En bref, à l’Alticiné : La Fracture de Catherine Corsini

l’affiche exagère un peu!

La fracture de Catherine Corsini : Lisons d’abord les extraits de critiques dans Allo-Ciné, particulièrement celles des journaux les plus lus concernant le cinéma. Nous en conclurons que c’est tout au plus un film moyen et peut-être même qu’il est loupé. Souvent, les films à tonalité tragi-comique n’ont pas grand-chose à attendre de la critique, ils doivent se débrouiller seuls.

Pourtant, Catherine Corsini filme joyeusement une conjonction de situations chaotiques. Ce film pourrait être adapté à la scène, il fonctionne selon la règle des trois U : Une journée folle aux Urgences de la Salpétrière amplifiée par les affrontements Police/ Gilets Jaunes, et dans ce théâtre humain, les interactions de personnages  assez peu faits pour se rencontrer.

Il y a un couple de deux femmes bourgeoises (Valeria Bruni Tedeschi) fracturée au coude, (Marina Foïs) qui se déchirent. Ajoutons un gilet jaune, (Pio Marmaï) défait et blessé par de la grenaille  au cours d’une charge inattendue des forces de l’ordre, cela dans la folie du Service des Urgences. On y suit plus particulièrement une aide-soignante formidable (Aissatou Diallo Sagna dont c’est le premier rôle au cinéma). Catherine Corsini met tout cela dans la boîte et la secoue dans tous les sens. Pourtant à la guerre comme à la guerre,  les personnages vont exceptionnellement se parler. 

Tout est exagéré, délibérément amplifié et condensé, pourtant selon la formule de Bruno Dumont, la réalisatrice fait du faux pour représenter le vrai. Le double sens du terme « la fracture » saute alors aux  yeux. Catherine Corsini réussit un film à la fois dramatique, comique et empathique, et c’est un bon moment de cinéma.

Georges  

L’Evenement d’Audrey Diwan (d’après Annie Ernaux)

J’ai enfin vu L’Evénement, d’après le récit d’Annie Ernaux paru en 2000 sur son avorteement en 1963 – et je suis sorti bouleversé de ce « jaillissement », de l’avénement de cette émotion dont parlent Les Inrockuptibles.

Je trouve qu’on est plongé dans l’âme, le combat et si j’ose dire, sans mauvais esprit sur un tel sujet, dans le corps d’Anne dont on épouse les peurs, le désespoir et la solitude en cadrages très serrés sur la nuque férmissante, dans un regard chaviré, au format quasi carré du 1 35. Dans ce parcours du combattant ponctué de longs plans-séquences pour dire le poids interminable du réel, je pense à 3 scènes quasiment insoutenables, celle où elle plonge l’aiguille dans son sexe, celle de l’avortement proprement dit avec la faiseuse d’ange (elle retourne la voir, doit-elle payer à nouveau, ellipse ou humanité de la dame ?), celle enfin de l’expulsion du fœtus aux toiliettes avec l’aide de sa camarade : ce n’est plus elle mais toutes les femmes qui semblent bien seules, bien incomprises, et l’on se sent un peu veule, un peu honteux d’être un homme quand on songe aux figures masculines du film, à part le 1er médecin, plus compréhensif, le 2ème étant odieux puisque non content de réprouver l’avortement, il donne un produit, l’Oestrogel je crois, pour renforcer le fœtus, manquement élémentaire à la déontologie, mensonge patenté. Quant au père, il est absent, aux garçons, épris de danses, de rencontres et de sexe, ils n’assument pas, tel le jeune homme qui l’a engrossée, qu’on ne découvre, symptomatiquement que tard dans le film, qui ne se manifeste qu’ in extremis, de mauvaise grâce : elle lui fait honte, lui dit-il, devant ses amis sur la plage, et il ne comprend pas son malaise, sa révolte même, si désagréable soit-elle avec lui ou avec sa propre mère à qui elle reproche de ne rien comprendre à ses études.
La solitude d’Anne est très bien rendue par la mise en scène, fluide et sobre, avec de légers flous, non point léchés ou artistiques, mais estompant les contours des personnages à l’arrière-plan ou diluant sa silhouette pour mieux dire avec quelques scènes nocturnes son cauchemar éveillé. Le monde autour d’elle semble en hors-champ, comme pour dire l’intemporalité de son combat.
J’ai beaucoup apprécié la musique aussi, musique originale, composée pour le film donc, jamais envahissante, comme en pointillé, ponctuant les moments forts, à l’image de l’écriture plate, infra-littéraire d’Annie Ernaux qui va sobrement, dramatiquement à l’essentiel.

On retrouve également, mais comme discrètement, l’univers et les obsessions de l’écrivain, ce déchirement socio-culturel qui fait ici étrangement écho à la déchirure que vit ici Anne dans son corps. 10 semaines de courses contre la montre, marquées par le défilement des semaines – faut-il rappeler qu’une proposition de loi envisagerait de passer à 14 semaines ? Oui on sent à la fois la fierté de la mère pour sa fille qui « étudie », même si elle ne « travaille » pas au sens manuel ou professionnel du terme, et n’a pas des mains abîmées (comme la jeune fille du café) mais douces et blanches et en même temps l’incompréhension de cette fille intellectuelle et rebelle… Faire des études universitaires, littéraires en l’occurrence, de professeur devenir surtout écrivain, pour échapper au déterminisme social, au risque de « trahir », ce que conjugue l’écriture seule, selon la belle formule de Jean Genet en exergue de La Place : « Je hasarde cette explication : écrire, c’est le dernier recours quand on a trahi. » Audrey Diwan, toutefois. pointe moins cet aspect qu’Annie Ernaux dans La Place par exemple, où l’écrivain va jusqu’à parler de « honte », de secret désir des parents que « leur fille n’y arrive pas. ». Ici on sent sinon une complicité réelle entre la mère et la fille qui ne se confie jamais, tout au moins un amour viscéral, sensible au moment du départ d’Anne pour la fac et son…avortement clandestin. L’unisson indicible des deux femmes, dans l’étreinte spontanée de la fille bouleversée par son odieuse plénitude de femme, la scène est simple et belle – et l’on applaudit au choix éclairé, lumineux de Sandrine Bonnaire, une émotion intacte à chaque fois que je la retrouve à l’écran, un jeu instinctif, un sourire inquiet, une authenticité brute de mère angoissée et dépassée… Se doute-t-elle de quelque chose ? A-t-elle compris lorsqu’elle fait une lessive et ne voit point, le spectateur non plus, le linge entaché de la faute ? Ellipse peut-être d’une scène très, trop ? rapide, ou distraction du spectateur. Tout est dans le non-dit, les relations mère-fille et, si l’on ose dire, dans le non-vu, dans la fluidité, dans les silences de la mise en scène.


On appréciera aussi, en pointillé, l’évocation des études, bien que la figure du professeur d’université soit un peu lourde et caricaturale dans son incompréhension de la jeune fille, dans son acharnement même contre cette « mauvaise » étudiante qui ne répond pas, n’écoute pas même, n’imagine pas sa souffrance, sauf à la fin peut-être car il lui prêtera les cours qu’elle a ratés, écoutera son vœu de devenir non point enseignante, mais écrivain. Lui qui la félicitait d’avoir repéré les anaphores du texte d’Aragon sur la Résistance, recevra comme un uppercut en plein ventre son cri rageur sur l’ignorance des hommes, leur incompréhension des femmes. Ces jeunes femmes qui ne se comprennent pas forcément très bien entre elles, sauf l’amie empathique qui a eu une liaison et aurait pu tomber enceinte elle aussi, qui se récrient, la plus délurée, celle qui se donne du plaisir devant ses deux camarades étrangement seules ou gênées et qui craint d’aller en prison avec Anne en apprenant la grossesse.


Solitudes féminines aussi dans cet internat de la fac, dans ces couloirs tristes et sans fin où se croisent les jeunes filles au retour de la douche, de ces corps nus qui se toisent et s’épient loin de communier dans leurs ablutions quotidiennes. Manque de solidarité ? Peut-être. Chape de plomb surtout d’une époque, d’une mentalité répressive et moralisatrice dont un triste sire candidat aux présidentielles revomit la haine pétainiste, tel un cloporte venimeux hantant les couloirs de la fac…Retour inquiétant en Pologne ou au Texas de ces anti-avortements acharnés auxquels Audrey Diwan oppose ici un film terriblement réaliste, de pure immersion, sans jugement moral, où le mot qui fâche n’est même jamais prononcé : seuls comptent les actes et la douleur. Comme de l’amour séparé – dirait Annie Ernaux.
Couloirs poisseux et fuite éperdue d’une jeune femme livrée à elle-même, qui me rappelle brusquement ce superbe film du cinéaste roumain Cristian Mungiu, Palme d’or à Cannes, « Quatre mois, trois semaines, deux jours ». Même compte à rebours, désespoir d’une jeune femme, filmée caméra à l’épaule dans sa course frénétique, trouvant le salut d’un impossible avortement dans une terrible mais salvatrice poubelle.

Claude

« Le Diable n’existe pas » de Mohammad Rasoulof

Le Diable n'existe pas

Quel film !
Enveloppés de poésie, on sort de ce film apaisés réconfortés. Confiants.
C’est pourtant de quatre histoires et autant de variations autour de la mise en application de la peine capitale en Iran qu’il s’agit.
Pas autour de la peine capitale mais autour de son application.
Pour pouvoir exister et ne pas perdre eux-mêmes la vie, les jeunes hommes doivent faire leur service militaire de 21 mois et obéir à tous les ordres y compris celui de tuer son prochain, de retirer le tabouret, quand ils sont affectés à l’exécution des peines. Chacun, à son tour, peut devenir bourreau.
Bourreau, ça peut aussi être un travail lamda, pour monsieur tout le monde.
On appuie sur un bouton quand les voyants sont verts. C’est tout.
C’est là l’originalité du film singulier et puissant de Mohammad Rasoulof: son regard sur les bourreaux. Qui sont les victimes et qui sont les coupables ? Et le diable dans tout ça ?
Une invention des Hommes et Mohammad Rasoulof choisit de montrer en l’état dans la violence de son pays, dans sa beauté, dans la douceur des sentiments, ce diable qui n’existe pas.
Les protagonistes se ressemblent dans leur intégrité, et si les 4 histoires interfèrent et se répondent, avec des interprètes tous différents, chacune, avec un titre annonciateur de son dénouement final, interroge sur la capacité de l’être humain à résister à la compromission, à la lâcheté.
« Le diable n’existe pas » : Un bon père de famille, mari attentionné, tout dévoué à sa petite famille, sa femme et sa petite fille gâtée et capricieuse. Mais voilà la nuit quand tout le monde dort, il est bourreau.
« Elle a dit : tu peux le faire » : le jeune appelé, torturé à l’idée de devoir tuer un autre homme. Sa fiancée Tamineh lui sauvera la vie (donnera la vie, perdra sa vie). Et elle a un frère.
« Anniversaire » : L’amoureux qui vient se porter volontaire pour retirer un tabouret en échange d’une permission de 3 jours pour aller demander Nana en mariage. Un mariage et un amour anéantis par cet acte de mort.
« Embrasse-moi » : Celui qui a renoncé à toute vie civile et sociale pour ne pas devoir tuer un autre homme. Sentant sa fin approcher, il fait le seul acte égoïste de sa vie d’adulte forçant le rempart du mensonge nécessaire pour, enfin, embrasser son enfant la jetant alors pour le reste de ses jours dans l’eau trouble de sa vie inventée.
Traitant toutes quatre de la responsabilité individuelle dans une dictature, chacune des histoires se déroule dans un lieu différent : voiture dans les embouteillages, prison caserne, maison isolée, désert …
Plus ils seront courageux et intègres, plus les hommes qui ne tuent pas devront s’éloigner, se cacher, pour pouvoir survivre. Epouses, compagnes, filles, fiancées … seules les femmes permettent de ne pas s’effondrer. Leur souvenir, leur présence permettent de survivre. De danser, même, parfois. D’esquisser quelques pas de danse vers l’avenir.
Les femmes, on ne les voit pas danser mais on les voit rayonner, ô combien !
La beauté des visages tout au long du film nous saisit. L’humanité est là dans les regards, les paysages arides, désertiques, la chambrée dans la prison ou au bord de la rivière.
Les images sont à couper le souffle, la mise en scène claire, brillante. C’est magnifique.
Mohammad Rasoulof a pris tous les risques pour donner ce film (coupé en 4 parce que la censure est moins pointilleuse sur les courts métrages) qui déborde de détails et de secrets, qui inonde de beauté et qui continue à nous transporter bien après la projection.
L’avoir en tête, y repenser, c’est formidable.
S’ajoutant à la longue liste des grands films iraniens,« Le diable n’existe pas » a obtenu en 2020 l’Ours d’or de la Berlinade

Ce film est un chef d’œuvre. Du cinéma qu’on n’oublie pas.

Marie-No

Gaspard Ulliel (1984-2022)

L’acteur français de 37 ans est mort dans un accident de ski le 19 janvier

Ci-dessous, en partage, le très bel hommage de François Morel :

« On se dit c’est injuste. On se dit c’est tellement triste. 37 ans, Gaspard, ce n’est pas du tout un âge pour mourir.
Non. 37 ans n’est pas un âge pour mourir. 39 non plus ferait remarquer Boris Vian. Pas plus que 36 ans noteraient Gérard Philippe et Marylin. 33 ans encore moins, si je puis me permettre, ajouterait Jésus-Christ…
Et 24 ans ? interrogerait James Dean, 24 ans, vous trouvez que c’est un âge pour mourir?
Non, on est d’accord avec vous, James, Jésus, Gérard, Boris, Maryline. Il n’y a pas d’âge pour mourir. D’ailleurs, il n’y a que des âges pour vivre.
Gaspard rejoint la communauté des étoiles filantes avec tous ceux-là. Et Kurt Kobain. Et Pascale Ogier. Et James Morrisson. Et Jimi Hendricks. Et Jean-Michel Basquiat. Et tant d’autres. Célèbres ou anonymes.
Parce qu’on a oublié ses prières, dans la tête on se récite un poème de Verlaine pour un autre Gaspard si différent puisque les femmes ne le trouvaient pas beau. « Oh vous tous ma peine est profonde, priez pour le pauvre Gaspard ».
Juste la fin du monde. Juste la fin du monde de Gaspard. On a lu des articles. On a vu des images. On a lu des hommages.
Des hommages attristés, consternés, mortifiés, sidérés, suffoqués, sincères.
Pour la première fois de sa vie, ce garçon discret qui ne faisait pas parler de lui entre deux films fait la une de journaux pour un évènement qui n’a rien à voir avec son métier.
Gaspard Ulliel, comme les quatre adolescents du lac de Chalain, vient d’entrer dans l’éternité.
Tant de tristesse qui rend tout dérisoire, le reste de l’actualité, les déclarations, les commentaires, les soubresauts du quotidien.
On se souvient des paroles de Jean-Louis Trintignant évoquant Marie. « Ne pleure pas de l’avoir perdue, mais réjouis-toi de l’avoir connue ».
On se dit, quand même, c’est injuste. On se dit c’est tellement triste. Et puis on se tait. Parce qu’il n’y a rien à dire.
Alors on écoute de la musique parce qu’il n’y a rien que la musique (…) pour exprimer le silence »

Adieu, Gaspard

Les Illusions Perdues de Xavier Giannoli, à l’Alticiné!

Les Cramés de la Bobine vous donnent rendez-vous pour « les Illusions perdues ». Un film pour les amateurs de bon cinéma et de belle littérature. Un film pour maintenant! 

Le 22 janvier 2022 à 19 heures, une projection soirée débat.

 Avec la participation de :

Daniel Schneidermann c’est l’homme d’Arrêt sur Images : l’analyse critique des médias. Chacun peut apprécier son étonnante qualité de présence et d’écoute. Chacun peut aussi vérifier qu’il est critique quoi qu’il (lui) en coûte! Ce 22 janvier, il joindra sa connaissance pointue de la presse à celle du film de Xavier Giannoli et de Balzac.

Claude Sabatier est un Docteur es Lettres françaises capable de décortiquer aussi bien les écrits politiques de Zola que ceux du Chanteur Henri Tachan. Qui se promène dans le 19ème siècle aussi bien que vous ou moi dans le présent. Claude est un Cramé de la Bobine, et il nous offre le texte ci-dessous

Illusions perdues, “volume-monstre” de 780 pages, 8ème de la fresque de La Comédie humaine, le plus long, le meilleur et pour Proust, trouve place dans les “Études de moeurs”, à la fin de la section “Scènes de la vie provinciale”, avant les “Scènes de la vie parisienne”, ouvertes par Splendeur et misères des courtisanes. Ce roman dont l’action se situe sous la Restauration, en 1821, a fait l’objet d’une longue genèse et d’une publication heurtée, entravée par les dettes et brouilles éditoriales, s’étalant sur 10 ans depuis l’idée germinale. La 1ère partie, intitulée“Les deux poètes”, mettant en scène l’amitié provinciale et les rêves littéraires et créateurs de Lucien de Rubempré, roturier par son père pharmacien Chardon, noble par sa mère de Rubempré et de David Séchard, héritant de l’imprimerie d’un père avare et odieux, parut en 1837 sous le titre ”Illusions perdues”, développant une nouvelle de 100 pages de 1833. La partie centrale, “Un grand homme de province à Paris”, qu’a retenue (à part un bref rappel de la 1ère partie) Xavier Giannoli dans son adaptation du roman, paraît en juin 1839 – le titre, un peu ironique, évoquant le parcours parisien de Lucien qui a suivi sa muse et protectrice angoumoise Louise de Bargeton mais, aussitôt délaissé dans la capitale, rencontre la belle actrice Coralie et fourvoie son talent littéraire dans le journalisme, tiraillé entre son mauvais génie l’articlier Etienne Lousteau et l’écrivain Daniel d’Arthez, du Cénacle. Enfin, après bien des déboires théâtraux et journalistiques – la Revue parisienne, nouvellement créée par Balzac en 1840, dure à peine deux mois ‒ le romancier publie en 1843, d’abord en feuilleton, David Séchard ou Les Souffrances de l’inventeur : Lucien, de retour à Angoulême après la mort de Coralie et son échec littéraire et journalistique, ses anciens amis libéraux se retournant contre lui après son adhésion au monarchisme, retrouve sa soeur Ève et son beau-frère David aux prises avec des concurrents carnassiers, les frères Cointet, aidés par l’avoué Petit-Claud, qui exploitent en le ruinant la découverte par le jeune imprimeur d’une pâte à papier bon marché ; en somme, le drame de l’ambition déçue, de la naïveté manipulée et de la corruption des âmes se rejoue sur un mode mineur, dans la médiocrité bourgeoise provinciale et non plus dans l’éclat aristocratique de la capitale : le jeune couple se retirera sur les terres du vieil imprimeur, avec son héritage. De son côté, Lucien, au bord du suicide ‒ il a émis des billets à ordre avec la fausse signature de David envoyé en prison pour dettes ‒ rencontre Vautrin, nouvelle âme damnée qui l’invite aux nouvelles aventures parisiennes de… Splendeurs et misères des courtisanes.

 

            Il y aurait tant à dire sur ce roman foisonnant, à la prose hétéroclite charriant récits, descriptions  et dialogues, offrant de longues digressions évocatrices (l’imprimerie du père Séchard, la Galerie de Bois du Palais-Royal où se côtoient symboliquement commerces, prostituées et librairie de Dauriat) ou explicatives (l’histoire de la pâte à papier, le “compte de retour” des avoués de province) : Balzac, le premier à intégrer un savoir non plus moral et psychologique sur ses personnages mais scientifique, se demandait dans la préface du Cabinet des antiques si “(le romancier) ne saurait être admis au bénéfice accordé à la science. ” Il nous prend régulièrement par la main, n’hésitant pas à interrompre son récit, au risque d’en casser le rythme ou de détruire l’illusion romanesque, par un métadiscours plus ou moins appuyé ou ironique, égrenant des “voici pourquoi” ou des “mais le lecteur a sans doute besoin qu’on revienne sur ceci”, rappelant à la fois le “réalisme” de Balzac censé s’effacer devant son sujet et l’omniscience ou omnipotence du marionnettiste tirant les ficelles. Pour adapter ce roman, il fallait à la fois donner du rythme au film, en en restituant la richesse narrative, d’où le choix de la seule 2ème partie du roman, et en rendre le foisonnement descriptif et didactique : Xavier Giannoli a choisi de ne traiter qu’en arrière-plan l’intrigue sentimentale et les émois poétiques de Lucien et Louise, dans un rappel initial de la 1ère partie du roman, en dynamisant l’action par une relation… charnelle absente du roman ‒ actualisation d’une virtualité romanesque ou concession aux goûts du public ? Par ailleurs, il a exhibé, pour rendre le tissu serré du roman, les coutures de la voix off, procédé cinématographique traditionnel : hommage à la prose balzacienne, facilité narrative ou effet de rythme ? 

            De ce roman sur la création artistique, Xavier Giannoli a retenu essentiellement la question du journalisme, dévoiement, voire une prostitution de la littérature, incarnée à la fois par Daniel d’Arthez, l’écrivain du Cénacle, travailleur, austère et exigeant, auteur d’une Histoire de la France pittoresque (matrice de La Comédie humaine ?) sacrifiant tout à son art dans sa chambre-mansarde ou à la bibliothèque Sainte-Geneviève ‒ et par “notre héros” : Lucien Chardon, qui se veut Lucien de Rubempré, a écrit un recueil de poèmes, Les Marguerites, qu’il lit aux aristocrates béotiens d’Angoulême invités par Louise (une Emma Bovary de la Restauration), méprisant les artisans et commerçants de l’Houmeau, la ville basse bien que ridicules face à la noblesse parisienne incarnée par la marquise d’Espard : dans le chapitre “les sonnets”, il les récite à son ami jaloux et mauvais ange, Étienne Lousteau qui lui donnera le “bon conseil” de renoncer à la littérature, comme les libraires Doguereau et Dauriat, qui rejettent la poésie, genre selon eux invendable, rivé à ses “chevilles” métriques. La prose de Lucien ne connaîtra pas un meillleur sort : L’Archer de Charles IX, roman historique à la Walter Scott, sera certes acheté par les libraires Fendant et Cavalier mais revendu à bas prix avant leur faillite à des colporteurs…Et pourtant, le livre était potentiellement bon : il est retravaillé par D’Arthez et le Cénacle, absents du film (car la vertu n’est sans doute pas artistiquement très stimulante), émondé de ses dialogues, rééquilibré dans une vraie tension entre récit et  description : en 1824, le livre connaîtra enfin un vrai succès grâce à une préface de D’Arthez. Comme si la littérature était moins œuvre constituée que work in progress, virtualité actualisée par les critiques et lecteurs, absolu dont le livre final, telle La Comédie humaine inachevée, ne serait que l’asymptote…  

Dans son évocation de la littérature, Balzac nous livre un “autoportrait dissocié” selon l’expression de Patrick Berthier en se diffractant entre D’Arthez, Lucien et Raoul Nathan, dramaturge et romancier dont le cinéaste propose une recréation, une “typisation” balzaciennes, Nathan d’Anastasio, le journaliste intrigant du roman, le poète mondain Canalis et D’Arthez, le créateur sensible qui veut protéger Lucien des sirènes journalistiques, du succès facile mais surtout de lui-même, de son arrivisme veule et de son tempérament jouissif et velléitaire.

            

            Illusions perdues constitue à la fois une ode à la création littéraire et une déploration de son “illusion” dans un monde voué à l’argent, de son adultération par le journalisme et le règne de l’argent renversant la valeur littéraire en valeur marchande. Les termes de “poète” et de “poésie” sont ainsi ambivalents dans le roman. D’un côté, le poète est un être supérieur, albatros baudelairien “exilé sur le sol au milieu des huées”, que “ses ailes de géant empêchent de marcher” ‒ et la poésie l’idéal supérieur de la littérature ‒ effort créateur et nécessité intérieure sans compromis ni effets de mode. Lucien incarne la pureté du poète romantique, tel Lamartine publiant ses Méditations poétiques en 1820,  lié paradoxalement au monarchisme ultra-catholique de la Restauration, tandis que la presse libérale défend l’esthétique …classique : rappelons que Vigny, Musset et le premier Hugo étaient royalistes. De l’autre ‒ le titre “Les deux poètes” est ironique ‒ Lucien paraît d’abord naïf et ridicule, aussi inadapté que David à la “prose du monde”que seul sans doute le roman balzacien peut assumer et conjurer.

            Quant au journalisme proprement dit, au règne de l’opinion dénoncé par l’allégorie des “canards” (fake news, petite feuille et mauvais journal) ou des pigeons voyageurs (l’opinion si labile, les lecteurs manipulés ?), nous laisserons la parole à notre prestigieux invité Daniel Schneidermann, qui nous guidera sans doute dans la jungle de la presse et de ce vocabulaire spécialisé dont Balzac, grand philologue, fut le promoteur scientifique et romanesque ; le journaliste de Libération nous proposera sans doute, grâce aux éclairants parallèles avec l’actualité voulus par le cinéaste, bien des Arrêts sur image : comment “brocher” un article, “échiner” un ennemi politique, rédiger des “tartines”, publier (et donc exercer) un “chantage”, à moins qu’il ne s’agisse d’une simple “blague” (attaque personnelle quand même) ? L’essentiel demeurant, mais n’ayons crainte avec le superbe film de Giannoli (!), que le roman de Balzac ne finisse pas, tels certains livres sur un rayon déshérité de libraire, en “rossignol”…

Claude

Toutes nos informations et article en version complète de Claude Sabatier sur le site des Cramés de la Bobine :

https://www.cramesdelabobine.org/spip.php?rubrique1156

La Pièce Rapportée-Antonin Peretjatko

De tous les films des cramés de la bobine « la pièce rapportée » cette tranche de vie de la riche famille des Château-Têtard, est un film d’un genre assez inhabituel, il est burlesque, drôle, ce qui est une rareté dans la distribution d’aujourd’hui.

Le film s’ouvre sur une considération absurde digne de Monty Python « Par souci d’équité, le générique comporte autant de voyelles que de consonnes ». Bon début pour un film qui parle d’inégalité !

Comment en parler sans en faire un film politique dénonciateur, véhément, acrimonieux tel un essai des Pinçon-Charlot ? On les remplace un instant par les richissimes Château-Tétard. « La pièce rapportée » est leur histoire, elle est rythmée de canulards, gags en tous genres, principalement visuels. Ils sont parfois fins, le plus souvent gros. Curieusement les plus gros donnent au film sa légèreté et sa puissance critique. S’y arrêter pour les commenter, c’est leur faire perdre leur drôlerie. Mais après tout, ce blog parle aux « Cramés de la Bobine » qui ont vu le film, alors je me propose d’en commenter quatre, tant pis pour vous qui lisez ces lignes !

Ça commence par un flash-back, une scène de chasse, elle est figurée avec l’apparat un peu ridicule des chasses seigneuriales : chasseurs, meute de chiens, rabatteurs, cor de chasse, chevaux… Les tireurs tous excités ouvrent le feu de concert, rageusement. Lorsque cesse le feu, gisent au sol de pauvres rabatteurs en gilet jaune. Quant à Adélaïde, la Reine Mère (Josiane Balasko) blessée au dos par une balle, elle vivra le reste de sa vie en chaise roulante et deviendra despotique. Mais qu’à cela ne tienne ! Ce gag permet de rapprocher, de condenser les choses disparates : La Sologne et ses chasses en enclos … Avec la question des gilets jaunes qui a suscité des passions et commentaires violents (superposables à ceux utilisés en son temps contre la Commune (cf Flaubert, Madame de Sévigné). 

On revient ensuite à ici et maintenant avec l’arrivée d’Ava (Anaïs Demoustier) à son travail. Elle est hôtesse d’accueil dans une station de métro. Le jour où nous la voyons elle n’a pas composté son billet. Malheur ! Des contrôleurs l’arrêtent, « je suis votre collègue » leur dit-elle. Désolé, mais le devoir c’est le devoir ! Répond le contrôleur. ll la verbalise et se paie immédiatement en passant un détecteur sans contact devant le sac à main d’Ava contenant sa carte bleue. Ce gag obéit au même système que le précédent, simultanément il décrit des agents au fonctionnement bureaucratique et en même temps montre que l’argent numérique finit par échapper à son détenteur contre son gré. Il souligne ainsi une des authentiques menaces liées à ces formes de monnaies numériques. (Une monnaie qu’on peut soustraire rapidement à son possesseur et qui pourrait même disparaître un jour de nos comptes, d’un simple clic sur un ordinateur).

La question de l’enrichissement des Château-Tétard est présentée d’une manière drôle, les ascenseurs, le monte-personne « Pinochet », l’invention de la valise à roulette. Derrière l’humour, on distingue aussi certains mécanismes d’enrichissement. Tels l’opportunisme qui consiste à vendre n’importe quoi à n’importe qui pourvu que ça rapporte et… L’invention de la valise à roulette. La valise à roulette nous raconte celle plus sérieuse du brevet industriel qui est central dans la société marchande. Le brevet est pourvoyeur de rentes. Parfois, il prime l’intérêt général, c’est un débat actuel.

Paul (Philippe Katerine) offre le champagne pour fêter la suppression de l’impôt sur la fortune. C’est une manière de dire que pour les 400 contribuables les plus aisés, 0,1 % de leur richesse annuelle déclarée représente désormais le montant de leur impôt sur la fortune.

En écrivant ces lignes, je suis bien conscient du caractère rasoir du propos, en revanche le comique est un excellent moyen de le faire. Et ce film est comique. Quelles sont les qualités morales pour devenir chauffeur chez les Château-Tétard ? Comment renouvelle-t-on sa garde-robe lorsqu’on est Directeur d’une agence de détective ? etc…Tout est dans le film.

On peut également voir dans les scènes de détective une parodie de Baisers volés (1968) et justement, l’humour d’Antonin Pertjatko est tout à fait celui des années soixante, nous y reviendrons. Cet humour est devenu quasi impossible dans la société actuelle de 2022 où la censure n’est plus directement celle du pouvoir mais celle des mœurs, de l’intériorisation par nous tous du « convenable » (et de notre aveuglement face à l’indécent).

Pour autant ce film, contrairement à beaucoup est contemporain. Nul besoin de se plonger dans le passé. Ce qu’on nous montre se passe ici et maintenant et c’est assez rare pour le souligner. Voyons cette rolls blanche qui circule sur le périphérique, regardons les campements de ceux qui y vivent ! (en attendant le ruissellement?) Peu de films ont cette caractéristique d’actualité, nombre films d’aujourd’hui regardent soit ailleurs, soit dans le rétroviseur soit les deux !

Ajoutons que les acteurs du film sont tous remarquables pour ne citer qu’Anaïs Demoustier avec sa fraicheur et sa grâce, Philippe Katerine et son « doux » parlé snob, la distinction même ! Ecoutons Josiane Balasko l’authentique Reine Mère…(dont le mépris de classe transpire à chaque mot, particulièrement envers Ava.)

Anaïs Demoustier, Philippe Katerine, William Lebghil, Josiane Balasko

Antonin Peretjatko renouvelle l’humour Énorme, celui des « Raisins Verts (1) » et il le fait d’une manière sympathique, sauf dans le premier plan et d’une manière allégorique, il n’y a pas de cibles humaines. Laurence remarquait justement qu’à la fin du film, la voie d’Ava était en tout point ressemblante à celle de la Reine Mère. Ava se glisse dans le confort offert par Paul son époux. Ce ne sont pas des personnes que vise le réalisateur, elles sont dans un système, celui des héritiers, il s’attache à le montrer.

(1) Les raisins verts Jean Christophe Averty années 60

Compartiment n°6-Juho Kuosmanen

Compartiment n°6

Les lecteurs du beau livre de Rosa Liksom seront surpris des changements de trajectoire opérés par le scénario et il ne s’agit  pas seulement de la destination du train.  Au demeurant, il y a ce que peut une caméra et ce que peut un livre. Aucun livre ne peut traduire à chaque instant, l’émotion d’un visage, aucun film ne peut nous livrer la pensée d’un être. Au cinéma, on est comme dans la vie, on ne peut connaître la pensée de l’autre, ni l’usage qu’un personnage peut faire de son imaginaire. Dans le roman, Laura se remémore, observe les paysages, les lieux et les choses pour mieux se couper des diatribes de son encombrant voisin. On pourrait développer sans doute plus habilement et plus amplement ces choses, disons alors que la transposition d’un roman en film est heureuse lorsqu’elle restitue l’air de famille, l’esprit du livre tout en formant un objet unique, autonome et beau. Ici c’est le cas. On peut imaginer que Rosa Liksom et Yuho Kuomanen sont également fiers de cette réalisation de Compartiment  n°6.

Il y a dans ce Compartiment n° 6 des manifestations d’ironie, d’abord il y a par deux fois, cette chanson « Voyage, voyage de Desireless » qu’on peut entendre à la fois aussi bien comme une belle chanson  que,  compte tenu du sujet, une forme de dérision.

Une autre marque d’ironie c’est l’usage prétexte des pétroglyphes, la prétendue intention du voyage qu’ils occasionnent. Dans le roman, ils interviennent page 148, en passant. Dans le film immédiatement, mais on se doute que les pétroglyphes comme objet de visite ne valent pour Laura que par le contexte imaginaire dans lequel elle désire les voir… En amoureuse avec Irina ! Mais Irina prétexte ne pas pouvoir l’accompagner et le film prend alors une autre direction.

Et sans doute y a-t-il aussi une ironie de l’Histoire dans cette histoire : Dans le livre, pour les voir il faut se rendre à Oulan-Bator, dans le film c’est à Mourmansk, or les pétroglyphes les plus proches pour Laura cette Finlandaise sont ceux du lac Onéga, en Carélie, cet ex-territoire finlandais !

J’ai échangé avec un critique de critikat qui assurément n’aime pas ce film et qui à l’un de mes commentaires me répond ceci : « la linéarité du propos me paraît assez bien justifier le terme d’ »odyssée personnelle » tout souligne lourdement ces analogies entre parcours physique et reconstruction émotionnelle, déconstruction d’un couple et formation d’un autre, recherche d’une vérité intime dans un environnement glacial et inhospitalier ».(1) Tout est contenu dans « lourdement », ce que le critique comprend avec justesse, il le trouve lourd et je trouve ça dommage.

D’autres critiques apprécient le travail d’acteurs, traversés de milles sentiments. Regardons quelques traits de la situation en jouant quelques citations de critiques et du réalisateur:

« L’auteur joue de cette ambivalence au premier arrêt à Saint-Petersbourg. La tentation de rebrousser chemin n’est freinée que par un coup de fil passé à Irina qui empêche de reprendre le chemin de Moscou. Le sentiment de ne pas être désirée est plus fort que la peur de la solitude. La beauté intervient quand Laura décide enfin de lâcher prise, d’abandonner son malheur sur une route enneigée au milieu de nulle part, pour enfin embrasser l’instant » Le bleu du miroir…

Seidi Haarla dans le rôle de Laura

De sa relation avec Irina, sa maîtresse : « Dès les premières scènes, le malaise entre elles est perceptible, tout semble indiquer qu’Irina veut se débarrasser d’elle pour se retrouver seule dans son appartement. Plus qu’une relation saine, le regard d’Irina est une addiction, un moteur qui a tout de toxique. Le mal-être infiltre chaque plan de cette première moitié de film où jamais le sourire de Laura ne vient émerger de son visage qui reste inlassablement fermé. (Le bleu du miroir) »

En ne l’accompagnant pas à Mourmansk, Irina envoi Laura promener, en quelque sorte ! Laura prendra tout doucement conscience de la situtation en voyage. Cette « promenade » devient alors une sorte de rituel de passage. (Franchement troublé par Lihoa son compagnon de compartiment.)

Irina c’est cette fille avec qui elle a eu des rapports affectifs et sexuels, mais aussi de dépendance, elle a un bel appartement, fréquente des artistes, fait la fête, elle est cultivée. Laura est un peu décalée dans ce contexte.

Irina me fait songer à Emma dans « la vie d’Adèle »de Kechiche, et Laura me fait songer à Adèle, la dissymétrie dans la relation de l’une à l’autre est très voisine : Laura ne songe qu’à exister dans les yeux d’Irina qu’elle admire. Le long voyage qui la mène à Mourmansk, lui fait prendre conscience de la nature de cette relation.

Cependant le film n’est nullement introspectif, car le compagnon de compartiment de Laura c’est Lihoa. Lui, c’est l’extraversion même, la grossièreté en plus. Quand Laura et Lihoa se rencontrent dans un train pour Mourmansk, ils s’insultent dès les premiers mots.

« Tout semble donc joué dès la première scène. Au moment où Laura rentre dans le compartiment et découvre son compagnon de voyage, un homme aux traits durs et au crâne rasé, assommé par la vodka » (le bleu du miroir).

Yuriy Borisov dans le rôle de Lihoa

Avec  l’arrivée de Lihoa, nous changeons de référence cinématographique, nous nous rapprochons de « Drive my car » de Ryusuke Hamaguchi par ce hasard qui conduit des personnages nullement faits pour se rencontrer, à coexister. L’écart qu’il y a d’Irina à Laura est symétrique à celui qui sépare Laura de Lihoa, c’est une autre forme d’ironie, car elle n’en est pas consciente. D’autant moins consciente qu’elle se croit encore sous la protection bienveillante de son amante. Et là, citons Juho Kusmanen, qui est excelle dans les jeux de miroir (ceux qui ont vu Olli Maki le savent déjà )

« Pendant le voyage Laura se rend compte qu’elle est en fait un peu comme Ljoha, maladroite et solitaire ».

« Pour moi, cette histoire parle beaucoup de connexion et je pense que Laura et Ljoha partagent quelque chose de plus profond qu’un besoin sexuel. Ils sont plus comme des frères et sœurs qui se seraient perdus de vue depuis longtemps. J’aime à penser qu’ils partagent les mêmes sentiments non exprimés. C’est plus comme s’ils avaient eu la même enfance que les mêmes convictions politiques ou autres. Ils sont connectés à un niveau émotionnel, mais ils n’ont pas les mêmes références culturelles.

Je pense que l’histoire traite aussi bien de la rencontre avec l’Autre que de la plongée en soi-même pour tenter de comprendre et d’accepter qui l’on est. Ce ne sont pas deux thèmes qui s’excluent mutuellement, car lorsque vous rencontrez quelqu’un de nouveau, vous avez la possibilité de recommencer, de prétendre être ce que vous aimeriez être.

Cette idée de rencontrer l’Autre et de renoncer aux idées pré́établies que nous avons les uns sur les autres est certainement une des clés d’un monde meilleur. »

D’ailleurs ce film est comme inséré dans une sorte de parenthèse ironique, Lioha demande à Laura : comment dit-on je t’aime en Finnois ? « haista vittu » (va te faire foutre) lui répond-elle. À la fin du film Lihoa écrit maladroitement sa déclaration d’amour à Laura : « haista vittu » lui écrit-il. La dernière image, c’est le sourire de Laura, sans doute songe-t-elle qu’au moment où elle lui disait va-te-faire foutre, c’était exactement à son insu, ce qu’il lui arrivait. Et alors elle songe que celui qui lui écrit va te faire foutre, c’est celui qui veut se rapprocher d’elle.    

PS 1 : les critiques citées sont pour le bleu du miroir ne sont pas signées, pour Critikat la citation est de Etienne Cimetière-Cano.

PS 2 : De la critique d’Etienne Cimetière-Cano, je retiens ce superbe passage :  « le voyage se ressent enfin dans toute sa poésie nostalgique, à l’image de ce très beau plan hypnotique filmé à l’arrière du train de nuit, alors que les rails s’éloignent sous la neige et le brouillard, et que résonne un monologue de Laura. Le film s’oublie alors pour un temps, s’abandonnant à la contemplation du paysage glacé et au plaisir d’un temps suspendu. » J’avais éprouvé cette même sensation de beauté, mais en aucun cas ne l’aurais aussi bien dit ! 

Tous mes voeux de bonne année accompagnent ce film!

Georges