Le concours de Claire Simon(2)

Prix Venezia Classici du meilleur documentaire à la Mostra de Venise 2016
Semaine du 23 au 28 mars
Soirée-débat lundi 27 à 20h30

Présenté par Maïté Noël et Françoise Fouille 
Film français (février 2017, 1h59) de Claire Simon

C’était avant hier soir la deuxième fois que je voyais ce documentaire, cette fois avec un bonus, la présentation de Maïté et Françoise. J’ai éprouvé le même plaisir à le voir, peut-être davantage. La première fois, je me disais « finalement ce concours est un exercice de subjectivité poussé à son maximum ». Mais cette fois, mon point de vue n’est plus exactement le même.

Voici quelques brefs extraits de Claire Simon présentant son documentaire:

« Donc il s’agissait pour moi de filmer un concours, une sélection où 1 250 candidats se présentent et 60 sont retenus. De filmer le processus… suivre le scénario que notre méritocratie républicaine a inventé.
La Fémis comme d’autres grandes écoles est une école publique, financée donc par les citoyens français qui paient leurs impôts… filmer les humains
aux prises avec un système tel que le concours d’entrée d’une grande école me passionne… Ce que nous voyons est l’histoire de tous, une chose publique pensée par la République. Et c’est en connaissant ce lieu de sélection, de jugement qu’on peut mieux mesurer qui nous sommes, nos idéaux, et nos aveuglements ».

« Décrire d’un bout à l’autre ce moment où l’extérieur pousse la porte d’entrée pour réclamer une place au sein de l’excellence, où les jeunes sont prêts
à passer et parfois repasser le concours pour se construire un bel avenir, voilà le projet de ce film. »

Ce point de vue est probablement celui d’une cinéaste, familière des Michel Foucault et Pierre Bourdieu, familière des questionnements sur les pouvoirs, et la reproduction des hiérarchies sociales.

Vu de loin ce concours s’apparente à une sorte de loterie où chaque admis a une chance sur 21 d’être admis. Mais c’est le lot de beaucoup de concours publics, lié au budget que l’Etat consent et à ses expectatives.

Là s’arrête les similitudes. Ce concours, n’est pas tout à fait comme les autres. Certes ici où là, dans les concours publics on s’autorise une certaine « pseudo » fantaisie, on peut interroger le candidat sur ses goûts cinématographiques, ou sur son tableau préféré… mais tout cela reste dans le domaine du savoir de compilation et de l’habileté à s’en servir avec distinction. (montrer qu’on peut faire partie  de la famille ou qu’on y appartient déjà)

Dans ce concours, rien à voir, on sélectionne des personnes sur leurs émotions, leurs perceptions, leur sensibilité, leur imagination, leur créativité, leur fantaisie, que sais-je ? Et qui sélectionne ? Des professionnels du cinéma, dans tous les domaines. Et ce qu’on nous montre, ce n’est donc pas seulement un candidat qui pousse la porte mais un rapport entre le candidat et son jury. Le jury avec son engagement, son écoute, ses critères et ses délibérations souvent tendues.

Mais n’oublions pas d’observer que ce jeu s’institue dans un rapport triangulaire, entre la loi concrète, « nous en formons 60 parmi 1250 » les professionnels qui se chargent de l’appliquer formés en jury et veulent faire valoir leur empirisme, et les candidats, qui n’ont rien d’habituels, (des gens qui n’ont pas de grille de salaire devant les yeux) … Et donc au fond comment s’applique la règle, mise en œuvre par des professionnels dans ce jeu là.

Autant la loi est sévère, restrictive, autant le jury qui se charge de l’appliquer est empathique, bienveillant, compassionnel, émotionnel, radicalement subjectif. Nous serions prêt à parier que ces jurys se réinventent à chaque promotion. Et au total, ce que ce documentaire nous montre aussi, c’est ce rapport millénaire de l’homme et de la loi. Loi contrainte, mais aussi loi jeu, loi création.

Alors, ce jury ne peut-il pas se tromper ? Peut-être, faudrait-il dire le jury ne peut- il pas être trompé ? La règle n’est seulement celle du nombre, elle est aussi celle des prérequis. La Fémis exige un niveau Bac+2, on peut regretter cet ajustement, cet accolement à l’éducation nationale. Le bac est-il ce qui mène à la créativité ? Nous savons que non, sinon pas de Baudelaire, viré de Louis Legrand, etc. la liste serait interminable. Et ce +2 qui entretient l’idée saugrenue que les savoirs s’empilent, pour former une sorte de pyramide, ce qui est un peu idéologique, avouons le. Ceci ne constitue-t-il pas déjà le premier biais de sélection ?

Mais le concours nous montre ici comme ailleurs, le travail impressionnant d’écoute, de dialogue, de controverse et de délibération d’un jury qui croit sincèrement en ce qu’il fait, et le fait remarquablement. Il peut se tromper souverainement, mais même en se trompant, il apporte quelque chose que les autres jurys n’apportent pas, il délivre les candidats du bachotage et pose des jalons pour tenter de  considérer le désir du candidat et ses potentialités créatives,  peut-être à la  manière empirique des responsables d’entreprise d’autrefois, lors des entretiens d’embauche.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Concours de Claire SIMON (1) ou comment les termes égalité et Art peuvent-ils se rencontrer ??

Prix Venezia Classici du meilleur documentaire à la Mostra de Venise 2016
Semaine du 23 au 28 mars
Soirée-débat lundi 27 à 20h30

Présenté par Maïté Noël et Françoise Fouille 
Film français (février 2017, 1h59) de Claire Simon

Synopsis : C’est le jour du concours.
Les aspirants cinéastes franchissent le lourd portail de la grande école pour la première, et peut-être, la dernière fois.
Chacun rêve de cinéma, mais aussi de réussite. Tous les espoirs sont permis, toutes les angoisses aussi. Les jeunes gens rêvent et doutent.
Les jurés s’interrogent et cherchent leurs héritiers.
De l’arrivée des candidats aux délibérations des jurés, le film explore la confrontation entre deux générations et le difficile parcours de sélection qu’organisent nos sociétés contemporaines.

Claire Simon occupe une place un peu à part dans le paysage cinématographique français. Elle fait du cinéma depuis 40 ans tout en ayant refusé de suivre des cours ou d’intégrer une école de cinéma. Elle a appris en faisant. Pour elle » le film se fait en se faisant » et elle dit cadrer elle-même ses films car elle ne sait pas à l’avance ce qu’elle va faire.

Pendant longtemps C. Simon a aussi refusé de faire des repérages ( pour sauvegarder l’impression de  » première fois » ) comme elle refusait un scénario écrit  » le cinéma ce n’est pas de l’écrit, c’est de l’image et du son ».
Cette méthode rappelle beaucoup celle du plus célèbre documentariste américain, Frederick Wiseman ( 88 ans et plein de films au compteur ) qui s’attache à observer le mode de fonctionnement d’une institution et à étudier les relations complexes que l’homme entretient avec les institutions qui reflètent ses valeurs et déterminent son existence. Sans aucun commentaire explicatif, ni interview.
Ce processus est en grande partie mis à l’oeuvre dans  » Le Concours » la réalisatrice n’intervient pas, elle laisse tourner la caméra pendant des heures, mais elle connaît bien la Fémis puisqu’elle a dirigé pendant 10 ans le département réalisation.
C. Simon est persuadée que cette caméra subjective/objective finira par révéler des mécanismes de sélection, des comportements plus ou moins conscients tant pour les membres des jurys que pour les candidats.
Par exemple la volonté de séduction, de mettre en oeuvre des critères qui vont sélectionner des candidats d’origine populaire.
Mais la réalisatrice est juge et partie, en filmant et sans doute plus encore en montant son film ( elle dit qu’avec le numérique elle a engrangé des 100 d’heures de rushes ) elle a évidemment l’intention de démonter ou de démontrer quelque chose.
Non la Fémis n’est pas un concentré de bobos parisiens et d’héritiers du 7ème Art mais oui la sélection est difficile et produit inévitablement un modèle d’étudiant cinéaste français.
Bon pour nous spectateurs et cinéphiles, le plus important c’est que cette école nous donne à voir de jolis films d’auteur que l’on pourra programmer et présenter en disant  » telle réalisatrice a donc suivi les cours de la fameuse école de cinéma la Fémis « .
C’est ce qu’on fait non ?

« Yourself and yours » de Hong Sang-soo

Coquillage d’Argent du meilleur réalisateur au Festival de San Sebastian 2016Du 23 au 28 mars 2017Soirée-débat mardi 28 à 20h30
Présenté par Laurence Guyon

Film coréen (vo, février 2017, 1h26) de Sang-soo Hong avec Kim Ju-Hyeok, Lee Yoo-Young et Hae-hyo Kwon.

Synopsis : Le peintre Youngsoo apprend que sa petite amie Minjung a bu un verre avec un homme et s’est battue avec lui. Le couple se dispute et Minjung s’en va, déclarant qu’il est préférable qu’ils ne se voient plus pendant un certain temps. Le lendemain, Youngsoo part à sa recherche, en vain. Pendant ce temps, Minjung (ou des femmes qui lui ressemblent) rencontre d’autres hommes…

On pense, c’est vrai, à Rohmer tout de suite.
Avec beaucoup de Soju.
Dès la première scène, le décor est planté, les personnages présentés, le sujet du film, exposé. On voit d’abord le copain Joonghaeng devant la porte de Youngsoo. On verra souvent des portes (avec des compteurs au-dessus), qui s’ouvrent ou ne s’ouvrent pas.
Suit la scène de l’atelier où le ver va être mis dans le fruit. Le fruit qui va pourrir à moins qu’on n’arrive quand même à le conserver … en le (re)mettant dans l’alcool  ?
Youngsoo, artiste peintre, séduisant, séducteur, ex-buveur de Soju, avait des projets avec la délicate Minjung, grande amatrice d’alcool, qui avait passé avec lui un accord de sevrage raisonnable (5 verres de soju et 2 bières/jour, quand même). Des projets de stabilité, de vie plus saine, de mariage . Tout est balayé d’une phrase par son « ami » Joonghaeng, serpent siffleur, ironique, donneur de leçons, qui semble vouloir empêcher ces beaux projets. « Tu ne vas pas épouser Minjung quand même ? cette traînée, qui boit et se bat le soir dans les bars, avec des hommes ! » c’est, en résumé, ce qu’il laisse derrière lui au milieu des toiles et des couleurs, ce qui va envahir Youngsoo et recolorer l’intérieur de sa tête en noir. Il croira son ami et rejettera en bloc les contestations de Minjung qui, face à son déni et à ses exigences impossibles, choisira de s’en aller.
Cela va tant le déstabiliser (l’équilibre n’était, il faut dire, pas bien installé) qu’il va littéralement « tomber malade ». Il continuera d’avancer mais le cerveau tout à son obsession de récupérer Minjung et le corps ralenti par une blessure à ce qui est essentiel pour avancer : le pied, le gauche en plus (ce qui a sûrement une signification) . On a vu aussi que Minjung a une grosse marque brunâtre sur le tibia, gauche aussi.
Va suivre une errance des deux amoureux, chacun de leur côté.
Marivaudage pour elle qui se dissimule, change d’identité, s’invente une jumelle, pour avancer masquée, à la recherche d’un homme qui ne soit ni enfant, ni loup, qui la laisse vivre, qui l’accepte telle qu’elle est, n’essaie pas de la changer.
Chemin de croix pour lui qui se traîne sur ses béquilles à la rencontre de celle dont l’absence lui est insupportable. Il la poursuit, l’attend, croit la voir, et vit en rêve leurs retrouvailles. Son cher ami Joonghaeng qui ne boit plus, lui, ne manque pas de l’avertir quand il la voit dans le bar attablée, cette fois, non pas avec un mais avec deux hommes ! Mais à son arrivée  elle a disparu. On se laisse prendre à ses mirages : quand, éclairée et salvatrice, au beau milieu de l’allée, elle avance, souriante, les bras ouverts, vers lui, figé devant sa porte, ou aussi quand, l’ayant laissé enfin franchir cette porte,  elle l’enlace. Lui est de face, assis sur un banc, elle est de dos, penchée sur lui. On ne voit plus que ses fesses moulées dans une jupe étroite. Cette scène nous parle de ce qu’il évoquera dans la dernière scène du film : leur amour physique, au top.
La scène de l’eau m’a interpellée  aussi : dans la ville, elle marche les pieds dans un ruisseau rectiligne, d’eau pure, très claire. A côté mais surélevé et sur une allée, au sec, marche un homme, le cinéaste, qui a dit, lui aussi, la connaître, l’avoir déjà rencontrée, ailleurs. Ils cheminent ainsi, côte à côte, elle en bas, lui en haut. Elle lui sourit et le rejoint sur l’allée lumineuse, bordée d’arbres vert tendre. On voit ses pieds sortant de l’eau, chaussés de sandales plates. Une illustration du monde enchanté du cinéma, où on peut être mouillé et sec aussitôt  ?
Il y a aussi la vitrine avec ce mannequin fagoté de cette robe rose trop large aux hanches. Youngsoo cherche Minjung mais la couturière, l’amie de Minjung ne le renseigne pas, ne trahit pas. Elle lui dit d’attendre sa décision à elle, son appel. Elle est très occupée à ajuster des tenues. Elle dit qu’elle a beaucoup de travail. Elle ôte les bras du mannequin pour retirer cette robe qui n’est pas à sa taille. Elle l’ampute temporairement pour pouvoir ajuster la tenue, le costume. Après on lui remettra les bras.
Minjung et Youngsoo se retrouveront pour de vrai, enfin. Se réadapteront l’un à l’autre, voudront croire, tous les deux, qu’on peut repartir de zéro, tout réajuster.
Dernière scène du film : ils sont dans le lit, Minjung fait manger à Youngsoo, à la becquée, des cubes de pastèque, juteuse et fraîche.
Sans Soju.
Mais le Soju, c’est ailleurs que ça se passe(ra)

J’ai beaucoup aimé ce film de Hong Sang-soo, resserré, plus intelligible pour moi que ce que je connaissais jusqu’à présent de lui.

Un petit mot sur la langue coréenne : les phrases semblent toujours se terminer par ce qui me paraît être une diphtongue, sourde et vibrante. C’est un son très étrange qui participe de façon essentielle au film dans son ensemble. Cela illustre, pour moi, l’absolue nécessité de voir les films en VO.

Marie-Noël

« Loving » de Jeff Nichols (2)

nominé au Festival de Cannes 2016 et aux Golden Globes 2017Du 16 au 21 mars 2017Soirée-débat mardi 21 à 20h30
Présenté par Chantal Levy et Georges Joniaux

Film américain (vo, février 2017, 2h03) de Jeff Nichols avec Joel Edgerton, Ruth Negga et Marton Csokas

L’histoire des époux Loving est bouleversante.
C’est une histoire qui nous réconcilie, un peu, momentanément, avec la nature humaine. L’heureux dénouement est acté, entériné. C’est réglé. En apparence. Car l’opinion publique, le verdict populaire sur le mariage mixte, qu’il s’agisse de couleurs de peau, de religions, d’origines sociales, restent implacables, aux Etats-Unis comme dans le reste du monde. On sait bien que rien ne sera sans doute jamais réglé, au fond.
Le film raconte le chemin des époux Loving qui a mené à l’arrêt « Loving v.Virginia », abrogeant, en 1967, les dernières lois contre le métissage. Force est de constater que si Jeff Nichols a voulu nous raconter cette histoire sans pathos, tout en retenue, c’est réussi. Trop. Car, justement, c’est ce qui m’a rebutée. Qu’il n’enfonce pas, quand même, un peu le clou. Le climat social était violent en 1958 ! Et le sujet est tellement grave.
J.Nichols décide de nous faire deviner. Pas à demi mot, ici, car on ne parle pas beaucoup, mais à tel et tel regard … Dans le contexte, ça ne pouvait pas se passer comme ça. Le sujet de la ségrégation est violent en soi. Exemple : le pavé enveloppé de l’article de journal, ne peut pas avoir été déposé gentiment sur le siège ! Il ne peut qu’avoir fracassé le pare brise. Comme la scène du prisonnier noir que le policier fait passer devant la cellule de Mildred en disant qu’il devrait le mettre dans la même cellule qu’elle. On imagine la suite. Subtilement, Jeff Nichols choisit de nous le suggérer.
Et j’ai trouvé la scène cruciale du bar complètement ratée, surjouée. Trop et pas assez.

Mais, surtout, ce que je n’ai pas aimé c’est la version que Jeff Nichols fait de Richard.
Il veut tellement qu’on comprenne son origine modeste, son esprit simple qu’il en fait un personnage quasi simple d’esprit ! C’est effrayant. Ce n’est pas parce qu’on est simple, qu’on n’a pas d’esprit. Il n’est pas comme ça, Richard. Ils n’étaient pas comme ça les Loving. Ils sont simples mais surtout jeunes, amoureux, vivants, quoi ! Leur amour inconditionnel aurait mérité d’être plus palpable . Il manque pour moi un élément essentiel dans ce film : l’étincelle au fond des yeux de Richard (et Dieu sait qu’elle n’y est pas l’étincelle !). Cette étincelle qu’on voit très bien, à la fin du film, sur la photo des vrais Loving : Richard et Mildred sont sur le sofa. Richard s’est allongé et a posé la tête sur les genoux de Mildred. Il rit. Elle rayonne. Ils sont en fusion.

J’aurais voulu que le cas Loving soit traité autrement.
Voilà, je suis passée à côté du film et je me sens bien seule …

Marie-Noël

PS : mais qu’est-ce-qui a poussé J.Nichols à faire faire ce brushing bizarre (zarbi serait plus approprié) à la pauvre petite Peggy ???

 

 

LOVING de Jeff Nichols (1)

nominé au Festival de Cannes 2016 et aux Golden Globes 2017
Présenté par Chantal Levy et  Georges Joniaux
Film américain (vo, février 2017, 2h03) de Jeff Nichols avec Joel Edgerton, Ruth Negga et Marton Csokas.

Synopsis : Mildred et Richard Loving s’aiment et décident de se marier. Rien de plus naturel – sauf qu’il est blanc et qu’elle est noire dans l’Amérique ségrégationniste de 1958. L’État de Virginie où les Loving ont décidé de s’installer les poursuit en justice : le couple est condamné à une peine de prison, avec suspension de la sentence à condition qu’il quitte l’État. Considérant qu’il s’agit d’une violation de leurs droits civiques, Richard et Mildred portent leur affaire devant les tribunaux. Ils iront jusqu’à la Cour Suprême qui, en 1967, casse la décision de la Virginie. Désormais, l’arrêt « Loving v. Virginia » symbolise le droit de s’aimer pour tous, sans aucune distinction d’origine.

 

Jeff Nichols et  Loving

« Loving » la belle histoire de rencontre d’un réalisateur scénariste et de son sujet.

 Pourquoi ce film n’a pas été mieux récompensé?

Nous l’ignorons, car il est beau, bien écrit, touchant avec son parti pris de fausse lenteur, par la beauté et l’alternance des plans… Songeons à ce couple de profil se regardant presque front à front dans l’obscurité, revoyons ses plans larges sur la campagne en Virginie, apprécions les travellings, sa poésie en somme.

On a l’impression que ce sujet l’attendait. Qu’il était prêt pour ça. Beaucoup de choses l’y invitaient en effet, il est issu d’une famille modeste, il est de Little Rock, ce qui n’est pas neutre, et depuis qu’il tourne, tous ses films semblent le conduire à celui-là.

En bref, ce que j’ai vu des films de Jeff Nichols m’indique qu’il a une attirance pour certains thèmes, situations où figures, je ne sais comment les appeler. Ces figures (allons-y pour ce terme), on les retrouve peu ou prou dans chacun de ses films. Pour l’heure, provisoirement, j’en repère six : les institutions, la bienveillance protectrice de la famille, le père et l’importance des enfants (une sorte de « care » familial), la menace, le fugitif ou le paria, et toujours l’indicible inquiétude qu’il fait naître des situations ..

Mais venons en aux faits :

Alors qu’il  tournait Midnight Spécial, Martin Scorcese qui doit bien connaître Jeff Nichols,  lui envoie un documentaire de Nancy Buirski, « The Loving Story » une histoire judiciaire antiségrégationniste qui conduit à l’arrêt Loving contre la Virginie 1967.

Jeff Nichols a du être positivement troublé par les photographies  de Mildred et Richard Loving par Grey Villet pour Life, (Grey Villet Photography -LIFEphoto-essays) sans doute utilisées dans le documentaire. Quoi de plus beau que la simplicité, la tendresse, la dignité qui se dégage de ces deux êtres, prolétaires, l’un blanc blond, l’autre noire. Elles ont dû lui parler, à lui l’homme du Sud, issu d’une famille modeste. Cette histoire lui est proche, et elle est exactement dans ses cordes, elle contient tous les thèmes et figures de son cinéma, il n’y a plus qu’à les adapter. Il faudra 2 mois à Jeff Nichols, donc bien des nuits, car il tourne au moment où il écrit, pour rédiger son scénario, et il ne sera pas retouché.

L’institution violente, ici la justice :

En 1958 au moment où commence l’affaire, nous sommes encore dans une authentique société raciste et oppressive. Une société qui s’est constituée et s’institue dans l’exploitation sans borne de l’homme par l’homme, dans le racisme décliné à tous les niveaux, mais plus spécifiquement contre les noirs, ces anciens esclaves. Une société qui depuis trois siècles, veut subsister dans ses fondements, légitimer à toute force ses crimes passés, et à venir, en toute bonne conscience. (Et avoir la loi pour elle, ce qu’elle a en effet). Le juge Bazile et le sheriff Brooks appliquent la loi, « Virginie Racial Intégrity Act 1924 qui renforce les textes de1662 ».

Notons qu’au moment où commence cette affaire les textes jours des lois Jim Crow (ségrégationnistes) sont comptés. Le 2 juillet 1964, le président américain Lyndon B. Johnson va les abolir. Mais les mœurs ont la vie dure.

La famille :

Comme pour les Loving, c’est l’aventure familiale qui prime pour Nichols sur le destin national observe justement Raphaëlle Pireyre de Critikat. Dans au moins deux de ses films précédents, le père est idéal, puissant ,brave et protecteur. Loving emprunte cette même figure, Richard ne pense qu’à protéger sa femme. Sur ce point on retrouve l’image du père idéal, puissant, brave et protecteur. Cependant, Loving a fait évoluer son regard, le film montre autant la détermination de Richard que l’émancipation de brindille qui devient de plus en plus Mildred, celle qui décide.

 Fugitifs et parias :

On retrouve ce thème dans Mud, Midnight Spécial. Dans Loving, ils le sont devenus l’un et l’autre, c’est la conséquence de leur mariage. Deux exemples, l’exil à Washington, le transfert nocturne de Mildred d’un véhicule à l’autre pour rentrer chez elle, en Virginie.

La menace et l’indicible inquiétude qui en résulte :

Figure courante chez Jeff Nichols, ici elle se manifeste d’une manière insidieuse en faisceau, « le shérif voulait te voir » dit la mère de Richard. Puis après la première arrestation « on a dû te dénoncer lui dit un proche », et la deuxième arrestation ? fatalement sur dénonciation qui ? Plus tard, ce sera la découverte d’une page de journal entourant une brique dans sa voiture, ou encore un véhicule qui roule trop vite. La menace s’annonce masquée.

Avec la menace, comme dans Take Shelter ou dans Midnight Spécial, Jeff Nichols nous place dans la situation psychologique de ses personnages. Il nous soumet à cette indicible inquiétude, celle qui induit chez ses personnages l’esprit à la méfiance, de soupçon, de crainte permanente. Celle qui marque les corps, et trouble les visages, celle qui gauchit les attitudes. (L’image  pataude un peu contenue et figée de Richard ou de celle de Mildred, tête baissée qui annonce qu’elle est enceinte ou que le policier emmène en prison). Ces deux là sont comme tous ceux qui ont intégré leur condition infériorisée.

Le propre de Jeff Nichols est par des jeux de plan, d’appuyer sur les temps d’inquiétude, de montrer davantage l’émotion que le fait réel, de montrer les corps et les visages. De miser sur l’empathie du spectateur.

En outre,

…On observe là quelque chose de nouveau qui est à peine en filigrane dans Take Shelter, et j’imagine assez bien que ce thème reviendra dans l’un de ses prochains films, la question de l’identité.

Qui est Richard ?

Le shérif, dans son mépris de classe, et son racisme le sait lui : « Vous, les gens de Central Point, vous êtes perturbés. Tous mélangés. En partie Cherokee, en partie Rappahannock, en partie noir, en partie blanc. Le sang n’a plus d’identité. Vous êtes né au mauvais endroit, c’est tout.  Vous en êtes venu à trouver ça normal. ».  Son copain à la taverne a aussi une idée de la question:  « Richard tu es un noir, mais si tu veux ne plus l’être, tu ne l’es plus, tu es blanc, tu n’as juste qu’à divorcer, alors que moi je suis noir ».

 Jamais Richard n’avait mis de mot sur des choses pareilles, lui ce qu’il connaît ce sont les moteurs de voitures et les murs de parpaings. Il n’aime pas « les mots pour ne rien dire » Richard, il est comme sa mère. Pour lui, dire c’est faire, son langage est performatif. Et dans son éthique, c’est un laïc avant l’heure, il est juste un Homme parmi les hommes. Le shérif a bien compris cela, c’est ce qu’il trouve intolérable ! Comment un homme peut-il ne pas adhérer au racisme ?

Quant à Mildred, elle est d’une autre texture, entre sa lettre au Sénateur Kennedy en 1963 et la fin de l’histoire, elle grandit, s’ouvre, elle n’a plus peur, elle n’est plus seule. Richard sent ce basculement lorsqu’il lui dit : Je veux te protéger, prendre soin de toi, c’est une question qu’il lui pose, il veut être rassuré, car il sent bien que Mildred devient autre.

D’accord mais à quoi ça sert de dire tout cela ? Chantal Levy remarquait justement que les Loving se tenaient loin des évènements raciaux et des luttes, qu’ils les ignoraient. Qu’ils ignoraient la fureur du monde en somme. Jeff Nichols, en les montrant eux, nous fait toucher du doigt, sentir, les multiples formes de l’oppression au plus près, à partir d’une simple cellule familiale, dans la vie de ce couple. Ce lieu reflète la société dans son ensemble. Je crois que cette façon convient à son éthique : pas d’envol, juste filmer à hauteur des personnages.

« Harmonium » de Koji Fukada

 

Prix du jury Un Certain Regard au Festival de Cannes 2016Du 9 au 14 mars 2017Soirée-débat mardi 14 à 20h30
Présenté par Marie-Annick Laperle

Film Japonais (vo, janvier 2017, 1h58) de Kôji Fukada avec Tadanobu Asano, Mariko Tsutsui et Kanji Furutachi.

Synopsis : Dans une discrète banlieue japonaise, Toshio et sa femme Akié mènent une vie en apparence paisible avec leur fille. Un matin, un ancien ami de Toshio se présente à son atelier, après une décennie en prison. A la surprise d’Akié, Toshio lui offre emploi et logis. Peu à peu, ce dernier s’immisce dans la vie familiale, apprend l’harmonium à la fillette, et se rapproche doucement d’Akié.

 

Titre original « Fuchi ni tatsu » : Au bord du gouffre

L’harmonium est un instrument à vent et à clavier qui, je trouve, a cette particularité de ne jamais être harmonieux tant le mécanisme rend le son laborieux, poussif, rauque, grinçant. Sans âme.
Dans une famille, une maison et un environnement « copiés collés », on verra que le même air joué sur un piano est tout autre. C’est l’harmonie, la sérénité. L’affiche du film.

Juste avant cette scène du piano, ils partent tous les quatre : le père, Toshio, la mère Akie, la fille Hotaru et Takashi, le fils de Yasaka, à la recherche du responsable de leur malheur. Il cherche la rue de la photo. Et soudain ils entendent et reconnaissent « l’air de Yasaka » et se mettent à courir vers la musique. A courir à toute allure vers leur « salut ». Puis c’est la scène du piano : ils sont devant ce tableau de paix familiale, un mirage, et s’excusent vite d’être là. Ils ne peuvent tout simplement pas entrer dans cette harmonie, dans leur vie rêvée d’avant. D’avant le malheur.
Ce malheur qui a frappé Hotaru et sa mère.
Je ne pense pas que Yasaka soit coupable de ce malheur là. Je crois qu’Hotaru est tombée. Yasaka l’avait déjà surprise en acrobatie, entortillée dans les barres métalliques de la structure de l’aire de jeux. Là elle sera probablement tombée et la chute est pire que fatale.
Avant ce malheur, LE malheur c’est la rencontre d’Akie et de Toshio. Se conformer aux règles, avoir un mari, 1 enfant et des repas a préparer pour le reste de sa vie, avoir des bols à laver tout le temps … Un calvaire déjà en soi et en plus avec cet homme fermé, mutique. Et faux. Double peine.
C’est intéressant dans ce film de voir les personnages se nourrir. Ils sont d’abord trois. La mère dit le bénédicité, qu’elle inculque à sa fille. Le mari est ailleurs, perdu pour Dieu. Ils sont ensuite quatre avec Yasaka qui s’invite à leur table. Là Y.Kukada force un peu le trait sur le côté yakusa (pas le pire) du personnage et on voit bien le rapport de Yasaka à la nourriture : il l’engloutit ! et bruyamment ! Il en a sans doute manqué dans sa vie, ne serait-ce qu’en prison où il vient de passer 10 ans. Une chose est sûre : on n’a pas envie de manger en face de lui. (mais il lave ses bols !)
Takashi est différent. Il ne s’impose pas mais accepte avec plaisir l’invitation du père avec un « j’ai faim » presque enfantin.

Takashi est très étrange. Il perce des trous G1, G5 etc … avec l’application de l’employé modèle. Et, avec les mêmes mains, fait le portrait délicat, à l’aquarelle, d’Hotaru. Sa face cachée à lui. Il est comme fasciné par Hotaru. Jusqu’à l’embrasser fougueusement, en cachette (croit-il). Syndrome « Parle avec elle » ? Qu’est-ce qu’il sait, au juste, lui qui détient LA photo. Que lui ont révélé les lettres que son père a toujours continué à écrire à sa mère ?
A Akie le questionnant sur le destinataire de cette correspondance, Yasaka mentira et dira les envoyer à la mère du jeune homme qu’il a assassiné.
Comme Akie lui annonce dans la voiture, Takashi  veut bien qu’elle le tue devant son père retrouvé, comme si voir son père, qu’il ne connaît pas, idéalisé par l’image de sa mère amoureuse de lui toute sa vie, était l’aboutissement de sa vie, à lui, Takashi.
Le personnage d’Akie m’a, bien sûr, touchée. Voir son enfant dans cet état, c’est absolument insupportable.
Pendant la première partie du film, elle est dans le déni, dans l’oubli d’elle-même. Elle est conforme à l’image de l’épouse et mère stéréotypée : attentionnée, nourricière, ménagère, couturière, lavandière, charitable. Et transparente. Et dans la deuxième partie du film, en bonne mère chrétienne, elle est coupable, se sentant entièrement responsable du malheur de son enfant. A cause de deux trois « bécots » donnés à cet homme qui, lui au moins, lui parle ! Ça serait cher payer  …
Yasaka raconte que la mère du jeune homme qu’il a assassiné, lors du procès, se frappe elle-même, se gifle avec force. Elle se sent, elle aussi, coupable et responsable. Coupable et responsable de ne pas avoir su protéger son enfant.
Akie aura le même geste juste après les aveux de son mari. Elle se châtie en plus de porter sa croix sans faiblir .

On notera le changement du décor dans la deuxième partie du film : la partie habitat est la même mais sale. Akie a arrêté de frotter les parties communes. Elle réserve ses soins et toute son énergie exclusivement à Hotaru , à la bulle dans laquelle elle l’a placée et où elle seule a le droit de pénétrer.

Et il y a le blanc immaculé de la chemise de Yasaka, de sa combinaison de travail immaculée, elle aussi. Il est en blanc en toute circonstance (même à la pêche).
Sauf en haut du pont. On voit enfin que sa chemise est rouge. Rouge comme la jolie robe du drame, rouge comme le sac à dos de Takashi qui contient ses couleurs et les photos. Rouge comme les toits vernissés du village où se trouve l’explication.

Le blanc, le rouge, les ronds métalliques découpés à longueur de temps et on mélange ! Mais là ça coupe.

Le vieillissement des acteurs est bien réalisé . Ils ont manifestement, un grand malheur et  huit ans de plus pour la mère, huit ans de plus pour le père.

Les japonais protestants ne sont pas de tout repos !
Idem pour d’autres combinaisons, au choix.

Bien plombant « Harmonium » mais très intéressant.
Et chapeau aux acteurs qui font passer toutes ces émotions à travers le masque japonais. C’est très fort !

Marie-Noël

STALAG17 Billy Wilder

CINÉCULTE
Cycle Billy Wilde

Oscar du Meilleur acteur pour William Holden en 1954

Soirée-débat dimanche 12 à 20h30
Présenté par Henri Fabre
américain (vo, 1953, 2h) de De Billy Wilder avec William Holden, Don Taylor, Otto Preminger et Robert Strauss

Synopsis : Durant la Deuxième Guerre mondiale dans le Stalag 17, deux prisonniers tentent de s’évader mais sont abattus. De plus, les Allemands découvrent l’existence du tunnel où tous les prisonniers devaient s’évader. Il y a donc un traître parmi les détenus… Sefton, un officier magouilleur et adepte du marché noir, est soupçonné.
Quel beau film!  quel dommage que son synopsis le cache. Bravo pour  cette présentation et cette projection. Un bon moment de cinéma. A vos plumes chers cramés, vos commentaires sont bienvenus.

« Ouvert la nuit » de Edouard Baer

Nominé au Festival du film francophone d’AngoulèmeDu 2 au 7 mars 2017Soirée-débat mardi 7 à 20h30
Présenté par Marie-Noël Barnier-Vilain

Film français (janvier 2017, 1h37) de Edouard Baer avec Edouard Baer, Sabrina Ouazani, Audrey Tautou, Grégory Gadebois et …. Michel Galabru

Synopsis : Luigi a une nuit pour sauver son théâtre. Une nuit pour trouver un singe capable de monter sur les planches et récupérer l’estime de son metteur en scène japonais ; une nuit pour regagner la confiance de son équipe et le respect de sa meilleure amie – qui est aussi sa plus proche collaboratrice… et pour démontrer à la jeune stagiaire de Sciences Po, tellement pétrie de certitudes, qu’il existe aussi d’autres façons dans la vie d’appréhender les obstacles…

 

A Paris aussi tout est plus beau la nuit.

C’est une nuit où Luigi se retrouve tout près du gouffre. Échecs humains, professionnels, la mort soudaine de Dazaï, le metteur en scène japonais …
Il semble arrivé au point de non retour et, pourtant, commence alors une «Traversée de Paris », une visite d’un Paris nocturne , de « son » Paris, ni branché ni nostalgique, réel et multiculturel.
Magnifiquement mis en image par Yves Angelo.
Paris est magnifique. C’est du haut d’un parking que Luigi aime regarder le soleil se coucher.
Edouard Baer dit qu’«il s’agissait de filmer une déambulation. Il ne fallait pas s’arrêter, il fallait filmer Paris sans que ça fasse documentaire, filmer les monuments sans appuyer, aller dans des endroits singuliers sans les rendre pittoresques, filmer cette traversée avec un effet de direct, privilégiant les plans séquences».
C’est très réussi.

Luigi a un style de vie singulier, adepte de «la vie de hasard». Il y a des gens comme ça qui ont ce don de transformer chaque instant de la vie en aventure. Il balade une énergie particulière, un univers avec lui où on s’intéresse plus aux gens qu’aux lieux. Il a constamment besoin de créer le contact, éphémère, superficiel, souvent. Mais il crée le contact. Puis advienne que pourra . Luigi est menteur, lâche, flambeur. Et violent car décréter la joie et l’action permanente, le culte du superficiel et de la légèreté dans les rapports humains, c’est violent. Luigi est un sale type, oui,  sûrement, un peu.  Mais il est aussi généreux et ensorcelant. Son sourire carnassier et son regard pétillant, son énergie subjuguent, le rendent terriblement attachant. On le suit. Ou pas.

« Ouvert la nuit » nous fait passer derrière le rideau (de velours ou de fer) du théâtre. On approche les métiers de coulisses, directrice de production, régisseur, éclairagiste, costumière, de ce monde en perpétuelle effervescence.  Luigi est directeur de théâtre et son énergie, son enthousiasme ne peuvent jamais fléchir. Il faut être de sa trempe, ne pas avoir peur du risque, pour faire ce métier et ce n’est donc pas donné à tout le monde. C’est comme un sacerdoce, il ne vit que pour son théâtre : la pièce doit marcher à tout prix. Faire fonctionner un théâtre c’est quelque chose de très particulier, de difficile au jour le jour, l’avenir n’est jamais assuré. C’est une entreprise différente d’une entreprise ordinaire. Luigi est aussi un patron à l’ancienne, tendance paternaliste, certes …
Il refuse de considérer l’argent comme un problème. Pourtant il passe la majeure partie de son temps à résoudre, avec l’aide précieuse de Nawel, des problèmes d’argent.
Le film traite aussi de la vie amoureuse et familiale dans le monde de la création artistique. Luigi vit au théâtre, nuit et jour. C’est un séducteur invétéré donc toute relation de couple est pour lui impossible. Et non souhaitée ! Sa famille ce sont les acteurs, les techniciens, sa plus proche collaboratrice qui le surprend dans un placard. Il lache son « ce n’est pas ce que tu crois » de rigueur comme celui qu’il lui avait servi à elle, quelques années plus tôt … Il sait qu’il a raté quelque chose d’où sa déclaration quand il est chez elle . Elle prend ça comme une tirade de théâtre et lui-même redescend aussitôt, reconduit gentiment à la porte par le mari qu’ il venait de tenter de faire changer de rôle ! Faire durer une relation, créer une famille c’est peut-être encore plus difficile dans le milieu artistique. Luigi est très entouré mais seul. Il a mis ses enfants entre parenthèses. Il passe les voir par hasard, au petit matin. Il vient surtout se reposer mais le lit conjugal est occupé maintenant par Jacques. Tant pis. Il repart.
Luigi est égoïste, ne se préoccupe pas de la vie privée de son équipe. Vie privée ? c’est un terme qui ne lui parle pas beaucoup.
Le bébé c’est le concret, la vie ménagère qu’il a passé et passe sa vie à fuir. Un bébé il faut s’en occuper, le nourrir,  il prend naturellement le devant de la scène, il rythme la vie des autres. Insupportable ! Alors on est enfermé comme ça dans une cage ? Plus de bruit, de musique, de mouvement, de lumières ? Pour Luigi c’est un cauchemar !
Il passe le relai.

Luigi aime la nuit et tout ce qu’elle promet. C’est pour lui le moment où tout se passe, où les codes sociaux habituels sont oubliés.
Les deux personnages principaux sont en smocking, tenue à la fois de service et de soirée : Faeza est en smocking chemise blanche : elle avait été « mise au bar » du théâtre car on ne savait pas trop quoi en faire de cette stagiaire et Luigi est en smocking chemise rouge car en tant que directeur du théâtre et d’après son code vestimentaire c’est sûrement la tenue adaptée pour aller chercher 500 000 euros la nuit.
Luigi s’appelle en fait Louis. Un clin d’œil aux personnages fantasques des comédies italiennes. Luigi est un fanfaron.
Le singe résume bien le personnage de Luigi, le décalage des préoccupations qu’on peut avoir dans ces métiers de spectacle. Et c’est grâce à toutes ces préoccupations permanentes qu’il peut échapper à ses angoisses, comme celle que lui renvoie son vieux père, égaré, et réduit à la « mendicité » version caviar auprès de la toute puissante Ingrid Pelissier. C’est un monde cruel où on peut tomber très bas.

Luigi aime être sollicité en permanence. Le laisser tranquille c’est à peu près le pire qu’on puisse lui infliger.
Faeza lui plait car elle lui tient tête, elle est volontaire. C’est une fille d’aujourd’hui, qui fait Sciences Po et qui est issue « des quartiers ». Elle n’est pas née avec « une cuillère en argent dans la bouche » ou à portée immédiate des « cuillères en argent » des autres comme Luigi (comme E.Baer).

Luigi est aimable et détestable.
Comme tout le monde, plus ou moins. Et sa vie à lui, au moins, est trépidante.

« Ouvert la nuit » n’est pas un « grand » film, sans doute.
Edouard Baer fait peut-être, un peu trop son Edouard Baer . Mais pas tant que ça, le type a un bel ego …
J’ai aimé cet univers, sa folie acide et douce, le rythme, les images d’Yves Angelo, Paris comme ça la nuit et tous les acteurs.

Et c’est déjà pas mal

Marie-Noel

 

 

Tout est plus beau la nuit à « Diamond Island « (3)

Présenté par Françoise Fouillé
Film cambodgien (vo, décembre 2016, 1h43) de Davy Chou avec Sobon Nuon, Cheanick Nov et Madeza Chhem

Selon le réalisateur Davy Chou, le sujet du film réside dans le rapport passionnel et cruel entre la jeunesse et le mythe de la modernité en marche au Cambodge. il explique : « Il y a une sorte de surgissement brutal de la modernité dans un pays qui n’est pas du tout habitué à ça. Le pays est comme précipité dans le futur et la jeunesse qui née pendant une période de privation conséquente à une Histoire excessivement tragique y perd ses repères. Le film s’articule autour du désir, à la fois naïf, violent et sans recul qu’engendre ce surgissement, à tous les niveaux de la société ».

Donc si Davy Chou part bien du réel qu’il a observé longuement sur les vrais jeunes, les vrais chantiers de Diamond Island, travaille ensuite sur la déréalisation et le superficiel, dans sa mise en scène.
C’est un monde complètement faux et artificiel qui se dévoile, sur les chantiers le jour comme dans les fêtes la nuit, D.C. n’ a jamais eu l’intention de faire un reportage sur les conditions de travail de ces ouvriers, même si des éléments ( les immeubles en cours de construction, les baraquements où vivent les jeunes, l’accident de Dy qui fait des heures sup… ) ouvrent sur la réalité.
En fait il veut attirer notre attention sur l’attractivité que ce lieu exerce sur les jeunes, ce miroir aux alouettes, qui les fait attendre la nuit magique malgré la fatigue, tels des papillons attirés par la lumière.
Tout est dans le style, déroutant peut- être mais adapté à son propos.
Si l’on veut revenir sur ces éléments stylistiques ( qui font toute la qualité et l’originalité du film ) on peut évoquer; l’utilisation de plans larges dont certains tournés avec des drones, par exemple pour les ballets des motos.
Les gros plans fixes sur les visages, sur les corps, les gestes très précis, qui s’éternisent ( d’où l’impression de lenteur du film ) et cherchent à capter les émotions, voir tous les plans avec Bora, Bora et Aza, ou le groupe de jeunes.( il ne fait jamais de plan/contre- champ ).
Le choix des couleurs volontairement saturées, qui opposent le jour et la nuit. Le jour, une lumière blanchâtre qui tombe, mais aussi les couleurs vives des vêtements et baraquements. Et surtout la nuit genre  » nuit américaine » où toutes les couleurs sont outrées, par les néons, le fluo des manèges, les portables éclairant les visages, le frisbee, les motos tachetées de blanc et bleu, la neige qui tombe, et même l’insertion d’une vidéo promotionnelle trouvée sur Youtube.
La bande-son participe aussi de ce côté artificiel, avec la musique, les bruits ambiants ( chants d’oiseaux..) les paroles en langue khmer. Là aussi D. Chou a renforcé le côté artificiel en post-synchronisation, en poussant les voix et ambiances. Voir la scène en boîte de nuit où Bora discute avec Solei et par magie le fond sonore s’estompe pour accéder à leur échange.
Outre le style il y a bien sûr les belles histoires d’amour ( entre les frères, avec la mère pour Bora ) entre les filles et les garçons et leur apprentissage du flirt et leur approche du corps ( jolie scène de Bora plein de tendresse et de timidité avec Aza) et aussi les amitiés dans les différents groupes de jeunes.
Ces personnages ont un visage, un corps, un regard dont on se souvient et qui nous touche et c’est là la réussite du jeune réalisateur, qui tout en travaillant la surface , l’aspect poétique, nous achemine vers le drame et le cauchemar.

« Diamond Island » (2)

 

Soirée-débat mardi 28 à 20h30
Présenté par Françoise Fouillé
Film cambodgien (vo, décembre 2016, 1h43) de Davy Chou avec Sobon Nuon, Cheanick Nov et Madeza Chhem

« Ils quittent un à un le pays
Pour s’en aller gagner leur vie
Loin de la terre où ils sont nés
Depuis longtemps ils en rêvaient
De la ville et de ses secrets
Du formica et du ciné »

La montagne, Jean Ferrat.

Chère Françoise,

Il faut bien l’admettre au plan formel, ce film est beau, toi et des spectateurs ont parfaitement évoqué les qualités de l’image, le travail sur le son, ses usages et ses significations.

Maintenant, il y a le récit, ce que nous raconte le film. C’est l’histoire d’un lieu et des jeunes gens qui travaillent à en faire un autre lieu. Et en même temps, une histoire de leurs vies. C’est à dire de  : comment ils vont se construire eux mêmes.

Le lieu est d’abord une sorte de « non lieu » à la périphérie de  Phnom Penh. Un îlot, un espace de sable et d’herbes sur lesquels il n’y a rien. Le rien c’est l’endroit où nous ne sommes pas, que nous n’avons pas encore marqué de notre (heureuse ?) présence. Ce rien va devenir Diamond Island, c’est à dire un espace kitch conçu par des investisseurs qui font commerce de kitch et s’en gavent jusqu’au paroxysme. (à l’image d’un président milliardaire contemporain, lequel ?).

Pour réaliser ce monument de grossièreté et de bêtise, il faut des travailleurs, pas n’importe lesquels, « ceux qui travaillent pour gagner leur vie, pour eux le travail est une contrainte relevant de la discipline de la faim, rien de plus* »… Pour ceux là,  le travail n’est que « domination, soumission, souffrance et aliénation* ».

Cette histoire ne se déroule pas n’importe où. Il y a tout ce que le film ne dit pas mais auquel nous pensons. Où vivaient ces gens ? Quelle est leur histoire dans la grande histoire cambodgienne, faite de colonisation, de guerre écocidaire, de révolution génocidaire… d’anomie.

 Le décor est campé, demeure ces jeunes, ils sont sympathiques, ils sont l’avenir du pays. Alors quels sont leurs espérances, leurs aspirations, leurs vies, leurs amours, de quelle manière cheminent-ils ? Et c’est l’objet même du film.

Et bien, ils sont comme nous, ce n’est qu’une question de degrés. Les filles veulent de beaux et gentils maris, et les garçons de belles filles et… des mobylettes. Pour la distraction, ils veulent accéder à leur juste part de kitch. Pourtant, il semble que le film contient autre chose, il faudrait le relire d’autres manières.

Et c’est pour ça que je compte sur toi, Françoise pour en faire un autre récit, dans ce même blog, car je suis bien conscient que ce film vaut mieux que mes commentaires. Au plaisir de te lire.

Georges

* *Christophe Dejour, la Croix du 27.02.2017

PS : Nous lirons Françoise, bien sûr, mais on peut déjà se reporter au bel article de Marie-No.