LOVING de Jeff Nichols (1)

nominé au Festival de Cannes 2016 et aux Golden Globes 2017
Présenté par Chantal Levy et  Georges Joniaux
Film américain (vo, février 2017, 2h03) de Jeff Nichols avec Joel Edgerton, Ruth Negga et Marton Csokas.

Synopsis : Mildred et Richard Loving s’aiment et décident de se marier. Rien de plus naturel – sauf qu’il est blanc et qu’elle est noire dans l’Amérique ségrégationniste de 1958. L’État de Virginie où les Loving ont décidé de s’installer les poursuit en justice : le couple est condamné à une peine de prison, avec suspension de la sentence à condition qu’il quitte l’État. Considérant qu’il s’agit d’une violation de leurs droits civiques, Richard et Mildred portent leur affaire devant les tribunaux. Ils iront jusqu’à la Cour Suprême qui, en 1967, casse la décision de la Virginie. Désormais, l’arrêt « Loving v. Virginia » symbolise le droit de s’aimer pour tous, sans aucune distinction d’origine.

 

Jeff Nichols et  Loving

« Loving » la belle histoire de rencontre d’un réalisateur scénariste et de son sujet.

 Pourquoi ce film n’a pas été mieux récompensé?

Nous l’ignorons, car il est beau, bien écrit, touchant avec son parti pris de fausse lenteur, par la beauté et l’alternance des plans… Songeons à ce couple de profil se regardant presque front à front dans l’obscurité, revoyons ses plans larges sur la campagne en Virginie, apprécions les travellings, sa poésie en somme.

On a l’impression que ce sujet l’attendait. Qu’il était prêt pour ça. Beaucoup de choses l’y invitaient en effet, il est issu d’une famille modeste, il est de Little Rock, ce qui n’est pas neutre, et depuis qu’il tourne, tous ses films semblent le conduire à celui-là.

En bref, ce que j’ai vu des films de Jeff Nichols m’indique qu’il a une attirance pour certains thèmes, situations où figures, je ne sais comment les appeler. Ces figures (allons-y pour ce terme), on les retrouve peu ou prou dans chacun de ses films. Pour l’heure, provisoirement, j’en repère six : les institutions, la bienveillance protectrice de la famille, le père et l’importance des enfants (une sorte de « care » familial), la menace, le fugitif ou le paria, et toujours l’indicible inquiétude qu’il fait naître des situations ..

Mais venons en aux faits :

Alors qu’il  tournait Midnight Spécial, Martin Scorcese qui doit bien connaître Jeff Nichols,  lui envoie un documentaire de Nancy Buirski, « The Loving Story » une histoire judiciaire antiségrégationniste qui conduit à l’arrêt Loving contre la Virginie 1967.

Jeff Nichols a du être positivement troublé par les photographies  de Mildred et Richard Loving par Grey Villet pour Life, (Grey Villet Photography -LIFEphoto-essays) sans doute utilisées dans le documentaire. Quoi de plus beau que la simplicité, la tendresse, la dignité qui se dégage de ces deux êtres, prolétaires, l’un blanc blond, l’autre noire. Elles ont dû lui parler, à lui l’homme du Sud, issu d’une famille modeste. Cette histoire lui est proche, et elle est exactement dans ses cordes, elle contient tous les thèmes et figures de son cinéma, il n’y a plus qu’à les adapter. Il faudra 2 mois à Jeff Nichols, donc bien des nuits, car il tourne au moment où il écrit, pour rédiger son scénario, et il ne sera pas retouché.

L’institution violente, ici la justice :

En 1958 au moment où commence l’affaire, nous sommes encore dans une authentique société raciste et oppressive. Une société qui s’est constituée et s’institue dans l’exploitation sans borne de l’homme par l’homme, dans le racisme décliné à tous les niveaux, mais plus spécifiquement contre les noirs, ces anciens esclaves. Une société qui depuis trois siècles, veut subsister dans ses fondements, légitimer à toute force ses crimes passés, et à venir, en toute bonne conscience. (Et avoir la loi pour elle, ce qu’elle a en effet). Le juge Bazile et le sheriff Brooks appliquent la loi, « Virginie Racial Intégrity Act 1924 qui renforce les textes de1662 ».

Notons qu’au moment où commence cette affaire les textes jours des lois Jim Crow (ségrégationnistes) sont comptés. Le 2 juillet 1964, le président américain Lyndon B. Johnson va les abolir. Mais les mœurs ont la vie dure.

La famille :

Comme pour les Loving, c’est l’aventure familiale qui prime pour Nichols sur le destin national observe justement Raphaëlle Pireyre de Critikat. Dans au moins deux de ses films précédents, le père est idéal, puissant ,brave et protecteur. Loving emprunte cette même figure, Richard ne pense qu’à protéger sa femme. Sur ce point on retrouve l’image du père idéal, puissant, brave et protecteur. Cependant, Loving a fait évoluer son regard, le film montre autant la détermination de Richard que l’émancipation de brindille qui devient de plus en plus Mildred, celle qui décide.

 Fugitifs et parias :

On retrouve ce thème dans Mud, Midnight Spécial. Dans Loving, ils le sont devenus l’un et l’autre, c’est la conséquence de leur mariage. Deux exemples, l’exil à Washington, le transfert nocturne de Mildred d’un véhicule à l’autre pour rentrer chez elle, en Virginie.

La menace et l’indicible inquiétude qui en résulte :

Figure courante chez Jeff Nichols, ici elle se manifeste d’une manière insidieuse en faisceau, « le shérif voulait te voir » dit la mère de Richard. Puis après la première arrestation « on a dû te dénoncer lui dit un proche », et la deuxième arrestation ? fatalement sur dénonciation qui ? Plus tard, ce sera la découverte d’une page de journal entourant une brique dans sa voiture, ou encore un véhicule qui roule trop vite. La menace s’annonce masquée.

Avec la menace, comme dans Take Shelter ou dans Midnight Spécial, Jeff Nichols nous place dans la situation psychologique de ses personnages. Il nous soumet à cette indicible inquiétude, celle qui induit chez ses personnages l’esprit à la méfiance, de soupçon, de crainte permanente. Celle qui marque les corps, et trouble les visages, celle qui gauchit les attitudes. (L’image  pataude un peu contenue et figée de Richard ou de celle de Mildred, tête baissée qui annonce qu’elle est enceinte ou que le policier emmène en prison). Ces deux là sont comme tous ceux qui ont intégré leur condition infériorisée.

Le propre de Jeff Nichols est par des jeux de plan, d’appuyer sur les temps d’inquiétude, de montrer davantage l’émotion que le fait réel, de montrer les corps et les visages. De miser sur l’empathie du spectateur.

En outre,

…On observe là quelque chose de nouveau qui est à peine en filigrane dans Take Shelter, et j’imagine assez bien que ce thème reviendra dans l’un de ses prochains films, la question de l’identité.

Qui est Richard ?

Le shérif, dans son mépris de classe, et son racisme le sait lui : « Vous, les gens de Central Point, vous êtes perturbés. Tous mélangés. En partie Cherokee, en partie Rappahannock, en partie noir, en partie blanc. Le sang n’a plus d’identité. Vous êtes né au mauvais endroit, c’est tout.  Vous en êtes venu à trouver ça normal. ».  Son copain à la taverne a aussi une idée de la question:  « Richard tu es un noir, mais si tu veux ne plus l’être, tu ne l’es plus, tu es blanc, tu n’as juste qu’à divorcer, alors que moi je suis noir ».

 Jamais Richard n’avait mis de mot sur des choses pareilles, lui ce qu’il connaît ce sont les moteurs de voitures et les murs de parpaings. Il n’aime pas « les mots pour ne rien dire » Richard, il est comme sa mère. Pour lui, dire c’est faire, son langage est performatif. Et dans son éthique, c’est un laïc avant l’heure, il est juste un Homme parmi les hommes. Le shérif a bien compris cela, c’est ce qu’il trouve intolérable ! Comment un homme peut-il ne pas adhérer au racisme ?

Quant à Mildred, elle est d’une autre texture, entre sa lettre au Sénateur Kennedy en 1963 et la fin de l’histoire, elle grandit, s’ouvre, elle n’a plus peur, elle n’est plus seule. Richard sent ce basculement lorsqu’il lui dit : Je veux te protéger, prendre soin de toi, c’est une question qu’il lui pose, il veut être rassuré, car il sent bien que Mildred devient autre.

D’accord mais à quoi ça sert de dire tout cela ? Chantal Levy remarquait justement que les Loving se tenaient loin des évènements raciaux et des luttes, qu’ils les ignoraient. Qu’ils ignoraient la fureur du monde en somme. Jeff Nichols, en les montrant eux, nous fait toucher du doigt, sentir, les multiples formes de l’oppression au plus près, à partir d’une simple cellule familiale, dans la vie de ce couple. Ce lieu reflète la société dans son ensemble. Je crois que cette façon convient à son éthique : pas d’envol, juste filmer à hauteur des personnages.

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