PLAN 75, Chie Hayawaka

Ce premier long métrage de la réalisatrice japonaise n’a pas manqué d’être remarqué à Cannes en 2022 puisqu’il y remporte une Caméra d’or mention spéciale.

Pourtant, Chie Hayawaka  choisit un thème difficile mais qui, depuis une vingtaine d’années, est un sujet auquel toutes les sociétés sont confrontées : le vieillissement de la population, l’accompagnement des personnes en fin de vie, et l’aide à mourir dans la dignité. Sujet ô combien sensible auquel nous sommes tous, un jour ou l’autre, individuellement confrontés, soit pour nos proches, soit pour nous-mêmes…

En France, les révélations fracassantes sur les EPHAD et la façon dont les personnes âgées sont traitées, voire maltraitées, force nos gouvernants à se pencher de façon urgente sur la question – le font-ils vraiment ?- et donc à mettre en place des conditions d’accueil et d’accompagnement qui garantissent dignité et humanité. Ce sujet brûlant apporte chaque jour son lot d’écrit, comme le tout dernier ouvrage de Didier Eribon paru le 10 mai dernier, dans lequel il évoque sa mère qui mourut 7 semaines seulement après son entrée dans un EPHAD où elle était maltraitée. L’ouvrage s’intitule Vie, vieillesse et mort d’une femme du peuple.

Personne n’ignore que le Japon est le pays qui compte le plus grand nombre de personnes âgées et de centenaires. C’est aussi un pays dont la culture est très respectueuse des aînés et des ancêtres, considérés comme des sages, des modèles pour les jeunes générations et à qui on rend hommage de façon rituelle une fois qu’ils ne sont plus de ce monde.  

Les premiers plans du film de Chie Hayawaka, sorte de prologue, nous ont été décodés par Dimitri Ianni, spécialiste du cinéma japonais contemporain qui a animé le weekend japonais des Cramés de la Bobine : ses explications ont levé le voile sur le massacre d’une personne en fauteuil roulant suivi du suicide de l’assaillant. Pourquoi ce prologue glaçant ? Il s’agit d’un rappel, celui d’une tuerie dans un centre pour handicapés qui eut lieu le 26 juillet 2016, à Sagamihara près de Tokyo un jeune homme s’étant introduit dans la nuit, tuant à l’aide de couteaux 19 personnes et en blessant gravement 25 autres. Ce fait, très rare au Japon, a profondément choqué la population. La réalisatrice utilise ce drame pour introduire son sujet dans la mesure où l’assassin qui, contrairement à celui du film ne s’est pas ensuite donné la mort mais a été arrêté, avait expliqué qu’il avait fait cela pour le bien des personnes handicapées, que ces personnes incapables de communiquer sont « un fardeau » pour la société, et qu’ainsi il estime avoir rendu service à tout le monde, et en particulier à ces personnes dont la vie n’avait, selon lui, plus aucun sens. Le jeune homme, condamné à mort, avait clairement répété qu’il ne ferait pas appel de la décision finale, quelle qu’elle soit.

Hitler n’avait-il pas lui aussi décidé de l’élimination systématique des handicapés et malades mentaux  afin que ces personnes ‘inutiles’ aient une mort ‘charitable’ ?

Curieusement, cette scène d’ouverture violente sans être dans le voyeurisme, est accompagnée par la sonate n°5 de Mozart, produisant ainsi une forme d’oxymore entre ce qui se passe et ce que l’on entend, effet paradoxal, qui peut faire écho au contraste entre l’ultra violent Alex d’Orange Mécanique et la musique qu’il écoute sans cesse, la 9ème symphonie de Beethoven.

Qu’est-ce qu’un ‘plan’ dans le langage politique ? C’est tout simplement la mise en place d’une stratégie dont le but n’est autre que résoudre un problème. Quant au nombre 75 du titre, il représente l’âge à partir duquel un citoyen japonais peut légitimement prétendre au dit plan. Voilà donc ce que propose le gouvernement japonais dans le film de Chie Hayawaka : s’inscrire au Plan 75, c’est bénéficier d’une aide financière de 10,000 yens qui sera dépensée à loisir, d’une aide téléphonique quotidienne à raison de 15 minutes par jour, à condition d’accepter, le jour venu, votre propre mort assistée par injection létale. Bien sûr, le film se situe dans un avenir non déterminé mais qui semble pourtant si proche, une dystopie donc, mais est-on vraiment dans la science-fiction… Richard Fleischer n’avait-il pas déjà traité ce sujet dans Soleil vert où le dernier moment de vie du héros Solomon Roth incarné par E. G. Robinson, était à la fois une ode à la vie et le couperet glaçant et sans appel de la mort. Cette scène trouve d’ailleurs un écho dans le film de Chie Hayawaka, lorsque Hirumo pénètre dans le centre d’euthanasie à la recherche de son oncle qui a décidé d’aller jusqu’au bout du processus, tout comme Frank Thorn, incarné par Charlton Heston, cherche désespérément son ami Solomon dans une des salles d’euthanasie. Richard Fleischer allait bien au-delà de Chie Hayawaka en matière de recyclage des morts….

Ce plan 75 est savamment présenté et vendu par des fonctionnaires d’Etat dont le jeune Hirumo fait partie. Sourire aux lèvres, on le voit expliquer aux ‘clients’, futurs membres du plan en quoi ce dernier consiste, ce à quoi ils ont droit, le tout à l’aide d’une brochure rappelant celles que présenterait une agence de voyage…

L’héroïne du film, Michi, incarnée avec retenue et justesse par Chieko Baishō, actrice connue au Japon, travaille toujours à l’âge avancé de 78 ans pour pouvoir subvenir tant soit peu à ses besoins. C’est à partir du moment où elle n’a plus de travail, qu’elle croise un bénévole qui, distribuant des repas aux plus démunis, lui propose une soupe, c’est cet instant précis, sorte d’humiliation aux yeux de Michi, qui va la pousser à candidater au plan 75.

La douce Michi va prendre plaisir aux appels téléphoniques quotidiens de la personne dévouée à cette mission; plaisir qui va même l’amener à transgresser une règle : celle de ne pas tisser un lien avec cette jeune personne du téléphone. Et pourtant, l’employée tout comme Michi vont vivre ensemble des moments de joie au bowling par exemple, partageant une boisson ou une glace, des petits riens qui créent un lien social, extirpe Michi de la solitude et lui montre autre chose qu’un après-midi passé avec d’autres personnes âgées en moins bonne condition physique et mentale qu’elle. Ces scènes-là sont animées, et chaleureuses, mais aussi bouleversantes par l’émotion qu’elles suscitent chez Michi.

Ces scènes, dominées par la joie de vivre, la gaité et l’enthousiasme des jeunes qui se détendent au bowling, contrastent avec les moments plus sombres d’attente à des guichets par exemple, mais surtout avec les coulisses du plan 75. Car qu’y a-t-il derrière ce que présente la belle brochure que Hirumo tend à chaque ‘clients’ ? Il y a des cadavres que l’on dépouille de leurs possessions (objets personnels, montres, sacs, vêtements) : tout est soigneusement trié pour être envoyé ici ou là, les corps sont incinérés, de préférence en groupe, cela coûte moins cher, quant aux restes, aux ossements, ils sont aussi recyclés…. Toute cette procédure, avec sa mécanique implacable, rappelle celle des camps d’extermination mis en place par les nazis, ou plus tard par Khmers Rouge. Tout est terrifiant : circulez, il n’y a rien à voir…

Voilà donc une organisation bien huilée, rien n’est laissé au hasard, le tout est montré de façon sobre mais glaçante, ce qui permet à Hirumo et à la jeune Maria qui travaille dans le centre d’euthanasie où elle trie les objets récupérés sur les défunts, de s’interroger sur le bien-fondé d’une telle entreprise : jusqu’où peut-on accepter cette mort calculée, dont le processus est si rigoureusement codifié, sans affect ?

Au moment où il conduit son oncle au centre d’euthanasie, Hirumo ne cesse de lui demander s’il veut aller jusqu’au bout, l’oncle pourrait changer d’avis et renoncer, c’est ce que son neveu essaie de lui faire comprendre. Or, aller jusqu’au bout, c’est être pris dans un engrenage dont on ne peut plus échapper. Michi, quant à elle, saura trouver le grain de sable qui enrayera la machine…. Note d’espoir, enfin !

La nuit domine, le sombre est choisi presque pour chaque plan. On a beaucoup de cadrages géométriques, signe de la science-fiction sans doute : les poutres des bâtiments, les guichets qui s’alignent  les uns après les autres, les ouvertures, cadres de portes et fenêtres, les box dans lesquels les candidats à la mort assistée sont allongés, séparés par un simple rideau presque transparent et parfois mal fermé permettant ainsi le coup d’œil de Michi sur l’oncle de Hirumo, avec son masque, les yeux  déjà fermés….

Le film de Chie Hayawaka interroge beaucoup : la vieillesse, bien sûr, mais aussi la solitude, les difficultés économiques et sociales des personnes âgées : quel travail peut-on encore accomplir lorsqu’on a plus de 70 ans ? Une vie de travail bien remplie n’est-elle suffisante pour pouvoir espérer profiter au mieux de quelques années encore ? Comment l’euthanasie à grande échelle, organisée et planifiée pourrait- elle être envisagée par un gouvernement à priori ‘démocratique’ ? Comment peut-on envisager la vieillesse comme passage inutile de la vie, a fortiori dans une culture qui voue un respect aux aînés comme peu d’autres le font ? La jeunesse représentée par Hirumo, Maria et Yoko (l’employée au téléphone) sont les voix qui s’interrogent : jusqu’où est-il possible d’aller ? Peut-être se demandent-ils s’ils ne sont pas eux-mêmes les rouages qui rendent l’euthanasie et l’eugénisme possibles ?  Prise de conscience à coup sûr pour Hirumo qui trouvera en Maria une complice pour éviter à son oncle une crémation de masse dans l’anonymat et l’indifférence totale.

Voilà un film dérangeant, qui pose des questions cruciales sur la vieillesse et la fin de vie. Chie Hayawaka reste sobre et filme des personnages dans leur dignité et leur humanité. On note beaucoup de silences, une bande son discrète et sans aucun effet lyrique. Il ne nous reste plus qu’à réfléchir sur notre propre condition et nos choix de fin de vie. Le dernier plan nous redonne espoir.    

Chantal 

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