La Pie voleuse de Robert Guédiguian

Dans la lumière de l’Estaque, Marseille 16ème, qui frappe en plein cœur, comme il est doux de savourer la fuite tranquille de Maria vers un bonheur réinventé.
Comme dans un écrin, les thèmes chers à Robert Guédiguian sont ici réunis : la famille, la transmission, le partage, les rapports transgénérationnels, la littérature, l’engagement, l’amour. L’amour coup de foudre, Laurent et Jennifer, l’amour patient, Mr Moreau et Maria, Mr Moreau et son fils, l’amour qui dure, Maria et Bruno, l’amour résolu et infaillible, celui du vieux monsieur qui chérit son épouse
(et l’accompagne chez Plauchut « la bonne pâtisserie », Marseille 1er, quartier des Réformés)

même s’il sait que c’est André, son 1er fiancé jamais revenu de la guerre, qu’elle attendra toujours. cf le regard perdu de cette femme devant le tramway dont « il » n’est pas descendu … Et l’amour inconditionnel d’une grand-mère pour son petit-fils (Maria et Nicolas)

Dans cette histoire où chacun cherche son bonheur ou des raisons de rêver, il s’agit d’aller de l’avant en évitant de se retourner.
« Je n’ai pas envie de penser à ce que ma vie n’a pas été, c’est trop dur », confie Maria à Mr Moreau.
La Pie voleuse est un conte moral traversé par la question du Bien et du Mal, le tout à la sauce Guédiguian, celle qu’on aime. Une invitation à réfléchir.
Avec son appétit de vivre, sa bienveillance, Maria est une pie voleuse, oui, mais une femme épatante, drôle, généreuse qui prend mais donne beaucoup alors pourquoi devrait-elle renoncer à jouir de la vie (elle aime tant les huitres !), de quel droit le lui interdire ?
Jennifer juge sa mère et ses comportements « amoraux », mais succombe à la tentation de tromper son mari, par intérêt peut-être d’abord, summum de l’immoralité, par passion amoureuse ensuite, et de quel droit devrait-on l’en priver ?
De la relation amour-haine entre M. Moreau et son fils naîtra un grand bonheur, celui de la reconnaissance et de la réconciliation qui illuminera leurs jours à venir.

La beauté emboite le pas à la bonté et au pardon en mouvement dans ce très joli film. Et ça fait du bien.
Comme de voir Mr Moreau (J.P. Daroussin particulièrement au top) saisi d’urgence, dévaler, en fauteuil roulant, une route goudronnée jusqu’au commissariat, l’écouter dire d’une voix blanche déchirée, les mots de Victor Hugo, extrait de son poème Les Pauvres gens
(…) Ouvrons aux deux enfants. Nous les mêlerons tous,
Cela nous grimpera le soir sur les genoux.
Ils vivront, ils seront frère et sœur des cinq autres.
Quand il verra qu’il faut nourrir avec les nôtres
Cette petite fille et ce petit garçon,
Le bon Dieu nous fera prendre plus de poisson.
Moi, je boirai de l’eau, je ferai double tâche,
C’est dit. Va les chercher. Mais qu’as-tu ? Ça te fâche ?
D’ordinaire, tu cours plus vite que cela.
– Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voilà! »


Dans ce conte délicat et dramatique, à Marseille la belle, ouverte sur la mer, se retrouve la famille de cinéma de Robert Guédiguian : Ariane Ascaride, Gérard Meylan, Jean-Pierre Darroussin, Jacques Boudet dans son dernier rôle, Geneviève Mnich, Grégoire Leprince-Ringuet , Robinson Stevenin, Lola Naymark, et une petite nouvelle : Marilou Aussilloux dans le rôle de Jennifer,
Et la bande son, signée Michel Petroussian, tient une place centrale dans le film. Satie, Prokofiev, Schubert, les morceaux de piano solo, au cœur de l’intrigue donnent le ton, insufflent la vie.
Rossini, aussi.

La Pie voleuse, une symphonie de sentiments qui réchauffent

Marie-No

LES FEUX SAUVAGES-Jia Zhang Ke

                                                             

                                                     

     J’attendais avec curiosité le dernier long métrage de ce cinéaste chinois qui a d’abord construit sa renommée à l’étranger puisque la Chine a refusé pendant une décennie de diffuser ses films dans le pays. Considéré comme un cinéaste important, Jean Michel Frodon, historien du cinéma, lui a consacré un livre et le cinéaste brésilien Walter Salles, un documentaire.

     Il faut reconnaître que c’est un film bien particulier, qui peut dérouter, une sorte « d’objet cinématographique non identifiable », comme l’a dit une spectatrice ou encore « un film frankenstein » comme l’a écrit un critique. Résultat d’un assemblage de rushes non utilisés de trois de ses films, d’images et de vidéos réalisées sans but précis lors de ses déplacements et de scènes totalement nouvelles tournées en 2023, ce long métrage à forte teneur documentaire, couvre une période qui va de 2001 à 2023 et peut se voir comme une œuvre expérimentale. A l’écran se succéderont des scènes tournées en16mm, 35mm ou en numérique haute définition. Pour donner un fil conducteur il a imaginé l’histoire d’un couple qui se sépare. L’homme, Bin, part tenter sa chance ailleurs, avec promesse de venir rechercher sa compagne, Qiao Qiao. Sans nouvelles de lui, elle part  à sa recherche.

     La première partie qui couvre les années 2001 à 2008, se situe à Datong, une ville minière du nord où la population ouvrière vit encore très modestement, où les vélos et les motocyclettes encombrent les rues. Des scènes se succèdent sans lien de cause à effet entre elles. Un ouvrier observe au loin les bâtiments miniers, gris et sinistres. Des ouvrières en pause s’encouragent mutuellement à chanter. Des jeunes réunis dans un minuscule appartement boivent, chantent et dansent sur des airs de rock venus d’Europe. Plus loin c’est une soirée Karaoké, l’interview du gérant de la maison du peuple complètement délabrée, le portrait de Mao détérioré et sorti du rebut où il avait été mis. C’est aussi un défilé de mode avec des vêtements importés de Canton, l’euphorie d’une  foule qui fête le choix de la Chine pour organiser les jeux olympiques 2008 et l’alcool qui coule à flots.Toutes ces scènes apparemment indépendantes les unes des autres racontent un monde en voie de disparition, un monde où Mao était vénéré, où la solidarité était de mise. Elles disent surtout l’attrait irrépressible pour le nouveau monde qui se profile à grands pas, celui de la mondialisation et des plaisirs jusque là inconnus. « Plaisirs inconnus » est justement le titre du film dont sont tirées les scènes concernant Qiao Qiao et Bin dans cette première partie. Jia Zhang Ke a saisi l’enthousiasme d’une population qui voit se volatiliser les années d’interdictions et de restrictions, sa hâte de s’ouvrir sur le monde extérieur. Or la ville de Datong stagne. Avec un prix du charbon divisé par deux, des mines ferment, des ouvriers sont désoeuvrés, des femmes chantent sur scène pour gagner un peu d’argent et reversent la moitié de ce qu’elles gagnent au gérant indélicat qui exploite la situation. C’est le moment d’apprendre à faire des affaires, de sauter dans l’économie libérale. Il faut partir ailleurs, là où les transformations s’opèrent.

     Bin quitte Datong pour Fengjie au barrage des trois gorges. C’est là qu’il faut être. Ce chantier pharaonique est le lieu de tous les excès,  de tous les possibles. On démolit et on reconstruit plus haut à tour de bras. On expulse sans chômer  sous la voix d’un mégaphone qui souhaite bonne chance aux déracinés, qui annonce sans état d’âme l’engloutissement d’un beau patrimoine et de douze districts. Presque deux millions de migrants qui ne savent pas ce qui les attend. La caméra de Jia Zhang Ke se pose sur des visages pour en capter la vérité : un homme qui caresse son chien, deux hommes qui ne peuvent se quitter des yeux, partout des regards interrogateurs, des baluchons qui attendent. Dans cette deuxième partie, Qiao Qiao recherche Bin et le spectateur découvre avec elle une nature magnifique et des ruelles typiques qui bientôt n’existeront plus, effaçant une Chine qu’on ne veut plus voir. Les chantiers de destruction sont à l’oeuvre sans relâche. Tout n’est que ruines parmi lesquelles des traces de vies silencieuses persistent: une botte d’enfant, une poupée, un magazine. Sur ce champ de ruines Bin a construit sa réussite financière, magouilles et corruptions en corollaire. Apparemment propriétaire d’un salon de massage, il dirige aussi une équipe de démolisseurs tandis que sa patronne Madame Ding prend soin de mettre sur ses différents comptes bancaires personnels, l’argent des contrats signés, avant de prendre la poudre d’escampette. Cette deuxième partie, la plus sombre à mon avis, emprunte beaucoup à « Still life » qui a remporté le lion d’or à la Mostra de Venise en 2006. Elle fustige le développement à marche forcée de la Chine, un développement frénétique qui donnera naissance à des villes gigantesques telle Chongquing, avec 82 000km2 de superficie et 34 millions d’habitants. Sur fond de guerre des démolisseurs, de corruption et de course à l’argent Qiao Qiao et Bin se retrouvent pour se séparer définitivement.

     Arrive maintenant le temps des impitoyables destructions, des gigantesques constructions et des grandes migrations que Jia Zhang Ke enferme dans une ellipse qui court de 2010 à 2023.

     La troisième partie faite de scènes entièrement nouvelles insiste sur les protocoles de contrôles draconiens que le gouvernement a imposés durant la période covid et  voit Bin arriver à Zuhai, une ville du sud près de Macao, constituée essentiellement de migrants. Les entreprises de très haute technologie bénéficient du statut de Zone Economique Spéciale qui leur apporte toutes sortes d’avantages. La caméra focalise sur les tours immenses, sur une voiture jaune rutilante, un modèle de luxe qui traduit la réussite de son propriétaire. Diminué physiquement, ayant dû abandonner son activité de conseil en micro crédit, Bin cherche à se refaire et demande l’aide d’un ancien prêteur. C’est son jeune associé qui lui explique que l’avenir se joue dorénavant avec les réseaux sociaux, avec l’utilisation de tik tok, avec le virtuel. Dépassé, Bin retourne à Datong où il retrouvera Qiao Qiao dans une très belle scène où tous les deux se démasquent et laissent voir à l’autre leur visage où le temps s’est inscrit naturellement sans l’artifice du maquillage. Dans le supermarché où travaille Qiao Qiao, les robots humanoïdes accueillent les clients, sont capables de citer Mère Térésa et Mark Twain, peuvent détecter les sentiments humains comme la tristesse. C’est la Chine de demain.

La partie fictive met en scène une femme qui a écouté son cœur et libre de ses choix  a su trouver son indépendance sans perdre sa bienveillance. C’est avec cette bienveillance qu’elle s’agenouille pour renouer le lacet défait de Bin avant de le quitter pour s’intégrer dans le groupe de joggers qui arrivent de toutes parts dans la nuit, à travers les rues. En même temps les paroles d’une chanson s’affichent sur l’écran : « juste rester debout sur ma terre natale », peut-être l’image symbolique d’un peuple qui parvient à suivre le flot de la vie envers et contre tout.

Le quatrième mur de David OELHOFFEN (3)

Je voudrais dire à mon tour ma sidération, mon bouleversement face à ce film-choc terrible, qui m’a laissé sans voix, alors que j’avais envie d’intervenir, mais sur lequel toute parole eût paru vaine, dérisoire, indécente même – comme l’ont bien senti la salle entière et même les Cramés aguerris, qui ne se sont pas – fait exceptionnel rappelé par Pierre – senti le droit d’entamer le moindre débat.

Outre l’interprétation remarquable de Laurent Lafitte et de Simon Abkarian, j’ai été impressionné par la construction du film qui laisse espérer dans sa première partie – naïveté de l’illusion romanesque ou persistance du « sale espoir » dénoncé par l’Antigone d’Anouilh ? – sinon le triomphe de l’art, du moins une possibilité de jeu communautaire, de dépassement des clivages religieux, claniques et politiques au moment où Georges, ayant enfin réuni tous ses acteurs, lance la répétition générale de la pièce où il joue le rôle du choeur et se glisse parmi les comédiens en metteur en scène habile et présence démiurgique : « Ne faites pas attention à moi, faites comme si je n’existais pas. »

On retiendra de beaux passages, qu’on eût aimés plus nombreux ou plus développés, sur la mission du metteur en scène, sur les répétitions mais aussi sur les rapports complexes entre l’art et la vie, sur la traversée créatrice du « quatrième mur » lorsqu’il est question de faire travailler ensemble des acteurs de communautés différentes et que la religion interfère avec la culture…Georges explique ainsi à l’acteur incarnant le garde qu’il doit jouer son rôle – la découverte d’Antigone désobéissant à son oncle, le roi Créon, en recouvrant de terre le cadavre de son frère Polynice – avec plus de simplicité, un naturel qui fait de l’art une seconde nature, un détachement presque…comique. Pour le rôle d’Hémon, cousin et fiancé d’Antigone (qui ne pourra lui éviter la mort), il est joué par Nakad, le fils de son fixeur Marwan, le jeune homme qui sera assassiné : pour l’heure, il lui conseille de jouer avec la même tendresse quêteuse dont il a entamé sa tirade, lui donnant la réplique en assumant les répliques d’Antigone et en le prenant dans ses bras : il provoque alors la perplexité, voire la réprobation du père qui croit son fils ou le metteur en scène…homosexuels. La même confusion de l’art et de la vie – et partant la même nécessité de dépasser les préjugés sociaux ou culturels – se manifestent avec plus d’acuité l’instant d’après lorsqu’il s’agit d’évoquer le suicide d’Eurydice, que doit jouer la vieille Khadija, de religion chiite : l’actrice refuse un tel dénouement pour elle sacrilège, Dieu seul pouvant décider de l’heure de notre mort, – et le franchissement du « quatrième mur » amènera même les protagonistes de cette improbable saynète entre l’art et la vie devant un imam à qui Georges doit expliquer qu’il respecte Allah et la religion musulmane, avant de s’incliner et de renoncer à la fin tragique d’Antigone. Premier renoncement de l’art devant la vie, ou plutôt la mort, bientôt suivi par la visite de Georges à Joseph Boutros qui le reçoit rudement et lui fait comprendre que les lois de la guerre prévalent sur le théâtre : du reste, des tirs violents et la nécessité de se cacher derrière un mur en font foi…

Pourtant, l’obstination payante et l’effacement créateur de Georges devant ses acteurs, son fixeur Marwan et l’ami Samuel dont il est sur le point d’accomplir la promesse se heurte brusquement et définitivement au 4ème mur, à la réalité fracassante de la guerre : une bombe explose, une partie de la salle est soufflée et c’est le sauve-qui-peut général. On commençait à y croire ferme, Georges tenait le bon bout et tout s’effondre. Le film bascule comme le héros vers son destin : la deuxième partie du film ne sera plus vouée qu’à la violence et à cette trouble fascination de la guerre qui, après la découverte du corps crucifié d’Imane (telle la Pièta de Michel-Ange), emportera Georges vers le meurtre du chef chrétien Joseph Boutros pour venger la mort de Nakad, le fils du fixeur druze Marwan et vers son propre trépas devant le char syrien. Le fatum de la tragédie, la « machine infernale » – selon la formule et le titre éponyme de Jean Cocteau – est en marche – et rien ne l’arrêtera. Le metteur en scène Georges, Laurent Lafitte lui-même metteur en scène autant que comédien à la Comédie française, qui s’est vu confier par le réalisateur la direction d’acteurs à L. Lafitte de la Comédie Française pour les répétitions, chez Marwan, au théâtre puis dans les locaux dévastés de la fac, différencie opportunément la tragédie du drame : si de dénouement de la tragédie reste inexorable, l’issue de la tragédie, par la concrétisation de l’utopie partagée, par-delà le temps, resterait possible, de Sophocle à Œeloffen.

Sorg Chamandon dit avoir voulu avec son roman-témoignage « faire sortir le poison qu’inocule la guerre » mais si le spectateur est à la fois sonné et écoeuré, c’est aux fauteurs de guerre, aux dictateurs, aux belligérants de tout poil qu’il faudrait demander si la catharsis tragique opère vraiment. On peut en douter. L’image que l’on retient essentiellement du film est celle de la violence, de l’enfermement meurtier avec la lumière blanche des bombes au phosphore, le contraste violent entre les couleurs saturées à l’entrée de Georges dans le camp de Sabra et Chatila et le flou grisâtre des corps étendus, entraperçus, immolés à la barbarie humaine jusqu’à ce plan terrible, déchirant, de Georges découvrant le corps crucifié d’Imane et s’étendant au pied du lit les bras en croix en un geste semblable de communion impuissante avec sa bien-aimée par-delà la mort. On pense aussi à ces plans étouffants ou un instant salvateurs, d’un côté la contre-plongée angoissante sur la voiture de Marwan et Imane traversant la ville et dominée par un immeuble en ruines d’où, à tout instant, un snipper peut sceller votre destin, de l’autre la plongée sur la scène de théâtre observée par le metteur en scène couvant du regard ses acteurs et recréant en démiurge un peu d’humanité.

L’ affiche du film montre Laurent Laffite de trois quart face, légèrement tourné vers le spectateur, surcadré par le trou béant d’un mur déchiqueté par un obus et derrière lui une âcre fumée noire. Lui qui a voulu renouer avec cette terre libanaise qui lui avait arraché son amour, cette Imane-Antigone dont il était tombé amoureux tant elle lui insufflait de force théâtrale et qui avait toujours sur elle « un peu de cette terre de Jaffa », comme l’héroïne grecque obstinée à enterrer son frère Polynice, fût-il un traître – au nom de la loi du coeur et des dieux contre la raison d’Etat, décide d’affronter son destin : s’il a été un temps aveuglé par l’explosion du théâtre Beaufort, contrairement à Oedipe, il affronte finalement la mort, la Gorgone, en toute lucidité.

Claude

Le quatrième Mur-David OELHOFFEN (2)

Je n’ai pas lu ce roman de S.Chalandon qui inspire ce film, mais j’ai vu le film, et c’est peu dire, comme chacun dans la salle, le sentiment mitigé qu’il m’a inspiré, et comme chacun, je suis demeuré dans le silence de mes pensées un peu sidérées,  il faut bien le dire. Pour ceux qui ne l’ont pas vu, voici le bref synopsis :

Donc l’action se situe au Liban, elle est figurée  à quelques jours  et quelques pas des anciens camps de réfugiés de Sabra et Chatila, de triste mémoire.

« le quatrième mur »  repose essentiellement sur le personnage de Georges (Laurent Lafitte )  qui est de presque tous les plans. Pour l’essentiel, le début du film ne présente  pas de réelles surprises, il illustre  les difficultés de constituer une équipe d’acteurs dont les peuples d’appartenance se sont  constitués en clans hermétiques et belligérants.  Et  la guerre rode, nous voyons donc  les difficultés à travailler sous les explosions, les coupures de courant, les chekpoints partout…

Tout cela mime un documentaire,  les scènes sont  tournées en décor réel,  dans les décombres de Beyrouth, cette ville martyr.

Remarquons que l’idée de cette pièce de théâtre  mise en scène avec des acteurs de différentes nationalités et religions :  palestiniens, arméniens, libanais, druze, chrétiens, musulmans, juifs, etc, n’est pas sans rappeler le West-Eastern Divan Orchestra, composé de jeunes musiciens arabes et israéliens – orchestre fondé et dirigé par Daniel Barenboim .

Ici, c’est d’un projet insensé dont il est question, pensez,  une pièce de théâtre qui fait fi de la  guerre…qui veut, quelle utopie,   s’introduire dans un quasi  champ de bataille, comme si la culture était  toute puissante et forcément pacificatrice…

Mais ce film ne s’arrête pas là, bientôt apparaissent les fusées éclairantes  à la fois prélude et outil de l’extermination des réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila, plus tard, nous y entrerons en suivant Georges, nous marcherons parmi les morts, hommes, femmes et on le suppose,  les enfants. Le film ne fait pas de politique et pas d’histoire, il ne cherche pas à connaître le pourquoi, ni le comment, il montre le résultat d’un massacre…  

En final,  après avoir renoncé d’un coup de pistolet à son idéal de vie, Georges qui vient de perdre Marwan (Simon Abkarian) son fixeur, qui vient de voir son actrice et amante,  Imane (Manal Issa) violée et égorgée  devra payer  de sa vie ruinée  le prix de son engagement, le film se clos sur Georges qui se rend à pied à son propre enterrement.

Mais « Le quatrième mur » c’est maintenant ! Ce n’est pas une fiction, chaque jour nous livre son lot de bombardements et de morts. Et on le sait, on le vérifie,  s’il faut des quantités insensés, presque délirante de projectiles pour tuer un seul combattant, presque rien tue beaucoup de civils. Toutes les guerres le démontrent, et  si par détournement du langage, on  appelle  cela pudiquement «  effet collatéral » c’est de l’effet premier dont il est réellement question, et il s’appelle également crime de guerre.  Les guerres d’aujourd’hui sont plus encore qu’hier tournées contre les populations civiles.

Pour nous spectateurs qui  sommes déjà  dans un moment de notre histoire, où les peuples, « dans leur grande sagesse » ont confié la marche du monde à des psychopathes, nous ne voyons pas seulement une fiction. La fiction est quelquefois un détour pour accepter de se confronter  rétrospectivement à une réalité trop dure,  mais ici, fiction et réel  se conjuguent au présent. Alors, on peut se demander ce que le  film  veut signifier, ce qu’il apporte ?  Imaginons que Georges et son équipe aient réussi leur projet, qu’en aurait-on pu  espérer ?  Une performance et un message ? Un message brouillé.

Le Quatrième Mur — David Œlhoffen

« C’est un très bon film, mais plus que bouleversant ».
C’est par la même formule que trois de mes amis ont répondu à ce qu’ils avaient pensé du Quatrième Mur de David Œlhoffen, tiré du roman éponyme de Sorj Chalandon (Ed. Grasset 2013, prix Goncourt des Lycéens). Et moi de continuer de poser la question, peut-on tout montrer des atrocités d’une guerre sans fin au cinéma ? Hier soir, l’utopie de l’art transcendant l’horreur avait quitté notre salle N°5 favorite. Les Cramés de la Bobine comme soufflés par le choc frontal des images d’une violence imbécile, intemporelle… Aurait-on pu croire que le théâtre du rêve de Samuel Akounis (Bernard Bloch) viendrait sauver les communautés qui s’affrontent sans fin sur la ligne verte qui traverse Beyrouth. Churchill en d’autres temps, quand un conseiller lui suggérait de réduire le budget de la Culture pour l’effort de Guerre, aurait répondu : « Si ce n’est pour la culture, pourquoi nous battons-nous alors ?». Le débat n’a pas eu lieu, nous aurons préféré ne pas commenter, observer une forme de recueillement, quelque chose comme une minute de silence pour repenser à tous ces morts et ces mutilés, enfants, femmes et hommes ; toutes ces cruautés qu’ils ont subies et qui frappent aveuglément. Les ruines de Beyrouth sont partout ; David Œloffen n’a eu aucun recours aux effets spéciaux pour le tournage du Quatrième Mur (tourné avant le 7 octobre 2023, comme une prémonition). Ceux qui connaissent la ville depuis longtemps la trouvent inchangée avec ses rues jonchées de débris, de voitures calcinées et d’immeubles troués par les obus…
Georges (Laurent Lafitte) veut y croire lui, au rêve testamentaire de son mentor. Un rêve possible par delà le quatrième mur métaphorique, celui qui sépare la scène [l’imaginaire théâtral], de la salle [réel des spectateurs] ; c’est aussi le mur imaginaire de la Ligne Verte qui traverse Beyrouth du Nord au Sud et où se situe précisément le théâtre où se trouvent réunies toutes les communautés. Une troupe d’acteurs druze, chrétien, maronite, musulmans chiite et sunnite. Ils appartiennent à des communautés religieuses et politiques qui se battent sans fin de part et d’autre de checks-points, et de no-man-lands de jour comme de nuit à la lumière des fusées éclairantes. Les traversées de ville se font au péril de la vie, sous la menace d’un tir de sniper, et sont filmées dans l’angoisse partagée du spectateur que nous sommes.

Georges reprend le projet de son ami, à bras le corps, faire jouer Antigone à Beyrouth. « Pourquoi Antigone ? […] Parce qu’il y est question de terre et de fierté », répond Samuel.

Marwan (Simon Abkarian) a réuni la troupe, il est fixeur parle les langues qu’il faut pratiquer sans accent… et fabrique accessoirement des faux laisser-passer. L’acteur Simon Abkarian a grandi dans la communauté arménienne de Beyrouth, il en connaît les codes. Il est le passeur que Georges, dans son aveuglement (au propre comme au figuré) refuse de voir et de comprendre ; le réalisateur a choisi de ne pas traduire les paroles en arabe comme pour transmettre l’incompréhension totale de Georges face à ses locuteurs parfois violents.

C’est là une part biographique de Sorj Chalandon, jeune reporter qui a effectué son premier reportage de guerre dans les camps de Sabra et Chatila où habite Imane (Manal Issa, Antigone tragique et magnifique).
Le malaise que crée Le Quatrième Mur, porte à nos yeux ce que diffusent les chaînes d’info-continue aujourd’hui, les ruines actuelles de Gaza évoquant le Beyrouth du film (1982-83). Ici on continue de croire que les utopies sont possibles, on oublie les guerres qui nous entourent, et on se prend en pleine face le « réel » d’Antigone qui dit non (chez Sophocle, Anouilh et Chalandon), et qui choisit de mourir plutôt que de trahir. Les conflits armés qui nous préoccupent en se rapprochant, sont de nature à nous inquiéter, et je crois que ces craintes pour fondées qu’elles soient, sont celles qui se sont lues sur les visages des Cramés de la Bobine au moment du débat et qui nous ont plongés dans un mutisme partagé, un hors de la scène (ob-scèn-ité ?) qui oblige.

Pierre

Bird – Andrea Arnold (2)

Is it too real for you?

Jacques Prévert avait recommandé à l’enfant lunaire que j’étais:
Pour faire le portrait d’ un oiseau
Peindre d’abord une cage
Avec une porte ouverte
Peindre ensuite
Quelque chose de joli
Quelque chose de simple
Quelque chose de beau
Quelque chose d’utile pour l’oiseau

C’est à cette invitation au rêve que nous invite Andrea Arnold en mettant en scène Bailey, fille garçonne prépubère (Nikiya Adams). Les oiseaux, elle les filme avec son portable ; puis elle les projette sur les murs décrépis de sa chambre, le corps enfoui dans son sac de couchage-chrysalide d’où seul son regard magnifique et curieux émerge de la dévastation du squat où cohabitent son père Bug (Barry Keoghan) instable au possible, et son frère Hunter (Jason Buda). C’est un lieu de désolation où se croisent une faune bigarrée de junkies et d’animaux en tous genres…
« Is it too real for ya » (C’est trop réel pour toi ?) scande le groupe de rock irlandais Fontaines D.C. en ouverture du film. Et bien oui, beaucoup trop réel ce Kent des cités ruinées par la crise, entre Tamise et Manche, à deux pas de la côte balnéaire ; zones oubliées où tout peut arriver dans les quartiers d’infortune.
Andrea Arnold à la soixantaine, revisite son enfance et son adolescence là, dans sa région, caméra à l’épaule dans ces quartiers de lumpen-prolétariat post-punk qui bricole, trafique et vit de petits boulots pour tout juste survivre. Un père absent et totalement immature mais très aimant, une mère déconnectée de la charge de ses enfants, sont le point de départ du scénario de Bird, formidable film totalement engagé, ode à la liberté et aux projections oniriques de la pré ado qu’elle était et qu’elle fait incarner à l’écran par Bailey. Rien n’a vraiment beaucoup changé depuis les 70’s, à part la technologie qui rend les rêves visibles (téléphones, mini-video projecteurs…) que la jeune actrice utilise pour recréer ses images de liberté.
Voilà le décor naturaliste est planté, des Affreux, Sales et Méchants d’Ettore Scola (1976) à la sauce anglaise, où l’amour de la famille transcende la misère. L’amour, et le rêve dans l’apparition de Bird dont le film se garde de dire s’il est le fruit de l’imagination de Bailey, ou cet homme bizarre et solitaire (Franz Rogowski, perché au sens propre comme au sens figuré) à la recherche de figures parentales.
Le rythme des images se bouscule au son de rock-post-punk, entre plans fixes de la nature et saccades des traversées de zones désaffectées à pieds, en trottinettes… et à tire d’aile pourrait-on dire, parmi les enfants de la rue, les zonards de tout poil, et les chiens errants sortis du même tonneau, sur des passerelles rouillées au dessus des rails…
Andrea Arnold multiprimée —elle a reçu pas moins de quatre Prix du Jury à Cannes Bird (2024), American Honey (2018) Fish Tank (2009) Red Road (2006)— veut montrer ces classes sociales oubliées des « rust-belts » (périphéries « rouillées ») où la débrouille est l’absolue nécessité pour survivre ; transgresser pour vivre… où la magie (un crapaud à la bave hallucinogène signe d’argent facile), et le rêve d’une vie meilleure semblent les seules issues à la précarité.
La réalisatrice a connu ces modèles ; elle a grandi là. Elle n’a vu, jusqu’à sa majorité, que deux films [Mary Poppins (Robert Stevenson 1964) et Psychose (Alfred Hitchcock 1960) à la TV chez sa tante], et c’est en dansant —comme Bird— qu’elle a fait de la télévision à Londres puis a incorporé les studios comme assistante Dolly (grue sur rail où est fixé le siège de l’opérateur et sa caméra, et qui permet des plans panoramiques et des travellings surplombants).
Sa jeunesse rude ne la destinait guère au cinéma. La mère célibataire de la réalisatrice l’a élevée avec ses trois frères et sœurs, vivotant entre petits boulots et grands tracas. C’est Andrea l’ainée, qui a eu à s’occuper de sa fratrie. Plus tard elle suivra des études de cinéma aux Etats-Unis.
Bailey filme ses rêves avec son téléphone, mais elle témoigne aussi de la violence, elle a le courage que d’autres n’auraient pas à son âge de partager ce dont-elle est témoin, et de plus en plus encline à dénoncer. Ce monde lui est familier, elle est entourée d’amis, elle aime beaucoup ses petits frère et sœurs et voudrait tellement les voir échapper à la tyrannie d’un beau-père trop violent.


Peut-être que le conte permet cela ? La fantasmagorie d’un être salvateur mi-humain mi-animal rend les choses possibles. C’est à cet avenir “onirique » que s’accroche Bailey, et c’est une belle invitation à se dire que l’espoir d’une vie meilleure reste toujours possible fût ce dans le rêve et dans la projection d’images des animaux en liberté qu’elle chérit tant.

Pierre