Les Graines du figuier sauvage, Mohammad Rasoulof (4)

Téhéran, 2022, après la mort de Mahsa Amini : Iman (Missagh Zareh)  est nommé enquêteur au tribunal révolutionnaire, dernière étape avant de devenir juge d’instruction. Selon son épouse Najmeh (Soheila Golestani),  cette promotion va permettre au couple d’avoir une vie plus confortable, à savoir un appartement plus grand dans lequel leurs deux filles, Rezvan (Mahsa Rostami) et Sana (Setareh Maleki), la première étudiante, la seconde encore lycéenne, auront chacune leur chambre. Cette famille iranienne que l’on peut qualifier de privilégiée offre l’image d’une famille unie et bien policée. Chacun est à sa place, du moins en apparence, et chacun respecte les règles établies : Najmeh est une épouse parfaite, s’occupant des tâches quotidiennes, dévouée envers son mari,  inculquant à ses filles le respect du père et l’obéissance qu’elles lui doivent. Le réalisateur nous plonge dans un huis clos qui va s’avérer de plus en plus étouffant, et où l’apparente union familiale va voir ses certitudes se fissurer jusqu’à l’explosion totale des dictats familiaux, et brusquement voler en éclat : ce qui se passe dans la rue, à savoir les manifestations de septembre 2022, suite à la mort de Masha Amini, de jeunes femmes défilent scandant des slogans de liberté, réclamant la fin de la dictature des  mollahs :  elles veulent vivre comme elles le souhaitent, se débarrassant de l’autorité masculine, veulent une vie sans contraintes et sans voile, à l’image de cette jeune conductrice aux cheveux courts arborant tatouages et piercings dont le regard insolent défie celui de Iman qui finalement renonce à lui faire une quelconque remarque. Rezvan et Sana ne manifestent pas, mais elles suivent ce qui se passe à l’extérieur grâce aux vidéos qu’elles voient sur leur téléphone portable. Et elles aussi se sentent concernées : Rezvan est prise malgré elle dans les manifestations de ces jeunes étudiantes, son amie Sadaf ( Niousha Akhshi), y participant, est gravement blessée au visage par la police,  et Rezvan force sa mère à la recueillir pour la soigner, obligeant ainsi Najmeh à ouvrir les yeux sur ce qui se passe dans la rue. Le visage défiguré de Sadaf peut être vu comme le premier point de bascule de cette vie ‘tranquille’, loin de la foule déchaînée, loin du bruit et de la fureur, et pourtant pas si loin que cela.  Najmeh qui d’ordinaire se range du côté de son époux, est ébranlée par ce jeune visage dont elle retire délicatement les chevrotines en pensant que peut-être il aurait pu être celui d’une de ses filles…. Puis, Sadaf disparaît, faisant partie, à n’en pas douter, des jeunes arrêtés de façon violente, frappés par la police et emprisonnés.

Puis vient une autre disparition, celle de l’arme qu’Iman s’est vu remettre afin de se protéger. Or Iman ne peut dire ouvertement que cette arme a disparu sous peine d’être lui aussi radié de ses fonctions et peut-être emprisonné comme traitre. Le film prend dès lors un tour très différent, celui d’une poursuite infernale, d’un homme, Iman, devenu totalement paranoïaque, obsédé par la restitution de l’arme de service, se méfiant de tout et surtout de ses filles et de sa femme, allant jusqu’à leur faire subir un interrogatoire par un ‘ami’ comme si toutes les trois étaient de dangereuses révolutionnaires. Iman devient l’inquisiteur sans pitié de sa propre famille, lui qui au début de ses fonctions d’enquêteur avait des scrupules à condamner sans avoir pris pleinement connaissance des dossiers qui lui étaient soumis. Iman n’est plus le même, Najmeh le lui fait remarquer, mais elle non plus n’est plus tout à fait la même, elle ne sait plus vraiment où se situer, essayant de ménager son mari et ses filles qui, elles, ont définitivement changé de camp, affirment désormais leurs opinions et leurs droits : elles sont entrées en résistance essayant dans le même temps d’entraîner leur mère avec elles et ainsi la sauver. 

On peut dire, sans exagération, que Les Graines du figuier sauvage sont à plus d’un titre un véritable tour de force. Par ce film, le réalisateur, exilé avant même que le film ne soit monté, force l’admiration. Comment est-il possible de réaliser une telle œuvre lorsque l’on n’a aucune autorisation pour filmer et qu’à chaque instant on risque d’être emprisonné ? Mohammad Rasoulof nous saisit dans un vertige hallucinant et haletant, passant de l’étroit appartement familial étouffant à une fuite dans des paysages montagneux écrasants et inquiétants, sur des routes poussiéreuses et désertes qui n’en sont pas moins menaçantes. Il ne s’agit pas là d’un road trip de liberté, mais au contraire d’un voyage vers l’enfer dans un village fantôme labyrinthique où la caméra tourne autour des protagonistes comme un tourbillon de la mort pour que la vie puisse renaître.

 Rasoulof nous montre ce qu’est le totalitarisme à l’intérieur même de la sphère familiale. L’évolution des personnages, du père et de la mère en particulier, est très subtile, comme si Rasoulof décortiquait ce qui se passe dans la tête de l’un et de l’autre. Les deux filles sont totalement acquises à la cause des manifestantes, elles représentent cette jeune génération de femmes qui osent résister et affronter l’autorité paternelle, la remettre en question, et qui oseront s’opposer à l’oppression d’une dictature.   

C’est par des touches tout aussi subtiles que le réalisateur nous montre ce qu’est un état totalitaire : les silhouettes des prisonniers enchaînés, vêtues de l’uniforme bleu rayé de noir que l’on conduit  dans une cellule,  celles énormes de dignitaires en carton devant chaque porte d’un couloir qui n’en finit pas, les portraits de mollahs tapissant les murs d’un bureau, enfin on comprend qu’il faut parler dans des lieux sûrs (voiture ou cantine) les bureaux étant sur écoute ;  le discours officiel présenté à la télévision et qui ment sur ce qui se passe réellement dans la rue, cette rue, théâtre des manifestations pour la liberté, étant incluse par des séquences réelles filmées par des portables ; enfin le mensonge, traqué dans les interrogatoires musclés de la police, ou au sein même de la famille, Iman menant lui-même les interrogatoires impitoyables de Najmeh et Rezvan et allant jusqu’à les enfermer : elles perdent leur identité et deviennent des prisonnières que l’on traite de façon inhumaine.

On notera, et ce n’est pas un hasard, que le film s’ouvre sur une séquence de nuit du village fantôme où Iman va prier après sa nomination et qu’il se referme sur ce même village labyrinthique écrasé de lumière, où s’élève la main d’un homme terrassé et enseveli qui rappelle ces statues déboulonnées de dictateurs lorsque les murs de l’oppression sont tombés. 

Rappelons qu’outre le réalisateur qui n’a eu d’autre choix que celui de l’exil, trois actrices, Mahsa Rostami, Setareh Maleki et Niousha Akhshi ont, elles aussi, fui l’Iran après le tournage, et que ces exilés arrivés au festival de Cannes ont exhibé les portraits de Missagh Zareh et Soheila Golestani qui eux n’ont pas pu fuir leur pays.

Un film courageux, fort et saisissant dans un monde miné par les extrêmes ressurgissant en Europe et dans les Amériques mais qui se termine malgré tout sur une note d’espoir.

Chantal

Les Carnets de Siegfried, Terence Davies

Qui, de ce côté de la Manche, connaît le poète anglais Siegfried Sassoon (1886-1967) ? Très certainement peu de gens. Il était donc judicieux de voir le dernier film de Terence Davies pour avoir une idée de l’identité de cet homme, sa vie, sa personnalité et de la nature de sa poésie. Malheureusement, à ce jour, le film n’est pas ce que l’on peut appeler un succès : à peine 21000 entrées à ce jour…. Est-ce le sujet ? Le réalisateur lui-même réputé difficile d’accès ? Ceux qui ne sont pas allés en salle, malgré de bonnes critiques, ont sans doute raté quelque chose.

Cette dernière œuvre, puisque le réalisateur est décédé en octobre 2023, et donc aujourd’hui considérée comme une œuvre testamentaire, ce qui n’avait pas été le cas lorsqu’elle fut présentée en 2021, a reçu beaucoup de soutien financier, contrairement aux autres films de ce réalisateur exigeant en tous points.

Le résultat de ce film, sur lequel Terence Davies a commencé à réfléchir en 2015 et finalement tourné juste après le confinement de 2020, est une grande fresque de plus de 2h où les trois unités de temps s’entremêlent dans une virtuosité époustouflante, nous faisant traverser les deux âges de la vie de Sassoon : la jeunesse, volée par la guerre de 14-18, et la vieillesse, alourdie par le poids de la culpabilité d’avoir, contrairement à d’autres, échappé à la boucherie, et rester ainsi traumatisé à vie, vivant replié sur lui-même et enfermé dans le monde de l’horreur vécue.

Cette biographie non linéaire, nous fait passer d’une période à une autre sans aucune brusquerie mais grâce à un montage subtil et fluide. Elle nous entraîne dans la sphère implacable de l’armée avec ses militaires, rigides et froids, du bureau de recrutement aux hôpitaux où sont soignés les soldats blessés et traumatisés (shell-shocked), puis sur le front avec des images d’archives choisies, agrémentées en voix-off des poèmes de Sassoon et de Wilfred Owen, ou encore dans les salons chics aux couleurs chatoyantes des mondains et aristocrates britanniques des années 20, enfin dans les intérieurs plus feutrés et plus sobres de la mère de Siegfried ou de Siegfried lui-même. Jack Lowden, qui a été vu entre autres dans le film de Christopher Nolan Dunkirk, est totalement habité par son personnage, à la fois déterminé quant à ses opinions sur la façon dont cette guerre est menée, et n’hésitant pas à se rebeller contre l’autorité militaire à laquelle il refuse d’obéir et qu’il condamne dans sa lettre de 1917, A Soldier’s Declaration, lue au Parlement, publiée dans The Times et qui, sans l’intervention d’amis, aurait valu à Sassoon la Cour martiale pour cet «acte délibéré de rébellion conttre l’autorité militaire, car je pense que cette guerre est prolongée par ceux qui ont le pouvoir d’y mettre fin » (‘I am making this statement as an act of wilful defiance of military authority, because I believe that the War is deliberately prolonged by those who have the power to end it’ July 1917); 

mais c’est aussi le fragile jeune homme aux traits parfaits – ne nous rappellent-ils pas ceux de Gérard Philippe ?- arrivant dans un hôpital militaire en Ecosse puis c’est au tour de Peter Capaldi d’incarner Siegfried vieillissant, amer, enfermé dans son mal être comme dans un tombeau, figure marmoréenne à la parole rare mais coupante, prisonnier de ses fantômes : tous ces jeunes soldats, braves, morts dans les tranchées, son frère Hamo mort à Gallipoli en 1915, Wilfred Owen, jeune poète protégé de Sassoon, à l’allure fragile, visage émouvant déjà marqué par la mort qui le fauche à l’âge de 25 ans en 1918 quelques jours avant l’armistice ! Cette guerre est sans cesse en toile de fond, images d’archives terrifiantes, ou par le biais de la parole cinglante de Siegfried, s’adressant à ses supérieurs, reprochant au dandy et amant Ivor Novello (Jeremy Irvine, dont le 1er film fut Le cheval de guerre de Spielberg) d’être resté ‘planqué’ au pays pendant la guerre, ou apostrophant Stephen Tennant (Calam Lynch), autre dandy oisif et amant, lui reprochant de ne penser qu’à des futilités, pommades et autres crèmes inutiles, pendant que d’autres sont devenus ‘des gueules cassées’ que l’on peine à regarder.   

Les images d’archives, souvent accompagnées en voix off des poèmes de Sassoon, en noir et blanc, apparaissent tout au long du film, se superposant aux couleurs des années 20, nous forçant ainsi à laisser la légèreté et l’insouciance de cette aristocratie de l’entre-deux guerres, ces vêtements à paillettes, ces visages resplendissants de jeunesse et de vie pour revenir dans l’horreur qui ne quitte plus Siegfried Sassoon, et ce malgré les apparences, malgré son ardent désir de refaire surface, de vivre un peu malgré tout,  tous ses efforts sont vains, tout est voué à l’échec : ses amours auprès d’Ivor, de Glen et de Stephen, et même son mariage avec Hester (Kate Phillips) n’y changent rien, si ce n’est, comme le lui dit Glen à propos de son propre mariage, une sorte de tentative pour en finir avec cette « vie fantôme » (shadow-life). L’homosexualité, bien que punie par la loi, était très fréquente à l’époque dans les milieux intellectuels : 1895, le procès retentissant d’Oscar Wilde son emprisonnement puis bannissement avaient fortement marqué les esprits. Ces jeunes Adonis que sont Ivor, et Stephen ne sont-ils pas les héritiers de Dorian Gray ? La scène où Stephen, que nous voyons de dos devant sa coiffeuse, s’interrogeant tout en soignant son visage dont le miroir nous renvoie le reflet, est, à cet égard, très frappante.

Tout n’est qu’illusion et l’âge venant, Siegfried s’enfonce de plus en plus dans cet enfermement, plus solitaire que jamais, ses poèmes sont de plus en plus mystiques et donc incompris, et on peut, comme son fils George,  se demander si sa conversion au catholicisme l’aide vraiment.

Pour ce qui est de la forme, on ne peut qu’admirer ces glissements d’une période à une autre, avec ces ‘morphings’, sorte de fondu enchaîné sur les visages, les décors et les costumes somptueux ; on est également surpris par les silences où seuls les corps et en particuliers les visages et les mains parlent : plusieurs scènes sont à cet égard remarquables ; celles où Siegfried s’entretient avec le Dr Rivers, lui aussi hors la loi par son orientation sexuelle (le docteur Rivers était spécialiste des traumatisés de la guerre et avait étudié de près tous ces malades et publié ses observations) ; les plans rapprochés sur les mains qui se serrent, les visages qui se crispent ou se tendent ; et que dire de la scène finale ou Siegfried, assis sur un banc dans un parc la nuit, tour à tour jeune et vieux par un mouvement de caméra à 360 °, voit un soldat mutilé, infirme assis seul lui aussi dans sa chaise roulante tandis que la voix off de Siegfried récitant le poème de Wilfred Owen, Invalide (Disabled), celui que Wilfred lui avait donné à lire, nous émeut nous aussi.

Le film s’ouvre et se ferme (presque) sur une scène de théâtre : tout d’abord L’oiseau de feu de Stravinsky, le rideau se lève après les premières mesures nous dévoilant le décor d’un champ de bataille ; à la fin, une comédie musicale,  qui se referme sur l’image de ce mutilé de guerre, comme seul sur une scène de théâtre, avec les vers d’Owen récité par Sassoon : la boucle est bouclée, à la gaieté succède la tristesse,  Siegfried seul survit avec un sentiment de profonde injustice. Siegfried, dont le visage ressemble à un masque mortuaire, n’est plus que l’ombre de ce qu’il fut. 

Enfin, il y a la langue, si mélodieuse, (comment voir ce film en VF ? On y perdrait tout !), des dialogues ciselés, percutants, n’excluant pas l’humour so British ! Absolument unique et incomparable. Quant aux acteurs, tous justes, avec tout de même une mention spéciale pour Jack Lowden et Peter Capaldi que nous connaissons peu, tout comme les autres jeunes talents, vus dans des séries ou des films, qui donnent un souffle et une vitalité extraordinaire au film.

Les carnets de Siegfried,  un film magnifique et poignant, un choc visuel et émotionnel, un film qui interroge sur la guerre, le courage et l’héroïsme, l’amour et la solitude, le mystère insondable des êtres qui ont vécu les tragédies que d’autres n’imaginent pas.    

Chantal

POUR ALLER PLUS LOIN :  

Deux poèmes de Siegfried Sassoon

Suicide dans les tranchées

Je connaissais un simple garçon soldat
Qui souriait à la vie dans une joie vide,
Dormait profondément dans l’obscurité solitaire
Et sifflait tôt avec l’alouette.

Dans les tranchées d’hiver, intimidé et maussade,
Avec des miettes, des poux et un manque de rhum,
Il s’est tiré une balle dans le cerveau.
Plus personne ne parla de lui.

Vous, foules au visage suffisant et aux yeux enflammés,
Qui applaudissez quand les jeunes soldats passent,
Rentrez chez vous et priez pour ne jamais savoir
L’enfer où vont la jeunesse et le rire.

Est-ce important?

Est-ce important ? Perdre vos jambes ?…
Car les gens seront toujours gentils,
Et vous n’avez pas besoin de montrer que cela vous dérange
Quand les autres reviennent après la chasse
Pour engloutir leurs muffins et leurs œufs.

Est-ce important ? Perdre la vue ?…
Il y a un travail si magnifique pour les aveugles ;
Et les gens seront toujours gentils,
Pendant que vous vous asseyez sur la terrasse, vous souvenant
Et tournant votre visage vers la lumière.

Est-ce qu’ils comptent ? — ces rêves de la fosse ?…
Vous pouvez boire, oublier et vous réjouir,
Et les gens ne diront pas que vous êtes fou ;
Car ils sauront que vous vous êtes battu pour votre pays
Et personne ne s’inquiétera du tout.

Et, je rappelle le titre du merveilleux roman de Anna HOPE, Wake (2014),Le chagrin des vivants (Folio)

La Bête, Bertrand Bonello

Il n’est pas aisé de parler du dernier film de Bertrand Bonello, La Bête, inspiré de façon quelque peu lointaine de la nouvelle d’Henry James, La Bête dans la Jungle, publiée en 1903 mais écrite en 1901, l’histoire d’un ratage amoureux et de la peur vissée au corps de l’un des protagonistes. Bonello choisit de ne prendre que la première partie du titre de la nouvelle, alors que Patric Chiha, lui aussi inspiré par cette oeuvre, en a laissé le titre complet, La Bête dans la Jungle, son film est sorti avant celui de Bertrand Bonello. Ces deux réalisateurs ne sont pas les premiers à s’être emparés de La Bête dans la Jungle, d’autres réalisateurs l’ayant fait avant eux (Truffaut, Clara Van Gool), sans parler des différentes adaptations pour le théâtre (Marguerite Duras s’y est mise elle aussi), ou encore pour la télévision (Benoît Jacquot en 1988). Est-il donc nécessaire de dire que cette nouvelle a une place importante dans l’oeuvre de James? Précisons cependant qu’elle est, selon les spécialistes, l’une des plus abouties dans une oeuvre énorme: Henry James (1843-1916) en a tout de même écrit 112, auxquelles s’ajoutent quelques 25 romans!

Bertrand Bonello explique qu’il a lu cette nouvelle plusieurs fois, a commencé à penser le scénario en 2017, l’interrompant l’espace de deux films « laboratoires d’expérimentation pour La Bête » (Zombi Child, 2019, et Coma 2022). Quoi qu’il en soit, à l’instar d’Henry James, Bonello nous livre une oeuvre aboutie, son 10ème long- métrage, protéiforme, labyrinthique, qui nous laisse perplexe mais admiratif, à condition de se laisser porter par le récit fractionné qu’il nous propose et sans chercher à nécessairement tout comprendre. Nous sommes vraiment bel et bien dans un film d’auteur qui interroge. Bertrand Bonello s’empare donc de cette nouvelle dans laquelle ce qui l’intéresse est la combinaison amour/peur, qu’il multiplie à trois époques que l’on pourrait résumer à « passé, présent et avenir »: 1910, 2014, 2044.

Le temps est un élément essentiel de ce film, un temps se rapprochant peu à peu de nous : 2044 est en fait un demain, et non pas un futur qui serait tellement lointain qu’il ne nous toucherait pas. Au contraire, nous sommes aux portes du 2044 de Bonello. Et c’est ce qui nous effraie. La critique parle de dystopie : on peut cependant s’interroger sur le choix du mot et en se demandant s’il est totalement approprié.

Gabrielle et Louis , couple magnifique incarné par Léa Seydoux (inutile de citer sa déjà très longue filmographie) et George MacKay (personnage central du film de Sam Mendès 1917) , vont passer leur vie à se chercher, à se trouver et se retrouver, sans pour autant pouvoir fusionner dans la mesure où ils seront toujours en décalage l’un avec l’autre, rejouant à chaque fois leur toute première rencontre (hors champ comme dans la nouvelle d’Henry James), chacun ayant sa propre perception de la rencontre, chacun se ratant, passant à côté de l’essentiel par peur d’une catastrophe imminente. Cette peur les paralyse et les empêche d’agir contre afin d’avancer. Des acteurs qui crèvent l’écran, dans chaque plan pour Léa Seydoux : une grande performance pour l’actrice au visage froid qui ne laisse percer que peu de sentiments et qui, selon Bonello, « résiste à la caméra, semble plus forte qu’elle, un peu comme Catherine Deneuve. »

Le réalisateur nous plonge dans différentes époques avec une grande maestria, qu’il s’agisse d’image se brouillant pour fusionner tel un tableau abstrait, magnifique, soit en offrant un plan en aplat de couleur, des split screens ou encore utilisant des photographies d’archives de la crue de la Seine en 1910. On remarque que le dernier plan fait écho (si l’on peut dire…) au premier, la boucle du temps étant ainsi bouclée: du grand art!

L’amour et la peur se côtoient de bout en bout : l’élan des rares moments de fusion romantique est coupé par la peur (la bête cachée) : l’incendie et la montée des eaux dans la fabrique de poupées puis la noyade de Gabrielle et Louis dans la première époque, le tremblement de terre puis le meurtre de Gabrielle dans la deuxième et enfin le cri d’horreur et d’effroi de Gabrielle dans la dernière époque.

La première époque nous promène dans une forme d’insouciance bourgeoise, on est entre gens de bonne compagnie, les scènes aux couleurs chatoyantes sont d’une grande délicatesse, un monde qui vit en quelque sorte ses dernières heures, le monde suivant ne sera plus du tout le même, nous basculerons d’une société foisonnante et volage à un univers dépourvu de délicatesse, un monde où l’on doit d’une certaine façon « savoir se vendre » pour obtenir un travail, une jungle moderne où le paraître est important comme le souligne Louis en postant ses videos le montrant énumérant ses « points forts » : tenues vestimentaires, comportement irréprochable, lunettes Georgio Armani…. Mais malgré cela, Louis n’est qu’un pauvre type qui n’intéresse aucune fille et donc il veut sa revanche : les filles le font souffrir et lui se prépare à faire de même…

Dans l’ère contemporaine, d’avant et après COVID, Bonello convie tout ce qui façonne notre quotidien : les écrans omni présents (télévision, smartphone, écran de surveillance) les voix standardisées et sans âme des répondeurs qui débitent à longueur d’appel leur liste de choix pour finalement ne jamais obtenir ce que l’on cherche, ces fenêtres publicitaires qui explosent sur nos écrans d’ordinateurs et nous rendent fou de rage. Tous ces écrans, présents aujourd’hui dans notre quotidien, qui, malgré les services qu’ils nous rendent (reconnaissons-le), ont tout de même quelque peu déshumanisé la communication. L’époque suivante (2044) nous montre les pas de géants accomplis, en un espace temps relativement court, par la technologie très avancée, qui va permettre de « déshumaniser » les humains que nous sommes pour en faire des « être-objets » qui ne sont pas sans nous rappeler les robots japonais qui servent de compagnons aux enfants ou aux personnes seules, peuvent vous apporter votre plateau dans un restaurant, prenant une trompeuse apparence humaine (rappelons-nous le film de Maria Schreider, I’m Your Man 2021).

Ces écrans, ces technologies de pointe, ces laissez-pour-compte de la vie qui deviennent dangereux, comme Louis, ces jeunes qui dansent presque toujours séparément sur des musiques psychédéliques dont le rythme effrené est source d’angoisse, tous ces éléments sont autant de marqueurs d’une vie contemporaine vide de sens, voire absurde, qui ne laisse que peu d’espoir. La maison cubique contemporaine que garde Gabrielle, aux larges baies vitrées, froide dans sa modernité radicale, avec sa piscine rectangulaire remplie d’une eau d’un bleu presque factice n’est-elle pas celle du Bigger Splash de David Hockney? Cette époque du début du XXIème siècle porte tous les signes de la peur, du manque d’amour et d’affect, de la solitude et d’une existence vaine et morne : le manque de vraie vie. Dans cette maison sophistiquée, Gabrielle est constamment espionnée, Big Brother est là : la voix métallique du téléphone ne lui demande-t-elle pas pourquoi elle n’est pas couchée à cette heure tardive? Elle est seule, ayant pour tout compagnon son ordinateur et cette poupée qui parle. Après la secousse sismique, les gens dans la rue semblent sortir d’une planète inconnue, ils sont plantés, figés dans la rue comme des robots, presque silencieux.

Et vient la période 2044, la plus angoissante de toutes les époques, celle où l’humain ne sera même plus un vague souvenir puisque l’être-objet qu’il sera devenu aura été lavé de son ADN et donc lavé de son passé et de ce qui s’y rattache, de ce qui faisait de lui un être avec une histoire, une histoire qui certes pouvait l’entraver dans ses choix et lui faire porter de lourds fardeaux psychologiques, mais cette histoire était la sienne et celle de nul autre: l’être-objet est sans passé, sans histoire, c’est un robot vide de tout. A cela, Gabrielle et quelques autres résistent, malheureux échecs de la technologie, à l’inverse de Louis qui est devenu un pur produit de l’IA.

Bertrand Bonello passe avec une grande virtuosité d’une époque à l’autre, nous emmenant dans un dédale dont nous avons du mal à entrevoir l’issue. On reconnaît là un film mené de main de maître, un film inattendu qui nous laisse sans voix, mais qui nous secoue. Les multiples transformations des acteurs, Gabrielle/Léa Seydoux, Louis/George MacKay, poupée Kelly/Guslagie Malanda sont d’une grande justesse, d’une grande souplesse dans leur jeu. L’utilisation des couleurs est aussi évocatrice: on en retiendra deux, le vert et le rouge qui, selon Van Gogh, sont les couleurs qui reflètent les tourments de l’âme humaine.

Enfin, observons les fils rouges de la peur et de l’amour: celui de la peur avec le pigeon, animal familier qui peut devenir menaçant et qui revient toujours, un oiseau signe annonciateur de quelque chose qui resterait inoffensif à condition qu’il n’entre pas directement dans votre intérieur, ce pigeon, Bertrand Bonello l’emprunte à Jack Clayton, réalisateur britannique qui réalisa en 1961 The Innocents, adaptation d’une autre nouvelle d’Henry James, Le tour d’écrou, (Les oiseaux d’Hitchcock, adapté de la nouvelle éponyme de Daphné Du Maurier, sort en 1963) ; le couteau, qui revient à toutes les époques comme les poupées sous des formes différentes, sans oublier la cartomancienne/sorcière. Ces indices de peur sont des échos tout à fait jamesien. Pour ce qui est de l’amour, il me semble que les mains, celle que Louis veut voir, les mains de la pianiste qui essaie de jouer Schönberg sans être certaine de tout comprendre et donc de bien interpréter le précuseur de l’atonalité, ces mêmes mains qui caressent le visage du tueur qu’est devenu Louis, et qui étreignent son corps de façon langoureuse dans la dernière scène du film pour finalement le lâcher et faire place à un cri terrifiant et glaçant, ces mains sont à n’en pas douter, celles de la sensibilité et de l’amour.

Le Monde avait écrit ‘A ne pas manquer‘: il faut sans doute voir deux fois ce film pour en déchiffrer toutes les subtilités et peut-être finalement l’apprécier.

Chantal

PS: l’absence de générique de fin en a laissé sans doute sidéré plus d’un/d’une: IA jusqu’au bout… Cependant, dans une interview pour AOC media, Bertrand Bonello répond à Raphaëlle Pireyre:

À la place du générique, le film se termine par un QR code qui permet au spectateur de découvrir sur son smartphone les crédits ainsi qu’une scène cachée qui révèle à Gabrielle la clé de son dilemme. Est-ce une façon de faire passer la durée du film en dessous de la barre symbolique des 2h30, trop contraignante en termes d’exploitation ?
Contractuellement, les génériques sont devenus stratosphériquement longs, le QR code permet aux spectateurs d’y avoir réellement accès sans qu’il soit coupé ou accéléré dans un style qui correspond bien au film. C’est aussi une façon symbolique d’être en dessous des 2h30, c’est vrai. Quand j’ai commencé à travailler sur le financement avec Les films du Bélier, je n’avais aucune idée de la durée, mais il devient même difficile de financer un film comme celui-ci, même d’une durée de deux heures. Alors qu’on voit bien que pour ramener les gens en salle, il faut proposer une expérience. La Bête a besoin de cette durée. J’ai tenté de raccourcir, mais cela ne fonctionnait pas car on perdait trop la sensation de faire un voyage.

Le QR code peut-être scanné à partir de l’adresse du cinéclub de Caen à la fin de l’article écrit sur le film de Bertrand Bonello.

https://www.cineclubdecaen.com/realisateur/bonello/bete.htm

Les Lueurs d’Aden, Amr Gamal

Avec Les Lueurs d’Aden, nous découvrons un film rare, sensible et beaucoup plus profond qu’il n’y paraît. Rare, car le cinéma yéménite n’a pas vraiment pignon sur rue. Mais c’est sans compter sur la détermination et la pugnacité d’un réalisateur quadragénaire, qui depuis 2005 s’efforce de faire vivre le théâtre avec la troupe qu’il a fondée (Khaleej Aden) et aussi le cinéma puisqu’en 2018 son premier long métrage, 10 Jours avant le mariage, projeté pendant 8 mois au Yémen avec une installation de fortune, a eu un énorme succès, permettant ainsi au Yémen d’être représenté aux Oscars en 2019 (une première) dans la catégorie ‘Long métrage international’.

Ce second long métrage est primé dans deux catégories au festival de Berlin, et obtient à Valence le prix du jury pour meilleur réalisateur et meilleure écriture.

Que nous raconte donc Les Lueurs d’Aden? Le coeur de l’intrigue est les démêlés d’un couple qui ne peut envisager le quatrième enfant que porte Isra’a dans la mesure où leur situation économique ne le leur permet pas. En effet, Ahmed, le mari, journaliste à TV Aden, n’a pas reçu de salaire depuis plusieurs mois et se voit contraint à faire le taxi pour faire vivre sa famille. C’est pourquoi Isra’a et Ahmed sont tous deux d’accord: une seule solution s’ouvre à eux, à savoir l’avortement. Mais comment faire dans un pays musulman, où avorter est un crime, donc interdit par la loi, autorisé à la seule condition que la mère soit en danger. L’avortement d’Isra’a va devenir leur seule et unique préoccupation, leur obsession car c’est aussi une question de temps.

L’avortement n’est certes pas un sujet nouveau. Cependant, ce sujet reste tabou dans les pays musulmans et s’y attaquer dans un film montre le courage, la détermination et l’engagement du réalisateur Amr Gamal. Nombreux sont les personnages secondaires qui expriment la voix consensuelle : un enfant est une bénédiction, un don de Dieu et par conséquent l’atteinte à sa vie n’est pas un seul instant concevable. Et pourtant….. On remarque que le cercle rapproché d’Isra’a et Ahmed essaie malgré tout de les aider sur le plan financier, car avorter ne va pas sans contrepartie financière. Une première gynécologue refusera catégoriquement. La seconde, Muna, très religieuse et elle-même enceinte de son premier enfant semble-t-il, amie de longue date d’Isra’a, sera déchirée entre sa foi et sa volonté de respecter le dogme, et son désir de venir au secours de son amie dont elle a parfaitement compris la détresse. Muna acceptera donc de pratiquer cet avortement, risquant ainsi pour elle même la sanction réservée à celles et ceux qui ne respectent pas la loi, et renonçant, pour un temps du moins, à l’amitié d’Isra’a.

Amr Gamal filme sa ville, Aden, au plus près: en plans larges, nous offrant ainsi des images qui en disent long sur la situation on ne peut plus cahotique du pays: immeubles en ruines, soldats armés fouillant les yéménites à l’entrée de certains bâtiments, ou contrôlant les passagers des voitures; cherté de la vie quotidienne, coupures de courant, difficulté d’approvisionnement en eau. Aden, ville qui veut se reconstruire, ville vivante et colorée, Aden est filmée avec soin par le réalisateur, de jour comme de nuit et de ce fait la ville devient une sorte de personnage à part entière. Peu, voire pas, de gros plans, mais la caméra s’attarde sur les visages d’Isra’a et Ahmed, visages qui souffrent et nous font ainsi partager leur désarroi et leur anxiété: à la maison dans les scènes intimes, à l’hôpital où l’attente et toutes les formalités à remplir sont autant d’obstacles et d’épreuves à surmonter. La caméra virevolte au gré de ces obstacles, nous faisant partager la vie de ce couple, à l’intérieur et à l’extérieur, tout comme Amr Gamal a sans doute partagé celle du couple d’amis dont l’histoire s’inspire.

Voici un film rempli d’humanité et de délicatesse, qui montre à quel point l’avortement est une avancée pour les pays où il est autorisé: ayons également présent à l’esprit que ce droit, acquis de haute lutte, peut être repris s’il n’est pas inscrit dans le marbre: les Etats-Unis en donnent l’exemple terrifiant.

Chantal

La Zone d’Intérêt, Jonathan Glazer

Le septième art peut-il encore envisager de traiter de la Shoah d’une manière radicalement différente de ce qui a déjà été fait ? Jonathan Glazer répond ‘oui’ avec son film La Zone d’Intérêt.

Considéré comme un chef-d’œuvre par certains et qui aurait sans doute pu recevoir la palme d’or à Cannes en 2023, ce film en fait la démonstration stupéfiante et glaçante, c’est le choc frontal de l’inattendu, de l’impossible qui fut pourtant réalité, le choc du ‘comment cela fut-il possible ?’, le choc de l’inimaginable qui vous sidère.

C’est un pari risqué mais courageux que de se concentrer sur la vie quotidienne du commandant d’Auschwitz Rudolf Höss et de sa famille. Jonathan Glazer s’inspire du roman éponyme de Martin Amis paru en 2014 et des mémoires de Rudolf Höss.  Dans une interview, le réalisateur justifie son choix de rester ‘à l’extérieur’ du camp par le fait que ‘l’intérieur’ a déjà été montré à maintes reprises et qu’il n’y a plus rien à dire ou à montrer. Néanmoins, la maison paradisiaque des Höss a pour horizon d’une part les barbelés, les miradors, le haut des baraquements, les cheminées et la fumée qui en sort, d’autre part les bruits permanents, les cris et les hurlements, la brutalité des coups donnés aux déportés, le bruit de trains qui arrivent pour débarquer leur cargaison humaine, les coups de feu, tous ces bruits d’horreur que le spectateur identifie tout de suite mentalement tant les images des camps d’extermination sont imprimées dans sa mémoire. Glazer voit juste : inutile de montrer ce que l’on connaît déjà, car, en effet, suggérer est peut-être, à certains égards, bien pire (théorie toujours développée par Hitchcock). Ainsi, le choix du réalisateur semble être une parfaite illustration du concept d’Hannah Arendt sur ‘la banalité du mal’ tant les personnages semblent totalement déshumanisés, telles des mécaniques à visage humain, accomplissant des tâches sans se poser la moindre question.

Les longues premières minutes d’écran noir frappent fort d’emblée, et installent le malaise qui redouble lorsque, dans le plan suivant, apparaît un groupe de personnes au bord d’une rivière dans la clarté éblouissante d’une journée estivale, un ‘déjeuner sur l’herbe’ familial filmé à distance, une pause dominicale peut-être où l’on profite de la baignade et du soleil, où l‘on cueille des baies sauvages, bref une journée apparemment ordinaire au bord de l’eau d’où l’on repart fatigué et ravi pour regagner la maison dont le spectateur ne verra que le contour des lumières s’éteignant les unes après les autres des fenêtres, laissant place au sommeil bien mérité de ses habitants. Nous sommes dans une normalité ordinaire et banale qui pourrait être prise comme telle. Pourtant, quelque chose cloche, comme une pesanteur tangible et indéfinissable, sans doute à cause de cette route du retour à la maison, bordée d’arbres aux silhouettes inquiétantes et surtout, à l’horizon une lueur, et le déroulement de la route un peu rouge dans le ciel nocturne.  

Puis nous découvrons la maison des Höss, intérieur et extérieur, son personnel domestique, ses jardiniers, tous évoluent dans ces lieux de façon ‘naturelle’ mais en silence : Hedwig Höss (Sandra Hüller encore plus glaçante que dans Anatomie d’une chute), très soucieuse de la propreté de sa maison, rudoie son personnel dès que quelque chose ne va pas ; Rudolf Höss, père soucieux, attentif et concentré dans son ‘travail’ concernant les projets d’amélioration de ce qui est en marche derrière le mur entourant son grand jardin, père aimant et attentionné pour ses enfants. Rien ne semble perturber la vie familiale et domestique de ce couple. Toute la mise en place de la vie quotidienne des Höss donne lieu à des séquences lentes et longues. Hedwig fait visiter son jardin à sa mère, jardin qu’elle a elle-même conçu et qui fait sa fierté, les massifs regorgeants de fleurs magnifiques aux couleurs variées, une magnifique serre, un bassin où s’ébattent les enfants, des chaises longues ça et là sur les pelouses. Et puis il y a la mère d’Hedwig que la fumée fait tousser, les feux si intenses dont les flammes montent jusqu’au ciel et éclairent la fenêtre de sa chambre en pleine nuit et qui finalement choisit de partir sans prévenir, laissant une lettre que sa fille jette négligemment au feu dans le poële… Tous ces indices venus de ‘l’intérieur’ du camp quasi invisible sont les éléments troublants qui rappellent que dans le film de Claude Lanzmann,  Shoah (1985), les camps sont presque invisibles à l’écran, seuls les témoignages poignants de rescapés et les interviews des gens de ‘l’extérieur’ qui ont senti les odeurs de ces fumées mais qui ne s’en sont pas inquiétés apparaissent à l’écran…. Ceux-là ne pouvaient pas ne pas savoir, tout comme les Höss et leurs invités. 

Immergés que nous sommes dans un quotidien ordinaire, nous nous interrogeons: comment les Höss (et d’autres commandants dans d’autres camps) ont-ils pu vivre tranquillement et confortablement quand derrière les murs faisant office de clôture se déroulait l’inimaginable ? Est-il à ce point possible de faire abstraction de l’horreur absolue qui se déroule à votre porte? Peut-on garder cette distance totale ? Peut-on s’extraire totalement?

Jonathan Glazer filme presque toujours en plans larges ou moyens, une façon de mettre une distanciation: deux gros plans font exceptions: sur le visage de Höss en contre plongée, visiblement sur la rampe, et un gros plan sur les fleurs. Lorsqu’il était à Auschwitz envahi par le silence, c’est la vue d’une fleur qui a permis à Robert Badinter de penser que ‘la vie était plus forte que la mort.’ Glazer filme des fleurs rouges en plan plus resserrés jusqu’au gros plan sur un dahlia rouge, dont la couleur significative envahit peu à peu l’ensemble de l’écran, autre façon de signifier ce qui se passe hors champ… Et que dire du costume blanc immaculé du commandant Höss? Ce blanc qui métaphoriquement le lave de ses crimes, le blanc, ici presque trop blanc, symbole de la pureté et de l’innocence…. En examinant attentivement l’ensemble du jardin, les couleurs dominantes du lieu notamment le vert et le blanc, on a l’impression que ce jardin si bien entretenu, les cendres servant d’engrais, sonne faux, que les couleurs ne sont pas naturelles mais factices, qu’il y a une usurpation d’un pseudo-paradis. C’est comme si nous étions là devant une toile gigantesque dressée pour cacher quelque chose. La vie et ses personnages, les activités qu’ils pratiquent ne sont là que pour occulter ce qu’ils ne veulent surtout pas que l’on voit: ce qu’on nous laisse voir est faux, c’est une illusion : ces hommes et ces femmes mentent et évoluent devant un décor.

Autre sujet de réflexion: les séquences où une jeune fille fantômatique (idée très ingénieuse que de filmer en caméra thermique, donnant l’effet d’un négatif de pellicule), la nuit, vient déposer de la nourriture pour les prisonniers au risque de se faire tuer? Une résistante polonaise sans doute. Pendant ce temps, la famille Höss dort paisiblement…..

Même lors de scènes où des prisonniers sont dehors, accomplissant tel ou tel travail, ils restent hors de la vue disparaissant derrière de hautes herbes, d’où seuls les officiers nazis, à cheval pour mieux superviser, émergent, aboyant leurs ordres et utilisant leurs armes : ils apportent la note dissonante à un plan presque bucolique.

La vie continue pour les Höss : Hedwig admire l’effet sur elle d’un manteau de fourrure rapporté du Kanada, et donne de la lingerie à ses domestiques ‘privilégiées’ à condition que chacune ne prenne qu’une seule pièce : que dire de ces ‘cadeaux’ venant de femmes dépossédées de leurs biens parce qu’elles étaient juives? Encore une fois, aucun affect, aucun sentiment, aucune retenue, aucune pointe de ressaisissement … Hedwig offre le café à ses amies et converse aimablement comme si l’autre côté du mur n’existait pas.  Nous assistons donc à la chronique de la vie tranquille d’une famille vivant à côté d’un monde où le ‘pourquoi n’existe pas’ (Primo Levi). Et c’est justement cette tranquillité, contrebalançant l’insoutenable que l’on entend sans voir, cette ‘quotidienneté’ parfaitement réglée de la vie s’écoulant jour après jour, c’est cela précisément qui rend le film insoutenable et étouffant, car le spectateur sait ce qui, dans le même temps, se passe hors champ : montrer ce hors champ reviendrait à affadir ce que le réalisateur a choisi de montrer. Le calme, ‘le normal’ deviennent alors une autre forme d’horreur, l’autre face de la pièce. Ceux que nous regardons évoluer dans leur quotidien sont-ils d’horribles robots, programmés pour ne rien éprouver? Ce sont pourtant des êtres humains….

Les quelques scènes de ‘travail’ des officiers nazis théorisent ce que l’on ne voit pas : l’extermination des juifs – s’il fallait le rappeler – est bien une entreprise hautement organisée, dûment pensée, une mécanique bien huilée dans laquelle aucun grain de sable ne saurait être toléré : c’est la machine de la mort, méthodiquement planifiée et programmée. Après une réunion des chefs, le commandant Höss (Christian Friedel) descendant seul un escalier se met à vomir: sursaut d’humanité, prise de conscience? Puis poursuit son chemin, se redresse: plus de vomissements, il reprend son rôle d’être inatteignable et insensible.

L’intrusion du présent, des ‘vitrines’ remplies de chaussures, valises, cheveux, béquilles, prothèses, et pyjamas rayés, que l’on tient à tenir propres, achèvent un film éprouvant physiquement et psychologiquement.

N’oublions pas l’ingénieur du son Johnnie Burn, ni Mica Levi (Micachu) qui signe la musique originale, qui poursuit avec ses sonorités d’enfer jusqu’au générique de fin, ses dissonances résonnent comme les cris des déportés dont on peut mentalement se représenter les visages comme celui du Cri d’Edvard Munch, ses dissonances qui nous prennent à la gorge, nous empêchent presque de nous lever de notre siège et nous interdisent de ressortir sereins.

EXTRAIT DES MÉMOIRES DE RUDOLF HÖSS, in Rudolf Hoess, Le commandant d’Auschwitz parle, édition La découverte 2005, préface et postface de Geneviève Decrop (page 191)

« A partir du moment où l’on procéda à l’extermination en masse je ne me sentis pas heureux à Auschwitz. J’étais mécontent de moi-même, harassé par le travail, je ne pouvais me fier aux subordonnés, et je n’étais ni compris ni même écouté par mes chefs hiérarchiques. Je me trouvais vraiment dans une situation peu enviable tandis que tout le monde se disait à Auschwitz que « le commandant avait une vie des plus agréables. »

     Certes, ma famille ne manquait de rien. Le moindre désir de ma femme et de mes enfants était satisfait sans tarder. Les enfants pouvaient s’ébattre en toute liberté. Ma femme soignait « son petit paradis de fleurs ». Les détenus faisaient l’impossible pour faire plaisir aux miens, et les comblait de leurs attentions.

     Aucun ancien détenu ne pourrait prétendre d’avoir subi dans ma maison mauvais traitement quelconque. Ma femme n’aurait pas demandé mieux que d’offrir un cadeau à chacun de ceux qui travaillaient chez nous. Mes enfants venaient toujours me demander des cigarettes pour les détenus surtout pour les jardiniers qu’ils avaient pris en affection. »

Chantal

MAY DECEMBER, Todd Haynes

Todd Haynes nous offre un nouveau joyau que la critique du Monde classe dans la catégorie ‘à ne pas manquer’. Certes, chacun est libre d’aimer ou de ne pas aimer un film. Cependant une chose ne saurait être niée concernant May December : nous avons là une œuvre qui ne laissera pas indifférent, une œuvre subtile et kaléidoscopique, une œuvre dont on aura envie de parler avec ses amis en sortant du cinéma, une œuvre qui interroge, qui met mal à l’aise, une œuvre très dense et entêtante : bref un vrai film d’auteur.

Le sujet est librement inspiré d’une affaire qui a défié la chronique des tabloïds dans les années 1990 : une femme au début de la trentaine, mariée et mère de famille, tombe amoureuse d’un jeune garçon de 13 ans dont elle aura un enfant en prison. Ayant purgé sa peine, elle divorce, épouse son jeune amant et fonde une nouvelle famille avec lui.

Cette femme, Gracie Atherton-Yoo (Julian Moore), et son jeune époux Joe Yoo (Charles Melton) vivent désormais à Savannah, Géorgie, dans un Sud que connaissait bien Tennessee Williams, et dont il a décortiqué, au théâtre comme dans ses nouvelles, l’atmosphère poisseuse et perverse, dont la moiteur des lieux n’est pas sans conséquences sur le comportement des personnages.

Gracie a donc purgé sa peine et vit confortablement installée dans une maison de rêve avec mari et enfants et s’apprête à recevoir Elizabeth Berry (Natalie Portman), célèbre actrice qui vient observer  cette petite famille en apparence harmonieuse pour mieux se mettre dans la peau de Gracie, dont elle est sur le point d’incarner le personnage à l’écran.

Todd Haynes a traité à plusieurs reprises des sujets de société qui nous interrogent, voire qui nous dérangent ; citons quelques exemples : l’homosexualité féminine (Carol) et masculine (Loin du Paradis), l’amour interdit entre une femme blanche et son jardinier noir (Loin du Paradis), la pollution des grandes firmes et ses conséquences mortelles sur l’homme et l’environnement (Dark Waters).

Au cœur de May December se trouve le désir amoureux transgressif et donc interdit, ses conséquences passées, présentes et à venir.

Elizabeth Berry, l’actrice qui entre dans l’intimité du couple Gracie/Joe et de leur famille pour mieux  comprendre celle qu’elle est sur le point d’incarner, est l’œil qui va observer de près, tel l’entomologiste, la famille Yoo dans leur ‘prison dorée’ , tout comme Joe et ses ‘petites bêtes’ qu’il soigne et observe jusqu’à ce que les chrysalides donnent naissance à de beaux papillons qu’il délivrera en leur rendant la liberté.

Outre les cadrages soignés, les jeux de miroir qui abondent dans le film, Elizabeth devenant le double de Gracie, le mimétisme transgressif, toutes les scènes sont les pièces d’un puzzle que nous avons parfois du mal à mettre ensemble. Nous sentons que des choses nous échappent : qui croire ? que croire ? A toute cette beauté et cette esthétique de la mise en scène, Todd Haynes a choisi d’associer une bande son qui a elle aussi marqué les spectateurs de 1971 (dont je fais partie) : la musique du film de Joseph Losey Le Messager, palme d’or à Cannes en 1971, musique composée par Michel Legrand et parfois réarrangée ici dans May December.  Ces notes sombres, fatales, oppressantes et entêtantes sont intimement liées à ce qui se déroule sous nos yeux : tout comme le jeune Leo du Messager, narrateur et observateur entraîné malgré lui dans une histoire d’adultes qu’il ne comprend pas et dont il ne mesure pas les conséquences, Elizabeth est celle qui observe et essaie de se fondre dans un rôle pour mieux le comprendre, et sera in fine elle-même prise au piège du désir. Le mimétisme amoureux a parfaitement fonctionné, Elizabeth est à son tour une tentatrice et transgresse la loi, le dernier plan du film, ne laisse aucun doute à ce sujet. Les symboles animaliers sont particulièrement clairs. Ainsi, me semble-t-il, à 50 ans de distance, les deux personnages, Leo (Le Messager) et Elizabeth, sont eux-mêmes mis en abyme par le biais de la musique du film de Losey.

C’est aussi d’une façon extrêmement subtile, par touches rapides, mais de façon moins explicite que dans Loin du Paradis,  que le réalisateur nous suggère la façon dont ‘les autres’, qu’ils soient voisins, amis, enfants, avocat, voient ce couple inhabituel. Après les efforts de compréhension, d’acceptation, certains finalement se détournent, tout comme Elizabeth qui lorsqu’elle arrive chez les Yoo, est plutôt stupéfaite de la quasi normalité dans laquelle Gracie et Joe ont réussi à se fondre.

Natalie Portman et Julian Moore offrent toutes les deux un jeu d’une grande subtilité, et parviennent totalement à créer ce qui me paraît être une sorte « d’aigle à deux têtes ». L’une et l’autre ne font finalement qu’une seule et unique femme avec ses fragilités et ses désirs, l’une pouvant désormais interpréter l’autre sans trahir son modèle.       

On ressort ébranlé de ce film de maître, nous-mêmes ayant joué les voyeurs, et nous ne savons plus très bien où nous situer, chaque individu pouvant, un jour ou l’autre, dépasser la limite imposée par la société en matière d’amour et de désir.   

Chantal

Killers Of The Flower Moon, Martin Scorsese

Il faut disposer de temps (3h26) pour s’installer dans une salle obscure et s’y délecter du dernier Scorsese, Killers Of The Flower Moon,  tiré du récit éponyme de David Grann. Avec ce dernier film, le réalisateur de bientôt 81 ans, nous plonge dans l’Amérique de l’après Première Guerre Mondiale, début des années 20, non pas à New York mais en Oklahoma, plus précisément à Gray Horse, cité prospère dans le comté des Osage, avec quelques blancs et en particulier la famille du riche et puissant propriétaire terrien, William Hale (Robert De Niro) qui veut que son neveu Ernest Buckhart, fraîchement débarqué du front, l’appelle ‘King’, tout un symbole….

Gray Horse a pu en effet prospérer grâce à la découverte de pétrole sur les terres Osage ce qui a permis à ces indiens qui avaient été chassés du Kansas dans un coin aride du nord-est de l’Oklahoma (état au cœur du roman de Steinbeck Les raisins de la colère), terre pauvre mais sur laquelle les Osage découvrirent un sous-sol rempli d’or noir ! Cette terre, les Osage l’avaient achetée aux blancs, elle était donc leur propriété.

Le début du film montre l’arrivée d’Ernest Buckhart (Leonardo DiCaprio), qui descendant du train, se trouve balloté dans les rues de Gray Horse, fourmillantes de monde : la caméra virevolte et nous plonge tantôt dans un tourbillon de gens, recrutés pour travailler dans les puits, qui se hâtent de monter dans des camions, tantôt d’indiens Osage, sortant de magasins, fière allure dans leurs beaux habits, paradant presque, et étonnamment à l’aise : ne sont-ils pas eux les vrais rois du comté ? Leur réussite financière ne fait aucun doute, et certains blancs sont forcés de faire profil bas, ce qui bien sûr, ne va pas sans rancœur.

La mise en place de tous les ‘pions de l’échiquier’ du film est lente, soignée, méticuleuse, Scorsese prend son temps, comme s’il avait trouvé ce moyen pour s’assurer que nous captions bien la partie qui est en train de se jouer à Gray Horse, cette lenteur tout comme celle du poison qui se distille dans le corps des victimes. Sauf que les pions sont truqués, et tous devraient se méfier du trop bon et trop généreux Mr Hale.

De Niro excelle : on est face à un ‘parrain’ qui tel le Grippeminaud de la fable, sert des paroles cajoleuses afin de mieux enserrer ses proies. Son ton, mielleux et paternaliste à souhait, son habileté et sa sournoiserie vont également ne faire qu’une bouchée du neveu Ernest, (DiCaprio totalement niais et si aveuglé qu’on aurait envie de lui flanquer un coup de poing ou de lui jeter un seau d’eau à la figure pour le réveiller et lui faire ouvrir les yeux). William Hale, aidé de sa clique qui inclut médecins, notaires et autres notables, est le cerveau d’un projet des plus machiavéliques : faire en sorte que les hommes blancs épousent de jeunes indiennes Osage et ainsi, en les empoisonnant à petit feu, les assassiner ‘en douce’ pour qu’enfin l’héritage des terres tombent dans l’escarcelle du ‘King’. Ainsi, Ernest Buckhart, jeune homme beau de sa personne devrait trouver sans difficultés une jolie indienne et l’épouser. Ernest accepte d’autant mieux qu’il a conduit la belle Mollie Kyle (Lily Gladstone) à plusieurs reprises, et qu’il en est très amoureux. On se demande donc, comment et pourquoi Ernest, sincèrement épris de Mollie, contrairement à d’autres de ses cousins blancs qui trompent leurs épouses indiennes, ne réagit pas lorsque ce pacte diabolique est mis en place sous la houlette de l’oncle William et qu’il accepte lui aussi d’administrer les piqûres  supposées miracles qui vont, paraît-il, permettre à Mollie de guérir son diabète. Deux de ses sœurs et sa mère sont mortes  avant elle. Pourquoi reste-t-il dans ce piège, immobile et toujours obéissant, ne remettant jamais en question les demandes, ordres déguisés, de son oncle? Pourquoi ne désobéit-il pas alors qu’il sait très bien ce qu’il fait ? Ce n’est que dans la troisième partie du film qu’il va s’engager sur la voie de la lucidité et du mea culpa, et passer de l’inconscience et incapacité à réfléchir et agir par lui-même à un début de prise conscience : trop tard….

Killers of the Flower Moon est une grande fresque cinématographique aux accents de tragédie shakespearienne : on peut voir William Hale comme un lointain cousin du Richard III shakespearien, tout aussi mielleux et intrigant, tout aussi perfide, à la vengeance moins directement palpable (et encore… ?), pas de sang sur les mains, le poison est invisible, mais qui tire habilement les ficelles pour que les autres fassent le sale boulot à sa place : contrairement à Richard, William Hale tue par procuration, et, tel Ponce Pilate, se lave les mains et clame son innocence lorsque Edgar Hoover et le bureau des enquêtes s’en mêle.

Ce film  fait la lumière sur un pan ignoré de l’histoire américaine. A l’époque où il se situe, les guerres indiennes sont terminées depuis environ 30 ans, après l’arrestation et la mort de Sitting Bull ( tué par les soldats le15 décembre 1890) puis, quelques jours plus tard, le 29 décembre, le massacre de Wounded Knee, massacre qui aurait pu être le sujet d’un film de Scorsese, c’était un de ses projets . 

Comme il a été dit au début de cet article, les indiens Osage sont, en 1920, prospères et leurs comptes en banque fructifient grâce aux revenus générés par le pétrole. Scorsese intègre de manière fort intéressante des images d’archives, où l’on voit notamment le président Coolidge avec des indiens à Washington D.C. ; de même, images d’archives à l’appui, il fait un parallèle subtil entre les morts suspectes des Osage de Gray Horse et le massacre de Tulsa, Oklahoma en 1921, lorsque les noirs du quartier de Greenwood, alors surnommé le Black Wall Street, est mis à feu et à sang parce qu’un jeune noir est accusé du viol d’une femme blanche. L’histoire a ‘oublié’ ce massacre (soit disant 45 morts à l’époque ; aujourd’hui les différentes enquêtes en ont dénombré plusieurs centaines), les registres de Tulsa pour ces journées du 30 mai au 1er juin 1921 ont ‘disparu’. A l’instar de Tulsa, les disparitions suspectes de Gray Horse s’inscrivent dans le même désir de réécrire l’histoire à l’avantage des blancs alors qu’il s’agit d’assassinats à des fins d’enrichissement et de spoliation des terres indiennes.

L’histoire des indiens a été falsifiée, certains épisodes eux aussi rayés des livres d’histoire et de la mémoire collective, et tout comme l’histoire des Africains-Américains, celle des Indiens- Américains, jusqu’à une  époque récente, a toujours été vue et présentée du point de vue des blancs, donc biaisée.

Le film de Scorsese s’inscrit  dans une démarche de réhabilitation et de dénonciation: les personnages principaux ont réellement existé, et l’épilogue inattendu du film nous le confirme.  

Ce film est un tour de force car il allie plusieurs genres en une grande fresque épique : le western, le film policier, la tragédie, le film romantique et historique et surtout il montre le pouvoir, celui des blancs et de l’argent. Il oblige l’Amérique à ouvrir les yeux sur son histoire, une histoire de conquête, de violence, de spoliation de terres, on pourrait dire de Killers Of The Flower Moon que c’est un film ‘devoir de mémoire’, pour que les générations ne puissent dire qu’elles ‘ne savaient pas’. Scorsese montre ce que les livres d’histoire n’ont jamais montré.

Nous assistons aussi aux débuts de ce qui sera plus tard le FBI, et qui est à cette époque Le Bureau des Investigations, créé en 1908, avec en la personne de Tom White (Jesse Plemons) l’enquêteur principal venu de Washington avec ses coéquipiers, dont certains se sont discrètement mêlés aux indiens Osage.  

Scorsese choisit de filmer de façon assez serrée : beaucoup de plans moyens, des plans rapprochés sur les visages ; des plans qui montrent l’intimité des uns et des autres, et souvent sombres lorsque nous sommes dans le huis-clos du ranch de William Hale, là où se nouent les projets machiavéliques. Une caméra qui virevolte lorsque l’on est dans l’activité incessante liée au pétrole. Des visages blancs sur lesquels on lit tout le mépris et l’hypocrisie, le double langage et le cynisme permanent. 

On notera cependant quelques plans larges, en particulier sur les grands espaces et les terres où fleurissent les ‘flower moon’  les fleurs de lune pourrait-on dire, qui disparaissent étouffées, donc tuées, par d’autres plantes poussant après elles. Belle métaphore donc que le titre du livre enquête de David Grann et repris par Scorsese qui trouvait «  l’apposition de ces trois mots « tueurs », « fleur » et « lune » particulièrement poétique, à la manière d’un haïku » (interview de Martin Scorsese, Télérama 3848 du 11/10/2023)

Les grands espaces font partie intégrante du western, ainsi que les villes traversées par une unique rue, villes sorties de nulle part, traversées aussi par une voie ferrée, rue où s’alignent le saloon, la banque, un hôtel miteux, un épicier et une boutique de mode ;  ce décor est celui de l’arrivée d’Ernest Buckhart. La lenteur de la mise en place chez Scorsese, dont c’est le premier film de ce genre,  n’est pas sans nous rappeler celle adoptée par Clint Eastwood dans son crépusculaire Impitoyable (Unforgiven1992) qui rompait avec les clichés véhiculés par beaucoup de westerns avant lui. A l’instar d’Impitoyable, Killers Of The Flower Moon est un film sombre, et ce malgré les paysages clairs, la beauté fragile du visage de Mollie, visage de Madone

sorti d’un tableau de Raphaël ou de Leonard de Vinci, Mollie, visage en souffrance, qui sait ce qui lui est administré; film sombre, malgré la naïveté d’Ernest et son amour pur et sincère pour Mollie, Ernest qui petit à petit comprend et sait lui aussi, mais refuse de voir le mal s’infiltrer tel le serpent du jardin d’Eden. A-t-il peur de son oncle? Certainement. N’a-t-il pas eu lui aussi une violente punition?

On ressort sonné par ce film : ébloui par la maestria du réalisateur, éblouis aussi par la composition magistrale de Robert De Niro dont le seul visage parle et en dit long et lorsqu’il parle, on ressent les paroles venimeuses ; sa gestuelle, sa présence physique s’apparente à celle d’un Marlon Brando ou d’un Orson Welles : ces acteurs, magnétiques entrent dans le champ de la caméra et tout est dit ! On ne peut qu’être admiratif de l’audace du réalisateur qui fait du ‘vrai cinéma’, pied de nez à tous les films Marvel et autres Disney studio, et qui, de ce fait, nous donne, sans que cela soit le but initial, une leçon de cinéma. On est surpris par un Leonardo Di Caprio, presque en retrait, et dont les silences étonnent, il est évident que les traumatismes de guerre n’y sont pas pour rien, montrant un personnage qui ne capte pas vite le sens caché de ce qui lui est dit. Nous sommes restés assis trois heures et vingt-six minutes et avons assisté à une ‘master class’ !         

Un dernier mot pour finir ce long article, — comment faire court avec un tel film ? –, le premier plan du film proche de la terre ô combien sacrée, où les indiens enterrent un calumet, tout comme le magnifique dernier plan vu du ciel, deux plans qui se font écho bouclant ainsi la boucle narrative, un cercle vu du ciel, offrant à nos yeux une fleur aux couleurs indiennes qui perdure.        

Chantal

Trois milliards d’un coup, Peter YATES

On connaît assez peu le réalisateur britannique Peter Yates (1929-2011), car même si on a bien en tête le film Bullitt sorti en 1968 avec Steve McQueen, on a sans doute oublié que Peter Yates en fut le réalisateur et ce à la demande de l’acteur lui-même, ce dernier ayant été totalement impressionné par la façon dont Yates filme une course-poursuite dans Robbery, Trois milliards d’un coup (1967).

Robbery retrace ce qui fut à l’époque considéré comme ‘le casse du siècle’, à savoir l’attaque du train postal Glasgow-Londres le 8 août 1963, braquage durant lequel 122 sacs contenant quelques 2,6 millions de Livres Sterling furent volés. Rappelons que, si les braqueurs ont été arrêtés et condamnés, la majeure partie de l’argent volé n’a jamais été retrouvée.

Pour nous accompagner dans la découverte de ce film, Marc Olry, distributeur de Lost Films, nous a éclairés dans les points de vue qui se sont exprimés lors du débat. Soirée très sympathique, que Marc Olry soit remercié.

Revenons à ce film de braquage, thème conventionnel, qui nous plonge dans le Londres des années 60, et le brin de nostalgie dont certains n’ont pas manqué de parler, il faut dire que tout y contribue : voitures anglaises vintage, jaguar, costumes, décor, bande son, nous rappelant ainsi nos jeunes années et nos excursions estivales outre-Manche.

L’entrée en matière est millimétrée et chronométrée, en témoignent les nombreux gros plans sur des objets tels que montres, chronomètres et autres instruments de mesure du temps : le temps est le fil rouge du film, un braquage est chronométré, le moindre retard peut tout faire échouer. En parallèle à ce thème du temps, vient naturellement s’ajouter celui de la ‘vitesse d’exécution’. Ce gros coup a été pensé, organisé, chronométré et finalement accompli sans que le sang soit versé, le chef, Paul Clifton, interprété par Stanley Baker, avait eu cette réplique définitive et sans appel : ‘nous n’avons pas besoin d’armes.’  La mécanique est en marche et Peter Yates nous en montre toutes les étapes: préparation, recrutement, repérages, chacun ayant un poste bien défini.

On pourrait penser que la première scène, celle de l’enlèvement d’un homme d’affaire et surtout de la mallette remplie de billets qu’il porte menottée au poignet, est une sorte de répétition d’un coup à venir, mais qui, lui, sera d’une toute autre envergure. Ce n’est pas tout à fait cela. Mais, en ce début de film inattendu, le réalisateur nous choisit comme complices : il nous embarque à bord de la voiture des malfaiteurs, une jaguar, roulant à toute blinde dans les rues de Londres, pour échapper aux policiers qui les ont repérés, amorçant des virages à droite puis brutalement à gauche sans nous laisser le temps de respirer, nous transpirons, nous nous cramponnons à notre siège, nous avons le vertige : quel exploit ! Et quelle idée nouvelle que de mettre une telle course-poursuite en début de film et non à la fin, comme c’est souvent le cas, la course-poursuite faisant monter notre adrénaline et dans la foulée, étant le prologue du dénouement du film.

Filmer ainsi dans les années 60, me paraît audacieux de la part du réalisateur qui prend le contrepied du film traditionnel de voleurs poursuivis par la police. Tout comme le temps, mesuré à la seconde près, les plans sont très rapprochés et serrés, les cadrages des visages nous font vraiment vivre cette poursuite infernale, qui nous laisse totalement épuisés à force d’avoir contracté notre corps dans ce fauteuil de cinéma. Quelques plans larges cependant, pour montrer des officiers de police dans leur bureau, ou plus tard pendant le vol, les malfaiteurs faisant la chaîne dans la nuit sur un talus en bord de voie ferrée, se jetant les sacs bourrés de billets du train postal jusque dans les coffres de leurs véhicules : travail précis et rapide interrompu par un train qui passe dans l’autre sens. On arrête tout pendant ces quelques minutes, y compris notre souffle.

Peu de psychologie des personnages, ce n’est pas ce qui intéresse le réalisateur. Très peu des scènes intimes, deux tout au plus. Un seul des braqueurs, Robinson, incarné par Frank Finley, qui a été spécialement extrait de la prison et dont l’évasion a elle aussi été bien orchestrée, seul Robinson est un peu le ‘maillon faible’ du groupe : ayant femme et enfant il ne veut pas replonger alors qu’il n’était sans doute pas loin d’avoir purgé sa peine.

Paul Clifton (Stanley Baker), allure élégante et physique charmeur n’est pas sans nous rappeler le Sean Connery de ces mêmes années : sa première apparition à l’écran avec sa femme Kate (Joanna Pettet) montre un gentleman tiré à quatre épingles, démarche assurée, dont le visage ne trahit aucune émotion : Paul est froid, impassible, toujours précis, parole sèche et cassante. Imposant sans qu’il ait besoin de dire un mot, son autorité ne saurait être remise en cause, ce qui est confirmé à deux ou trois reprises. Lui seul parviendra à s’échapper aux Etats-Unis, et ne sera arrêté que très tard, peut-être… comme ce fut le cas dans la réalité pour deux braqueurs.

Bien sûr, un tel film ne va pas sans un policier qui traque les malfrats : George Langdon, interprété par James Booth, a quelque chose du flegme entêté d’un commissaire britannique, jouant au jeu du chat et de la souris avec les malfrats qu’il connaît trop bien. Quant à l’équipe de policiers dans le commissariat, ils sont l’archétype du ‘bobby’ que nous avons vu dans des séries ou films des mêmes années, humour anglais garanti !

Voilà donc un film très moderne dans sa conception, très rythmé, sans temps mort. Des plans qui créent le suspense, de nombreux plans rapprochés qui nous mettent au cœur de l’action et des acteurs que nous connaissons peu de ce côté de la Manche mais qui n’en sont pas moins excellents, il suffit, par exemple, de regarder la filmographie de Stanley Baker pour s’en convaincre ; ou de se dire que le blond nommé Frank, interprété par Barry Foster, nous rappelle quelqu’un : Barry Foster sera cinq ans plus tard l’étrangleur à la cravate dans Frenzy d’Alfred Hitchcock.

Le film de Peter Yates a inspiré, à n’en pas douter, Gérard Oury et son Cerveau, il est cité dans Le Pacha de George Lautner et a également inspiré illustrateurs et romanciers. Un film qui mérite d’être redécouvert.       

Chantal

PUNCH-DRUNK LOVE, Paul Thomas ANDERSON

Dès la première scène, le spectateur est dérouté : où sommes-nous ? Qui est cet homme en costume bleu, visage avec un je-ne-sais-quoi d’étrange, qui parle au téléphone de coupons et de ‘miles’ à gagner ? Et puis cette deuxième scène où l’on voit un spectaculaire accident de voiture qui laisse l’homme en costume bleu tout aussi interloqué que le spectateur… Et que dire de ce véhicule rouge, genre camion de pompiers, débouchant de nulle part dans la troisième scène et dont une porte s’ouvre pour que quelqu’un, dont on ne voit que les mains, laisse tomber un piano-harmonium sur le trottoir ? Où sommes-nous et que se passe-t-il vraiment ? Est-ce un hangar ? L’homme en costume bleu est-il en train de rêver ? 

Tel est le début inattendu et déroutant du quatrième opus de Paul Thomas Anderson (PTA) récompensé à Cannes en 2002 par le prix de la mise en scène. C’est comme si on nous jetait les pièces d’un puzzle à la figure en nous disant « débrouillez-vous avec ça »

Paul Thomas Anderson a toujours fait preuve d’originalité dans ses scénarios ; cependant Punch-Drunk Love se distingue des films qui lui ont assuré sa stature de réalisateur (en particulier There Will Be Blood, 2007, et Phantom Thread dix ans plus tard)

Cet homme en costume bleu, trentenaire, s’appelle Barry Egan : il est lunaire et décalé, il n’entre pas dans les cadres, il est obsédé par ces coupons qui peuvent rapporter des ‘miles’ gratuits, alors qu’il n’a jamais pris l’avion, et semble avoir bien du mal à trouver sa place, au travail tout comme dans le cercle familial composé de ses sept sœurs, leurs conjoints et leurs enfants, des soeurs qui ne sont sans doute guère étrangères à son tempérament névrotique et obsessionnel, d’une certaine façon inadapté à la majorité des gens, parfois un peu autiste, et qui n’a pas réussi à se trouver une petite amie car visiblement il ne sait pas comment s’y prendre. Il est ‘bizarre’, (queer) pique des colères soudaines : il est capable de casser les baies vitrées de chez ses parents (il l’a fait quand il était jeune) et en fait une démonstration chez l’une de ses sœurs, avec un marteau, ou au restaurant en défonçant les toilettes, réaction faisant suite à la révélation de ses crises colériques d’une de ses sœurs auprès de Lena, cette jeune femme aux vêtements rouges, qui va bouleverser sa vie.

Etrange couple que celui que forment Barry et Lena, l’homme en costume bleu et la femme vêtue de rouge, l’un dans la couleur du rêve, l’autre dans celle de l’amour. Léna semble d’emblée certaine que ces deux couleurs vont se mélanger pour produire du violet (couleur qu’elle arbore lors de sa deuxième rencontre avec Barry), puis plus en avant dans le film , et peut-être dans ses certitudes concernant sa relation avec Barry, on la verra porter jupe et chemisier blancs : et voilà  la mariée, donnant la main à Barry toujours en costume bleu mais cette fois avec une cravate rouge, pour retrouver à Hawaï celle qui lui a chamboulé la tête et le cœur, et passer leur « nuit de noces » dans un hôtel à Hawaï. Scène on ne peut plus originale côté dialogue amoureux !

P.T. Anderson revisite totalement la rencontre amoureuse, loin des conventions et des clichés du genre, il nous emmène dans une course folle, onirique et magique, et déjoue le parcours presque obligé de la comédie romantique : tout est à contre-courant, provoquant des scènes comiques d’un type nouveau, des dialogues tout aussi inattendus et décalés, Barry ne possédant pas les codes traditionnels du langage amoureux, pas plus que Léna d’ailleurs : la nuit de ‘noces’ en est un bel exemple.

Le film de P.T. Anderson est aussi très pictural : certains plans nous rappellent Hopper : on voit beaucoup de cadres, de lignes verticales et horizontales, des rais de lumières sur des murs, des halos de lumière de lampadaires dans l’aube naissante ; on pense aussi à Warhol dans les scènes au supermarché avec les alignements infinis de produits de consommation courante, dont les célèbres boîtes de Campbell Soup, immortalisées par l’artiste. On pense aussi au cubisme dans sa façon de déconstruire et d’éclater les moments. Et enfin, ces sortes d’intermèdes de couleurs, les nuances de bleu et de rouge, déclinaisons des couleurs primaires, qui se fondent et fusionnent.

Barry est égaré, a du mal à savoir ce qu’il fait et pourquoi il le fait, combien de fois répète-t-il qu’il ‘ne sait pas’ (I don’t know) quand son entourage l’interroge avec des  ‘pourquoi’. Il est tantôt le vagabond amoureux, esquissant même quelques pas à la Chaplin, tantôt un héritier de Buster Keaton, visage froid et figé ;  c’est aussi quelqu’un de naïf qui ne voit pas la malhonnêteté de ceux qui veulent l’escroquer mais qui, dans ses accès de colère, devient dur et intraitable parce que les mots lui échappent et que seule la violence du poing parle : alors il ne s’en laisse pas conter et prend le dessus : la scène où il va à la rencontre Dean Trumbell (Philip Seymour Hoffman) en  témoigne. Dans une autre scène, celle où les sœurs appellent Barry à son travail pour s’assurer qu’il viendra à la fête familiale organisée pour l’anniversaire de l’une d’elles, P.T. Anderson fait usage du comique de répétition qui n’est pas sans rappeler les Marx Brothers.

Et puis il y a ce piano-harmonium que Barry a récupéré et mis soigneusement dans son bureau ; à quoi sert-il ? On ne sait pas vraiment. Est-ce un MacGuffin ? Peut-être. Toujours est-il que, lorsqu’il court chez Lena sortie de l’hôpital, Barry s’essouffle en portant cet harmonium encombrant (il est obligé de faire des contorsions pour pouvoir passer les différentes portes de corridors qui mènent à l’appartement de Lena : pour une fois, Barry se plie aux exigences des cadres ; Barry vient s’excuser auprès d’elle, ayant posé l’harmonium à sa porte : cet objet ne devient-il pas alors, symboliquement, le cadeau de mariage de Barry à Lena ? 

Avec Punch-Drunk Love, Paul Thomas Anderson a signé un film original et émouvant, drôle et grave — la solitude de Barry est parfaitement mise en lumière par un plan fugace mais soutenu, où, chez lui, il téléphone pour être en relation avec une femme à laquelle il pense pouvoir parler de façon naturelle, sincère et libératoire tandis qu’à l’autre bout du fil, la fille, Georgia ne lui parle que de sexe ; ce plan sur la table de cuisine, un couvert plus ou moins mis, deux chaises vides en face-à-face et voilà une rapide évocation de l’intimité de Barry, de sa solitude quotidienne. Scène émouvante, drôle par le dialogue avec Georgia mais encore une fois totalement décalée où les personnages qui se parlent sans se voir sont comme des lignes parallèles qui n’ont aucune chance de se rencontrer et de parler de la même chose.

Punch-Drunk Love mérite d’être vu deux fois pour en apprécier l’humour, les subtilités de la structure cinématographique et l’originalité ; et de façon générale, pour se délecter du grand talent de ce réalisateur, en s’évadant dans un monde étourdissant et quasi absurde dont seuls les deux protagonistes, hors normes, connaissent les codes, et dont l’un sera même capable de « faire rougir le bleu ».  

Vu par Chantal

PLAN 75, Chie Hayawaka

Ce premier long métrage de la réalisatrice japonaise n’a pas manqué d’être remarqué à Cannes en 2022 puisqu’il y remporte une Caméra d’or mention spéciale.

Pourtant, Chie Hayawaka  choisit un thème difficile mais qui, depuis une vingtaine d’années, est un sujet auquel toutes les sociétés sont confrontées : le vieillissement de la population, l’accompagnement des personnes en fin de vie, et l’aide à mourir dans la dignité. Sujet ô combien sensible auquel nous sommes tous, un jour ou l’autre, individuellement confrontés, soit pour nos proches, soit pour nous-mêmes…

En France, les révélations fracassantes sur les EPHAD et la façon dont les personnes âgées sont traitées, voire maltraitées, force nos gouvernants à se pencher de façon urgente sur la question – le font-ils vraiment ?- et donc à mettre en place des conditions d’accueil et d’accompagnement qui garantissent dignité et humanité. Ce sujet brûlant apporte chaque jour son lot d’écrit, comme le tout dernier ouvrage de Didier Eribon paru le 10 mai dernier, dans lequel il évoque sa mère qui mourut 7 semaines seulement après son entrée dans un EPHAD où elle était maltraitée. L’ouvrage s’intitule Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple.

Personne n’ignore que le Japon est le pays qui compte le plus grand nombre de personnes âgées et de centenaires. C’est aussi un pays dont la culture est très respectueuse des aînés et des ancêtres, considérés comme des sages, des modèles pour les jeunes générations et à qui on rend hommage de façon rituelle une fois qu’ils ne sont plus de ce monde.  

Les premiers plans du film de Chie Hayawaka, sorte de prologue, nous ont été décodés par Dimitri Ianni, spécialiste du cinéma japonais contemporain qui a animé le weekend japonais des Cramés de la Bobine : ses explications ont levé le voile sur le massacre d’une personne en fauteuil roulant suivi du suicide de l’assaillant. Pourquoi ce prologue glaçant ? Il s’agit d’un rappel, celui d’une tuerie dans un centre pour handicapés qui eut lieu le 26 juillet 2016, à Sagamihara près de Tokyo un jeune homme s’étant introduit dans la nuit, tuant à l’aide de couteaux 19 personnes et en blessant gravement 25 autres. Ce fait, très rare au Japon, a profondément choqué la population. La réalisatrice utilise ce drame pour introduire son sujet dans la mesure où l’assassin qui, contrairement à celui du film ne s’est pas ensuite donné la mort mais a été arrêté, avait expliqué qu’il avait fait cela pour le bien des personnes handicapées, que ces personnes incapables de communiquer sont « un fardeau » pour la société, et qu’ainsi il estime avoir rendu service à tout le monde, et en particulier à ces personnes dont la vie n’avait, selon lui, plus aucun sens. Le jeune homme, condamné à mort, avait clairement répété qu’il ne ferait pas appel de la décision finale, quelle qu’elle soit.

Hitler n’avait-il pas lui aussi décidé de l’élimination systématique des handicapés et malades mentaux  afin que ces personnes ‘inutiles’ aient une mort ‘charitable’ ?

Curieusement, cette scène d’ouverture violente sans être dans le voyeurisme, est accompagnée par la sonate n°5 de Mozart, produisant ainsi une forme d’oxymore entre ce qui se passe et ce que l’on entend, effet paradoxal, qui peut faire écho au contraste entre l’ultra violent Alex d’Orange Mécanique et la musique qu’il écoute sans cesse, la 9ème symphonie de Beethoven.

Qu’est-ce qu’un ‘plan’ dans le langage politique ? C’est tout simplement la mise en place d’une stratégie dont le but n’est autre que résoudre un problème. Quant au nombre 75 du titre, il représente l’âge à partir duquel un citoyen japonais peut légitimement prétendre au dit plan. Voilà donc ce que propose le gouvernement japonais dans le film de Chie Hayawaka : s’inscrire au Plan 75, c’est bénéficier d’une aide financière de 10,000 yens qui sera dépensée à loisir, d’une aide téléphonique quotidienne à raison de 15 minutes par jour, à condition d’accepter, le jour venu, votre propre mort assistée par injection létale. Bien sûr, le film se situe dans un avenir non déterminé mais qui semble pourtant si proche, une dystopie donc, mais est-on vraiment dans la science-fiction… Richard Fleischer n’avait-il pas déjà traité ce sujet dans Soleil vert où le dernier moment de vie du héros Solomon Roth incarné par E. G. Robinson, était à la fois une ode à la vie et le couperet glaçant et sans appel de la mort. Cette scène trouve d’ailleurs un écho dans le film de Chie Hayawaka, lorsque Hirumo pénètre dans le centre d’euthanasie à la recherche de son oncle qui a décidé d’aller jusqu’au bout du processus, tout comme Frank Thorn, incarné par Charlton Heston, cherche désespérément son ami Solomon dans une des salles d’euthanasie. Richard Fleischer allait bien au-delà de Chie Hayawaka en matière de recyclage des morts….

Ce plan 75 est savamment présenté et vendu par des fonctionnaires d’Etat dont le jeune Hirumo fait partie. Sourire aux lèvres, on le voit expliquer aux ‘clients’, futurs membres du plan en quoi ce dernier consiste, ce à quoi ils ont droit, le tout à l’aide d’une brochure rappelant celles que présenterait une agence de voyage…

L’héroïne du film, Michi, incarnée avec retenue et justesse par Chieko Baishō, actrice connue au Japon, travaille toujours à l’âge avancé de 78 ans pour pouvoir subvenir tant soit peu à ses besoins. C’est à partir du moment où elle n’a plus de travail, qu’elle croise un bénévole qui, distribuant des repas aux plus démunis, lui propose une soupe, c’est cet instant précis, sorte d’humiliation aux yeux de Michi, qui va la pousser à candidater au plan 75.

La douce Michi va prendre plaisir aux appels téléphoniques quotidiens de la personne dévouée à cette mission; plaisir qui va même l’amener à transgresser une règle : celle de ne pas tisser un lien avec cette jeune personne du téléphone. Et pourtant, l’employée tout comme Michi vont vivre ensemble des moments de joie au bowling par exemple, partageant une boisson ou une glace, des petits riens qui créent un lien social, extirpe Michi de la solitude et lui montre autre chose qu’un après-midi passé avec d’autres personnes âgées en moins bonne condition physique et mentale qu’elle. Ces scènes-là sont animées, et chaleureuses, mais aussi bouleversantes par l’émotion qu’elles suscitent chez Michi.

Ces scènes, dominées par la joie de vivre, la gaité et l’enthousiasme des jeunes qui se détendent au bowling, contrastent avec les moments plus sombres d’attente à des guichets par exemple, mais surtout avec les coulisses du plan 75. Car qu’y a-t-il derrière ce que présente la belle brochure que Hirumo tend à chaque ‘clients’ ? Il y a des cadavres que l’on dépouille de leurs possessions (objets personnels, montres, sacs, vêtements) : tout est soigneusement trié pour être envoyé ici ou là, les corps sont incinérés, de préférence en groupe, cela coûte moins cher, quant aux restes, aux ossements, ils sont aussi recyclés…. Toute cette procédure, avec sa mécanique implacable, rappelle celle des camps d’extermination mis en place par les nazis, ou plus tard par Khmers Rouge. Tout est terrifiant : circulez, il n’y a rien à voir…

Voilà donc une organisation bien huilée, rien n’est laissé au hasard, le tout est montré de façon sobre mais glaçante, ce qui permet à Hirumo et à la jeune Maria qui travaille dans le centre d’euthanasie où elle trie les objets récupérés sur les défunts, de s’interroger sur le bien-fondé d’une telle entreprise : jusqu’où peut-on accepter cette mort calculée, dont le processus est si rigoureusement codifié, sans affect ?

Au moment où il conduit son oncle au centre d’euthanasie, Hirumo ne cesse de lui demander s’il veut aller jusqu’au bout, l’oncle pourrait changer d’avis et renoncer, c’est ce que son neveu essaie de lui faire comprendre. Or, aller jusqu’au bout, c’est être pris dans un engrenage dont on ne peut plus échapper. Michi, quant à elle, saura trouver le grain de sable qui enrayera la machine…. Note d’espoir, enfin !

La nuit domine, le sombre est choisi presque pour chaque plan. On a beaucoup de cadrages géométriques, signe de la science-fiction sans doute : les poutres des bâtiments, les guichets qui s’alignent  les uns après les autres, les ouvertures, cadres de portes et fenêtres, les box dans lesquels les candidats à la mort assistée sont allongés, séparés par un simple rideau presque transparent et parfois mal fermé permettant ainsi le coup d’œil de Michi sur l’oncle de Hirumo, avec son masque, les yeux  déjà fermés….

Le film de Chie Hayawaka interroge beaucoup : la vieillesse, bien sûr, mais aussi la solitude, les difficultés économiques et sociales des personnes âgées : quel travail peut-on encore accomplir lorsqu’on a plus de 70 ans ? Une vie de travail bien remplie n’est-elle suffisante pour pouvoir espérer profiter au mieux de quelques années encore ? Comment l’euthanasie à grande échelle, organisée et planifiée pourrait- elle être envisagée par un gouvernement à priori ‘démocratique’ ? Comment peut-on envisager la vieillesse comme passage inutile de la vie, a fortiori dans une culture qui voue un respect aux aînés comme peu d’autres le font ? La jeunesse représentée par Hirumo, Maria et Yoko (l’employée au téléphone) sont les voix qui s’interrogent : jusqu’où est-il possible d’aller ? Peut-être se demandent-ils s’ils ne sont pas eux-mêmes les rouages qui rendent l’euthanasie et l’eugénisme possibles ?  Prise de conscience à coup sûr pour Hirumo qui trouvera en Maria une complice pour éviter à son oncle une crémation de masse dans l’anonymat et l’indifférence totale.

Voilà un film dérangeant, qui pose des questions cruciales sur la vieillesse et la fin de vie. Chie Hayawaka reste sobre et filme des personnages dans leur dignité et leur humanité. On note beaucoup de silences, une bande son discrète et sans aucun effet lyrique. Il ne nous reste plus qu’à réfléchir sur notre propre condition et nos choix de fin de vie. Le dernier plan nous redonne espoir.    

Chantal