W-E cinéma italien 2024-Primadonna de Marta Savina

« Mariage réparateur » ! ? Quel étrange formule oxymorique, quel cynisme juridique, quelle étrange liaison de l’amour ou de ce qui devrait être son prolongement et son accomplissement personnels et institutionnels, le mariage, et du judiciaire ? Réparation de quoi et pour qui d’ailleurs que cette coutume archaïque, mise en scène sobrement, sans pathos ni didactisme, par Marta Savina dans Primadonna, ce mariage forcé, cette union imposée à une jeune femme violée pour éviter le délit d’honneur, la honte familiale et …le procès au violeur qui deviendra ainsi un « respectable » mari ? Réparation pour la société sicilienne hypocrite et corsetée des années 1960, confite en dévotion, en code de l’honneur, de la réputation et apparences sociales et l’homme qui s’en tire à si bon compte ? Ou gâchis pour une jeune femme non consentante dont la vie sera malheureuse, la vérité intime mise sous le boisseau, le bonheur saccagé ?

Thème et nœud dramatiques par excellence, le « mariage réparateur », aux termes des articles 544 et 587 du Code pénal abolis en 1981 par la loi italienne, offre ici à Marta Savina la matière d’un film sobre et puissant, qui pose et tisse au fil d’un scénario charpenté et haletant, et grâce à une interprétation à la fois pudique et énergique de la jeune fille, Rosalia Crima, dite Lia, et de ses parents, les questions essentielles de l’amour et du bonheur, du désir et du consentement, de la morale et de la religion, des pauvres et des puissants, du sentiment et de l’institution de la justice supposément réparatrice, de la condition féminine enfin à l’heure de Meetoo, des viols, des féminicides et des violences faites aux femmes révélées chaque jour dans les media. Film d’une brûlante actualité s’il en est, qui développe et actualise pleinement le programme du court métrage de 15 mn de fin d’études, Viola, Franca, réalisé en 2017, en Californie, par Marta Savina : l’histoire bien réelle de Franca Viola, âgée aujourd’hui de 76 ans, violée par un jeune homme et contrainte par sa belle-famille et ses propres parents de l’épouser… Comme Lia, l’héroïne de Primadonna, elle osa, la première femme à le faire, d’où le titre parodique du film, porter plainte contre son agresseur, le traîner en somme en justice et obtint sa condamnation : dans notre film, Lorenzo Musica (joué par Dario Aita), transposition de Melodia, le personnage réel, écope de 11 ans de prison.

Lia se comporte moins en première cantatrice, qui connait la musique ou jouirait d’une grande expérience de la vie, qu’en jeune femme à la fois timide et farouche, proche de ses parents (elle travaille la terre avec son père au grand dam de sa mère) et désireuse de s’émanciper, ce qu’elle va faire en résistant de toutes ses forces à la rumeur, à la pression sociale et cléricale, en osant enfin parler au tribunal de son viol au prix de sa pudeur, de sa dignité, de son intimité livrée ainsi en pâture au juge et aux jurés : on frémit ainsi de la question insidieuse et perverse posée par le brillant avocat de l’accusé, stipendié par la belle-famille : « êtes-vous sûre que vous n’avez pas éprouvé du plaisir ? ». Sous-entendu lors du viol : car comment appeler autrement l’enlèvement de la jeune fille, sous les yeux de ses parents, avec son petit frère, bientôt relâché, et sa séquestration dans une maison, une cabane isolée où Lia (jouée par une remarquable Claudia Gusmano, tout en finesse et énergie, en audace et pusillanimité) doit céder aux instances de Lorenzo, séducteur pour ainsi dire caricatural, latine lover sûr de sa beauté et bardé de son arrogance sociale de fils de riche propriétaire mafieux ?

L’histoire d’amour n’avait pourtant pas si mal commencé entre eux et Lia semblait plutôt amoureuse du jeune homme, en tout cas attirée par lui, déjà, avant son départ pour l’Allemagne. A son retour, il la poursuit de ses assiduités, lors d’une procession (la pourtant pieuse Lia ne pourra jamais incarner la Vierge ; elle est appelée à un rôle plus humain et plus tragique encore), la retrouve derrière l’église, contre un mur où la jeune femme semble prête à s’abandonner, ou devise avec elle dans le champ paternel, insistant sur son amour et son intention de l’épouser, tandis que la jeune femme semble de plus en plus hésitante, réticente même, détachée de ce garçon décidément trop sûr de lui, trop entiché de ce statut social qui lui donne la certitude que rien ni personne ne peut, ni ne doit surtout lui résister…

Alors, oui, ce film pose la question du consentement à l’amour et à l’acte sexuel, dont certains mettent parfois en doute la clarté, la formulation, la sincérité, sinon pour justifier, en tout cas pour excuser ou tout au moins expliquer le viol… Les sentiments de Lia peuvent ne pas sembler clairs au début mais il est évident que ses sentiments évoluent, s’atténuent et que son désir se délite : le consentement ne fait donc pas défaut simplement au moment du viol mais bien avant, en amont de cet acte criminel quand l’amour n’est, déjà, plus là…C’est ce que Lorenzo n’a pas su, pas voulu voir, ce qu’il n’a pas accepté – aggravant son cas par ce repas familial de mariage imposé où les parents de Lia se voient obligés par le parrain du village, futur « beau-père », de trinquer au bonheur des jeunes gens, ou plutôt se verraient obligés si la jeune femme n’osait dire NON !

Scandale pour les puissants, pour le village, qui rejette Lia et sa famille, son père si digne et obstiné (qui avait bien subodoré l’arrogance et la violence de Lorenzo enlevant bientôt la jeune femme avec ses amis à moto selon la pratique ancestrale de la fuitina), scandale pour ce prêtre infâme, qui n’est que la voix des puissants, qui interdit à Lia l’entrée de l’église le jour du Vendredi saint, qui organise clandestinement des combats de coq et empêche la prostituée, amie de Lia, et familière de…Lorenzo, de témoigner contre le jeune homme lors du procès en lançant contre elle un coq qui va la défigurer… : curieuse coïncidence, cet homme d’Eglise, don Zaina, est joué par Paolo Pierobon, qui incarnait le pape dans L’Enlèvement de Marco Bellochio. Scandale dans cette Sicile d’un autre âge où la mauvaise réputation poursuit l’ancien maire, avocat « grillé » par ses échecs et qui va pourtant, le grand avocat pressenti s’étant défaussé et laissé acheter par les puissants, accepter de défendre Lia, et, contre toute attente, gagner son procès, leur procès…N’est-il pas secrètement amoureux de Lia ? Mais c’est une autre histoire…

Scandale que cette victoire pour une fois des faibles contre les puissants qui ne peuvent plus contempler et dominer de leur superbe la procession et le village entier défilant sous leur balcon, mais qui n’éteint pas la réprobation publique sur les affaires de mœurs, comme si l’amour se réduisait au sexe ou à un acte sexuel, scandale contre lequel Lia osera encore lutter en restant au pays, dans ces âpres reliefs près du mont Nebrodi et de Messine, alors que son père, loin de se griser du triomphe du droit et de la liberté féminine, demeure pessimiste : « Je suis fier de toi, s’écrie-t-il, mais nous n’aurons pas gagné tant que la société, les mentalités et la loi ne changeront pas. Ils gagnent toujours… »

Il est pourtant des victoires, si fragiles soient-elles, qui nous revigorent, des lendemains qui ne déchantent pas toujours, des happy ends de cinéma qui n’ont rien d’artificiel ou de lénifiant…

Claude

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