière affirme : « Voyez-vous où va le monde, Les gens s’entretuent comme des animaux sauvages ». 

LA VIOLENCE


La société ne sait plus résoudre ses problèmes pacifiquement et par le droit. Le jeune qui enterre son oncle et maître vénéré du village parle des bergers qu’il a formés et sont devenus des docteurs, des ingénieurs etc. à la ville. Devant la tombe, il déclare ne plus vouloir accepter les lois : « Les lois sont pour les hommes mais eux ce sont des bêtes ». Il jure de tuer ceux qui l’ont tué tout en affirmant que son oncle était contre la vengeance et croyait en la justice et pour la réconciliation : « je sais tu m’aurais déconseillé » mais « ces bêtes doivent être arrêtées », « la seule chose raisonnable, je vais tuer ces voyous comme des rats ». Il prononce la phrase « je prends les choses en mains », tout comme, avant lui le paysan, qui labourait la route : « Il y a dix ans j’ai porté plainte contre l’État pour demander une indemnité. Puisque je vois que tout s’écroule je prends les choses en main. J’aurais mon argent même si j’en crève ». C’est ainsi qu’il instaure un droit de péage. 

Se faire justice soi-même, c’est instaurer la loi du plus fort et c’est enclencher l’escalade de la violence : le patron du bus pousse le laboureur gringalet hors de la route, ses fils du accourent et il leur ordonne de crever les pneus du bus. La scène du cimetière s’achève sur une fusillade et un premier mort dans le film.  La dernière chanson évoque la bête immonde du fascisme venant d’Allemagne mais ils se comportent déjà tous ainsi. La métaphore des humains se comportant comme des bêtes (à comprendre dans le sens de l’inhumanité), des humains qui sont des rats, voyagent au même titre que les cochons et valent moins (« Les cochons me rapportent plus que vous », dit le patron du bus) est filée tout au long du film. La seule touche de gentillesse et d’humanité est donnée par le fils conducteur « Mishko qui aime les singes au zoo. Il passe pour un idiot aux yeux de cette société malade et c’est le seul à avoir des émotions : le seul à pleurer la mort d’un être humain. 

La violence se retrouve dans tous les actes des personnages, y compris ceux qui sont contradictoires avec la rudesse, ce qui donne au jeu des acteurs un aspect de pantins comme lors de la danse macabre le long de la rivière et de la valse maladroite et désarticulée. Ou les scènes censées être amoureuses :  le marié, tout appétence primaire, dans une scène caricaturale consomme à la fois sa côtelette et le cou de la mariée à grosses bouchées. Lors de la scène où ils vont consommer le mariage, la mariée n’est pas violentée mais elle est tout de même obligée de dire « doucement on n’est pas là pour se battre ».  

Les conflits sont incessants et la menace de mort revient souvent. Le militaire veut tuer tout le monde à tout bout de champ : « je les tuerais tous les deux si on me ferme la caserne » dit-il parlant du père et du fils Krstic. « S’ils touchent ma poche je les tue » dit-il en parlant des musiciens.  Et « Les boches. je les ai tués comme des mouches ». Il propose d’aligner tous les boches contre un mur et de tirer.  

La mort guette sur tout le chemin.  « Au moins qu’on reste en vie », dit le chanteur de charme. « Mon dieu est-ce qu’on arrivera vivants » dit le tuberculeux. «  »Si tu tiens à te tuer, vas-y carrément » dit l’ouvrier sur le pont et c’est ce qu’ils vont faire en poursuivant le voyage en bus, chercher la mort. La mort est peut-être personnifiée par cette vieille femme silencieuse en noir qui se retrouve mystérieusement au fond du bus et ne joue strictement aucun rôle.

Paradoxalement le chasseur, qui est le seul à être armé, ne veut tuer personne avec son fusil qui part tout seul et sa maladresse qui devient proverbiale (toucher le notable au lieu du lièvre apporte d’ailleurs une note comique). « Je n’ai pas voulu » dit-il à chaque fois. L’arme ne fait pas la violence et, à l’inverse, les autres n’ont pas besoin d’armes pour exercer leur violence verbale et physique. De façon significative, quand le bus repart pour la dernière étape, le chasseur n’est pas autorisé à remonter : « avec toi tout explose » lui dit le patron du bus… Et en réalité, au cours des cinq dernières minutes du film, la violence éclate dans la petite société yougoslave du bus sans lui, : les tziganes sont battus par tous (sauf la mariée mais elle demande seulement d’épargner l’enfant). Ils sont attachés et le notable propose de leur couper les mains. C’est à ce moment effroyable que la violence éclate venant de l’extérieur, l’attaque allemande : le silence se fait quand on entend un avion. Puis le bus explose. Du bus incendié ne sortent vivants que les tziganes, de façon surréaliste puisqu’ils sont indemnes et que l’accordéon est intact. Les seuls survivants sont les innocents par rapport à cette violence et justement les « infortunés » de la société : les musiciens pauvres, le conducteur simplet enrôlé dans l’armée, le chasseur malchanceux expulsé du bus. 

Ces quelques notes jetées sur le papier avant la séance de cinéma, ne contiennent ni la présentation (avant et après la projection), ni évidemment le riche débat qui a suivi et auquel les Cramés de la Bobine vous invitent chaleureusement à participer.

Monica Jornet

Libres Pensées sous Licence Poétique -Monica Jornet

LE CINEMA (Double fatras)

J’aime le cinéma, nous y voilà.
La séance commence, c’est magique !

J’aime le cinéma, nous y voilà.
Nos places réservées, on les a déjà,             
les glaces à l’entracte, c’est préhistorique 
mais le pot de popcorn nous tend les bras.          
Pour les sièges, on va faire notre choix, 
plutôt ci plutôt ça, soyons logiques. 
Et d’où verra-t-on mieux le générique ?  
On y est. Il n’y a pas meilleur endroit, 
on laisse défiler les annonces, stoïques, 
prêts pour l’émoi, on oublie nos tracas.  
La séance commence, c’est magique ! 

La séance commence, c’est magique.
J’aime le cinéma, nous y voilà !

Ça commence, c’est magique. 
La lumière s’éteint. C’est le déclic. 
On est tout ouïe, on jubile à mi-voix, 
c’est la bande sonore, c’est la musique, 
et ces répliques qui coupent la chique.   
Sur l’écran, le malfrat sème l’effroi        
et nous, nous sommes dans tous nos états, 
dans la vraie vie, le plus antipathique 
gagnerait. Mais là ? Il y aura débat 
autour d’une pizza, bravos et critiques.
J’aime le cinéma, nous y voilà !

Monica Jornet

Libres pensées sous licence poétique. 
Les Editions Libertaires. 

En librairie le 26 août 2022 

Volume 2 à paraître en mars 2023. 

 

Tre Piani-Nanni Moretti

(Complément au débat du 21.12.2021)

Ciao a tutte e a tutti! 

Quelques notes en complément à notre débat d’hier soir, suite à la projection du 13° long métrage de Nanni MorettiTre piani, présenté à Cannes 2021. 

Bibliographie

Voici les références des livres que j’ai lus pour ma présentation :

– Eshkol Nevo Trois étages (2015) Traduction de l’hébreu Jean-Luc Allouche, Gallimard 2018. Folio 6848

Je vous ai lu ce passage page 344 : « Sigmund Freud » … a « commis une erreur grossière : les trois étages de notre âme n’existent pas du tout. Pas du tout ! Ils existent dans l’espace entre nous et quelqu’un d’autre, dans l’intervalle entre notre bouche et l’oreille de celui à qui nous racontons notre histoire… Sinon, sans lui, l’individu n’a aucune idée de l’étage où il se situe, et il est condamné à tâtonner désespérément dans le noir, dans la cage d’escalier, pour trouver l’interrupteur. »

– Paolo di Paolo, Giorgio Biferali, A Roma con Nanni Moretti (A Rome avec Nanni Moretti), Bompiani. 2016. Non traduit

– Roberto Lasagna, Nanni Moretti, Il cinema come cura (Le cinéma comme thérapie), Mimesis. 2021. Non traduit

– Giovanni Scipioni, Nanni Moretti Immagine et speranze di una generazione (Nanni Moretti Images et espoirs d’une génération), Falsopiano 2021. Non traduit 

Les deux affiches, française et italienne

Afin d’apprécier de visu les différences évoquées dans la présentation. 

Affiche Italienne

Affiche Française

Pour mémoire

La citation de Moretti sur son cinéma : « A volte più si va nel particolare più si ha la possibilità di diventare universali », dit-il.  Parfois plus on va dans le particulier, plus on a de chances de devenir universels.

La phrase de Dora en voiture sur cette route qui va enfin être la sienne et pas celle de son mari : D’ora in poi è la mia strada : Désormais je suivrai mon chemin. 

Un mot sur les acteurs

Nous n’avons pas eu l’occasion de parler de la filmographie des acteurs et actrices, j’ai évoqué Riccardo Scamarcio, qui a joué un étudiant en médecine puis psychiatre dans La Meglio gioventù de Marco Tulio Giordana (« Nos meilleures années ») et a fait rêver de nombreuses adolescentes comme celle du film. Il est donc dans le film à la fois lui-même et son personnage, comme Moretti peut être à la fois le Juge et lui-même jugeant la société. Ce jeu dedans dehors, est typique de son cinéma.

Parmi les acteurs et actrices de ce film, tous exceptionnels, un mot sur Margherita Buy qui a déjà joué dans deux des films de Moretti, Mia Madre et Habemus papam ainsi que dans deux films que j’aime beaucoup, Caterina va in città de Paolo Virzì et Magnifica presenza de Ferzan Oztepek, deux cinéastes italiens actuels majeurs. 

Sur les répliques du film 

            Quelques remarques de plus (parmi tant d’autres possibles), di getto, au fil de la plume, sur le scénario en italien, particulièrement soigné :  

Margherita Buy, dans le film Mia madre, adresse au public cette invitation de Moretti à “rompere un tuo schema, almeno uno » (briser un schéma de ta vie, au moins un ». Dans ce film, quel serait l’équivalent ? Je pense qu’on retrouve une invitation adressée au public dans le message de la radio : Cosa fate di nascosto dagli altri ? Que faites-vous en cachette des autres ? Dora va y répondre et avouer tout ce qu’elle faisait en cachette de son mari. C’est le premier pas de sa libération, pour trouver son chemin. L’idée trouve un écho conclusif dans La Milonga clandestina, formidable mouvement de joie et de libération à la fin du film où enfin personne n’est seul, ni en conflit, ni terrorisé, et danse, la vie devient enfin légère… au lieu d’etre « plombante », selon l’expression d’une personne pendant le débat ! 

            Quelques mots communs à tous les personnages, qui auraient pu vous échapper à l’écoute de l’italien : paura – strada – colpa – scusa.

SCUSA

Scusami (excuse-moi), ti potevi almeno scusare (tu aurais pu t’excuser au moins), faccio le scuse al posto del mio figlio che non lo farà mai (« je viens présenter des excuses pour mon fils qui ne le fera jamais »), è lui che deve chiedere scusa a noi (« C’est lui qui nous s’excuser auprès de nous ») etc.

Un acte est-il excusable : oui ou non pour l’accident ? Oui ou non pour le frère corrompu ? Oui ou non pour l’acte de Lucio avec l’adolescente ? Oui ou non pour Vittorio qui se retrouve dans le parc la nuit avec Francesca ? etc. A chaque fois il y a débat éthique. Quoi qu’il en soit, les excuses sont souvent la condition du pardon dans le film. Toutes les variantes sont possibles jusqu’au père absent qui présente ses excuses et change de strada.

PAURA

Alba Rohrwacher, Monica dans le film, prononce l’une de ces phrases auxquelles Moretti nous a habitués : – Ho paura. Con lei qui è tutto più vero. (Scène du bain du bébé avec l’aide de Dora). « J’ai peur. Avec vous ici tout est plus vrai ». Lucio parlant à sa fille Sara et chassant ses peurs lui dit aussi à la fin du film : Ho avuto paura. « J’ai eu peur ». Elle-même a peur de partir à Madrid mais dit que c’est son chemin, « ho paura ma voglio andare » (« J’ai peur mais je veux y aller »). Tous les personnages disent avoir peur à un moment ou un autre du film. 

COLPA

Le fil rouge de la faute et de la culpabilité.  È colpa mia (« c’est de ma faute ») ou è colpa sua (« c’est de sa faute ») etc se répète souvent dans le film dans de nombreuses situations. 

STRADA

C’est la marque des parents d’Andrea, « c’est ou ce n’est pas notre chemin ». Sa fréquence nous permet d’y prêter attention. Mais une fois qu’on l’a fait, on se rend compte que Moretti suit cette idée aussi pour les autres personnages, par exemple Vittorio « ha sbagliato strada« , il s’est trompé de rue, de chemin, il s’est égaré. Cette phrase peut aussi bien avoir un sens propre qu’un sens figuré. 

Cet emploi systématique devient le leitmotiv du message de Moretti dans le film et, nous n’allons pas répéter notre débat, la strada di ognuno, la route de chacun.e a en effet un caractère propre dans ce film et il n’y a pas de chemin unique, cette diversité a été soulignée dans le débat. 

Arrivederci ! 

Monica Jornet