Comme dans un fragile esquif, au début ça tanguait. A l’invitation de l’oiseau qui tournoie dans le ciel ou de celui qui commence une sorte de conversation sur la passerelle, je suis partie confiante. Ensuite, de plus en plus c’est devenu terriblement inconfortable, avec des images qui sautent, qui sursautent, qui courent presque et bouleversent jusqu’à la nausée. Je ressentais une angoisse, un désarroi. Puis soudain plan fixe sur les fleurs de la prairie, sur les herbes blondes qui se couchent sous le vent. L’enfant, qui s’est enfuie du squat familial pour échapper à la folie d’un père extravagant qui la ramène à la maison sur sa trottinette électrique, puis lui annonce son mariage et exige qu’elle essaie une combinaison mauve aux motifs de panthère qui sera son costume de demoiselle d’honneur, a traversé, surmonté, laissé derrière elle le quartier, la violence, les multiples passerelles et passages sous grillages qui mènent à la prairie. Elle s’affale, s’apaise et s’endort, malgré les vents violents qui bousculent les grandes herbes. A ce moment-là, je suis embarquée. La nausée, l’angoisse, le désarroi sont les siens. Je les partage, je suis aux aguets, prête à trembler avec elle. Après la violence verbale et l’incohérence du père annonçant son mariage, quel contraste soudain, au matin, sous la douceur du cheval blanc qui souffle et approche !
Depuis les premières images, cette enfant, Bailey, armée de son téléphone, filme tout, les oiseaux, les scènes familiales, la nature et jusqu’aux naseaux du cheval qui s’avance. Elle ne subit pas. Elle est active. Elle est volontaire, énergique et très forte.
C’est dans la prairie qu’apparaît soudain l’homme vêtu d’une jupe aux mouvements souples et dansants, qu’elle refuse d’abord de rencontrer, puis qu’elle suit et qu’elle recherche : I’m BIRD. Bird, c’est son nom. Est-il réel ? Bailey n’en doute pas. Elle va même lui fournir le moyen de retrouver son père. Mais le spectateur continue de s’interroger tout au long du film. Par exemple au moment de la confrontation avec le supposé père de Bird. Celui-ci dit que son fils est mort. Bird serait-il un fantôme ? Dans le bus qui les ramène de la plage, Bailey fait le test de la « brûlure indienne » : elle serre le poignet de Bird dans ses mains qu’elle tord chacune en sens opposé, jusqu’à provoquer une douleur insupportable de brûlure. Elle a douté. Elle se rend à l’évidence, il est réel.
Bailey est familière des oiseaux, de celui qu’elle filme au tout début, de ceux qui l’accompagnent, qui la protègent, de celui qui porte un mot à l’amie de son frère, Hunter. Bird est un autre oiseau, une autre réalité, la force de son imaginaire, l’expression de sa confiance dans la vie, la légèreté qui lui fait surmonter la noirceur des squats, de la brutalité, de la violence, des dangers. C’est ce qui fait d’elle une championne de l’espoir.
Le film commence tout en douceur avec en ouverture, cette marche silencieuse de deux femmes de dos. Elles avancent sur ce long pont pour une promenade en automne. La scène nous semble au ralenti tant les mouvements des corps sont fluides, corps qui par moment se touchent puis se séparent. Tout est calme, le paysage est beau, un peu brumeux et les couleurs automnales. Le calme nous enrobe…. On a envie de se lover dans son fauteuil. A cette promenade, succède un matin ordinaire et l’on regarde Angie et Pat, couple de soixantenaires dans leurs rituels de début de journée. Telle une petite danse mille fois répétée. L’une place les feuilles de thé dans la théière, l’autre verse l’eau. On assiste à cette chorégraphie du quotidien longuement éprouvée. Les petits rituels défilent sous nos yeux, touchants dans leur simplicité. Angie et Pat couple de femme depuis quarante ans, vivent harmonieusement leur histoire au sein de Honk Hong. La famille de Pat est devenue au fil du temps la famille d’Angie. Mamie Angie pour certains, tante Angie pour d’autres…. Les deux femmes sont aimées, entourées, elles sont heureuses, rien ne semble venir rompre cette vie bien installée, sereine en apparence. Les scènes au marché nous montrent leur joie à retrouver leurs commerçants, leurs produits, leur plaisir au repas familial qui se prépare. Elles se réjouissent de ce moment à venir.
Et la famille est là … le frère de Pat et sa femme, leurs deux enfants adultes petits trentenaires, le mari de la fille et les tout petits, garçon et fille. Tout le monde semble plaisir à ce nouveau repas partagé. On joue, on rit, on taquine … une belle entente familiale. Quelques zones d’ombre apparaissent toutefois. Une remarque d’Angie qui donne un cendrier à son beau-frère fumant sur le balcon quand il semble comme pris en faute. Le prix d’un alcool qui suscite réflexion chez la femme du frère – NOUS sommes des gens simples. Comme une timidité ou le fait de masquer une différence, un autre monde. Le visage de son mari s’assombrit …son corps se voute. En parallèle les deux enfants du couple, semblent aimer sans frein les deux femmes qui les reçoivent. On comprend vite qu’elles ont contribué à aider financièrement pour leur faciliter la vie. Une petite enveloppe tendue, une boite avec le reste du repas, prévu certainement en trop grosse quantité à cet effet. Chacun repart ou reste sur place satisfait. Mais le soir même, Pat meurt subitement. Tout s’arrête ! La famille accourt autour d’Angie pour la soutenir. Les premières difficultés, une fois Angie relevée, vont être de trouver le lieu ou reposera la défunte.
Pat voulait que ses cendres soient dispersées en mer. Angie le dit clairement à plusieurs reprises. Mais un nouveau personnage survient, sorte de voyant gourou qui estime que ce n’est pas le bon choix et propose un colombarium. La famille suit. On lit l’incompréhension chez Angie qui répète et répète le souhait de Pat sans être finalement écoutée. Les gros plans sur son visage laissent apparaitre le doute, l’incompréhension, puis une colère sourde quand elle réalise ne pas être écoutée. Elle doit s’imposer. Comme dans cette séance lors de la cérémonie ou le voyant lui demande de se placer en arrière avec les amis. La colère devient motrice et elle s’impose finalement, ne laisse pas le choix. Nous la retrouvons ensuite chez le notaire quand elle apprend avec la famille que sans testament, elle n’hérite d’aucun des biens de sa compagne. Tout ira au frère de Pat. Et particulièrement leur appartement, sa maison, son lieu de vie depuis 30 ans. L’incrédulité se lit sur elle, elle n’y croit pas. La colère grandit…. Au-delà de toute démarche, c’est un combat contre elle-même qui se met en place. On peut deviner ce qui se joue mentalement. Elle bataille contre l’injustice de la situation, peut-être une colère contre sa compagne, contre les protagonistes qui eux-mêmes peu à l’aise et remettant sans arrêt discussions et décisions à plus tard, grignotent peu à peu ses certitudes. Quelques phrases par ci, par-là, des membres de la famille lui font peu à peu comprendre que tout va changer. Il lui faudra la lecture libératrice d’une ébauche de testament pour qu’elle prenne les décisions à venir. Notre personnage pourra alors également vivre symboliquement la dispersion des cendres remplacées par des pétales de fleurs. Entourées de ses amis, comme une nouvelle famille. Famille de cœur …
Le film se termine paisiblement sur les souvenirs d’Angie quand les deux amoureuses à la fin de la promenade ouvrant le film, s’embrassent enlacées. La boucle est ainsi joliment bouclée. A l’évocation de ce souvenir, Angie semble avoir retrouvé la paix. Il faut savoir que dans la langue chinoise le mot- maison et – famille est illustré par le même caractère . Pour Angie la perte est donc totale. Le réalisateur a voulu questionner sur ce qu’est une famille, les liens du sang, les liens du cœur. Quelle place occupe le compagnon ou compagne à qui l’ont n’accorde pas de droit ? A Honk Hong, pas de droit au mariage pour les couples gays, qui pourrait mettre l’autre à l’abri. Mais bien évidemment que l’histoire est universelle. Parfois, quand la loi n’autorise pas le mariage entre gens du même sexe ou encore par méconnaissance ou désinformation de lois existantes. Nous avons tous parmi nos proches des personnes dans cette situation, homosexuels ou hétérosexuels. Seul le mariage protège aux yeux des lois établies. Au fil du film, on ressent très vite le fossé existant entre le couple formé par Pat et Angie et la famille au sens large. Les deux femmes ont réussi socialement, elles partagent les fruits de leurs succès. Elles ont le luxe de la générosité. En parallèle la famille du frère est insatisfaite. Le travail est dur, les logements sont exigus, la frustration est quotidienne. L’arrivée de cet héritage leur permet d’entrevoir un avenir peut être plus facile. Pour le frère de Pat, une nouvelle dignité. Quitte à sacrifier celle qui dispute l’héritage, qui a travaillé au côté de Pat pour cette réussite sociale. On peut penser que les freins, les culpabilités vont s’atténuer, perdre de leurs couleurs au fil du temps, reléguant Angie à l’arrière-plan. Il n’y a pas de « méchant » dans cette histoire. Les circonstances sont telles que chacun est face à ses décisions laissant surement un peu de lui-même. Tout ira bien – est une histoire dramatique contée avec beaucoup de délicatesse. Le visible comme l’invisible permet à chacun de s’interroger sur sa propre place au sein de sa famille. On est nécessairement touché par l’histoire de cette famille qui se délite à la perte de l’un des membres. Je le répète, l’histoire est universelle et résonne nécessairement et utilement.
Le choc des photos…Le poids des mots…Le souffle coupé, quand on découvre les atrocités du racisme que ce soit en Afrique du Sud, aux USA ou n’importe où dans le monde, puisque ce fléau sévira tant que la domination de ceux qui se croient supérieurs discriminera des victimes ciblées !?
Loin de découvrir cette réalité, puisque vieille militante antiraciste, oui ce film m’a néanmoins coupé le souffle, bloqué la parole … Envahie par les émotions déclenchées par le superbe documentaire de Raoul Peck sur l’excellent photographe sud-africain Ernest Cole. J’avais pourtant vu dernièrement, certains de ses clichés noirs et blancs, si puissants, au Musée de l’apartheid de Johannesburg qui m’avait bien évidemment bouleversée !
Mais en revoyant ces images si fortes, empreintes de tant d’injustices, s’est ravivée, comme pour tout un chacun, l’horreur de ce régime raciste de l’apartheid, institutionnalisé par les blancs pourtant archi minoritaires, face au peuple noir. Ce régime s’imposa dans la violence jusqu’en avril 1994, avant la libération et l’élection de Mandela (alors plus « vieux » prisonnier du monde !) et de l’ANC. Ernest Cole a pu démontrer aussi que racisme et misère frappaient les noirs autant aux USA qu’en Afrique du sud. Réalité toujours d’actualité, et malheureusement déjà exacerbée par le retour de Trump au pouvoir vis-à-vis des noirs et des latinos !
Dans le documentaire de R. Peck, des extraits de films nous rappellent également des évènements dramatiques, vécus entre autres dans les townships, à Soweto ou à Sharpeville situé à 50 Km de Johannesburg. Répression policière, massacre de noirs dont des enfants, des collégiens … protestant contre les discriminations et les lois oppressives. C’est d’ailleurs suite au massacre de Sharpeville le 21 Mars 1960 que l’ONU déclara ce 21 mars Journée internationale pour l’élimination de la discrimination raciale. D’ailleurs, à cette occasion et depuis des décennies le comité montargois du MRAP (Mouvement contre le Racisme et pour l’ Amitié entre les peuples), organise des actions en ce sens. En 2025, nous prévoyons des expositionsdu 17 au 30 mars à la Maison des Associations de Chalette, réalisées par des jeunes et par le MRAP national, ainsi qu’un temps fort d’échanges, vidéos, débats avec des partenaires associatifs engagés dans la lutte contre le racisme, vendredi 21 mars de 9H à 18H.
Venez nombreux poursuivre la réflexion sur ce thème!
Et encore merci aux Cramés de la Bobine de programmer de tels films si intéressants, que le MRAP soutient.
Pedro Almodóvar n’en est certes pas à son premier essai, pas davantage à son premier coup de maître, mais il signe là un film qui se démarque à plusieurs titres de ce qu’il a tourné jusqu’à présent : il tourne en anglais pour la seconde fois, il filme aux Etats-Unis, plus précisément à New York et dans l’état du même nom, il traite d’un sujet sensible et délicat dont nos gouvernants ont du mal à s’emparer : la fin de vie et le choix de mourir quand un être humain l’a décidé.
Le réalisateur a choisi deux actrices qui ne sont plus novices elles non plus : Tilda Swinton, la britannique incarnant Martha, et Julianne Moore, l’américaine (Ingrid), livrent toutes deux une performance que l’on ne peut que saluer. La Mostra de Venise ne s’y est pas trompée en décernant son Lion d’Or au film du réalisateur espagnol.
Quel est donc ton tourment ? (What Are You Going Through? 2021) de Sigrid Nunez a inspiré le film d’Almodóvar. Le sujet de la mort choisie et décidée en toute conscience par une personne atteinte d’un mal incurable qui ne va que la dégrader au fur et à mesure des semaines et des mois de traitements difficilement supportables, est un des grands sujets de notre XXIème siècle ; la mort assistée n’est mise en place que dans quelques pays, notamment en Espagne, 6ème pays au monde à avoir adopté une loi sur la fin de vie en 2021 et bientôt en Grande-Bretagne puisqu’il y a une proposition de loi en discussion. On voit toutes les précautions prises par Martha pour que son amie Ingrid ne soit pas accusée de meurtre lorsqu’elle sera découverte morte, les Etats-Unis n’ayant pas de loi en ce sens.
Comment traiter un sujet si difficile sans tomber dans l’excès ? Almodóvar a réussi ce pari risqué, sans doute grâce à son génie, à sa façon de filmer, mais aussi grâce à ses deux actrices, l’une ne surpassant pas l’autre, mais chacune agissant en parfait équilibre, en un duo complice, compréhensif d’un côté comme de l’autre, débouchant sur un équilibre parfait. Chacune a ses forces et ses faiblesses, chacune doit faire face à une douleur qu’elle se doit de surmonter, chacune enfin respecte la parole de l’autre et les deux scellent ainsi un pacte irréversible qui mettra en lumière le courage de l’une et de l’autre.
Retrouver sa dignité et son élégance face à la mort.
Ainsi, la mort, discutée, expliquée, planifiée, fait partie du quotidien de Martha et d’Ingrid et cette ‘attente’ du moment adéquat se fait dans une magnifique maison, à deux heures de route de New York, une maison choisie par Martha, située dans un environnement calme, boisé aux couleurs douces que Martha et Ingrid peuvent admirer à loisir allongées sur les chaises longues de la terrasse. Ceci n’est pas sans nous rappeler une scène du film Soleil Vert (1973) de Richard Fleischer, dans laquelle Edward G. Robinson prêt à partir se retrouve dans une vaste salle où lui sont projetées des images bucoliques au son de la symphonie n°6, la Pastorale, de Beethoven.
Dans La chambre d’à côté, c’est plutôt la lecture et le cinéma (hommage à ses pairs) qui sont privilégiés dans les semaines d’attente qui précèdent le moment ultime, les deux amies allant acheter des livres et regardant des DVD soit pour se divertir avec Buster Keaton dans Les fiancés en folie (1925) ou pour se préparer avec le film de John Huston The Dead (1987) d’après la nouvelle éponyme de James Joyce (Dubliners,1914, The Dead) et dont Martha connaît par cœur les dernières lignes. Le dernier plan du film de John Huston est d’ailleurs repris tout en étant remanié par Pedro Almodóvar à la fin de La chambre d’à côté.
Cette chambre, celle d’Ingrid, n’est pas tout à fait à côté de celle de Martha : en effet, Ingrid la trouvait « trop petite » à son goût ; elle lui a donc préféré celle d’en bas. D’un point de vue narratif, ce détail ne manque pas d’intérêt : chaque matin, Ingrid devra sortir de sa propre chambre située en bas, monter quelques marches, faire une pause dans le quart tournant de l’escalier, puis lever les yeux pour voir si la porte rouge de la chambre de Martha est ouverte ou fermée, permettant ainsi à Ingrid de « se préparer » au pire plutôt que recevoir le choc en pleine face, si sa chambre avait vraiment été celle d’à côté.
La mort, Martha s’y prépare, chaque jour, étudiant sans doute le moment propice, celui au-delà duquel son corps et son esprit ne voudront plus se battre. Martha sort peu, toute sortie étant un effort surhumain, notamment lors d’une promenade en forêt où elle doit s’allonger à même le sol pour reprendre des forces déjà bien entamées.
La dignité que Martha réclame c’est justement de ne pas aller jusqu’au bout de l’indignité, celle de la déchéance du corps et de l’esprit, des signes sur la peau du visage… Tant qu’elle a encore la capacité de penser et réfléchir, même si elle se plaint d’un manque de concentration, c’est-à-dire tant que cette réflexion lui permettra de prendre LA décision ultime, Martha accepte de continuer le jeu de la vie. En fait elle se prépare, comme si elle répétait un rôle qu’elle ne tiendra qu’une seule et unique fois, un rôle qu’elle ne veut pas rater, et tel l’acteur dans sa loge, elle se préparera pour son ultime voyage avec l’élégance de celle qui, ayant contrôlé sa vie, veut aussi contrôler sa mort. La mort, elle n’en a pas peur, elle l’a côtoyée souvent étant une de ces rares femmes photographes de guerre, comme Lee Miller que le film d’Ellen Kuras a récemment célébrée.
Que dire d’Ingrid, face à la mort imminente de son amie ? Elle aussi doit faire face, la mort est le sujet du dernier roman qu’elle dédicace au début du film. Elle va elle aussi ‘attendre’, comme ces admirateurs-rices qui font la queue pour une dédicace et qu’elle ne veut pas faire attendre trop longtemps, encore moins les faire revenir: n’avons-nous pas là un indice concernant le thème de l’attente? Attendront-ils encore longtemps? Reviendraient-ils le lendemain? Rien n’est moins sûr, et on sait qu’après l’attente, Martha, elle, ne reviendra pas. Ingrid cherche à mettre la mort à distance, bien que l’ayant choisie pour thème de son roman, elle détourne souvent la conversation sur le sujet qui devient une réalité dépassant la fiction qu’elle a écrite, se fâche quand Martha ou Damian l’abordent. Cependant, elle reste à l’écoute de Martha, sans juger, elle reste derrière son amie, respecte son silence. Ingrid est dans la retenue, et elle aussi dans l’attente, terrible et cruelle : un jour de plus ? Est-ce LE jour, doit-elle penser en regardant le matin la date sur son téléphone ? L’émotion, le chagrin tous deux contenus et retenus sont bien présents, à fleur de peau. Mais pas d’atermoiement, pas de désespoir criant. Les deux actrices livrent un jeu d’une justesse remarquable.
Almodóvar, cinéaste hopperien ?
Le peintre américain Edward Hopper (1882-1967) dont certains tableaux sont ancrés dans la mémoire collective, a inspiré nombre de cinéastes tels Hitchcock, Wim Wenders, Brian de Palma, David Lynch et Pedro Almodóvar dans ce dernier film d’une façon qui me paraît tout à fait explicite même si ce dernier se défend de ‘faire à la manière de’ (cf Télérama n°3912, p. 31). Bien sûr, il y a cette reproduction ornant un des murs de la maison dans les bois, People in the Sun (1960), mais ce tableau n’est qu’un détail, si je puis dire. Il me paraît comme une évidence que nombre de plans de ce film sont d’inspiration ‘hopperienne’ : les cadrages, la verticalité et l’horizontalité des fenêtres, certains éclairages ou objets (lampes, bureau, coupes de fruits), les vues sur l’extérieur prises de l’intérieur à travers les fenêtres, certaines couleurs comme le vert (très présent chez Hopper), le rouge, le jaune, tous ces détails évoquent certains tableaux du peintre et pas uniquement People in the Sun, mais d’autres comme Automat (1927), Tables for Ladies (1930) pour les fruits auxquels on peut associer Nature morte auxpommes de Cézanne, Early Sunday Morning (1930) pour le plan du début sur l’enfilade de boutiques dont la librairie, American Village (1912) ou encore Chop Suey (1929). Hopper a peint l’attente et la solitude, Almodóvar les filme avec maestria. Toutes ces couleurs vives associées les unes aux autres, ces couleurs que l’on peut interpréter comme le triomphe de la vie, sont un feu d’artifice visuel vivifiant contrairement aux couleurs dans Loin du Paradis de Todd Haynes, couleurs sucrées, trompeuses, et mensongères faites pour cacher ce que certains ne veulent pas voir, années 50 obligent…
Enfin il y a la nature, en danger comme le souligne très clairement le cinéaste par la voix de Damian (John Turturro), cette nature que Martha et Ingrid regardent depuis la terrasse, ces arbres hauts à travers lesquels perce la lumière des rayons du soleil, vision d’un autre monde peut-être ?
Voilà un 23ème opus qui ne peut laisser indifférent, qui traite d’un sujet grave avec pudeur et délicatesse, un film qui dit ce qui doit être dit, sans détour et sans tabou. Un chef d’oeuvre à n’en pas douter!
Le premier long-métrage sorti en salles de Claudia Marschal se présente comme un dispositif aux multiples entrées, qui s’origine dans la volonté farouche qu’a Emmanuel, cousin de la réalisatrice, de faire taire le silence qui pèse sur lui, suite à l’agression sexuelle qu’il a subie à l’âge de treize ans, victime du curé de la paroisse d’un petit village d’Alsace Tout d’abord, c’est de l’engagement d’Emmanuel dans la foi dont il est question ; qu’est-ce qui pousse ce jeune catholique très pratiquant à se convertir à l’Évangélisme. Cette première entrée est l’interrogation de la réalisatrice. On apprend que face à ce choix de conversion, son père Robert écrit au curé Hubert, auteur d’ actes délictueux trente ans plus tôt, pour partager l’inquiétude relative à la renonciation de son fils au catholicisme pour verser dans le dogme évangélique… pourtant peu enclin à accepter l’homosexualité. Robert veut également entendre le prêtre sur ses agissements vis-à-vis de son fils, qui auraient pu conduire ce dernier à la conversion. La réponse du prêtre qui consent à « s’expliquer » est adressée à Emmanuel. C’est un choc pour lui, victime jamais entendue ni par ses parents très occupés par leur travail — restaurateurs et mineur— que par l’éducation de leurs trois enfants souvent livrés à eux-mêmes, ni par la psychologue du lycée qu’il avait renoncé à la voir car elle connaissait personnellement ce prêtre. Emmanuel avait parlé en confiance, mais aucune suite n’avait été donnée à sa parole de pré-adolescent qu’il était. Dans sa volonté de rompre le silence de ce trop lourd passé familial, et de faire connaître ce qu’il a subi des décennies plus tôt, Emmanuel va enregistrer. spontanément l’échange avec Madame Cardoso, assistante de Monseigneur Ravel archevêque chargé d’appliquer le rapport Sauvé[1]. Elle est compatissante tout en affirmant que ce qu’il a subi est « classique »; elle accueille toutefois la parole des personnes violentées. C’est la première fois qu’Emmanuel (et d’autres) a à relater un événement traumatique de son enfance dans le moindre détail, et dont il s’imagine être la seule victime. Toutefois, l’écoute bienveillante de celle qui est chargée de recueillir la parole d’Emmanuel pour la transmettre à l’archevêque permet finalement à Emmanuel d’envisager le dépôt de plainte. Emmanuel transmet son enregistrement à Claudia qui connaissait déjà les agressions subies des années plus tôt. Après réflexion c’est devant la force de son témoignage et le courage de son cousin qu’elle décide de réorienter son film. Elle lui suggère dans le même geste, d’enregistrer la déposition qui précède le dépôt de plainte contre le curé Hubert. De cette discussion va éclore la nouvelle orientation du film. La caméra sensible de Claudia Marschal filme alors les différents registres —parfois en forme d’obstacles à franchir— forme audacieuse d’accompagnement d’Emmanuel dans les démarches tant ecclésiale que juridique, mais aussi et surtout dans le rapport de filiation paternelle. Pour Emmanuel cela ne va pas sans encombre d’éprouver l’insupportabilité d’avoir parlé sans avoir été entendu. Le spectateur devient témoin du déni du père et de sa difficulté à admettre la réalité d’antan. Sa parole aurait eu au moment des faits et encore à présent, moins de valeur que celle du curé Hubert, prêtre supposé au dessus de tout soupçon… et toujours en exercice.
La relation fils-père s’était distendue au gré des aléas et des choix de vie d’Emmanuel, tant sentimentaux que professionnels avant qu’il ne revienne vivre chez son père, un homme très religieux qui n’avait jadis accordé qu’une confiance toute relative aux dires de son fils… Serait-ce une tentative et un espoir pour Emmanuel de faire entendre raison à son père ? Maintenant les enregistrements sont là. C’en est trop. Il oblige son père à les écouter sans les interrompre. Dans un plan-séquence magnifique, tout en tensions réciproques, on assiste à un face à face où les expressions du visage du père, son désarroi, sont scrutées par le fils abusé qui veut faire admettre à son père combien le manque de confiance et de courage ont été dévastateurs chez un gamin de treize ans qui ne cherchait légitimement que la protection paternelle. Mais à quel « père » se vouer pourrait-on se demander ? Ce moment décisif nous est donné à voir, il est le déclencheur du re-tissage du rapport qui s’était délié et que désire résolument renouer Emmanuel. Emmanuel dispose de plusieurs heures d’enregistrements audio. Et c’est par ce biais qu’il choisit de faire taire le silence de tant de longues années, de faire connaître et de rendre public son témoignage en les confiant à sa cousine Claudia. La réalisatrice explore tout ce matériel audio avec son équipe, et le challenge qui s’annonce sera la mise en images cinématographiques. La construction présente des analogies avec les films d’Eric Caravaca Carré 35 (2017) et de Michel Leclerc Pingouins et Goëlands et leurs 500 Petits (2021), deux références autoscopiques majeures présentées en leur temps sur les écrans des Cramés de la Bobine. Ainsi au cinéma du réel au temps présent, se joignent opportunément des documents d’archives personnelles de la famille Siess et du Maire de Courtavon en Alsace (super huit, VHS et photos…). Ce film bouleverse et concerne en ce qu’il convoque des souvenirs vécus —les communions solennelles, le patronage où le curé « sympa » joue de la guitare…—. Il permet l’évocation de témoignages, c’est une démarche extrêmement courageuse d’Emmanuel et de Claudia, documentariste. À la qualité du son s’ajoute un montage virtuose et frontal également fait d’images prises par Emmanuel lui même (y compris avec son téléphone). La reconstitution de la déposition très pointilleuse à la gendarmerie, doit permettre de catégoriser le délit ou le crime. L’adjudant met un point d’honneur à transcrire scrupuleusement les faits dans les moindres détails. Cette démarche a été soutenue et encouragée par la Procureure de la République qui a préconisé la diffusion du long-métrage dans les Écoles de Magistrature. Le dispositif de « La Déposition » montre combien la détermination de libérer sa parole a été rendue possible par l’écoute attentive des représentants de l’Église, de l’adjudant de gendarmerie et de la Justice. Claudia Marschal apporte sa remarquable contribution de documentariste, en soutenant littéralement la démarche de son cousin, de la réécriture du projet à la diffusion en salles de cinéma dans un film abouti et qui ne juge pas ; il vient en soutien à la cause des enfants abusés et qui auront choisi à leur corps défendant, de dire ou de taire à jamais… Ce film à quatre mains —celles de Claudia et d’Emmanuel— se conclut sur une scène de colère à deux voix, celle d’Emmanuel rejointe par celle de son père Robert, finalement pétri de culpabilité et de remords. Ce dernier crie son désarroi de n’avoir rien fait plus tôt. Tous deux sont adossés à l’ancien presbytère où ils cohabitent, à une dizaine de mètres de l’église du village de Courtavon (68) où le curé Hubert officie ce jour-là encore. Le soleil contraste les visages et semble sortir Robert de son aveuglement. Une relation de confiance se renoue sous nos yeux entre Emmanuel et son père. Emmanuel filme caméra au poing ce moment d’émotion intense. Ensemble, il y a des colères jubilatoires et salvatrices… annonciatrices d’une confiance retrouvée qui nous l’espérons, sera un soulagement dans le tourment d’Emmanuel. Le crime est reconnu et ça compte même si le curé ne sera jamais condamné, prescription oblige.
Les Cramés de la Bobine ont eu le grand plaisir d’accueillir Claudia Marschal pour la présentation de son film intimiste. Les échanges avec le public ont été très prolifiques, la projection induisant nécessairement des questions auxquelles des réponses très détaillées auront été généreusement apportées. Le film primé à Locarno (prix Mario Zucchi 2024) a reçu un bon accueil en France, seule la projection de Mulhouse a été suivie de critiques virulentes voire détestables à l’endroit du protagoniste, notamment face à un public venu soutenir le curé Hubert, non loin du village où vit Emmanuel.
[1] Jean-Marc Sauvé, préside la Commission indépendante sur les abus sexuels sur mineurs dans l’Église (Ciase), commis par des membres du clergé et tend à comprendre l’ampleur du phénomène de 1950 à 2020, ses causes majeures mais aussi de formuler des recommandations. Faire cesser ces scandales que l’Église a seulement commencé à admettre publiquement et à lutter contre eux autour des années 2000, ne se reproduisent plus. Créée le 8/02/2019, elle a été financée à hauteur de trois millions d’euros par l’Église.
Filmographie De Claudia Marschal La déposition 2024, film présenté le 8 janvier 2025 par la réalisatrice à AlTiCiné de Montargis (45) Sur nos lèvres 2022 un film de commande sur le bâton de rouge à lèvre, objet iconique et hautement politique. Dans notre paradis 2019 In our paradise Le destin de deux sœurs originaires de Bosnie-Herzégovine dans leur parcours à l’étranger. C’est un film coup de cœur qui a été présenté aux festivals de Sheffield… et qui a reçu un excellent accueil au Japon. Qui veut manger des super-héros 2015 avec Ian Simpson série de 5 épisodes d’animation (26mn) diffusée sur Arte Le temps de l’usine 2013 (Myrtille Moniot) En qualité de cheffe-opératrice sur les traces de mémoire des usines textiles fermées à Troyes. I Am Kombi 2012 (L’Increvable Combi se raconte) France 5. C’est l’histoire de l’aventure de Combi VolksWagen. À chaque période sa place dans le monde. C’est un conte plein de rebondissements de la France à la Californie, en passant par la Suisse et l’Italie pour reprendre une nouvelle vie à Kinshasa… Là bas 1er long métrage produit par France 3. Film très personnel où la réalisatrice fait la connaissance d’un Texan venu dans sa tenue de cow-boy chercher les traces de ses ancêtres venus d’Alsace et dont sa communauté a gardé le langage dans leur état brûlé par le soleil où on entend toujours l’accent familier à la réalisatrice de son Alsace natale et brumeuse. La couleur qu’on a derrière les yeux (Céline Carridoit)
Quartier Lafarge 2006 La cité ouvrière construite en 1913 et désertée aujourd’hui à Viviers en Ardèche Al Païs La reconstruction du village de Naussac au moment de la mise en eau d’un barrage. Production collective de l’École de Lussas… 12 réalisateurs pour un seul documentaire !
Ce premier long métrage de Grégory Lucilly nous transporte à la Réunion avec pour toile de fond de hautes montagnes, une végétation luxuriante, des eaux transparentes ….Mais arrêtons là la carte postale exotique car Marmaille, qui en créole réunionnais signifie enfant, nous plonge dans la misère sociale et les difficultés économiques d’une famille ‘ordinaire’ au parcours malheureusement trop souvent vu : mère élevant seule ses deux ‘marmailles’ , Thomas, 15/16 ans, et Audrey, 17/18 ans, remarquablement interprétés par des jeunes gens repérés soit par casting sauvage (c’est le cas de Maxime Calicharane, ou par vrai casting, pour Brillana Domitile Clain), un père que Thomas et Audrey n’ont pas vu depuis tellement longtemps qu’ils sont étrangers l’un à l’autre, d’autant plus que ce père s’est installé avec une nouvelle compagne dont il a une enfant et subvient aux besoins de la famille qui compte un autre adolescent, fils de la nouvelle compagne.
Thomas et Audrey se retrouvent donc à la rue car leur mère, toujours hors champ et dont on ne découvrira le visage que dans la toute dernière partie du film, les met dehors avec fracas et sans autre forme de procès dans une scène d’ouverture rapide où les injonctions fusent et les portes claquent : elle n’en peut plus ni des errements de son fils, vraie tête brûlée, ni de sa fille, jeune mère célibataire, ces deux-là ont sans doute usé sa patience maternelle, si tant est qu’elle en eût vraiment… Il ne leur reste plus que le placement en famille d’accueil, chacun séparé, sauf que, grâce à leur supplique auprès de l’assistante sociale, cette dernière parvient à convaincre leur père de les prendre sous son toit. Le décor est ainsi vite planté, et le ton donné.
Les retrouvailles avec le père sont plutôt fraîches, et on le comprend aisément, la parole ne se fait pas facilement, les rancœurs font surface, le ton monte souvent, difficile de rétablir ou plutôt d’établir des liens qui n’ont jamais eu le temps d’exister.
Thomas porte en lui une rage inextinguible que seul le breakdance parvient à canaliser : c’est son exutoire, ce qui lui permet d’extérioriser sa hargne, mais c’est aussi ce qui lui permet de rêver et d’envisager un avenir meilleur puisqu’il veut gagner un concours de breakdance.
L’odyssée de Thomas et Audrey nous montre ces deux jeunes, trop tôt brisés, essayant de se reconstruire : Audrey, solide face à l’adversité déploie une volonté de fer en se trouvant un travail, un logement et se bat contre l’incapacité de son jeune compagnon à s’assumer en père responsable ; Thomas lui passe par la case maison pour jeune délinquant, doit apprendre à se plier à des règles, et parvient à gagner la confiance de son éducateur référent malgré quelques ‘pétages de plombs’ …
Ce premier film est un vrai bonheur malgré le sujet grave qui y est traité, à savoir l’abandon d’enfants et les répercussions qui s’en suivent. Vivre en se sachant non désiré, et de surcroît abandonné, en étant privé d’amour maternel et paternel, voilà ce que Grégory Lucilly nous montre, sans misérabilisme mais avec une force, une énergie, un rythme de tous les instants. Ces deux jeunes qui essaient de se reconstruire sont sans cesse en mouvement. Il n’y a pas de temps mort dans ce film, mais une dynamique qui est le fruit de la volonté et de la détermination de ces deux-là. Et c’est ce qui est bouleversant dans ce premier film d’une force incroyable, à la fois violent et délicat, où les personnages peuvent évoluer entre froideur et distance, bienveillance et compréhension. Grégory Lucilly refuse la facilité du pathos, mais il filme les moments douloureux avec une sobriété efficace, ces moments d’appel au secours (Thomas envoyant des SMS suppliants à sa mère mais qui restent sans réponse ; Audrey appelant son père au secours lorsque son amoureux violent veut la frapper), les regards échangés, les bras qui étreignent suffisent à faire sens. Tout sonne juste dans ce film: les jeunes interprètes jouent sans surjouer, ils sont eux-mêmes, c’est du moins ce que l’on ressent, ils ont la grâce naturelle de leur jeunesse, ils nous touchent, nous émeuvent, nous font sourire aussi ; ils sont pleins d’énergie et de vie, de force et de détermination ; ils ne veulent pas subir ou se faire écraser, ils luttent pour avoir leur place dans ce monde difficile, et, dans le dernier plan du film, leur sourire est un rayon d’espoir.
Avec Marmaille, nous avons été parmi les premiers spectateurs du premier long métrage de ce jeune réalisateur, en même temps ceux du premier film long métrage réunionnais. Un film qui a eu quelques difficultés à trouver ses producteurs entre ceux qui n’acceptaient pas que le film soit tourné à la Réunion et ceux qui le refusaient en créole. Et puis il y a eu Pierre Forette, Thierry Wong, Baptiste Deville… qui eux ont dit oui. Et au total avec un budget de 3,4 millions d’euros, un réalisateur peut travailler… et il le fera avec une équipe de tournage à 90% locale.
C’est l’histoire de deux jeunes, Audrey 18 ans mère célibataire et Thomas 15 ans B.Boy, (breakdance) fichus vertement à la porte de chez leur mère et qui doivent affronter l’adversité affective et matérielle qui en résulte.
Le casting est pour beaucoup dans la qualité du film, il est vrai que la Directrice de casting était Christel Baras, elle a un C.V impressionnant : Portrait de la jeune fille en feu, Emilia Perez, Ama Gloria, Chanson douce etc… C’est ainsi qu’elle a choisi d’abord Maxime Calicharane pour interpréter Thomas ce B.Boy en souffrance. Qu’en dit-elle ?
« J’ai commencé à faire du casting sauvage dans la rue, dans les associations de quartier et les battles de danse. J’ai trouvé Maxime Calicharane en le filmant discrètement quand il était sur scène pour une battle. Ce qui m’a marqué dans ces images, ce ne sont pas les moments où il était en train de danser mais ceux où il était en attente face à son adversaire. Il avait en lui cette énergie folle de l’impatience qui correspondait à la rage du personnage de Thomas. »
La soeur de Thomas c’est Audrey, le réalisateur en dit ceci : « Nous avons trouvé Brillana Domitile Clain par hasard. C’est sa professeure de français qui avait entendu parler du casting et lui a conseillé de le passer. Brillana est venue sans trop y croire trois heures avant que Christel ne reprenne la route pour l’aéroport. Quand Christel m’a envoyé ses essais, j’ai vu quelqu’un possédant une intelligence de jeu rare et en mesure d’emporter un texte complètement ailleurs. C’était elle et personne d’autre ».
Coquet Gregory Lucilly dans son propos ! La professeur de Français ? j’ai lu dans le journal.re, (journal réunionnais) ce professeur n’était autre que la mère de Maxime ! Et là encore bon choix, Audrey est une jeune fille dynamique : « je suis basketteuse (une championne si j’ai bien compris) depuis l’âge de 13 ans » dit-elle, ça collait très bien.
Le réalisateur a obtenu une monteuse talentueuse Jennifer Augé (La Famille Bélier, Petit Paysan…). Elle a su capter le dynamisme du récit de Grégory pour l’adapter au montage et protéger l’histoire.
Au total, voici une histoire qui nous raconte bien des choses sur la Réunion. Nous en voyons ses beaux paysages, nous approchons la situation sociale et économique du plus grand nombre, et en fouillant un peu, nous découvrons que l’abandon de certains enfants adolescents sur cette île dont un tiers de la population vit sous le seuil de pauvreté existe bel et bien, que les violences conjugales sont elles aussi courantes, c’est hélas le deuxième département sur ce sujet. Et encore, qu’une femme sur cinq élève seule ses enfants.
Mais l’abandon est également un sujet qui dépasse largement la Réunion. Il faut voir ce film commeun miroir de la société réunionnaise, abordant des thématiques universelles.
Marmaille nous montre ces jeunes se battre et se débattre face à cette adversité, avec volonté et, on le serait à moins, avec parfois colère et violence. Le scénario comme la vie même est complexe et les récits s’entremêlent, Audrey est une jeune mère célibataire, aimante, solide, accrocheuse et stable, elle est le centre de gravité de cette famille d’infortune.
Nous verrons également réapparaître le père (le géniteur en fait !) « chic type » (Vincent Vermignon) qui par la force des choses essaie d’être à la hauteur après avoir, pendant bien des années , abandonné sa femme pour une autre et tout de même acquitté une pension alimentaire pour Audrey et Thomas qu’il ne connaissait pas. Et cet homme après sa défaillance, patiemment essaie de retisser le lien.
Quant à Thomas, c’est un garçon en proie a une souffrance et à une violence intérieure qu’il ne contient pas toujours, me rappelant discrètement Steve dans Mommy de Xavier Dolan. Violence le plus souvent sublimée, (mais le plus souvent seulement), il danse, c’est un B.boy, un danseur de Breakdance, et donc il va de battle en battle avec une « gnaque » incroyable. Mon petit fils m’en a expliqué les figures et leurs noms, c’est un monde très codé : Top Rock, Spin Down, Six Step, Freeze , traks, frog ! (1). La breakdance est un exutoire, une joute symbolique, donc un combat, hautement sublimé comme le sont par exemple les joutes musicales. (Le Docteur Freud remarquait que tout se substitue à la violence réelle, constitue un progrès dans la civilisation).
J’ai lu les observations suivantes que je vous livre pour tenter de les nuancer :
« Il est regrettable d’ailleurs que cette dernière pâtisse d’une conception « genrée » de la parentalité. Le scénario la catalogue comme défaillante et agressive. Elle est celle qui mérite « deux baffes », dixit Marie-Anna, la tante d’Audrey et de Thomas, parce qu’elle laisse ses enfants livrés à eux-mêmes.
« une « bonne mère » est celle qui est présente inconditionnellement alors qu’un « bon père » peut choisir ses moments et même disparaitre pendant des années… «
il me semble qu’ici cette conception « genrée » de la critique trouve ses propres limites en ne coïncidant pas toujours avec toutes formes de réalités. Ce que nous dit Marmaille est documenté par le réalisateur. Il a enquêté scrupuleusement auprès d’assistantes sociales, de juges, de policiers, d’éducateurs qui en ont souligné la fréquence. Quant au cas qu’il nous présente, il n’est pas que fiction.
On pourra trouver des défauts à ce film, comme on en trouve dans tous ces premiers longs métrages où le réalisateur veut trop en dire, cependant, on en voit surtout les qualités : son sujet est rare, il dégage une réelle énergie, les rôles sont tenus avec délicatesse et profondeur, et le réalisateur sait finir son film, ce qui n’est pas si fréquent lors d’un premier film. Et puis la Réunion tout de même ! et avec de beaux cadrages sur une bande musicale dans le style mayola d’Audrey Ismaël.
Georges
(1) le magazine Milan : En musique, un break est une partie d’un morceau pendant laquelle tous les instruments s’arrêtent de jouer, sauf les percussions. C’est sur ces « break » que les gens dansent, pour évacuer leur colère et surmonter leurs conditions de vie difficiles. Ils se défient dans des « battles » et s’affrontent, à tour de rôle, à coups de mouvements spectaculaires. Ils tournent au sol sur une main, font courir leurs jambes autour de leur tête, se relèvent d’un bond puis se figent dans une pause stylée.