L’homme d’argile d’Anaïs Tellenne


Il était une fois une jeune réalisatrice rêvant puis réalisant son premier long métrage.
Il était une fois deux comédiens un peu étranges et sensibles se réunissant autour de ce projet dessiné pour eux.
Il était une fois une belle demeure un mystérieuse se prêtant à tous les fantasmes en et hors de ses murs.
Il était une fois une cornemuse, langage à elle seule, qui la nuit résonne formidablement en partage avec la chouette ou le hibou.
La réalisatrice l’a souvent répété, elle s’est nourrit depuis toute petite, de la lecture des contes lus le soir par ses parents.
Elle dit également que le quotidien ne l’intéresse pas : « sinon je ferais des documentaires » nous dit-elle.
Aussi, dès le joli générique, nous embarquons pour – la belle histoire ….
Le livre d’image s’ouvre sur une première scène digne de Raboliot ou les taupes subissent un sort bien peu enviable. Le personnage est en gros plan, il est figé dans l’attente d’une explosion, ses immenses mains saisissantes, posée sur les oreilles. Entre homme et rocher, la représentation physique de l’ogre est là. On comprend très vite que l’ogre est doux comme un agneau et que ses émotions sont belles quelles qu’elles soient.
L’histoire, à l’image de notre héros, de ce coin de campagne, est belle et simple. Les pages défilent sous nos yeux, on s’installe confortablement dans notre fauteuil pour vivre pleinement ce qui nous est conté.
Notre personnage, muni d’un bandeau, ne voit que d’un œil (l’image du cyclope avec toute sa puissance s’impose alors à nous). L’homme des bois paisible en apparence, voit débarquer, un soir d’orage la propriétaire du lieu qu’il occupe avec sa mère âgée, tous deux salariés et gardiens de la grande maison inoccupée depuis longtemps. On devine qu’ils appartiennent au lieu.
La femme, avare de mots, lointaine, ne va pas bien, elle ordonne, crie au téléphone, s’enferme dans la grande maison pour la nuit. Raphaël notre personnage masculin, la retrouve le lendemain, gavée de médicaments. Il la sauve, appelle le médecin puis prend soin d’elle.
Une fois relevée, elle lui reprend les clés de la maison, elle a besoin de calme lui dit-elle. Elle apparait de temps en temps, observant Raphaël quand lui-même la regarde du coin de l’œil. L’observation dure tant que notre héros n’y tenant plus, décide une nuit de rentrer en catimini pour découvrir ce qu’elle fait, ce qu’il se passe sans lui à l’intérieur des lieux.
Au détour d’une porte, dans le grand salon bleu, il se découvre peint, dessiné, croqué sur tous les supports en place. Les murs, les objets sont recouverts de son image. Son visage sculpté nous apparait dans sa matière brute. Que se passe-t-il ? On devine que l’effet miroir le saisit, le questionne.
La femme, Garance, artiste parisienne, dite la dame bleue, a trouvé sa muse (ou son muse… cela se dit-il ?) et l’a reproduit tel que ressenti, fascinée par ce grand corps massif tel un golem, grand corps à lui seul une architecture.
Elle le lui dit : « Ce n’est pas vous vraiment, c’est ce que vous m’inspirez. Vous êtes un paysage…. Quand je vous regarde, j’ai l’impression de me promener »
La muse devient donc modèle, se prête au jeu, pose. Il se met à nu, physiquement et bien plus quand Garance lui enlève son bandeau et que l’on assiste, très émus à l’homme qui se livre entièrement dans ses larmes, dans toutes ses émotions.
Rafael alimente également Garance en argile qu’il va chercher sous terre dans les bois. Et ainsi, nous découvrons le kaolin sortant de terre telle une source miraculeuse. Une des plus belles scènes du film ou l’on voir Raphael attraper l’argile avec une main et se ganter très délicatement de la belle matière. Comme un avant-goût de ce qui surviendra plus tard dans le film. Le tout dans une lumière douce, très douce.
La scène (ou la page suivante tant l’histoire nous est joliment raconté) nous le fait suivre bâton sur les épaules portant deux lourds seaux emplis de la matière pour les déposer devant la porte fermée de la sculptrice. Il devient alors homme de charge, montagne de muscles.
Au fil du film, Raphael se transforme, s’observe davantage, sous l’œil inquiet de sa maman qui avec maladresse certes mais beaucoup de tendresse le repositionne, lui rappelle sa juste place. Son amie également, la factrice que l’on sent un peu amoureuse et attentive et qui l’embarque régulièrement dans des petits jeux érotiques très drôles et touchants. Qu’ils sont drôles ces seconds rôles qui apportent au film une fantaisie, une légèreté.
Raphael s’ouvre au monde, songe à une prothèse pour son œil malade. Comme pour mieux voir ce qui l’entoure au-delà de son univers que l’on devine jusqu’ présent limité, contraint. On le sent tour à tour amoureux, jaloux, heureux, léger … il nous touche. Jusqu’à cette scène ou pour séduire sa belle, que seule la statue semble intéresser et qui organise son départ, il devient statue d’argile. Vibrante, mouvante, vivante.
Les caresses de la femme sont celles de l’artiste modelant la matière, celles de Raphael sont enveloppantes comme pour mieux la garder près de lui.
Au petit matin, Garance s’en est allé et il reste seul maitre des lieux.
Deux destins se présentent à nous alors. Notre Golem, devenu de chair, plus présent, qui nous apparait devant la maison fermée dans toute sa haute taille, bien ancré dans sa verticalité, calme et regardant devant lui.
Et le destin de la statue, lors de l’exposition, nommé le Rêveur. Installé au calme également, seul et tranquille. Disponible au regard des passants attentifs et invisibles par les autres.
De Garance, on n’en saura rien. La vie passe …une parenthèse se ferme.
On reprend peu à peu conscience à la fin du film.
Heureux de ce moment nous ramenant à l’enfance, prompts à nous laisser embarquer par l’histoire d’une jolie fée qui débarque un jour dans un coin de forêt pour offrir au rêveur sa belle aventure, l’ouvrant à l’amour et à la transformation. Dans une rencontre improbable qui transfigure et bouleverse. Notre héros certainement, mais nous également.


Quel beau moment de cinéma, de rêve et comme il est bon de se laisser ainsi prendre par la main dans ce joli voyage onirique. J’attends maintenant avec impatience les œuvres à venir d’Anaïs Tellenne.

Sylvie C

Le ravissement- Iris Kaltenbäck

Le ravissement c’est d’abord l’histoire d’une grande amitié.
Lydia l’une des protagonistes pensent d’ailleurs qu’elles sont reliées par un long fil invisible. Ainsi elles se partagent une seule dose de bonheur pour deux. Cette Pensée est essentielle pour bien saisir l’enjeu du film.
Et c’est bien tout le problème de cette histoire d’amitié certes mais pas que… Histoires d’amour, de familles, de bébés, de mensonges, de manques…
Le film dès le début nous fait rencontrer Lydia que l’on suit à travers Paris et qui rejoint son amoureux pour aller fêter ensemble l’anniversaire de Salomé.
Mais le garçon souhaite rompre, ça ne fonctionne pas. Il faut réfléchir… Lydia se braque et part seule à la fête.
Nous rencontrons alors Salomé, nous les voyons s’amuser toutes deux, faire les folles puis se retrouver à l’écart des autres où va se vivre un moment qui fera peu à peu basculer l’histoire vers autre chose. Le test de grossesse positif de Salomé et ou l’on découvre le premier mensonge de Lydia qui chargé de lire le résultat l’annonce tout d’abord négatif avant évidemment de se rétracter. Que se passe-t-il chez la jeune femme à ce moment précis ? Cette petite ombre qui passe, imperceptible…
Lydia, sage-femme de profession, sera présente pour accompagner la maman tout au long de la grossesse. Très présente jusqu’à l’accouchement, moment intense car tout n’est pas facile dans cette naissance. Le bébé tarde, la maman est épuisée, le papa présent et impuissant. Lydia gère, Lydia dirige sous le regard de plus en plus inquiet de ses collègues. Lydia veut donner naissance à ce bébé jusqu’à lui donner vie une fois l’enfant sorti avec ce massage éprouvant ou nos propres cœurs s’arrête de battre tant l’inquiétude est présente. Puis le bébé crie et tout retombe. Peurs, incompréhensions des collègues, notre inquiétude sur le sort de la petite fille.
Petite fille évidemment… Les voici trois maintenant à se partager la dose de bonheur.
Ce sera Lydia qui trouvera le prénom du bébé. Edmée – celle qui est aimée. Ainsi elle lui donne vie et identité, telle une maman.
En parallèle, Lydia croise un soir Milos, conducteur de bus.
Milos un solitaire, comme Lydia. Deux esseulés se racontant, passant une nuit ensemble, se quittant car Milos explique à Lydia, qui s’accroche, que c’est terminé, qu’il n’envisage pas autre chose.
C’est un nouveau rejet pour la jeune femme si seule et cherchant l’amour et l’attention. Elle vacille mais sa peine est invisible aux yeux de tous.
Nous retrouvons Salomé, jeune maman, fatiguée, le baby blues la guette… Mais Lydia est là pour aider, s’occuper du bébé, le promener. Elle est si seule, de l’autre bord, celle hors famille, hors cadrage. Comme on pressent sa tristesse, sa solitude quand elle est chargée de prendre la photo des parents et grand-mère autour du bébé, dans la chambre de l’accouchée. Une nouvelle ombre…
Pour laisser la jeune maman se reposer, l’amie emmène le bébé, le promène, l’exhibe à la vue de tous.
Jusqu’à devenir enfin visible dans cet ascenseur quand cette femme attendrie la regarde, la félicite pour son bébé, les yeux brillants pleins de ravissement. Ainsi elle devient celle qui fera basculer l’histoire. En effet, Milos venu rendre visite à son père malade assiste à la scène et prend le relais. « C’est ta fille ? « Lui demande-t-il.
Alors Lydia s’autorise à répondre oui, à lui annoncer ensuite que la petite est sa fille. Rien de prémédité, les circonstances, le besoin d’amour toujours et tout devient possible.
La préméditation vient ensuite. Lydia s’enlise, déraille, s’organise… Milos voit sa fille le mercredi, jour ou Lydia prend le bébé pour soulager Salomé qui peine à reprendre pied.
Lydia s’empêtre dans le mensonge. De plus en plus gros. Jusqu’à cette scène où elle est présentée bien malgré elle à la famille de Milos. Famille si gentille, si heureuse de la rencontrer avec la petite. Pour nous spectateurs le malaise est présent. On a peur pour elle, on craint la chute…
La chute arrive avec, au retour chez les jeunes parents l’annonce d’un départ rapide de la famille pour Bruxelles. Plus rien ne va !
Lydia persiste. Elle a droit à sa part de bonheur elle aussi. Lydia rejetée à nouveau.
Et c’est là que tout bascule.
L’escalade n’est plus enrayable. Jusqu’à cette scène à l’hôtel ou l’on ne peut que souffrir avec elle. Certes on la condamne pour ses actes mais il est difficile de ne pas ressentir une grande empathie pour cette femme broyée par son manque d’amour.
Elle paiera… Et sa vie sera peut-être meilleure. La fin du film laisse ouvert le champ des possibles.
Ce bel ouvrage de cinéma nous laisse avec mille questions. Qu’est-ce que la maternité ? Faut-il mettre un enfant au monde pour naître parents ? Jusqu’où une grande solitude peut-elle nous mener ? Qu’est ce qui va soudainement faire basculer une vie ? Des questions sur l’illusion, le mensonge…
Le film est très fort et puissant par la façon dont il nous malmène avec une grande intelligence et une parfaite maitrise. Iris Kaltenbach et ses comédiens sont si justes, si réels que l’on pourrait se croire dans une docu fiction de grande qualité.
Les scènes à la maternité sont réelles et l’on ne peut en douter. Hafsia Herzi qui joue Lydia dans sa grande simplicité de jeu arrive à nous permettre de ressentir la tempête émotionnelle qui l’anime. Tout cela de façon subtile, avec un jeu très fin et efficace.
L’une des belles idées du film également est la voix off (celle de Milos) qui raconte les faits après le procès apprend – on très vite.
J’écris plusieurs semaines après avoir vu le film et il est encore très présent en moi. Bousculée, je le suis encore des semaines après et j’aime ce que ce film a laissé en moi.
Ces questions en suspens, ces doutes, le plaisir d’avoir vu un bon et beau film d’une réalisatrice qui risque de nous bousculer encore.
La joie et le plaisir de m’être laissé embarquer toutes émotions dehors et un nouveau film à ajouter à mes films de l’année.


Sylvie Cauchy

Désordres – Cyril Schaüblin

Espace, temps, amour et révolution au coeur du Jura suisse

Comment et pourquoi raconter l’Histoire au cinéma ? Ces deux questions traversent « Désordres »,  deuxième long métrage de Cyril Schäublin, jeune réalisateur suisse de 38 ans, né à Zurich. Artiste/cinéaste/polyglotte, il en avait 35 quand il s’est lancé dans ce projet, avec pour résultat un objet cinématographique non identifié, qui balance entre récit, évocation et documentaire.

Unrueh, titre original choisi par ce petit-fils et arrière petit-fils d’ouvrières-régleuses, désigne tout à la fois le balancier des horloges et l’agitation, le trouble qui peuvent faire balancer les êtres humains. Le choix francophone, « désordres », semble plus se rattacher aux effets supposés de l’anarchisme…
Nous sommes donc dans le Jura suisse, au mitan des années 1870, après la guerre franco-prussienne qui fonde les nationalismes maléfiques pour les siècles suivants ; après la Commune de Paris du printemps 1871 (proclamée aussi ailleurs en France comme à Montargis), tentative de démocratie directe, sociale et politique ; après les grands procès russes de 1872 et 1873 qui envoient en Sibérie de nombreux jeunes idéalistes russes, femmes et hommes, issus de l’aristocratie pour la plupart, tandis que d’autres s’enfuient vers l’Europe occidentale, principalement en Suisse. Avec la Commune, ils et elles seront nombreux à bouger à nouveau et à rallier Paris avant de repartir vers la Suisse après l’écrasement des Communards par les Versaillais.

Au delà des costumes, des décors, de la référence à Piotr Alexeïevitch Kropotkine, prince,  révolutionnaire, anarchiste, qui voulait « aller vers le peuple », Cyril Schäublin emprunte à deux autres révolutions, technologiques, pour nous ramener à l’espace/temps de ces années 1870 : la photographie et le télégraphe.  En dehors d’un seul mouvement de caméra, à la toute fin du film, le recours aux plans fixes et aux cadrages emprunte beaucoup aux photographes de l’époque en général et à ceux de la Commune de Paris en particulier.

Il suffit de se plonger dans les scènes immortalisées par Bruno Braquehais lors du printemps 1871 à Paris : considéré comme l’un des premiers documentaristes par l’image, il immortalisait les fédérés installés en bas du cadre, souvent à mi-jambe, tandis qu’au dessus d’eux le ciel, les immeubles, les avenues ouvraient des perspectives, vers d’autres personnes, d’autres scènes.  Et il n’est pas indifférent que l’un des portraits les plus saisissants de Kropotkine fut réalisé par Nadar, autre photographe de la Commune.

L’histoire se raconte aussi par le son. La bande sonore de Unrueh-Désordres conjugue en permanence les bruits du télégraphe, autre révolution technologique de la deuxième moitié du 19ème siècle, ceux des balanciers des horloges, du cliquetis des outils maniés dans le silence des ateliers, aux langues parlées, le français, le russe, l’allemand et l’anglais – parfois une phrase s’engage dans l’une pour traverser et s’achever dans d’autres.

Ces espaces lieux et temps ainsi définis renvoient à l’évidence à la seule référence cinématographique dont Schäublin se revendique : « La Commune (Paris, 1871) » de Peter Watkins, autre objet cinématographique non identifié, d’une durée de six heures, tourné dans un immense entrepôt de la banlieue Nord-Est de Paris, avec des interprètes tous amateurs, parti pris également choisi par le cinéaste suisse. « Ce que je voulais raconter, c’est comment on construit le passé pour définir le présent. Je crois que c’est une grande question de notre époque : quelle information choisit-on pour définir notre présent. » Les mots de Schäublin entrent en résonance avec ceux de Peter Watkins voilà plus de 20 ans : « Nous sommes dans notre histoire aujourd’hui, même si un nombre croissant de gens, particulièrement les jeunes malheureusement, sont en train de perdre leur histoire ou ne la découvrent jamais. Nous appartenons tous à l’histoire ; c’est un processus en mouvement perpétuel. », écrivait le cinéaste britannique en 2001

Schäublin revendique aussi une réalisation économe, avec des petits budgets, des films « zéro carbone » en quelque sorte, en écho à ses préoccupations de cinéaste « engagé » : « Le temps est l’un des ingrédients essentiels du capitalisme industriel. C’est assez bizarre parce que le temps est une mesure des événements totalement imaginaire et pourtant il influence nos vies et nos corps depuis les débuts de cette industrie horlogère. On suit cet imaginaire alors que l’on pourrait organiser nos vies d’une manière tout à fait différente.  Ce que cela signifie d’être soumis à la loi des cadences, comme l’avait été ma grand-mère ouvrière. Puis j’ai pensé que cela me permettrait de raconter comment le capitalisme s’est installé chez nous, à travers la mesure du temps et de l’argent. »

Le calme cinématographique choisi, sans mouvements intempestifs de caméra, sans bruits stridents, rend encore plus criante la violence sociale exercée par les patrons et les contre-maîtres sur les ouvrières et les ouvriers, virés d’un instant à l’autre s’ils ne respectent pas le rythme. 

L’oeuvre de Schäublin est politique jusque dans sa vision amoureuse, qui s’incarne dans la dernière séquence du film, celle où Joséphine déclare sa flamme à Piotr et l’invite au plaisir. Un renvoi direct aux deux philosophes russes des années 1860-1870, Alexandre Herzen et Nikolaï Tchernychevski, qui pensaient la révolution comme une totalité : politique, sociale, économique, mais aussi amoureuse et sexuelle.

Sylvie

Pour aller plus loin sur Unrueh/Désordres, un entretien de la RTS :

https://www.rts.ch/info/culture/cinema/13588189-unrueh-explore-la-question-du-temps-et-la-naissance-de-lanarchisme.html

Et pour en savoir plus sur l’approche du cinéma de Peter Watkins : http://derives.tv/peter-watkins-sur-la-monoforme/

Saint-Omer-Alice Diop(1)

Avec « Saint-Omer », Alice Diop installe l’universalité des femmes noires dans l’imaginaire national

Les représentations imaginaires, littéraires ou cinématographiques, construisent, en France comme ailleurs, un ciment où chacun, chacune, doit pouvoir se projeter. Sauf qu’en France, le spectre de cette universalité, via les représentations, laisse de côté de grands pans de la réalité : les images et les héros qui sont proposés dès le plus jeune âge, dans les corpus de l’éducation nationale, sont avant tout masculins et blancs, et impriment un « nous » sélectif. De film en film, de documentaire en fiction, depuis une quinzaine d’années, la cinéaste Alice Diop, née en France, à Aulnay-sous-Bois, de parents venus du Sénégal, poursuit ce « Nous » et tente de l’élargir.  Dans « Vers la tendresse » (2016) https://information.tv5monde.com/terriennes/quand-alice-diop-nous-entraine-vers-la-tendresse-au-masculin-95766, de jeunes hommes des « quartiers » dévoilaient leurs tâtonnements amoureux ; dans « La Permanence » (2016), les douleurs des migrants s’exposaient devant un médecin de Bobigny ; et puis il y eut « Nous » (2022), le long du RER B, entre Nord et Sud de la banlieue parisienne. Un Nous, baigné de soleil ou inscrit dans la lumière bleutée de la nuit, qui va d’un équipage de chasse à courre à des déjeuners sur l’herbe, aux pieds des tours, au masculin ou au féminin pluriel, en passant par un rassemblement de royalistes dans la basilique Saint-Denis, un kaléidoscope dessiné par une cinéaste passée par la sociologie.

Cette entrée dans le cinéma via le documentaire, où la caméra se pose tranquillement pour des plans fixes à l’intérieur desquels la vie se donne à voir et à entendre, imprègne « Saint-Omer » (décembre 2022) la première fiction réalisée par Alice Diop. L’occasion d’élargir encore ce « Nous », avec des « héroïnes » noires, des corps de femmes noires, qui « disent, portent, l’universel ». 

Dans ce « film de procès », genre lui aussi universel, depuis « Douze hommes en colère » (Sidney Lumet, 1957, Etats-Unis), en passant par « La Vérité » (Henri-Georges Clouzot 1960, France) ou « L’aveu » (Costa-Gavras, France 1970), Alice Diop donne corps à ce projet. Guslagie Malanda et Kayije Kagame incarnent les figures d’une tragédie moderne, réelle, où se croisent Laurence Coly, étudiante en philosophie, infanticide et Rama, universitaire, romancière en quête d’inspiration, réunies dans une salle d’audience de la Cour d’Assises de Saint-Omer, le temps d’un procès. 

La fiction colle à la réalité : Laurence Coly, c’est Fabienne Kabou qui fut jugée en 2016 dans cette ville du Nord, où l’extrême droite progresse à grands pas, pour avoir tué en 2013 sa fille de 15 mois en l’abandonnant sur la plage de Berck, autre cité du Nord qui se confond avec la « ville-hôpital » qu’elle abrite https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2016/06/24/au-proces-de-fabienne-kabou-mere-infancitide-la-peur-comme-seul-juge_4956993_1653578.html. Et Rama est l’alter-ego d’Alice Diop qui assista à ce procès, poussée par une sorte d’urgence, alors qu’elle-même venait d’enfanter. « Mes films sont toujours le fruit d’une intuition. Ça vient toujours de quelque chose qui percute une histoire intime parfois longtemps indicible. Pour Saint-Omer l’obsession vient d’une photo, publiée dans Le Monde en 2015. C’est une image en noir et blanc, prise par une caméra de surveillance : une femme noire, gare du Nord, pousse un bébé métisse emmitouflé dans une combinaison. Je regarde cette photo et je me dis “ Elle est sénégalaise ! ”.  Je sais qu’elle a le même âge que moi, je la connais tellement que je me reconnais. Commence alors une obsession pour cette femme. » 

Celles et ceux qui ont assisté à des procès d’Assises savent que la justice est aussi un théâtre, un décor, un huis-clos, où les mots se télescopent, où la langue occupe une place centrale. De tout cela, la caméra de la cinéaste entre plans fixes et hors-champ, rend compte de façon presque clinique et, une fois encore, politique : « Le récit, c’est d’inscrire cette peau, ces corps (de femmes noires) à un endroit où ils sont encore peu visibles. C’est ça le contemporain : passer du hors champ au centre de l’image, mais avec une puissance esthétique. Pour moi, la question esthétique du film est politique. Ces corps ont peu été filmés, ces femmes ont rarement été vues, et je veux leur offrir le cinéma, comme un espace où on ne peut plus se soustraire à leur regard, sans pour autant que cela soit trop stylisé. »

Récit tissé avec l’écrivaine Marie Ndiaye et la monteuse Amrita David, filmé par la directrice de la photographie Claire Mathon, « Saint-Omer » court d’une récompense à une autre : après le Lion d’Argent à la Mostra de Venise, les prix Jean Vigo et Louis Delluc, il représente la France aux Oscars 2023. Affaire à suivre. 

Sylvie

Aller à TV5 Monde : https://information.tv5monde.com/terriennes/quand-alice-diop-nous-entraine-vers-la-tendresse-au-masculin-95766

Les poings desserrés – Kira Kovalenko

avec Milana Aguzarova, Alik Karaev, Soslan Khugaev

Lors de la sortie de Sofitchka (Софичка, 2016), son film précédent, une journaliste d’un site russe de cinéma  a demandé à Kira Kovalenko de se définir : « Ce qui est étrange, c’est que je serai toujours une étrangère à Naltchik, car je me considère comme une Russe, mais en Russie, je suis toujours originaire du Caucase. Et oui, il y a dans le film des échos de traumatismes collectifs et d’une vie difficile dans le Caucase. » La cinéaste de 32 ans aurait pu employer exactement les mêmes mots pour aborder « Les poings desserrés » (Разжимая кулаки), son deuxième long métrage de fiction sorti en France le 23 février 2022. . Mais avec l’entrée des blindés russes en Ukraine le 24 février, « demain c’était la guerre », pour reprendre le titre de l’un des plus jolis films réalisé par Iouri Kara, né à… Donietsk (Stalino en 1954), aux temps la « perestroïka ». 

Alexandre Rodnianski, Milana Aguzarova, Kira Kovalenko

L’engagement de Kira Kovalenko est allée au-delà d’un message vidéo posté le 27 février sur la chaîne youtube du critique russe de cinéma Vladimir Dolin, en compagnie de 13 autres professionnels du cinéma dont Kantemir Balagov, son condisciple aux « ateliers Sokourov de Naltchik » en Kabardino-Balkarie, et aujourd’hui son compagnon. Elle avoue avoir regretté cette sortie dans une déclaration publiée par l’Humanité le 17 mars : « Tous les efforts se résument maintenant à rester humain et faire quelque chose d’utile. Mon film les Poings desserrés est sorti en salles, en France, la veille de la guerre. La guerre que mon pays a déclenchée. J’en porte la responsabilité, comme chaque citoyen russe. Je voulais stopper la sortie de mon film, mais, pour des raisons techniques, cela s’est avéré impossible, ce n’était pas en mon pouvoir. » 

Ne pas pouvoir regarder son film aurait été fort dommage, surtout en ce moment. 

La biographie de Kira Kovalenko, 32 ans, pourrait à elle seule résumer l’incompréhensible. Elle porte un nom aux sonorités ukrainiennes, elle est née à Naltchik, capitale de la Kabardino-Balkarie, petite république autonome du Caucase, entre la Russie au Nord, la Tchétchénie à l’Est et au Sud l’Ossétie du Nord. La cinéaste est recensée dans la communauté russe, la moitié de la population de cette ville de 240 000 habitants. Au coeur de ce Caucase rarement en paix…

750 km séparent Naltchik de l’Est de l’Ukraine.
Tandis que 1 662 km séparent Moscou de Naltchik. 

   Les films de Kira Kovalenko, comme ceux de Kantemir Balagov, sont produits par Alexandre Rodnianski, né à Kiev, proche de Volodymyr Zelensky (l’ancien comédien devenu président), mais aussi et surtout producteur prolifique du cinéma russe, à la tête du festival de Kinotavr, considéré comme le festival national cinématographique de Russie… 

À la demande de Rodnianski qui craignait que leur engagement public contre la guerre ne les mène en prison, Kira Kovalenko et Kantemir Balagov se sont exilés en Géorgie. Le producteur lui même parti à Paris aimerait les faire venir en France. 

Kira Kovalenko a tourné ses deux films dans le Caucase russe, « Sofitchka » en Abkhazie, une région disputée par la Russie et la Géorgie, tandis que « Les poings desserrés » ont pour cadre l’Ossétie du Nord, dont les frontières avec l’Ossétie du Sud et la Tchétchénie ne sont jamais tranquilles. Les deux œuvres ont également été tournées en langue originale, abkhaze et ossète, deux langues que ne parle pas Kira Kovalenko, avec des acteurs non professionnels, à l’exception des rôles titres. Le quotidien russe Literatournaya Gazeta (Le journal littéraire) écrit à propos de ce choix linguistique : « On a ainsi l’impression d’un film étranger, comme si l’action se déroulait non pas en Russie mais dans une ville abandonnée d’Iran ou du Kurdistan. » (Il faut dire que l’auteur de la critique, Alexander Kondrashov, n’a pas vraiment apprécié cette œuvre cinématographique, trop féministe à son goût et trop malveillante, selon lui, pour l’Ossétie du Nord…). 

  

Mizur

Ada (interprétée par la remarquable Milana Aguzarova) vit à Mizur dans une cité minière (mines de plomb et de zinc) entourée de falaises desséchées, à l’opposé des montagnes verdoyantes du Caucase. Située à 65 km au sud-ouest de Vladikavkaz, la capitale ossète, c’est l’une des villes les plus étroites de Russie, coincée (elle aussi) entre une route et des pentes abruptes. Une parabole de l’histoire de Ada. L’héroïne de ces « poings desserrés » est une jeune femme, une presque adolescente encore dont le corps a été abimé par les éclats d’une bombe. Et même si ce n’est pas précisé, tout le monde en Ossétie (et en Russie) comprend que cela renvoie à la prise d’otages par des combattants tchétchènes dans une école d’une autre ville ossète, Beslan en 2004 – 304 morts dont 188 enfants. Ada est prisonnière d’elle-même, d’une famille dysfonctionnelle, d’une culture machiste et d’une géographie. Et veux desserrer les poings, au propre et au figuré, qui l’enprisonnent. Kira Kovalenko aime à citer une phrase tiré de Sartoris de William Faulkner : « Peu de personnes peuvent supporter l’esclavage, mais aucune ne peut supporter la liberté. »

Le meilleur commentaire est celui de Pavel Pougatchev sur le site seance.ru : « Le film semble très effrayant, voire choquant, mais c’est l’imagination du spectateur qui nous donne la chair de poule. Ce que nous voyons dans le film, c’est la vie à nos confins du sud et pour ceux qui n’y sont jamais allés et n’ont pas l’intention d’y aller un jour, au contraire, Kira Kovalenko adoucit autant que possible les angles et les optiques, en remplissant tout de beige, de rouge et de bleu. Dans ce monde hostile, Kovalenko guide le spectateur en lui tenant la main avec douceur et assurance, sans la lâcher une seule minute. C’est un film magistral, rebelle. Une bonne partie du film est construite en plans-séquences, à l’aide d’une caméra sensible et valsante. Il y a des moments de pure poésie : une scène vertigineuse (littéralement) à l’intérieur d’une camionnette qui tourne autour du sable et de la poussière et un final ingénieux dans lequel l’image se désintègre en pixels en même temps que les espoirs d’Ada qui s’en vont. » Même si d’autres spectateurs/spectatrices ont préféré y voir, au contraire, un avenir qui s’ouvre… 

Le film a été couronné par le Grand prix de la section « Un certain regard » du festival de Cannes en juillet 2021, par le grand prix du Festival du cinéma russe de Honfleur en novembre 2021, et par L’éléphant blanc 2021, prix de la critique russe…

Sylvie

Le cinéma russe contre la guerre en Ukraine

La bataille de Sébastopol

Ils sont quinze. Tous femmes et hommes de cinéma – réalisateurs/réalisatrices, acteurs/actrices, chefs opérateurs, producteurs : Alexandre Rodnianski, Evgeniy Tsyganov, Niguina Saïfoullaeva, Veniamin Smekhov, Mikhaïl Mestetski, Youri Bykov, Andreï Zviaguintsev, Yuliya Aug, Roman Vasyanov, Elena Koreneva, Kira Kovalenko, Ilia Khrjanovski, Oksana Karas et Kantemir Balagov, autour de Anton Vladimirovitch Dolin, célèbre critique de cinéma en Russie et rédacteur en chef de Isskustvo Kino (Le cinéma comme art) – mensuel culte du cinéma en Urss puis en Russie, depuis 1931. Ils et elles se succèdent à l’image, face caméra, pour expliquer, à la première personne du singulier, les raisons de leur engagement contre la guerre, derrière une déclaration liminaire : « La guerre ne peut se passer sans effusion de sang, la guerre est toujours un désastre. Il est du devoir de la culture (y compris le cinéma) de s’opposer à la violence, au  le sang versé, aux  atrocités. Il est grand temps de se rappeler les vieux slogans soviétiques, qui restent toujours d’actualité : la paix dans le monde, pas de guerre. Aujourd’hui, alors que trop de citoyens de notre pays sont effrayés et ont peur de tirer leurs propres conclusions sur ce qui se passe, il est du devoir des artistes de s’exprimer clairement contre le mensonge et la violence. Voici la réalisation du montage de nos déclarations. » 

La vidéo a été mise en ligne le 26 février 2022, sur la chaîne « Radio Dolin » habituellement dédiée à la sortie des nouveaux films, deux jours après l’entrée des forces armées russes en Ukraine.

Leurs biographies parlent pour eux. Certain.es sont russes ET ukrainiens. Comme Alexandre Rodnianski, né à Kiev, l’un des producteurs les plus prolifiques du cinéma russe,  initiateur du festival de Kinotarv, le plus important de Russie, soutenu par les autorités russes, ouvert aux œuvres des Républiques voisines, celles de l’ex Urss, à commencer par l’Ukraine. On doit à Rodnianski les plus belles œuvres d’Alexandre Sokourov, Andreï Zviaguintsev, Kantemir Balagov, Vera Kovalenko, Pavel Tchoukhraï, Fiodor Bondartchouk, dont certaines ont été programmées par les Cramés de la Bobine. Parmi tous les films produits par Rodnianski, « Le 9e escadron » de  Bondartchouk fait figure de singularité, puisque cette superproduction très antimilitariste, sur fond de guerre en Afghanistan, fut applaudie et soutenue à sa sortie en 2005 par un certain… Vladimir Poutine. « La guerre avec l’Ukraine, je ne pouvais pas y croire, quand les Roquettes sont tombées près de Kiev, dit-il. Cela m’a renvoyé à mes parents, mes grands-parents, qui tous sont nés en Ukraine, mon fils, mes amis, la langue dans laquelle j’ai grandi. Ce n’est pas possible. La Russie, elle, va s’enfoncer dans l’isolement, et pas seulement économique. C’est une faute tragique. » 

Kira Kovalenko, cinéaste originaire du Caucase et au nom ukrainien, qui a fait ses classes à l’école de Sokourov, économe en paroles, est hésitante, sidérée : « Ce qui arrive est effrayant. Et pourtant nous ne devons pas avoir peur. Chacun de nous doit pouvoir agir sur ce qui arrive. Avec les mots. Pour que la démocratie résiste. »

Mais le moment le plus fort de cette déclaration à quinze voix, « contre la guerre, contre la mort » est le silence final de Kantemir Balagov, le jeune réalisateur (31 ans) de Tesnota et Dilda, compagnon de Kira Kovalenko. Une minute vide de mots qui dit tout de l’horreur qui a envahi le monde. 

Malgré l’engagement de ces artistes « contre leur camp », des voix en Europe demandent en représailles contre Moscou, le boycott de la culture russe, en particulier de ses films. Le réalisateur ukrainien Sergueï Loznitsa leur a répondu. La voix de l’auteur du remarqué « Donbass » sur la guerre entre Ukrainiens et séparatistes pro-russes, film en treize séquences comme tournées en « absurdistan », présenté au Festival de Cannes en 2018, doit être entendue : 

« Le 24 février 2022, alors que les régiments russes venaient juste d’envahir l’Ukraine, le tout premier message que j’ai reçu émanait de mon ami Viktor Kossakovski, metteur en scène russe : « Pardonne-moi. C’est une catastrophe. J’ai tellement honte. » Puis, plus tard dans la journée, Andreï Zviaguintsev, très faible encore après une longue maladie, enregistrait le sien en vidéo. De nombreux amis et collègues, cinéastes russes, se sont élevés contre cette guerre insensée. Lorsque j’entends, aujourd’hui, des appels visant à interdire les films russes, ce sont ces personnes qui me viennent à l’esprit, ce sont des gens bien, des gens dignes. Ils sont tout autant que nous les victimes de cette agression.
Ce qui se déroule sous nos yeux en ce moment est affreux, mais je vous demande de ne pas sombrer dans la folie.
Il ne faut pas juger les gens sur leurs passeports. On ne peut les juger que sur leurs actes. Un passeport n’est dû qu’au hasard de la naissance, alors qu’un acte est ce qu’accomplit lui-même l’être humain.
 »

En 2015, le film « Bataille pour Sébastopol » (« Résistances » en français) tourné avant la première guerre du Donbass en 2014, était sorti en même temps sur les écrans russes et ukrainiens : l’histoire d’une jeune Ukrainienne, envoyée au front en 1941 à 25 ans et distinguée comme « Héros de l’Union Soviétique » pour avoir tué 309 ennemis en moins d’un an. Son réalisateur Sergueï Mokritskï, qui a grandi en Ukraine mais vit en Russie, disait à l’époque : « J’espère que, ne serait-ce que pendant deux heures, Russes et Ukrainiens seront unis pour partager notre histoire commune ».

Sylvie

*Du 24 au 29 mars prochain, les Cramés de la Bobine programment « Les poings desserrés » de Kira Kovalenko(soirée débat le mardi 29 à 20h30)

Notes sur : A Dark-Dark Man-Adilkhan Yerzhanov

Le cinéma du Kazakhstan a connu son essor paradoxalement pendant la seconde guerre mondiale, alors que les grands studios étatiques de production (Mosfilm et Lenfilm) avaient été transférés à Ama Ata, de même que la principale école de cinéma soviétique, le VGIK (L’Institut national de la cinématographie S. A. Guerassimov). Mais le Kazakhstan servait avant tout de décor – les deux parties d’Ivan le Terrible de Eisenstein y furent tournées.

C’est à la fin des années 80 et au début des années 90 (éclatement de l’URSS) qu’émerge vraiment un cinéma national kazakh mais qui sera surtout une pépinière de blockbusters à la sauce hollywoodienne dont le plus connu est la super production en deux parties Night  Watch/ Day Watch de Timur Bekmambetov. Des cinéastes indépendants se sont cependant regroupés dans un mouvement, le « Cinéma partisan » avec pour profession de foi de se passer de l’aide publique d’un Etat dirigé par le très autoritaire Noursoultan Nazarbaïev pendant trente ans. 

– Le film

  «Черный, черный человек»  (tchiorny tchiorny tcheloviek) que l’on aurait dû traduire en français par « Noir, homme noir » et non pas Dark – sombre, est un film qui a bénéficié pour sa part de l’aide publique après avoir gagné un concours de « pitches » à Almaty (Alma Ata). Selon le réalisateur Adilkhan Yerjanov :  « C’est un film sur un héros qui change et devient un homme. C’est une histoire classique, qui a déjà été racontée de nombreuses fois, mais elle est toujours intéressante et me passionne. C’est une sorte d’anti-détective. L’essentiel ici n’est pas de savoir qui a commis le meurtre mais comment le personnage principal résout son conflit intérieur ». 

La traduction du titre du film est importante parce qu’il renvoie au choix à une comptine enfantine russe « черный человек » (L’homme noir), mais aussi au plus célèbre des poèmes de Serguei Essenine, adulé encore aujourd’hui de Saint-Petersbourg à Vladivostok en passant par toutes les anciennes républiques soviétiques…(voir plus bas un extrait du poème). 

Brodbeï, site kazakh dédié au cinéma kazakh dit du film de Yerjanov : « Magnifique, mature, très sombre, honnête, insupportablement lourd, mais, étrangement, un tableau plein d’espoir sur un homme qui cherche la lumière. Il s’agit de la meilleure œuvre de la filmographie de Yerzhanov (du moins, de tous les films que nous avons vus) et véritablement d’un grand événement pour tout le cinéma kazakh. Il est curieux que, bien que la première du film ait eu lieu en février, juste avant la pandémie, l’intérêt pour ce film n’a commencé à se réveiller que vers la fin de l’année. Le célèbre réalisateur russe Yuri Bykov, un découvreur du cinéma kazakh a écrit une critique émouvante sur sa page Facebook : « Je ne sais pas… si j’ai vu quelque chose de plus vrai, de plus véridique et de plus créatif au cours des cinq dernières années… Voici un artiste… Un immense artiste… Juste une masse… Je ne vais pas analyser, écrire, faire le malin, quoi que ce soit…. Si cela vous atteint, Adilkhan, vous venez de me sauver. Comme le dit le proverbe, « Je vois la lumière ». »

L’hebdomadaire américain Variety est lui aussi dithyrambique : « L’humour noir et sombre et les thèmes encore plus sombres rôdent et se glissent dans les champs de maïs desséchés et les champs de poussière arides de « A Dark-Dark Man », un film de procédure policière éblouissant et sombre du réalisateur kazakh Adilkhan Yerjanov. Ce septième long métrage de Yerjanov, dont le dernier film « La tendre indifférence du monde » a été présenté dans la section « Un certain regard » du Festival de Cannes, est un thriller policier d’une maîtrise stupéfiante, qui brûle lentement. (…/…) Les vues symétriques et dépouillées sur écran large des paysages vides et inhospitaliers ou de l’aul (village rural kazakh) hostile des environs servent de toile de fond aux interactions hésitantes et semi-théâtrales entre les personnages, tandis que le cadrage net, à faible contraste et sans cesse surprenant du directeur de la photographie Aydar Sharipov semble inventer de toutes nouvelles façons de regarder dans et autour d’une scène. Parfois, profitant pleinement des rythmes lents du film, la caméra se déplace presque imperceptiblement vers l’intérieur, rééquilibrant subtilement les éléments du cadre pour qu’une figure à l’arrière-plan commence à prendre de l’importance, ou qu’une activité – comme la manipulation de preuves – soit momentanément mise en avant avant de passer hors champ, comme si la caméra, comme les personnages, était simplement indifférente à l’injustice dont elle est témoin. »

Après une première sortie interrompue rapidement par l’épidémie, le film est à l’affiche au Kazkhstan depuis le mois de février… Je n’ai pas réussi à trouver les chiffres de fréquentation. 

 le réalisateur Adilkhan Yerzhanov, prononcer Yerjanov

Il est kazakh, diplômé du département de la mise en scène de l’Académie nationale kazakhe des arts, il a 39 ans, est marié à une critique de cinéma. Il affiche déjà neuf longs métrages dont plusieurs récompensés. Et d’un film à l’autre, il aime tourner avec des fidèles. L’actrice qui joue la journaliste avait déjà le rôle principal féminin dans « La tendre indifférence du monde », son premier long métrage ; Téoman Khos, qui interprète le faux coupable, a joué dans tous ses films ; et Daniyar Alshinov dans le rôle du policier, tient le rôle principal de son prochain film. Cameramen, soudiers, régisseurs, etc, passent ensemble d’un film à l’autre de Adilkhan Yerjanov… 

Une petite partie du long poème de Essenine : 

Homme noir, homme noir, homme noir, homme noir
assis sur mon lit, 
homme noir 
m’empêche de dormir toute la nuit.


L’homme noir, le doigt dans un livre immonde, 
me lit, comme un frère mort, 
la vie d’un poète scandaleux.
S’il vous plaît, 
lisez et dites-le aux autres. »

L’homme noir me regarde fixement. Et ses yeux sont couverts 
de vomi bleu.

Sylvie Braibant