J’ai enfin vu L’Evénement, d’après le récit d’Annie Ernaux paru en 2000 sur son avorteement en 1963 – et je suis sorti bouleversé de ce « jaillissement », de l’avénement de cette émotion dont parlent Les Inrockuptibles.
Je trouve qu’on est plongé dans l’âme, le combat et si j’ose dire, sans mauvais esprit sur un tel sujet, dans le corps d’Anne dont on épouse les peurs, le désespoir et la solitude en cadrages très serrés sur la nuque férmissante, dans un regard chaviré, au format quasi carré du 1 35. Dans ce parcours du combattant ponctué de longs plans-séquences pour dire le poids interminable du réel, je pense à 3 scènes quasiment insoutenables, celle où elle plonge l’aiguille dans son sexe, celle de l’avortement proprement dit avec la faiseuse d’ange (elle retourne la voir, doit-elle payer à nouveau, ellipse ou humanité de la dame ?), celle enfin de l’expulsion du fœtus aux toiliettes avec l’aide de sa camarade : ce n’est plus elle mais toutes les femmes qui semblent bien seules, bien incomprises, et l’on se sent un peu veule, un peu honteux d’être un homme quand on songe aux figures masculines du film, à part le 1er médecin, plus compréhensif, le 2ème étant odieux puisque non content de réprouver l’avortement, il donne un produit, l’Oestrogel je crois, pour renforcer le fœtus, manquement élémentaire à la déontologie, mensonge patenté. Quant au père, il est absent, aux garçons, épris de danses, de rencontres et de sexe, ils n’assument pas, tel le jeune homme qui l’a engrossée, qu’on ne découvre, symptomatiquement que tard dans le film, qui ne se manifeste qu’ in extremis, de mauvaise grâce : elle lui fait honte, lui dit-il, devant ses amis sur la plage, et il ne comprend pas son malaise, sa révolte même, si désagréable soit-elle avec lui ou avec sa propre mère à qui elle reproche de ne rien comprendre à ses études.
La solitude d’Anne est très bien rendue par la mise en scène, fluide et sobre, avec de légers flous, non point léchés ou artistiques, mais estompant les contours des personnages à l’arrière-plan ou diluant sa silhouette pour mieux dire avec quelques scènes nocturnes son cauchemar éveillé. Le monde autour d’elle semble en hors-champ, comme pour dire l’intemporalité de son combat.
J’ai beaucoup apprécié la musique aussi, musique originale, composée pour le film donc, jamais envahissante, comme en pointillé, ponctuant les moments forts, à l’image de l’écriture plate, infra-littéraire d’Annie Ernaux qui va sobrement, dramatiquement à l’essentiel.
On retrouve également, mais comme discrètement, l’univers et les obsessions de l’écrivain, ce déchirement socio-culturel qui fait ici étrangement écho à la déchirure que vit ici Anne dans son corps. 10 semaines de courses contre la montre, marquées par le défilement des semaines – faut-il rappeler qu’une proposition de loi envisagerait de passer à 14 semaines ? Oui on sent à la fois la fierté de la mère pour sa fille qui « étudie », même si elle ne « travaille » pas au sens manuel ou professionnel du terme, et n’a pas des mains abîmées (comme la jeune fille du café) mais douces et blanches et en même temps l’incompréhension de cette fille intellectuelle et rebelle… Faire des études universitaires, littéraires en l’occurrence, de professeur devenir surtout écrivain, pour échapper au déterminisme social, au risque de « trahir », ce que conjugue l’écriture seule, selon la belle formule de Jean Genet en exergue de La Place : « Je hasarde cette explication : écrire, c’est le dernier recours quand on a trahi. » Audrey Diwan, toutefois. pointe moins cet aspect qu’Annie Ernaux dans La Place par exemple, où l’écrivain va jusqu’à parler de « honte », de secret désir des parents que « leur fille n’y arrive pas. ». Ici on sent sinon une complicité réelle entre la mère et la fille qui ne se confie jamais, tout au moins un amour viscéral, sensible au moment du départ d’Anne pour la fac et son…avortement clandestin. L’unisson indicible des deux femmes, dans l’étreinte spontanée de la fille bouleversée par son odieuse plénitude de femme, la scène est simple et belle – et l’on applaudit au choix éclairé, lumineux de Sandrine Bonnaire, une émotion intacte à chaque fois que je la retrouve à l’écran, un jeu instinctif, un sourire inquiet, une authenticité brute de mère angoissée et dépassée… Se doute-t-elle de quelque chose ? A-t-elle compris lorsqu’elle fait une lessive et ne voit point, le spectateur non plus, le linge entaché de la faute ? Ellipse peut-être d’une scène très, trop ? rapide, ou distraction du spectateur. Tout est dans le non-dit, les relations mère-fille et, si l’on ose dire, dans le non-vu, dans la fluidité, dans les silences de la mise en scène.
On appréciera aussi, en pointillé, l’évocation des études, bien que la figure du professeur d’université soit un peu lourde et caricaturale dans son incompréhension de la jeune fille, dans son acharnement même contre cette « mauvaise » étudiante qui ne répond pas, n’écoute pas même, n’imagine pas sa souffrance, sauf à la fin peut-être car il lui prêtera les cours qu’elle a ratés, écoutera son vœu de devenir non point enseignante, mais écrivain. Lui qui la félicitait d’avoir repéré les anaphores du texte d’Aragon sur la Résistance, recevra comme un uppercut en plein ventre son cri rageur sur l’ignorance des hommes, leur incompréhension des femmes. Ces jeunes femmes qui ne se comprennent pas forcément très bien entre elles, sauf l’amie empathique qui a eu une liaison et aurait pu tomber enceinte elle aussi, qui se récrient, la plus délurée, celle qui se donne du plaisir devant ses deux camarades étrangement seules ou gênées et qui craint d’aller en prison avec Anne en apprenant la grossesse.
Solitudes féminines aussi dans cet internat de la fac, dans ces couloirs tristes et sans fin où se croisent les jeunes filles au retour de la douche, de ces corps nus qui se toisent et s’épient loin de communier dans leurs ablutions quotidiennes. Manque de solidarité ? Peut-être. Chape de plomb surtout d’une époque, d’une mentalité répressive et moralisatrice dont un triste sire candidat aux présidentielles revomit la haine pétainiste, tel un cloporte venimeux hantant les couloirs de la fac…Retour inquiétant en Pologne ou au Texas de ces anti-avortements acharnés auxquels Audrey Diwan oppose ici un film terriblement réaliste, de pure immersion, sans jugement moral, où le mot qui fâche n’est même jamais prononcé : seuls comptent les actes et la douleur. Comme de l’amour séparé – dirait Annie Ernaux.
Couloirs poisseux et fuite éperdue d’une jeune femme livrée à elle-même, qui me rappelle brusquement ce superbe film du cinéaste roumain Cristian Mungiu, Palme d’or à Cannes, « Quatre mois, trois semaines, deux jours ». Même compte à rebours, désespoir d’une jeune femme, filmée caméra à l’épaule dans sa course frénétique, trouvant le salut d’un impossible avortement dans une terrible mais salvatrice poubelle.
Claude