Juste une nuit – Ali Asgari

Juste une nuit, d’Ali Asgari, est à la fois un drame social, filmé de façon ultra-réaliste, qui rappelle le cinéma d’un Dardenne, mais également une comédie de mœurs, avec ce sourire indispensable pour supporter au quotidien l’oppression d’un régime théocratique, de plus en plus en décalage avec les aspirations de sa jeunesse. Il n’y a pas de manichéisme, en effet, dans ce film, ce qui laisse justement sa place à la comédie de mœurs, chacun cherchant à ruser avec un système dictatorial, avec plus ou moins de courage ou plus ou moins de faiblesse et de compromission. Selon la fameuse formule de Hegel le maître d’une situation (l’infirmière qui monnaye son aide) devient aussi l’esclave d’une autre (le directeur de service qui reprend la situation à son avantage), dans un perpétuel jeu de dupe. La méfiance et le mensonge sont le pain quotidien d’une société qui vit dans la peur, et pour qui l’humour, et peut-être l’amour, est le dernier refuge pour jouir du temps présent. Le temps du film, justement, est celui de la tragédie : unité de lieu : un Téhéran filmé à hauteur d’épaule, pour une escapade très immersive, façon road movie ou nouvelle vague ; unité de l’intrigue : une mère célibataire, Fereshteh doit dissimuler son statut à ses parents de la campagne qui s’invitent de façon impromptue « juste pour une nuit » ; unité de temps: les parents arrivent le soir même, il reste une poignée d’heures pour cacher la présence du bébé, ce qui signifie non seulement trouver une nourrice provisoire, le temps d’une nuit, mais aussi cacher les nombreuses affaires du bébé, ses couches notamment, stockées pour faire face à l’inflation galopante. Ce qui fera dire à l’un des personnages, par dérision : même le caca du bébé suit l’inflation. Cette visite impromptue des parents va donc déclencher une série d’épreuves, pour cacher la présence du bébé. À l’échelle humaine, ces épreuves ne sont pas sans rappeler les 12 travaux d’Hercule, façon Astérix, notamment quand il s’agit d’obtenir le fameux formulaire de l’administration… En réalité, si le film s’achève par une boucle, il reste très linéaire, à la faveur de l’enchaînement des difficultés, pour une fin qu’on soupçonnait presque depuis le début : la femme courage va faire front, de retour chez elle, avec son bébé dans les bras. À la fin du film, ses parents l’attendent devant sa résidence, interloqués par le bébé qu’elle porte dans ses bras, mais elle ne répond pas à leur question. Sans mot, elle passe devant eux de façon autoritaire, gravit les escaliers, et arrivée devant sa porte, elle les toise sans un mot, presque de façon provocante, et le film s’achève sur cette image : la jeune mère a décidé enfin de faire front, quels que soient les reproches de ses parents, quel que soit le regard que lui porte une société réprobatrice, où la pression sociale s’exprime peut-être encore plus fortement que la pression politique et réglementaire. Le film s’ouvre et se clôt sur un écran noir. Symboliquement, on entend le souffle haletant de la jeune mère pendant le premier écran. Elle fait un exercice matinal, sans doute pour se préparer aux épreuves de la journée, sans le savoir. Mais l’écran noir de fin lui donne un tout autre sens : ce souffle, c’est aussi le travail de l’accouchement qui permet à la mère de renaître socialement en tant que mère, dans la confrontation silencieuse avec ses parents. Au gré des épreuves que subit l’héroïne, de ses « péripéties » au sens premier du terme, Ali Asgari dresse une galerie de portrait sans concession d’une société prisonnière de ses compromissions, écrasée par un régime autoritaire, où chacun survit comme il peut. Les différentes cellules sociales, où devrait se manifester la solidarité humaine face à la promesse d’avenir que représentent la mère et son bébé, sont largement fissurées. Les voisins de l’immeuble échouent à héberger l’intégralité des affaires du bébé, dont une partie sera finalement déposée dans le local à poubelle, comme si l’exiguïté et l’encombrement des locaux symbolisaient le peu de place qu’il reste, dans le cœur des habitants, au sentiment d’hospitalité. L’hôpital, justement (très présent aussi dans le premier long-métrage d’Ali Asgari), qui devrait représenter l’hospitalité par excellence, se transforme en une prison labyrinthique, où l’héroïne échappe de justesse au chantage sexuel du Directeur de service. Le couple n’est pas mieux loti : tantôt la femme attend l’autorisation de l’homme, tantôt l’homme se heurte à l’intolérance de la femme (mais celle-ci a fait une fausse couche : chacun se débat avec ses difficultés, il n’y a pas de manichéisme). Le jeune père ne joue pas son rôle, il est lui-même victime de la pression sociale : il dépend socialement encore de son père, mais il a quand même réussi, au moment de la grossesse, à réunir les fonds pour financer l’avortement. C’est à la mère d’assumer son choix. Au guidon de sa mobylette, il participe à sa manière au road movie, dans une scène pleine d’humour où l’on voit le père, la mère, l’amie fidèle, et… Un poisson dans un sac plein d’eau, traverser les rues de Téhéran jusqu’à la prochaine épreuve de la mère. La scène évoque une bande dessinée, un Tintin à Téhéran, moins musclé ou survitaminé que son pendant hollywoodien, mis en scène par Spielberg, en mobylette une fois encore. Clin d’œil d’Asgari ?  C’est finalement à l’université, dans la chambre de l’amie fidèle, Atefeh, que la solidarité humaine finira par s’exprimer, et que le bébé pourra trouver asile. Tout un symbole, c’est par le savoir que la société iranienne finira par trouver son salut, dans une scène quasi biblique : le bébé est entouré de l’affection de sa mère, elle-même entourée de l’affection de meilleure amie, les trois personnages, figure improbable de La Trinité, couchés sur le même lit de la chambre de l’université.

Le personnage de l’amie proche, Atefeh, est l’autre figure centrale du film. On n’y prête guère attention, au début, car elle est embarquée dans l’aventure de son amie, et que jamais, finalement, elle ne nous est présentée par Asgari, comme si elle faisait partie des meubles. C’est pourtant d’elle que les principaux traits d’humour jaillissent, signe d’une vitalité sans faille : traits d’humour railleurs, de l’emploi du temps de ministre de son amie, coincée entre son travail et son rôle de mère, moqueurs de l’immaturité d’un père (avec une pointe de jalousie ?) qui se vante d’avoir un statut social, mais qui avoue subir la pression sociale des réseaux sociaux, ces mêmes réseaux qui sont censés émanciper la jeunesse (il ne faut absolument pas que sa situation de père s’ébruite !); trait d’humour ironique, encore, quand elle propose à Fereshteh, comme solution de denier ressort, de se rendre directement au parlement pour faire changer les lois, puisqu’il ne lui est même pas possible, en tant que femme, de louer une chambre d’hôtel avec le bébé. Trait d’humour sarcastique, enfin, quand elle se désespère de fuir l’hypocrisie iranienne puisqu’elle finira bien par trouver un kebab iranien… même si elle fuit jusqu’en Alaska.

Si le film apparaît à première vue un peu mécanique et linéaire, dans l’enchaînement de ces péripéties, c’est peut-être parce qu’il invite à une lecture au second degré, plus subversive que le seul drame social d’une mère célibataire. Qu’est-ce qui déclenche, finalement, la volte-face (ou la conversion) de la mère et sa décision de défier ses parents (et dans le même temps, toue la société iranienne symbolisée par la galerie de portraits linéaire) ? Après tout, son amie Atefeh lui offrait une solution en acceptant d’héberger son bébé « juste pour une nuit ». À moins, justement, que l’héroïne n’ait compris que par ce simple geste, son amie s’est finalement révélée plus qu’une amie : le substitut d’un père pour son bébé, épiphanie d’un couple qui sait se chamailler dans les épreuves, et qui lui donne la force d’affronter tous les défis du monde, en silence, au-delà des mots…

Patrick

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