Les Graines du figuier sauvage de Mohammad RASOULOF

Au cinéma comme en littérature, le microcosme familial est non seulement un reflet dramatique et intense de la société décrite mais surtout une formidable chambre d’écho des tensions politiques, et notamment de l’oppression, dictatoriale ou fanatique, qui s’immisce dans l’intimité d’un couple, oppose les générations ou monte les jeunes contre leurs parents, comme dans 1984 de George Orwell ou son adaptation par Michael Radford où Parsons, le voisin du héros Winston Smith, est dénoncé par ses enfants à la Police de la Pensée. Le magnifique et bouleversant 10 ème film de Mohammad Rasoulof Les Graines du figuier sauvage s’inscrit bien dans cette perspective en la systématisant et la radicalisant (l’affrontement intrafamilial devenant le sujet du film du moins dans sa deuxième partie et surtout sa dernière heure) et en jouant sur plusieurs genres : le film politique, le thriller, le film fantastique même à la fin, lorsque le père (Iman), devenu fou, pousuit les trois femmes, qu’il avait enfermées, sauf la cadette, dans la maison de famille au coeur de la nature puis dans les ruines labyrinthiques d’une ancienne ville perse, tel Jack Torrance (Jack Nicholson) pourchassant dans les couloirs et le labyrinthe d’un motel désaffecté son fils et sa femme dans Shining de Stanley Kubrick. L’engloutissement final, hasard géologique ou justice immanente, nous sidère d’autant plus qu’un coup de feu est parti, du père ? de Sana, la plus jeune fille ? Même perte de repères que lors de l’incroyable course-poursuite qui tire Les Graines du figuier sauvage vers le thriller et où l’on ne sait plus qui poursuit qui, si la famille est menacée par le pouvoir ou par les opposants qui se sont procuré par les réseaux sociaux les coordonnées des fonctionnaires et affidés de la dictature religieuse…Jusqu’au moment où Iman coince la voiture de ses poursuivants, les oblige à sortir et découvre que ce sont des jeunes révoltés qui le prennent en photo et le dénoncent à ses filles comme un tortionnaire responsable de maintes exécutions capitales…Le réseau ne passe pas, déclarent Rezvan et Sana, sans doute épouvantées par les révélations sur leur père et peut-être inconsciemment désireuses de lui sauver la face et la mise : Amin en profite pour désarmer les jeunes gens !

Que d’échos éveille en nous ce film sensible et glaçant, cette confrontation du politique (sur la dictature iranienne et la mort de Masha Amini, rouée de coups par la police des moeurs pour ne pas avoir porté le voile) et de l’intime – avec ce père d’abord sympathique, aimé et admiré de son épouse pour sa promotion au poste d’enquêteur et bientôt de juge d’instruction au tribunal révolutionnaire, torturé par sa conscience pour devoir signer des condamnations à mort mais trop vite gagné par l’ambition, le système et la peur avec la perte de son pistolet, et ses filles vite éveillées au mouvement de révolte « Femmes, Vie, Liberté » vécu en direct sur leur portable et les réseaux sociaux !

La mère tente tant bien que mal de concilier puis de réconcilier le père et ses filles qui vont se déchirer, dans une terrible scène de repas où Rezvan, l’aînée étudiante, affronte le « chef de famille » Iman qui ne comprend pas et ne veut ou ne peut pas voir la violence du pouvoir qu’il sert car il en fait partie et n’a aucun recul : et ce n’est pas le moindre intérêt du film que de mesurer et de vivre de l’intérieur l’évolution de cette mère aimante et conservatrice, qui soutient la carrière de son mari et craint pour la sécurité de sa famille, voit dans les manifestant(e)s des excité(e)s ou de dangereux révolutionnaires comme le martèlent les media officiels et la télévision d’Etat, et n’accueille qu’avec réticence une amie étudiante de Rezvan, sans logement, pour une nuit ; mais quelle métamorphose et quel choc pour le spectateur que la scène où la jeune fille prise dans une manifestation revient le visage tuméfié et ensanglanté par une décharge de chevrotine qui l’a quasiment éborgnée ! Un gros plan saisit les larmes amères, irrépressibles et comme retenues de Najmeh enlevant avec des gestes d’une profonde tendresse et d’une infinie précaution les éclats de métal mêlés à la peau distendue et labourée de la jeune femme. L’image est saisissante, digne du Jeanne d’Arc de Dreyer, tant elle associe dans l’empathie et la compréhension muette la souffrance de l’adolescente et la soudaine lucidité de la mère sur les crimes de la dictature. Les gestes comptent plus que les mots : ils les dominent ou les démentent parfois comme ici. Comme une repentance et une prise de conscience, moins dans les paroles que dans les actes, comme une urgence dans la solidarité féminine, dans le souci de l’autre qui balaie les discours conservateurs tenus quelques instants auparavant, l’indifférence au combat citoyen et la peur pour les siens : c’est bien par le Visage, d’autant plus s’il est ravagé, que l’on découvre l’Autre, comme le dit le philosophe Emmanuel Lévinas, que l’on épouse sa différence, que l’on sent que « rien d’humain ne nous est étranger », selon le mot de Chrémès, le personnage de Térence.

On songe face à cette histoire d’émancipation féminine, à la découverte par une femme de la vraie nature, violente et perverse, de son mari, à Il reste encore demain, de Paola Cortellesi, où Delia, une femme battue se libère de son mari dans l’Italie d’après-guerre. A la superbe Histoire officielle, du cinéaste argentin Luis Puenzo, que j’avais découverte dans ma jeunesse cinéphilique : j’avais été impressionné, tétanisé même par l’intrusion de la violence politique dans un couple sous la dictature argentine, Alicia, professeur d’histoire, découvrant avec l’effondrement du régime que son mari admiré, homme d’affaires, pouvait bien avoir volé la petite Gaby qu’ils avaient adoptée à une opposante « disparue ». Je me souviens de cette scène terrible où la femme éprise de vérité demande des explications à son mari qui la serre et la repousse avec rage…De même, comment ne pas penser à Music Box de Costa-Gavras où l’avocate Ann défend son père Mike, d’origine hongroise, accusé d’avoir été un criminel de guerre nazi, d’avoir dirigé un escadron de la mort, puis découvre peu à peu qui il était vraiment, avant d’en être persuadée par une boîte à musique, preuve irréfutable avec ses photos accablantes, par-delà l’acquittement premier du coupable ? Une fille, des jeunes femmes découvrant la terrible vérité sur leur père, de Music Box aux Graines du figuier sauvage, avec le rôle dramatique d’un objet, là révélateur, ici dramatique et symbolique, ce Mac Guffin dont parlait Hitchcock, prétexte et moteur de l’action : l’arme de service d’Iman, marque de son nouveau pouvoir, destinée à le protéger depuis son accession à de hautes responsabilités, devenant le signe de sa faiblesse lorsque la jeune Sana, contre toute attente (tant elle semble sage, silencieuse et moins révoltée que son aînée), la lui dérobe et qu’Iman devient fou, soumet les trois femmes à un interrogatoire auprès d’un ami détecteur de mensonge, les soupçonne tour à tour et les enferme en véritable tortionnaire. Cette arme révèle sa vraie nature et devient le motif dramatique par excellence…

Enfin, cette oeuvre primée par le prix spécial du jury à Cannes 2024 (là où on attendait une Palme d’Or méritée) a connu bien des tribulations : elle a été conçue en prison par Rasoulof, tournée clandestinement en Iran aux risques et périls des acteurs et de toute l’équipe des techniciens, montée in fine à Paris après la fuite à travers les montagnes et l’exil du cinéaste. Cette véritable épopée créatrice semble redoublée par le statut à la fois unique et diversifié de l’image, comme si le film intégrait son propre making of en une audacieuse mise en abyme qui, mêlant remarquablement la réalité et la fiction, fait de l’image à la fois l’instrument de la dictature et le moyen de la révélation : d’un côté, les photos d’imams et d’ayatollahs au travail d’Iman, les effigies en carton de martyrs du régime dans les couloirs du tribunal révolutionnaire, les actualités officielles de la télévision d’Etat sur les « dangereux » manifestants « révolutionnaires », le camescope d’Iman filmant sa femme et sa fille enfermées, comme dans un poste de police ; de l’autre, les images des réseaux sociaux glanées sur Internet et diffusées par les portables, l’appareil photo des jeunes opposants poursuivant Iman et le filmant, la vision aussi de ces mégaphones que Sana a installés dans le jardin de la maison-prison, voix de la révolte et douloureuse nostalgie de l’enfance…

Image contre image, intrusion glaçante d’une photo de portable montrant de jeunes manifestants assassinés dans la rue, baignant dans leur sang, vision terrible enchâssée dans le plan de cinéma, réalité foudroyante faisant éclater tous les codes de la fiction authentifiée et magnifiée par le témoignage documentaire. Grandeur de l’art aussi qui fait de nécessité vertu, qui transforme une contrainte politique – le tournage clandestin – en un huis-clos familial, une sphère intime lézardée, envahie puis dynamitée par la vie publique.

Claude

Mohammad Rasoulof

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