Avec « Saint-Omer », Alice Diop installe l’universalité des femmes noires dans l’imaginaire national
Les représentations imaginaires, littéraires ou cinématographiques, construisent, en France comme ailleurs, un ciment où chacun, chacune, doit pouvoir se projeter. Sauf qu’en France, le spectre de cette universalité, via les représentations, laisse de côté de grands pans de la réalité : les images et les héros qui sont proposés dès le plus jeune âge, dans les corpus de l’éducation nationale, sont avant tout masculins et blancs, et impriment un « nous » sélectif. De film en film, de documentaire en fiction, depuis une quinzaine d’années, la cinéaste Alice Diop, née en France, à Aulnay-sous-Bois, de parents venus du Sénégal, poursuit ce « Nous » et tente de l’élargir. Dans « Vers la tendresse » (2016) https://information.tv5monde.com/terriennes/quand-alice-diop-nous-entraine-vers-la-tendresse-au-masculin-95766, de jeunes hommes des « quartiers » dévoilaient leurs tâtonnements amoureux ; dans « La Permanence » (2016), les douleurs des migrants s’exposaient devant un médecin de Bobigny ; et puis il y eut « Nous » (2022), le long du RER B, entre Nord et Sud de la banlieue parisienne. Un Nous, baigné de soleil ou inscrit dans la lumière bleutée de la nuit, qui va d’un équipage de chasse à courre à des déjeuners sur l’herbe, aux pieds des tours, au masculin ou au féminin pluriel, en passant par un rassemblement de royalistes dans la basilique Saint-Denis, un kaléidoscope dessiné par une cinéaste passée par la sociologie.
Cette entrée dans le cinéma via le documentaire, où la caméra se pose tranquillement pour des plans fixes à l’intérieur desquels la vie se donne à voir et à entendre, imprègne « Saint-Omer » (décembre 2022) la première fiction réalisée par Alice Diop. L’occasion d’élargir encore ce « Nous », avec des « héroïnes » noires, des corps de femmes noires, qui « disent, portent, l’universel ».
Dans ce « film de procès », genre lui aussi universel, depuis « Douze hommes en colère » (Sidney Lumet, 1957, Etats-Unis), en passant par « La Vérité » (Henri-Georges Clouzot 1960, France) ou « L’aveu » (Costa-Gavras, France 1970), Alice Diop donne corps à ce projet. Guslagie Malanda et Kayije Kagame incarnent les figures d’une tragédie moderne, réelle, où se croisent Laurence Coly, étudiante en philosophie, infanticide et Rama, universitaire, romancière en quête d’inspiration, réunies dans une salle d’audience de la Cour d’Assises de Saint-Omer, le temps d’un procès.
La fiction colle à la réalité : Laurence Coly, c’est Fabienne Kabou qui fut jugée en 2016 dans cette ville du Nord, où l’extrême droite progresse à grands pas, pour avoir tué en 2013 sa fille de 15 mois en l’abandonnant sur la plage de Berck, autre cité du Nord qui se confond avec la « ville-hôpital » qu’elle abrite https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2016/06/24/au-proces-de-fabienne-kabou-mere-infancitide-la-peur-comme-seul-juge_4956993_1653578.html. Et Rama est l’alter-ego d’Alice Diop qui assista à ce procès, poussée par une sorte d’urgence, alors qu’elle-même venait d’enfanter. « Mes films sont toujours le fruit d’une intuition. Ça vient toujours de quelque chose qui percute une histoire intime parfois longtemps indicible. Pour Saint-Omer l’obsession vient d’une photo, publiée dans Le Monde en 2015. C’est une image en noir et blanc, prise par une caméra de surveillance : une femme noire, gare du Nord, pousse un bébé métisse emmitouflé dans une combinaison. Je regarde cette photo et je me dis “ Elle est sénégalaise ! ”. Je sais qu’elle a le même âge que moi, je la connais tellement que je me reconnais. Commence alors une obsession pour cette femme. »
Celles et ceux qui ont assisté à des procès d’Assises savent que la justice est aussi un théâtre, un décor, un huis-clos, où les mots se télescopent, où la langue occupe une place centrale. De tout cela, la caméra de la cinéaste entre plans fixes et hors-champ, rend compte de façon presque clinique et, une fois encore, politique : « Le récit, c’est d’inscrire cette peau, ces corps (de femmes noires) à un endroit où ils sont encore peu visibles. C’est ça le contemporain : passer du hors champ au centre de l’image, mais avec une puissance esthétique. Pour moi, la question esthétique du film est politique. Ces corps ont peu été filmés, ces femmes ont rarement été vues, et je veux leur offrir le cinéma, comme un espace où on ne peut plus se soustraire à leur regard, sans pour autant que cela soit trop stylisé. »
Récit tissé avec l’écrivaine Marie Ndiaye et la monteuse Amrita David, filmé par la directrice de la photographie Claire Mathon, « Saint-Omer » court d’une récompense à une autre : après le Lion d’Argent à la Mostra de Venise, les prix Jean Vigo et Louis Delluc, il représente la France aux Oscars 2023. Affaire à suivre.
Sylvie
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