Yurt de Nehir TUNA

C’est peu dire que Yurt est un film à la fois puissant et complexe – fort, voire par moments insupportable à une première vision, subtil pour la thématique de la laïcité et de l’intégrisme qu’il croise et fond aux niveaux familial, social, politique, et bien sûr religieux. Le spectateur épouse le point de vue interne du jeune Ahmet, 14 ans – un nom qui, à une lettre près, n’est pas sans rappeler le film des frères Dardenne de 2019, Le jeune Ahmed, mettant en scène un garçon dont on suivait le lent et terrible endoctrinement islamiste et la tentation, ultimement refusée, d’un passage à l’acte violent. Mieux, ou pire, il ressent les doutes, les brimades subies, les désirs flous de cet adolescent bouillonnant – pour reprendre le titre de l’affiche du film : il les prend en pleine figure ; il vit dans sa chair le saccage d’une enfance dans le huis-clos étouffant d’une yurt, d’un pensionnat religieux, il chavire avec le cadrage serré sur les gifles endurcissant les jeunes pensionnaires, sur les dortoirs quasiment concentrationnaires où rancissent les peurs et marinent les pulsions refoulées, il suit et redouble le regard d’Ahmet surprenant par une lucarne blafarde une scène interdite, sans doute d’amour homosexuel entre son ami pauvre et mentor mi-intégriste, mi-subversif Hakan et Yakup Hodja, le directeur de l’institution censé incarner la loi, la seule prière, le mépris et la contrainte des corps. On l’accompagne même la porte fermée sur la punition, ou plutôt les sévices qui l’attendent de la part du hodja, enseignant coranique, pour avoir manqué à une foi et à une loi qui ne disent jamais leur nom, n’expliquent jamais leurs raisons, mais imposent leurs marques indélébiles sur les corps et sur les âmes. Et l’on ressent, plus confusément, l’arrière-plan religieux de cette année 1996, la lutte entre le gouvernement laïc et les mouvements intégristes réfractés, condensés, dramatisés dans la conscience du héros qui se voit frapper par un kémaliste dans sa loge du pensionnat ou se cache d’un groupe de jeunes violents pour entrer dans son yurt. On aurait tort- me rappelait Henri – d’idéaliser les laïcs, quand on sait que Mustapha Kémal fut un leader nationaliste, largement responsable du massacre arménien…Et l’on sait sur quelle synthèse obscurantiste et totalitaire du nationalisme et du religieux un certain Erdogan a assis son pouvoir ces dernières années.

En écoutant la présentation, sans notes, de Marie-Annick, voyant ce film fiévreux qui m’a énormément plu, en définitive, mais pris à la gorge, au point que sans la présence amicale de mes amis Cramés, je serais peut-être parti en pleine séance, ce qui ne m’arrive quasiment jamais, je n’ai pu m’empêcher de penser au superbe film de Marco Bellochio L’Enlèvement que Martine et Georges nous avaient proposé dans le cadre du week-end italien d’octobre 2023. C’était un peu la même histoire d’un endoctrinement religieux, mais cette fois-ci catholique – un enfant juif arraché à sa famille – mais avec bien des différences : le point de vue et la souffrance chez Bellochio de la famille autant que de l’enfant, une narration plus omnisciente, le faste de l’Eglise romaine, une fanatisation hélas quasiment définitive de la victime là où, chez le cinéaste turc, tout se passe dans l’obscurité de l’institution, mais qu’un rai de lumière semble éclairer le garçon : vous me direz que son père devient le nouvel hodja, que son fils est obligé de rentrer dans le rang mais on peut espérer qu’après sa fugue avec Hakan, cette escapade en couleur au sein de la nature, rien ne sera plus tout à fait comme avant, que si le corps est soumis, l’âme reste indéfectiblement libre ou à tout le moins réticente. On remarquera d’ailleurs que le passage d’un noir et blanc oppressant assez proche de l’atmosphère pré-nazie (tous les totalitarismes se valent !) du Ruban blanc de Michael Haneke à l’explosion des couleurs, celles de la vie, de la nature ondoyante, des saveurs âpres d’une lutte adolescente n’est pas aussi explicite et libératrice qu’il y paraît : la machine intégriste n’a pas dit son dernier mot, l’affrontement entre le père et le fils, grand moment d’amour-haine où le garçon révolté blesse son géniteur fanatique pour l’étreindre l’instant d’après, est encore à venir, avec la victoire apparente du père. Le message de Nehir Tuna est donc en demi-teinte…

Un débat passionnant entre Jean-Pierre et Georges s’est élevé sur la question de savoir si la relation entre Ehmet et Hakan était simplement amicale ou plutôt amoureuse, et partant, homosexuelle. Les gestes des deux ados dans le dortoir, cet index à la fois pointé et hésitant entre les deux couches, l’autorité ambigüe exercée sur Ahmet le cadet par Hakan son aîné, d’autant plus frondeur qu’il paraissait endoctriné, tout plaide pour une relation amicale mais leur lutte très charnelle, à même le sol, dans sa dimension d’amour-haine, peut jeter le trouble. Est-il toutefois si important de trancher ? On peut penser que chacun voit en l’autre son double possible, un double honni ou désiré, le fantôme de sa liberté ou le masque de son aliénation…Son moi « écureuil » ou son moi « rat »…

Toujours est-il qu’Ahmet, déchiré ente son milieu bourgeois et l’extraction populaire de son ami, entre la laïcité diurne et cette yurt obscurantiste, entre le plaisir solitaire, l’attirance pour une jeune fille de sa classe d’anglais, et ses possibles pulsions pour Hakan, ne sait plus où il en est. On serait déboussolé à moins, surtout quand on a un père aussi autoritaire, que la mère ne parvient pas à raisonner et contrebalancer, même en s’affirmant avec force dans sa cuisine ou en descendant de voiture dans un accès de révolte et de colère – mais elle doit bientôt regagner de force le véhicule familial.

Le personnage du père – autre force du film – si odieux soit-il avec les siens, ne parvient pas à nous être totalement antipathique. Le réalisateur suggère aussi qu’il aime son fils et sa femme, qu’il joue tendrement avec Ahmet, l’embarque dans une parodie de rodéo voiture, croit bien faire et travailler à sa propre « rédemption » même si, entrepreneur construisant des dortoirs, il sert aussi ses intérêts économiques en travaillant pour le pensionnat. Si curieux que paraisse une telle coercition exercée sur les siens pour solder son propre passé ou se déculpabiliser de ses manques – Nehir Tuna exorcisant ainsi son propre histoire avec son père – on comprend, comme dit Jean Renoir dans La Règle du jeu, que « chacun a ses raisons ». Ce père détestable est aussi aimé – la lumière éteinte sur un carton noir d’hommage au père du cinéaste en fait foi. Oui, ce sont nos amis et nos proches qui, souvent, nous font le plus mal.

Claude

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