Je suis encore ébloui par la forte impression que m’a laissée la puissance de ce grand film qu’est « Les graines du figuier sauvage ». J’ai été saisi par la paranoïa qui s’est emparée de toute la société iranienne sous l’emprise des mollahs, comme par le déchirement, puis la destruction totale d’une famille qui au début du film paraît unie, aimante, heureuse. J’aime assez l’interprétation symbolique de Françoise de la fin du film, où Iman représenterait la tyrannie de l’Etat islamique, les trois femmes ses citoyens révoltés – tempérée toutefois par l’observation très juste de Jean-Mi sur l’évolution en sens opposés des deux parents au cours du film.
Pour rester dans le symbolique, je voudrais revenir sur le titre du film, sur lequel il y a eu par écrit tout au début des indications rapides et, à mon sens, insuffisantes. J’avais déjà remarqué que dans le titre anglais, « The Seed of the Sacred Fig », le figuier est « sacré » plutôt que « sauvage » et intrigué, j’ai fait quelques recherches là-dessus. Le terme « sacré » réapparaît dans le titre allemand, « Die Saat des HEILIGEN Feigenbaums », et ce doit être une traduction littérale du titre iranien original. Il s’agit d’une espèce particulière de figuier, originaire du sous-continent indien, dont le nom scientifique est « ficus religiosa » parce que cet arbre est sacré pour quatre religions : l’hindouisme, le bouddhisme, le djaïnisme et le sikhisme. Cette plante a la particularité de s’enlacer au niveau des racines autour des autres arbres pour les étrangler, d’où la « sauvagerie » privilégiée par la traduction française.
Il est assez évident que cette image peut s’appliquer à l’Etat islamique à deux niveaux : théocratie, il est de ce point de vue « sacré », mais il est « sauvage » parce qu’il étrangle ses citoyens aux sens propre et figuré. Le rôle des « graines » dans le titre est moins évident, mais j’ai pensé au proverbe « Qui sème le vent récolte la tempête », la notion de « semence » étant commune aux deux images. Si on veut pousser l’allégorie jusqu’au bout, les « graines » pourraient être la répression de l’Etat islamique dont la récolte serait la tempête, l’explosion de colère populaire que nous avons vue cueillie sur le vif par les smartphones des jeunes Iraniens.
Comme la plupart des films iraniens, ce film qui fut annoncé comme une possible palme d’or, prix spécial du jury tout de même, remplit ses salles. L’Iran, ce pays tyrannique, malgré ses intentions d’abêtissement de toute une population ne réussit pas à tuer, comme le tente chaque pays totalitaire, ce qu’il déteste le plus, la pensée. Et non plus, il n’empêche ces cinéastes de faire leur métier et surtout d’y exceller. Ils sont nombreux et les persécutions bien réelles qu’on leur fait subir n’y peuvent rien, au contraire, elles dopent les talents et la créativité.
Le film se situe donc au moment des protestations consécutives à la mort d’une jeune femme kurde iranienne, Mahsa Jîna Amini, arrêtée et potentiellement maltraitée par la police des mœurs de l’Iran … mais dont la presse toutou dit qu’elle aurait fait un malaise. Les étudiants iraniens n’entendent pas la chose de cette oreille, et la contestation grandit, les jeunes femmes par milliers sortent sans foulard. Dans ce climat, la police joue la pleine répression, en multipliant les arrestations, en utilisant des armes parfois mutilantes contre ce peuple en colère. Le décor est campé si l’on peut dire..
Les Figuiers…a pour arrière fond l’appareil répressif de l’Iran avec ses procès et ses prisons, ses exécutions capitales 853 en 2023, et sa répression des femmes. Au moment du film, les autorités iraniennes ont renforcé la répression des femmes qui ne portent pas le voile (ou le portent de manière inappropriée) dans les lieux publics en mettant en place une surveillance généralisée des femmes et des filles dans l’espace public et en procédant à des contrôles de police massifs, ciblant notamment les femmes qui conduisent, nous dit Amnesty Internationale.
Un homme, Iman (Mizach Zare) fonctionnaire, auxiliaire de justice, reçoit une promotion, il est nommé enquêteur. On lui remet une arme et des balles, il signe un reçu, c’est la première et magnifique image du film. Et c’est autour de ce personnage que le film s’articule. Qui est-t-il ? Allure costaude, élégante, il mène une vie de petit bourgeois de Téhéran, il a une jolie femme, soumise et parfaite et deux gentilles filles sérieuses, qui sont admises à l’université. Cette promotion professionnelle, c’est pour lui la promesse d’un logement de fonction plus grand et d’un meilleur revenu, tellement nécessaires pour que ces deux filles aient une chambre à elles et davantage de confort. Au plan narcissique, ce n’est pas rien non plus, sa nouvelle position hiérarchique c’est juste la marche qui le sépare du poste de Juge ! .
Iman est fier de lui-même, il s’estime intègre et travailleur et imagine a voir été choisi pour ces raisons. Il ne tarde pas à s’apercevoir qu’il est nommé contre d’autres, qu’il y avait des prétendants et qu’il ne doit cette place qu’à un appui, son ami Ghaderi (Reza Akhlaghirad, vous vous souvenez sans doute, il jouait dans un homme intègre). Il ne tarde pas à s’apercevoir également, qu’il n’est que l’agent d’une machinerie bureaucratique, il s’agit non pas d’y instruire des dossiers, mais de signer des condamnations, le plus souvent à mort. Il en est d’abord déçu, mais bon gré, mal gré, il accepte, après tout, comme lui suggère sa femme, il n’est qu’un modeste rouage. Pendant ce temps, dehors la jeunesse est révoltée, la police mutile et tue, et dans les prisons d’Iran, avec le concours des enquêteurs, on exécute.
Il y a des grains de sable dans la machine cependant, sur internet, des listes circulent ouvertes à tous, celles des enquêteurs par exemple, avec leurs noms, adresses, véhicules .
L’écart entre l’opinion qu’Iman se fait de lui et la réalité, sa femme l’a toujours bien mesuré, elle sait subtilement canaliser les violences et les peurs de son époux, les désamorcer. Tout va bien, jusqu’au moment où Iman « égare » son arme de service, ça risque 3 ans de prison, le déshonneur, et le désaveux de son ami Ghaderi…Et là ça ne marche plus cette affaire ! Secrètement, il panique, et il en vient à soupçonner ses propres filles. Désormais, il n’y a plus d’épouse ou de filles, plus d’amour ou ce qui lui ressemble dans son histoire, il n’y a que des obstacles à son beau parcours et la suspicion.
Alors, ce petit bureaucrate, faible mu par la peur se fait violent, inquisitorial. Il n’a qu’un pas à faire, il connaît un spécialiste des interrogatoires psychologiques. Il diligente un interrogatoire de son épouse et de ses filles. Enfin, il tient ou croit tenir la coupable !
Mais son propre nom circule partout, sur internet, Gadheri lui conseille de se mettre au vert (si l’on peut dire !). A cette occasion, Iman conçoit alors un moyen pour faire avouer « l’une de ses femmes »… Ce projet en tête, sa mutation intérieure de loyal sujet à tyran implacable s’achève, il n’est plus un simple agent du pouvoir, il en est devenu à son échelle, l’acteur, l’incarnation même. Il est le pouvoir.
Ce qui était ancré, latent, non dit, chez Iman apparaît dans sa brutalité primitive. Le pouvoir politico-religieux existe aussi par la participation de la multitudes de ses fidèles serviteurs masculins. Iman apparaît comme tous ces hommes par qui le pouvoir prospère, qui ont avantage à la domination des femmes.
La fin du film, dans le dédale du village abandonné de son enfance, est à la fois symbolique et optimiste, elle suggère que cette violence très ancienne finira par se retourner, mais ça c’est une autre histoire.
Au cinéma comme en littérature, le microcosme familial est non seulement un reflet dramatique et intense de la société décrite mais surtout une formidable chambre d’écho des tensions politiques, et notamment de l’oppression, dictatoriale ou fanatique, qui s’immisce dans l’intimité d’un couple, oppose les générations ou monte les jeunes contre leurs parents, comme dans 1984 de George Orwell ou son adaptation par Michael Radford où Parsons, le voisin du héros Winston Smith, est dénoncé par ses enfants à la Police de la Pensée. Le magnifique et bouleversant 10 ème film de Mohammad Rasoulof Les Graines du figuier sauvage s’inscrit bien dans cette perspective en la systématisant et la radicalisant (l’affrontement intrafamilial devenant le sujet du film du moins dans sa deuxième partie et surtout sa dernière heure) et en jouant sur plusieurs genres : le film politique, le thriller, le film fantastique même à la fin, lorsque le père (Iman), devenu fou, pousuit les trois femmes, qu’il avait enfermées, sauf la cadette, dans la maison de famille au coeur de la nature puis dans les ruines labyrinthiques d’une ancienne ville perse, tel Jack Torrance (Jack Nicholson) pourchassant dans les couloirs et le labyrinthe d’un motel désaffecté son fils et sa femme dans Shining de Stanley Kubrick. L’engloutissement final, hasard géologique ou justice immanente, nous sidère d’autant plus qu’un coup de feu est parti, du père ? de Sana, la plus jeune fille ? Même perte de repères que lors de l’incroyable course-poursuite qui tire Les Graines du figuier sauvage vers le thriller et où l’on ne sait plus qui poursuit qui, si la famille est menacée par le pouvoir ou par les opposants qui se sont procuré par les réseaux sociaux les coordonnées des fonctionnaires et affidés de la dictature religieuse…Jusqu’au moment où Iman coince la voiture de ses poursuivants, les oblige à sortir et découvre que ce sont des jeunes révoltés qui le prennent en photo et le dénoncent à ses filles comme un tortionnaire responsable de maintes exécutions capitales…Le réseau ne passe pas, déclarent Rezvan et Sana, sans doute épouvantées par les révélations sur leur père et peut-être inconsciemment désireuses de lui sauver la face et la mise : Amin en profite pour désarmer les jeunes gens !
Que d’échos éveille en nous ce film sensible et glaçant, cette confrontation du politique (sur la dictature iranienne et la mort de Masha Amini, rouée de coups par la police des moeurs pour ne pas avoir porté le voile) et de l’intime – avec ce père d’abord sympathique, aimé et admiré de son épouse pour sa promotion au poste d’enquêteur et bientôt de juge d’instruction au tribunal révolutionnaire, torturé par sa conscience pour devoir signer des condamnations à mort mais trop vite gagné par l’ambition, le système et la peur avec la perte de son pistolet, et ses filles vite éveillées au mouvement de révolte « Femmes, Vie, Liberté » vécu en direct sur leur portable et les réseaux sociaux !
La mère tente tant bien que mal de concilier puis de réconcilier le père et ses filles qui vont se déchirer, dans une terrible scène de repas où Rezvan, l’aînée étudiante, affronte le « chef de famille » Iman qui ne comprend pas et ne veut ou ne peut pas voir la violence du pouvoir qu’il sert car il en fait partie et n’a aucun recul : et ce n’est pas le moindre intérêt du film que de mesurer et de vivre de l’intérieur l’évolution de cette mère aimante et conservatrice, qui soutient la carrière de son mari et craint pour la sécurité de sa famille, voit dans les manifestant(e)s des excité(e)s ou de dangereux révolutionnaires comme le martèlent les media officiels et la télévision d’Etat, et n’accueille qu’avec réticence une amie étudiante de Rezvan, sans logement, pour une nuit ; mais quelle métamorphose et quel choc pour le spectateur que la scène où la jeune fille prise dans une manifestation revient le visage tuméfié et ensanglanté par une décharge de chevrotine qui l’a quasiment éborgnée ! Un gros plan saisit les larmes amères, irrépressibles et comme retenues de Najmeh enlevant avec des gestes d’une profonde tendresse et d’une infinie précaution les éclats de métal mêlés à la peau distendue et labourée de la jeune femme. L’image est saisissante, digne du Jeanne d’Arc de Dreyer, tant elle associe dans l’empathie et la compréhension muette la souffrance de l’adolescente et la soudaine lucidité de la mère sur les crimes de la dictature. Les gestes comptent plus que les mots : ils les dominent ou les démentent parfois comme ici. Comme une repentance et une prise de conscience, moins dans les paroles que dans les actes, comme une urgence dans la solidarité féminine, dans le souci de l’autre qui balaie les discours conservateurs tenus quelques instants auparavant, l’indifférence au combat citoyen et la peur pour les siens : c’est bien par le Visage, d’autant plus s’il est ravagé, que l’on découvre l’Autre, comme le dit le philosophe Emmanuel Lévinas, que l’on épouse sa différence, que l’on sent que « rien d’humain ne nous est étranger », selon le mot de Chrémès, le personnage de Térence.
On songe face à cette histoire d’émancipation féminine, à la découverte par une femme de la vraie nature, violente et perverse, de son mari, à Il reste encore demain, de Paola Cortellesi, où Delia, une femme battue se libère de son mari dans l’Italie d’après-guerre. A la superbe Histoire officielle, du cinéaste argentin Luis Puenzo, que j’avais découverte dans ma jeunesse cinéphilique : j’avais été impressionné, tétanisé même par l’intrusion de la violence politique dans un couple sous la dictature argentine, Alicia, professeur d’histoire, découvrant avec l’effondrement du régime que son mari admiré, homme d’affaires, pouvait bien avoir volé la petite Gaby qu’ils avaient adoptée à une opposante « disparue ». Je me souviens de cette scène terrible où la femme éprise de vérité demande des explications à son mari qui la serre et la repousse avec rage…De même, comment ne pas penser à Music Box de Costa-Gavras où l’avocate Ann défend son père Mike, d’origine hongroise, accusé d’avoir été un criminel de guerre nazi, d’avoir dirigé un escadron de la mort, puis découvre peu à peu qui il était vraiment, avant d’en être persuadée par une boîte à musique, preuve irréfutable avec ses photos accablantes, par-delà l’acquittement premier du coupable ? Une fille, des jeunes femmes découvrant la terrible vérité sur leur père, de Music Box aux Graines du figuier sauvage, avec le rôle dramatique d’un objet, là révélateur, ici dramatiqueet symbolique, ce Mac Guffin dont parlait Hitchcock, prétexte et moteur de l’action : l’arme de service d’Iman, marque de son nouveau pouvoir, destinée à le protéger depuis son accession à de hautes responsabilités, devenant le signe de sa faiblesse lorsque la jeune Sana, contre toute attente (tant elle semble sage, silencieuse et moins révoltée que son aînée), la lui dérobe et qu’Iman devient fou, soumet les trois femmes à un interrogatoire auprès d’un ami détecteur de mensonge, les soupçonne tour à tour et les enferme en véritable tortionnaire. Cette arme révèle sa vraie nature et devient le motif dramatique par excellence…
Enfin, cette oeuvre primée par le prix spécial du jury à Cannes 2024 (là où on attendait une Palme d’Or méritée) a connu bien des tribulations : elle a été conçue en prison par Rasoulof, tournée clandestinement en Iran aux risques et périls des acteurs et de toute l’équipe des techniciens, montée in fine à Paris après la fuite à travers les montagnes et l’exil du cinéaste. Cette véritable épopée créatrice semble redoublée par le statut à la fois unique et diversifié de l’image, comme si le film intégrait son propre making of en une audacieuse mise en abyme qui, mêlant remarquablement la réalité et la fiction, fait de l’image à la fois l’instrument de la dictature et le moyen de la révélation : d’un côté, les photos d’imams et d’ayatollahs au travail d’Iman, les effigies en carton de martyrs du régime dans les couloirs du tribunal révolutionnaire, les actualités officielles de la télévision d’Etat sur les « dangereux » manifestants « révolutionnaires », le camescope d’Iman filmant sa femme et sa fille enfermées, comme dans un poste de police ; de l’autre, les images des réseaux sociaux glanées sur Internet et diffusées par les portables, l’appareil photo des jeunes opposants poursuivant Iman et le filmant, la vision aussi de ces mégaphones que Sana a installés dans le jardin de la maison-prison, voix de la révolte et douloureuse nostalgie de l’enfance…
Image contre image, intrusion glaçante d’une photo de portable montrant de jeunes manifestants assassinés dans la rue, baignant dans leur sang, vision terrible enchâssée dans le plan de cinéma, réalité foudroyante faisant éclater tous les codes de la fiction authentifiée et magnifiée par le témoignage documentaire. Grandeur de l’art aussi qui fait de nécessité vertu, qui transforme une contrainte politique – le tournage clandestin – en un huis-clos familial, une sphère intime lézardée, envahie puis dynamitée par la vie publique.
« Mariage réparateur » ! ? Quel étrange formule oxymorique, quel cynisme juridique, quelle étrange liaison de l’amour ou de ce qui devrait être son prolongement et son accomplissement personnels et institutionnels, le mariage, et du judiciaire ? Réparation de quoi et pour qui d’ailleurs que cette coutume archaïque, mise en scène sobrement, sans pathos ni didactisme, par Marta Savina dans Primadonna, ce mariage forcé, cette union imposée à une jeune femme violée pour éviter le délit d’honneur, la honte familiale et …le procès au violeur qui deviendra ainsi un « respectable » mari ? Réparation pour la société sicilienne hypocrite et corsetée des années 1960, confite en dévotion, en code de l’honneur, de la réputation et apparences sociales et l’homme qui s’en tire à si bon compte ? Ou gâchis pour une jeune femme non consentante dont la vie sera malheureuse, la vérité intime mise sous le boisseau, le bonheur saccagé ?
Thème et nœud dramatiques par excellence, le « mariage réparateur », aux termes des articles 544 et 587 du Code pénal abolis en 1981 par la loi italienne, offre ici à Marta Savina la matière d’un film sobre et puissant, qui pose et tisse au fil d’un scénario charpenté et haletant, et grâce à une interprétation à la fois pudique et énergique de la jeune fille, Rosalia Crima, dite Lia, et de ses parents, les questions essentielles de l’amour et du bonheur, du désir et du consentement, de la morale et de la religion, des pauvres et des puissants, du sentiment et de l’institution de la justice supposément réparatrice, de la condition féminine enfin à l’heure de Meetoo, des viols, des féminicides et des violences faites aux femmes révélées chaque jour dans les media. Film d’une brûlante actualité s’il en est, qui développe et actualise pleinement le programme du court métrage de 15 mn de fin d’études, Viola, Franca, réalisé en 2017, en Californie, par Marta Savina : l’histoire bien réelle de Franca Viola, âgée aujourd’hui de 76 ans, violée par un jeune homme et contrainte par sa belle-famille et ses propres parents de l’épouser… Comme Lia, l’héroïne de Primadonna, elle osa, la première femme à le faire, d’où le titre parodique du film, porter plainte contre son agresseur, le traîner en somme en justice et obtint sa condamnation : dans notre film, Lorenzo Musica (joué par Dario Aita), transposition de Melodia, le personnage réel, écope de 11 ans de prison.
Lia se comporte moins en première cantatrice, qui connait la musique ou jouirait d’une grande expérience de la vie, qu’en jeune femme à la fois timide et farouche, proche de ses parents (elle travaille la terre avec son père au grand dam de sa mère) et désireuse de s’émanciper, ce qu’elle va faire en résistant de toutes ses forces à la rumeur, à la pression sociale et cléricale, en osant enfin parler au tribunal de son viol au prix de sa pudeur, de sa dignité, de son intimité livrée ainsi en pâture au juge et aux jurés : on frémit ainsi de la question insidieuse et perverse posée par le brillant avocat de l’accusé, stipendié par la belle-famille : « êtes-vous sûre que vous n’avez pas éprouvé du plaisir ? ». Sous-entendu lors du viol : car comment appeler autrement l’enlèvement de la jeune fille, sous les yeux de ses parents, avec son petit frère, bientôt relâché, et sa séquestration dans une maison, une cabane isolée où Lia (jouée par une remarquable Claudia Gusmano, tout en finesse et énergie, en audace et pusillanimité) doit céder aux instances de Lorenzo, séducteur pour ainsi dire caricatural, latine lover sûr de sa beauté et bardé de son arrogance sociale de fils de riche propriétaire mafieux ?
L’histoire d’amour n’avait pourtant pas si mal commencé entre eux et Lia semblait plutôt amoureuse du jeune homme, en tout cas attirée par lui, déjà, avant son départ pour l’Allemagne. A son retour, il la poursuit de ses assiduités, lors d’une procession (la pourtant pieuse Lia ne pourra jamais incarner la Vierge ; elle est appelée à un rôle plus humain et plus tragique encore), la retrouve derrière l’église, contre un mur où la jeune femme semble prête à s’abandonner, ou devise avec elle dans le champ paternel, insistant sur son amour et son intention de l’épouser, tandis que la jeune femme semble de plus en plus hésitante, réticente même, détachée de ce garçon décidément trop sûr de lui, trop entiché de ce statut social qui lui donne la certitude que rien ni personne ne peut, ni ne doit surtout lui résister…
Alors, oui, ce film pose la question du consentement à l’amour et à l’acte sexuel, dont certains mettent parfois en doute la clarté, la formulation, la sincérité, sinon pour justifier, en tout cas pour excuser ou tout au moins expliquer le viol… Les sentiments de Lia peuvent ne pas sembler clairs au début mais il est évident que ses sentiments évoluent, s’atténuent et que son désir se délite : le consentement ne fait donc pas défaut simplement au moment du viol mais bien avant, en amont de cet acte criminel quand l’amour n’est, déjà, plus là…C’est ce que Lorenzo n’a pas su, pas voulu voir, ce qu’il n’a pas accepté – aggravant son cas par ce repas familial de mariage imposé où les parents de Lia se voient obligés par le parrain du village, futur « beau-père », de trinquer au bonheur des jeunes gens, ou plutôt se verraient obligés si la jeune femme n’osait dire NON !
Scandale pour les puissants, pour le village, qui rejette Lia et sa famille, son père si digne et obstiné (qui avait bien subodoré l’arrogance et la violence de Lorenzo enlevant bientôt la jeune femme avec ses amis à moto selon la pratique ancestrale de la fuitina), scandale pour ce prêtre infâme, qui n’est que la voix des puissants, qui interdit à Lia l’entrée de l’église le jour du Vendredi saint, qui organise clandestinement des combats de coq et empêche la prostituée, amie de Lia, et familière de…Lorenzo, de témoigner contre le jeune homme lors du procès en lançant contre elle un coq qui va la défigurer… : curieuse coïncidence, cet homme d’Eglise, don Zaina, est joué par Paolo Pierobon, qui incarnait le pape dans L’Enlèvement de Marco Bellochio. Scandale dans cette Sicile d’un autre âge où la mauvaise réputation poursuit l’ancien maire, avocat « grillé » par ses échecs et qui va pourtant, le grand avocat pressenti s’étant défaussé et laissé acheter par les puissants, accepter de défendre Lia, et, contre toute attente, gagner son procès, leur procès…N’est-il pas secrètement amoureux de Lia ? Mais c’est une autre histoire…
Scandale que cette victoire pour une fois des faibles contre les puissants qui ne peuvent plus contempler et dominer de leur superbe la procession et le village entier défilant sous leur balcon, mais qui n’éteint pas la réprobation publique sur les affaires de mœurs, comme si l’amour se réduisait au sexe ou à un acte sexuel, scandale contre lequel Lia osera encore lutter en restant au pays, dans ces âpres reliefs près du mont Nebrodi et de Messine, alors que son père, loin de se griser du triomphe du droit et de la liberté féminine, demeure pessimiste : « Je suis fier de toi, s’écrie-t-il, mais nous n’aurons pas gagné tant que la société, les mentalités et la loi ne changeront pas. Ils gagnent toujours… »
Il est pourtant des victoires, si fragiles soient-elles, qui nous revigorent, des lendemains qui ne déchantent pas toujours, des happy ends de cinéma qui n’ont rien d’artificiel ou de lénifiant…
« Ne me fais pas mal », supplie dans un mélange de frayeur et de ravissement Ginia (Yile Yara Vianelle) s’abandonnant enfin à Guido qui lui offre sa première fois dans une scène d’une infinie tendresse et d’une sensualité haletante où le spectateur épouse avec empathie, sans voyeurisme, la montée tremblante du désir, la respiration oppressée de la jeune femme à mesure que le jeune peintre la dévêt avec une sûre lenteur pour s’unir bientôt à elle : à son regard chaviré on peut se demander si elle a vraiment éprouvé du plaisir ou si elle n’exprime pas le vague dépit d’une défloration sinon un peu rude, tout au moins rapide de la part de Guido trop empressé… »Une virginité qui se défend » – explique Laura Luchetti, réalisatrice du superbe « La bella estate » (2023), inspirée du roman de Cesare Pavese qui, selon la cinéaste, « parle si bien de sa jeunesse, de cet âge où tout est possible, et tout est effrayant. » Cette nuit d’amour, la discussion étonnée qui suit la rencontre n’en couronnent pas moins une attente diffuse, et, grâce à l’autre, une découverte de soi jusqu’ici cantonnée au reflet dans un miroir, au bain prolongé – une attente impatiente, exaspérée parfois aussi dans les questions à une amie : « comment fait-on l’amour ? quand ferai-je enfin l’amour ? » « Cela viendra en son temps » – lui répond-on.
C’est peut-être une autre scène qui est la plus touchante et qu’on ne peut s’empêcher de mettre en regard de la première : la scène de danse entre Ginia, cette jeune couturière blonde dont nous suivons à Turin en 1938 les émois amoureux et la confection experte d’une robe mordorée et Amelia (Deva Cassel), ravissante brune, Muse et modèle des peintres, qui pose nue, multiplie sans doute les liaisons et fascine Ginia, ouvrière et laborieuse artisane en lui ouvrant le monde de l’art et de la bohème, après lui avoir insufflé la libération du corps dans un plongeon lacustre en petite tenue, devant des étudiants mi-ravis, mi-choqués, lors d’une partie de campagne, d’un déjeuner sur l’herbe dignes de Renoir ou Monet. Les deux femmes dansent ensemble sous la caméra caressante de Diego Romero Suarez Llanos, bercées par la chanson de Sophie Hunger « Walzer fûr Niemand » : la petite frêle Ginia, dont la timidité, la peur d’aimer, l’errance sentimentale et sexuelle nous bouleversent, s’approche d’Amelia, l’étreint puis, au lieu du baiser attendu, se love contre sa poitrine. Union rassurante quoiqu’inaboutie – tendresse amicale ou pulsion homosexuelle, qu’importe ! – on comprend où va la préférence de Ginia qui avait pourtant connu l’union charnelle avec Guido.
Au-delà du désir intemporel d’être vu et représenté, qui trouverait selon Laura Luchetti un écho moderne dans les réseaux sociaux, le film épouse cette alchimie du désir, cette valse-hésitation du cœur et du corps que condenserait bien la scène où Ginia pose enfin nue pour l’ami peintre d’Amelia, observée de dos par un autre artiste et éprouvant la honte de voir surgir aussi Amelia. Elle est allée jusqu’au bout de sa démarche mais elle a négligé son travail, est arrivée en retard, s’est fait renvoyer : elle retrouvera toutefois une place auprès de sa patronne compatissante mais exigeante après lui avoir écrit une longue lettre d’excuses et d’explications sur son attitude mais devra, pour prix de sa légèreté, recommencer à zéro, travailler à la buanderie avant de redevenir l’habile couturière qu’elle était.
Dans cette chronique sociale en pointillé d’un couple émouvant, la fratrie, Ginia et son frère Severino, étudiant désenchanté, apprenti écrivain – tous deux venus de la campagne pour réussir à la ville, partageant une glace comme la pauvreté, s’épaulant, s’inquiétant d’un retard, d’une absence, d’une dérive possible de l’autre sans pourtant juger, Luchetti a également dessiné un arrière-plan historique : l’Italie de 1938, les chemises brunes – devant lesquelles tout le monde s’écarte dans le tramway, les bustes de guerriers, ce bâtiment monumental avec ses longs couloirs, ses grandes pièces, qui abrite l’atelier de couture : on songe à Vincere, de Marco Bellochio. La beauté du film tient sans doute au contraste entre ce cadre froid, dictatorial, prémonitoire de la guerre, et la mélancolie de cette histoire d’amour, la douceur de la nature, la beauté des couleurs – on songe aux superbes costumes de Maria Cristina La Parola.
La nature y est aussi un personnage à part entière, qui encadre l’histoire, au début et à la fin, avec ces échappées impressionnistes, ces plans rapprochés ou gros plans sur les personnages, un visage au bord de l’eau, ses inserts sur une abeille, un écureuil, un tapis de mousse. Et pourtant la mort rôde, avec la syphilis qui témoigne, s’il en était besoin, de la fragilité d’Amelia, la femme épanouie qui aura révélé à elle-même Ginia, qui lui aura appris à aimer, à s’aimer surtout et dont la silhouette, à moins que ce ne soit le fantôme (se dirigeant vers la gauche, comme le remarquait Marie-No lors du débat), apparaît dans la promenade finale au bord de l’étang. (Ces scènes ont été tournées près des lacs d’Avigliana et de Carignano, et la lumière du chef opérateur Diego Romero Suarez Llanos est superbe).
Valse ultime, procession mortuaire (Pavese ne s’est-il pas donné la mort un 27 août 1950 ?), ou parenthèse enchantée d’un « bel été » ?
Avec les belles images et la photographie somptueuse, ce qui rachète un peu à mes yeux un film par ailleurs d’un intérêt limité, c’est la volonté manifeste du cinéaste de montrer tous les aspects de sa ville natale – des perspectives marines magnifiques jusqu’aux bas-fonds de la Spaccanapoli visités en compagnie d’un chef de la Camorra nouvellement sorti de prison – en un hommage aigre-doux où les éléments baroques sur lesquels insistait M. Mirabella se trouvent souvent au service de la caricature. Dans ce contexte, je voudrais partager une idée qui m’est venue après coup à propos de la scène si étrange où l’on voit monté en spectacle public l’accouplement de deux jeunes personnes. Et si cette scène était la caricature du « mariage réparatoire » que nous avons vu dans « Primadonna » ? Ce qui m’a suggéré la comparaison, c’est la phrase « union de deux familles » qui est commune aux deux cérémonies. On pourrait penser plutôt à une caricature du mariage à l’italienne en général, tel que nous l’avons vu au printemps, satirisé là aussi, dans « Il reste encore demain ». Mais on pourrait voir plus précisément dans la réticence des deux jeunes à passer à l’acte la contrepartie ironique de la supposition, vraie ou fausse, dans le cas des enlèvements et des fugues, que ce serait déjà un fait accompli, d’où la nécessité d’une « réparation ». Il y a le même genre de renversement ironique dans le fait que la Parthénope de la mythologie était « la sirène à la voix vierge » (de PARTHENOS, « vierge » et ORIS « bouche »), alors que la fille du film est tout sauf vierge. Et si Naples n’est pas la Sicile, ils partagent néanmoins une certaine mentalité méridionale commune, y compris cette notion de « l’honneur » qu’il s’agit de sauver. Cette lecture de la scène pourrait en expliquer un certain nombre de bizarreries : toute une salle d’adultes en robes longues et tenue sombre assis comme au spectacle ; la mère qui dit à son fils « fais comme je t’ai appris », ce qui suggère un préalable entraînement incestueux, et qui lui tape sur les fesses pour l’encourager ; les applaudissements une fois l’exploit accompli. Ce seraient autant d’éléments de charge caricaturale. Evidemment, je n’aurais pas pensé à un tel rapprochement si je n’avais pas vu l’autre film juste auparavant, mais connaissant mieux que nous la culture de leur pays, le publique italien auquel le film était destiné en priorité aurait peut-être pu le faire sans ce catalyseur fortuit. Et cela donnerait un sens à une scène bizarre, extravagante, baroque, amusante si l’on veut… mais autrement gratuite.
« Qu’est-ce que tu nous fais,Michel? » s’est écrié ton pote Jugnot. Il nous a ôté les mots de la bouche car c’est vrai qu’on a eu du mal à réaliser et on a cru, Jean-Claude, que c’était encore une de vos Splendid blagues.
Qu’est-ce qu’elle a foutu La Mort, elle s’est trompée de client, il y a eu « unmalentendu », c’est pas possible autrement ! A moins qu’elle se soit présentée sous les traits d’une jolie roumaine et vous ait trouvé très beau : aviez-vous mis votre Tenue de Soirée ce jour-là ? Certainement! Avez-vous cru que là-bas vous alliez bronzer et peut-être même faire du ski ? Non, M. Blanc, on est dans le noir tout le temps là-bas, comme seul sur un télésiège la nuit, on a froid malgré une combinaison jaune canari et on ne peut plus chanter. On ne peut que Marcher à l’ombre, et si on ne maîtrise pas La Meilleure Façon demarcher, on attrape « des entorses qui s’infectent ». Vous avez été victime d’une arnaque suite à une Grosse fatigue ou à une Mauvaise Passe que vous n’avez pas pu gérer, il ne peut en être autrement. On vous a menti et vous, vous avez cru au PèreNoël ! et pourtant Gérard vous l’avait bien dit : Le Père Noël estune ordure ! C’est pour ça que là, vous les avez lâchés vos Splendid compères. Tout comme il vous avait dit, Gérard, que le télésiège allait bientôt fermer : comment avez-vous pu être naïf à ce point ? Pourquoi ne pas l’avoir écouté ?
Cependant, en prenant de l’âge, vous avez senti qu’on commençait à vous prendre au sérieux : même si, toujours loser car manipulé et naïf, ce Monsieur Hire vous a tout de même ouvert une porte sur L’exercice de l’État. Plus tard Les Témoins vous ont vus aller chez une copine qui n’était pas la vôtre… Tout de même Monsieur lejuge, reconnaissez que Marie-Line vous a permis de renouer avec un amour de jeunesse, un vrai : on ne peut pas vous reprocher d’avoir embrasséqui vous vouliez.
Enfin tout ça pour dire que vous nous avez fait éprouver beaucoup d’émotions : le rire, la compassion, les larmes aussi, en nous montrant ce dont vous étiez capable, toutes les facettes de ces personnages que vous avez su incarner en vous dépouillant du costume étriqué de Jean-Claude Dusse, (dont certains vous croyaient vêtu à jamais) pour en endosser d’autres bien plus mystérieux et insaisissables, troublants et émouvants.
Au milieu de toutes vos Petites Victoires on va tout de même vous faire un reproche : celui d’avoir conclu trop vite malgré le malentendu évident dont vous avez été une fois de plus victime, alors que le chemin aurait dû être encore long : M. Blanc, on vous en veut de nous avoir fait fausse route malgré vos satanées « entorses infectées » mais sans doute grâce aux « comprimés contre les renards. »
Quand un réalisateur israélien et une actrice iranienne décident de s’unir pour réaliser un film ensemble ça donne Tatami, film magistral et courageux d’un bout à l’autre. Choisissant délibérément le noir et blanc assorti d’un format carré, ce film nous bouleverse par son énergie dans la façon de filmer, l’énergie de la jusqu’au-boutiste Leïla (Arienne Mandi) en passant par les hésitations et revirements de Maryam (Zar Amir Ebrahimi), coach de Leïla, énergique elle aussi puisque son admiration pour cette dernière lui permettra aussi de se libérer elle-même.
Dans un pays où la femme est privée d’une liberté qui nous parait minimale, à savoir découvrir sa chevelure et désobéir à un homme, qu’il soit père, frère, époux, quand ce n’est pas le guide suprême en personne, ce film nous montre par le biais d’un sport, le judo, que la vie d’une femme iranienne est un combat de tous les instants, que les décisions qu’elle prend malgré les interdictions et les menaces, font d’elle une femme d’exception, une héroïne, une vraie ! L’interdiction ici, en plus de l’obligation pour une femme d’être voilée, est celui de combattre contre un ennemi juré : une athlète israélienne.
Le choix du noir et blanc donne au film une note particulière d’expressionnisme : les athlètes filmées dans des sous-sols glauques, des vestiaires sinistres, des couloirs et des escaliers qui n’en finissent pas, tous ces plans d’enfermement, ces espaces labyrinthiques où on étouffe et est à l’étroit, d’où on ne peut s’échapper si ce n’est par un long couloir qui mène à la lumière, au ring de boxe que devient le tatami sur lequel Leïla se bat sans relâche, avec courage et détermination, dans un espace inondé de lumière. En parallèle aux séquences de combat, on se retrouve dans l’appartement de Leïla où toute sa famille suit avec un enthousiasme grandissant les exploits de cette dernière qui est là pour remporter une médaille d’or, elle qui veut être la fierté de sa famille et de son pays. Cette famille qui la soutient sans discuter, son mari, Nader (Ash Goldeh), époux moderne qui laisse partir sa femme, ne lui mettant aucune entrave et la poussant dans ses choix ; Leïla met-elle en danger son mari et son fils ? Il s’enfuit avec le petit garçon, sans le moindre reproche à sa femme, une femme forte qu’il aime, admire et respecte.
Autour du tatami, le public se devine par ses cris, de même le journaliste sportif qui commente les actions des athlètes est quasi invisible. Seuls les responsables de l’organisation de cette coupe du monde le sont un peu plus notamment Stacy puis les agents de sécurité, mais on remarque surtout les plans en plongée, de l’étage où sont regroupés les officiels du régime, ceux qui téléphonent sans cesse à Maryam pour qu’elle obtienne l’abandon de Leïla ; ceux qui utilisent le chantage pour faire plier Leïla en lui envoyant une vidéo de son père déjà arrêté par la police. Toutes les intimidations viennent de ces hommes et de leur regard de haut, écrasant les héroïnes sous le poids de la culpabilité, des sonneries incessantes des portables de Maryam et Leïla, la peur et l’angoisse se lisant sur le visage de la première, la peur mais aussi la rage et la détermination plus fortes que tout sur le visage de la seconde. Les deux femmes ont une trajectoire parallèle : la première, Maryam, des années plus tôt, n’a pas su ou pu résister aux injonctions des hommes puissants qui l’ont forcée à mentir sur une soi-disant blessure pour qu’elle renonce à affronter l’ennemi juré ; Maryam par le biais des pressions faites sur Leïla, revit cet épisode peu glorieux de sa vie d’athlète, et ressent sans doute une forme de honte pour elle-même mêlée à son admiration d’autant plus forte pour Leïla faisant un chemin inverse fait de résistance et de désobéissance, Leïla qui n’en démord pas, qui ne renoncera pas quel que soit le prix à payer, malgré les menaces, ou le chantage. Leïla dit NON.
La scène finale où le piège est sur le point de se refermer sur Maryam qui, dans une réaction de survie et de courage insuflé par Leïla, échappe dans une course effrénée à ceux qui veulent lui faire payer son incapacité à faire fléchir celle qu’elle entraîne, est un moment haletant qui m’a rappelé Rudolph Noureev et sa course dans l’aéroport du Bourget en juin 1961 pour échapper à la surveillance des hommes du KGB chargés de le faire monter dans un avion pour le ramener en URSS après une tournée en France.
Maryam se retrouve à bout de souffle dans les bureaux du comité d’organisation du championnat auprès de Stacy et Jean Claire où Leïla a elle aussi déjà trouvé refuge.
Les visages expriment à eux seuls la lutte, la tension, la résistance, la douleur. Leïla arrache le voile qui l’étouffe littéralement lors du combat ; Maryam retouche toujours son voile, s’assurant qu’aucune mèche ne dépasse mais montrant peut-être aussi à quel point il est encombrant, et surtout emprisonnant ; ce voile est une chaîne dont elle finira par se débarrasser.
On ressort admiratifs et émus de ce film haletant à la portée politique incontestable, résonnant fortement dans le contexte politique mondial qui est le nôtre aujourd’hui.
Autorisez-moi quelques notes sibyllines sur ce bon film que je ne veux pas risquer de divulgâcher, mais qui parleront à ceux qui l’on vu.
Dans cette belle histoire de vie, celle de deux vieilles dames, chargée d’un passé un peu lourd, inutilement mais efficacement culpabilisant, et d’un présent porteur d’une belle et solide amitié (Hélène Vincent, Josiane Balasco), de générosité quotidienne et de petits bonheurs simples, surviennent des événements parfois cruels, involontairement cruels, telle cette fille (Ludivine Sagnier) qui a tant (et symboliquement) besoin d’argent, et parmi ces choses de la l’a vie, l’une interroge davantage encore…
Rencontrant des fidèles de l’Alticiné, elles me demandent, vous avez vu ce film d’Ozon, alors que je répondais oui, elles me demandent : Alors l’a-t-il fait ou non ?
Chacun peut y aller de sa supposition.
Mais s’il avait été reconnu qu’il l’avait fait, que serait-il advenu ? Nous connaissons la réponse, au lieu de quoi, nul ne sait, et la vie continue. C’est ainsi qu’un jeune homme en difficulté (le remarquable Pierre Lottin) nous apparait gentil, toujours prêt à rendre service, bien inséré dans la vie de son village… Ce que ne lui aurait été aucunement permis s’il avait été reconnu qu’il l’avait fait. Ozon s’attaque sans en avoir l’air, en toute simplicité, à l’un des piliers de notre société, si bien analysé par le philosophe Michel Foucault.
On s’amuse aussi des vicissitudes de la mémoire d’enfance, qui décidément est une invention utilitaire au jour le jour (on a la mémoire dont on a besoin ici et maintenant). On suit les évocations douloureuses et chargées de ressentiments de la fille… jusqu’à l’épisode des champignons et un peu au delà..Et vers la fin du film on jubile d’entendre Lucas, le petit fils (Paul Beaurepaire) dire qu’il a toujours aimé les champignons.
Si vous avez eu la patience de lire ces lignes, ce qui est méritoire, allez voir ce film modeste qui l’air de rien fait son oeuvre.
Georges
PS : 3/11, Maintenant que ce film est passé, je me sens un peu plus libre pour en parler, j’ai aimé dans ce film les différentes possibilités de lecture qu’il offrait aux spectateurs. Il y a des sortes de fourches (chiasmes?) dans le récit alors, vous prenez une route ou l’autre. Michelle ramasse des champignons, Marie-Claude lui fait remarquer qu’elle en a ramassé un qui n’était pas comestible, elle continue sa cueillette…Prépare ses champignons que seule sa fille aime, et empoisonne sa fille… qui en réchappe ! Volontaire ou involontaire ? le spectateur a le choix. S’il considère que l’acte est volontaire, il se dit que cette grand-mère veut son petit fils pour elle seule et ou que sa fille qui la juge mal et lui demande de l’argent sans cesse, lui est insupportable. Mais on peut aussi estimer que c’est un accident et continuer, d’ailleurs, c’est le plus probable. Mais survient une seconde fourche, Vincent (fils de Marie-Claude) se rend chez Valérie (la fille de Michelle), elle va sur le balcon, elle monte sur un tabouret pour prendre des cigarettes, cachées là… et elle tombe par la fenêtre. Là encore, le spectateur peut choisir, accident ou meurtre ! De sorte qu’il y a autant de film que de spectateurs, les A-B , les ni A ni B, les A et non B, les B et non A …et s’il y a meurtre, il n’est pas puni. Et ici, qu’il ne le soit pas rend la vie de tous, tellement plus belle…
Native de Lorraine, proche de la frontière franco-allemande, la réalisatrice de – Langue étrangère exprime avoir un rapport particulier à la double culture. Elle souhaitait en écrivant le film en période Covid, période o combien perturbante pour tous, que – Langue étrangère incarne l’Europe qu’elle voit comme la promesse d’un avenir. Elle voit le passage d’un pays à l’autre comme un pont vers l’Europe espérée. La montée de l’extrême droite, qui vient bousculer cette construction lui a donné l’idée de ce film comme une métaphore des amitiés franco-allemandes en mettant en avant les différences de vision des deux côtés et le poids de l’histoire. Les parents, les grands parents apportent ainsi leurs pierres à l’édifice dans leurs propres histoires, leurs origines et leur passé. On sent que tous sont déstabilisés, un peu perdus et regardent vivre leurs ados sans parfois trop comprendre ce qui les animent et semblent impuissants à les aider.
Claire Burger, en observant cette jeune génération a pu constater les difficultés de beaucoup d’adolescents, de jeunes adultes. L’anxiété, l’angoisse, la peur du devenir influent ainsi sur des comportements allant parfois jusqu’au pathologique. Léna la jeune allemande le dit dans le film : j’ai peur de tout…. Vieillir, le fascisme, que rien ne change… Toutefois la réalisatrice souhaitait amener de l’émotion dans toutes ces choses théoriques. L’histoire d’amour qui nait entre les deux filles apporte douceur et humanité. La rencontre entre les deux correspondantes ne se fait pas simplement. Très vite, Fanny la jeune française l’exprime par cette jolie phrase : « Ma correspondante ne me correspond pas « mettant ainsi en relief ce que représente ces échanges linguistiques et culturels. Finalement, elles finiront par se correspondre et s’accorder autour de ce qui les rapproche. Ainsi pour s’accorder à Léna, Fanny franchit le pont jusqu’à inventer une sœur rebelle, une sensibilité politique pas forcément naturelle pour elle. On la sent fragile dans ses opinions, guettant toujours l’assentiment de sa correspondante, moins ferme dans ses convictions et très seule. Il lui est certainement plus facile de mentir pour s’adapter à l’autre que de se dévoiler. On apprend que le mensonge est chez elle une façon d’être, qu’elle invente et on ne sait plus trop parfois qu’elle est la part de vérité et de leurres. Les deux comédiennes tout en subtilité nous font vivre la rencontre, l’évolution de la relation, les difficultés familiales, la vie des adolescents d’aujourd’hui, pas si différente de notre propre adolescence. Les aspirations restant proches avec toutefois moins de légèreté peut être. Comme moins de promesses à venir … La chute du mur, les événements la précédant à Leipzig et l’histoire de la seconde guerre mondiale évoque les difficultés à construire toute relation. L’histoire entre les deux jeunes filles peut être vue comme une métaphore de ce que l’Europe peine à mettre en place de façon solide.
Toutefois la fin, qui on le ressent installera chez les deux ados quelque chose de nouveau nous laisse sur une note positive. La rencontre, l’alliance a bien eu lieu. Quant à son devenir ? tout reste à dessiner. Tout comme notre propre histoire dans la grande à venir.