LES FEUX SAUVAGES-Jia Zhang Ke

                                                             

                                                     

     J’attendais avec curiosité le dernier long métrage de ce cinéaste chinois qui a d’abord construit sa renommée à l’étranger puisque la Chine a refusé pendant une décennie de diffuser ses films dans le pays. Considéré comme un cinéaste important, Jean Michel Frodon, historien du cinéma, lui a consacré un livre et le cinéaste brésilien Walter Salles, un documentaire.

     Il faut reconnaître que c’est un film bien particulier, qui peut dérouter, une sorte « d’objet cinématographique non identifiable », comme l’a dit une spectatrice ou encore « un film frankenstein » comme l’a écrit un critique. Résultat d’un assemblage de rushes non utilisés de trois de ses films, d’images et de vidéos réalisées sans but précis lors de ses déplacements et de scènes totalement nouvelles tournées en 2023, ce long métrage à forte teneur documentaire, couvre une période qui va de 2001 à 2023 et peut se voir comme une œuvre expérimentale. A l’écran se succéderont des scènes tournées en16mm, 35mm ou en numérique haute définition. Pour donner un fil conducteur il a imaginé l’histoire d’un couple qui se sépare. L’homme, Bin, part tenter sa chance ailleurs, avec promesse de venir rechercher sa compagne, Qiao Qiao. Sans nouvelles de lui, elle part  à sa recherche.

     La première partie qui couvre les années 2001 à 2008, se situe à Datong, une ville minière du nord où la population ouvrière vit encore très modestement, où les vélos et les motocyclettes encombrent les rues. Des scènes se succèdent sans lien de cause à effet entre elles. Un ouvrier observe au loin les bâtiments miniers, gris et sinistres. Des ouvrières en pause s’encouragent mutuellement à chanter. Des jeunes réunis dans un minuscule appartement boivent, chantent et dansent sur des airs de rock venus d’Europe. Plus loin c’est une soirée Karaoké, l’interview du gérant de la maison du peuple complètement délabrée, le portrait de Mao détérioré et sorti du rebut où il avait été mis. C’est aussi un défilé de mode avec des vêtements importés de Canton, l’euphorie d’une  foule qui fête le choix de la Chine pour organiser les jeux olympiques 2008 et l’alcool qui coule à flots.Toutes ces scènes apparemment indépendantes les unes des autres racontent un monde en voie de disparition, un monde où Mao était vénéré, où la solidarité était de mise. Elles disent surtout l’attrait irrépressible pour le nouveau monde qui se profile à grands pas, celui de la mondialisation et des plaisirs jusque là inconnus. « Plaisirs inconnus » est justement le titre du film dont sont tirées les scènes concernant Qiao Qiao et Bin dans cette première partie. Jia Zhang Ke a saisi l’enthousiasme d’une population qui voit se volatiliser les années d’interdictions et de restrictions, sa hâte de s’ouvrir sur le monde extérieur. Or la ville de Datong stagne. Avec un prix du charbon divisé par deux, des mines ferment, des ouvriers sont désoeuvrés, des femmes chantent sur scène pour gagner un peu d’argent et reversent la moitié de ce qu’elles gagnent au gérant indélicat qui exploite la situation. C’est le moment d’apprendre à faire des affaires, de sauter dans l’économie libérale. Il faut partir ailleurs, là où les transformations s’opèrent.

     Bin quitte Datong pour Fengjie au barrage des trois gorges. C’est là qu’il faut être. Ce chantier pharaonique est le lieu de tous les excès,  de tous les possibles. On démolit et on reconstruit plus haut à tour de bras. On expulse sans chômer  sous la voix d’un mégaphone qui souhaite bonne chance aux déracinés, qui annonce sans état d’âme l’engloutissement d’un beau patrimoine et de douze districts. Presque deux millions de migrants qui ne savent pas ce qui les attend. La caméra de Jia Zhang Ke se pose sur des visages pour en capter la vérité : un homme qui caresse son chien, deux hommes qui ne peuvent se quitter des yeux, partout des regards interrogateurs, des baluchons qui attendent. Dans cette deuxième partie, Qiao Qiao recherche Bin et le spectateur découvre avec elle une nature magnifique et des ruelles typiques qui bientôt n’existeront plus, effaçant une Chine qu’on ne veut plus voir. Les chantiers de destruction sont à l’oeuvre sans relâche. Tout n’est que ruines parmi lesquelles des traces de vies silencieuses persistent: une botte d’enfant, une poupée, un magazine. Sur ce champ de ruines Bin a construit sa réussite financière, magouilles et corruptions en corollaire. Apparemment propriétaire d’un salon de massage, il dirige aussi une équipe de démolisseurs tandis que sa patronne Madame Ding prend soin de mettre sur ses différents comptes bancaires personnels, l’argent des contrats signés, avant de prendre la poudre d’escampette. Cette deuxième partie, la plus sombre à mon avis, emprunte beaucoup à « Still life » qui a remporté le lion d’or à la Mostra de Venise en 2006. Elle fustige le développement à marche forcée de la Chine, un développement frénétique qui donnera naissance à des villes gigantesques telle Chongquing, avec 82 000km2 de superficie et 34 millions d’habitants. Sur fond de guerre des démolisseurs, de corruption et de course à l’argent Qiao Qiao et Bin se retrouvent pour se séparer définitivement.

     Arrive maintenant le temps des impitoyables destructions, des gigantesques constructions et des grandes migrations que Jia Zhang Ke enferme dans une ellipse qui court de 2010 à 2023.

     La troisième partie faite de scènes entièrement nouvelles insiste sur les protocoles de contrôles draconiens que le gouvernement a imposés durant la période covid et  voit Bin arriver à Zuhai, une ville du sud près de Macao, constituée essentiellement de migrants. Les entreprises de très haute technologie bénéficient du statut de Zone Economique Spéciale qui leur apporte toutes sortes d’avantages. La caméra focalise sur les tours immenses, sur une voiture jaune rutilante, un modèle de luxe qui traduit la réussite de son propriétaire. Diminué physiquement, ayant dû abandonner son activité de conseil en micro crédit, Bin cherche à se refaire et demande l’aide d’un ancien prêteur. C’est son jeune associé qui lui explique que l’avenir se joue dorénavant avec les réseaux sociaux, avec l’utilisation de tik tok, avec le virtuel. Dépassé, Bin retourne à Datong où il retrouvera Qiao Qiao dans une très belle scène où tous les deux se démasquent et laissent voir à l’autre leur visage où le temps s’est inscrit naturellement sans l’artifice du maquillage. Dans le supermarché où travaille Qiao Qiao, les robots humanoïdes accueillent les clients, sont capables de citer Mère Térésa et Mark Twain, peuvent détecter les sentiments humains comme la tristesse. C’est la Chine de demain.

La partie fictive met en scène une femme qui a écouté son cœur et libre de ses choix  a su trouver son indépendance sans perdre sa bienveillance. C’est avec cette bienveillance qu’elle s’agenouille pour renouer le lacet défait de Bin avant de le quitter pour s’intégrer dans le groupe de joggers qui arrivent de toutes parts dans la nuit, à travers les rues. En même temps les paroles d’une chanson s’affichent sur l’écran : « juste rester debout sur ma terre natale », peut-être l’image symbolique d’un peuple qui parvient à suivre le flot de la vie envers et contre tout.

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