Mektoub my love- Abdellatif Kechiche (2)

 

Présenté par Marie-Noël VilainDu 17 au 22 mai 2018Soirée débat mardi 22 mai à 20hFilm français (mars 2018, 2h55) de Abdellatif Kechiche avec Shaïn Boumedine, Ophélie Bau, Salim Kechiouche, Lou Luttiau, Alexia Chardard et Hafsia Herzi

Distributeur : Pathé

Présenté par Marie-Noël Vilain

 

« On dirait un Courbet ! Quand je pense qu’on a voulu le censurer stupidement pour cela ! Un cul de bonne femme ! Oh ! Il est magnifique. Je vais le peindre en vert, en bleu, en rouge, en jaune…J’y passerai des jours, des nuits, des mois s’il le faut. Ton cul, c’est mon génie ». Cette extase sans fin, presque douloureuse de Jean-Pierre Marielle caressant les fesses nues de son amie dans Les Galettes de Pont-Aven, assurément, Abdellatif Kechiche la reprendrait à son compte en filmant ce morceau de choix de l’anatomie féminine sur la plage, en boîte de nuit, dans les rues de Sète au fil de son Mektoub my love. Cette rondeur des chairs, cette promesse du corps qui se donne dans son refus même, dans son sillage chaloupé, nous est offerte d’emblée dans une scène d’amour particulièrement osée, à la fois exhibée et mise à distance par le regard timide, la présence diffuse, quasi-étrangère au monde d’Amin : le jeune homme découvre en voyeur, alors qu’il rend visite à son amie d’enfance sur son vélo auréolé de soleil, Ophélie faisant l’amour avec son cousin, Tony, séducteur effréné. Tout est dans ce début, toute l’oscillation de la vie entre attente et abandon, tension émue vers un idéal vaporeux et païennes épousailles avec l’âpre réalité : d’un côté, ce regard et bientôt cette gêne, en présence d’Ophélie lui demandant de garder le secret (de Polichinelle !) sur cette scène d’adultère, d’un garçon tout en intériorité, réceptacle du monde, caméra subjective et œil du réalisateur et pourtant lui-même bientôt au centre de tous les désirs ; de l’autre, l’ivresse des corps nus, une célébration de la jouissance, passion dévorante et lente maturation de l’orgasme, levrette appliquée, et postures enchaînées, cette chevelure ruisselante, ce visage rayonnant, chaviré de plaisir, retourné vers son partenaire, défiant la lumière, ces seins follement, et consciencieusement pétris, ces fesses luisantes comme sculptées sans fin sous la douche encore par une main fureteuse, dérisoirement artiste, jalouse de l’impeccable nature dans ses rondes-bosses…Oui, Courbet et Renoir mais aussi Rodin. Le film tout entier arrimera le quotidien au merveilleux, le dérisoire au sublime : la naissance de deux agneaux, bien plus poétique que documentaire, sur une musique de Mozart ; les filles dans les vagues jouant à désarçonner la cavalière juchée sur les épaules de leur compagnon sur une cantate de Bach, la vie soudain exaltée, magnifiée dans l’ivresse gamine des rires étoilés et des chutes éclaboussées…

Il faut oser filmer ainsi le corps superbe d’Ophélie Bau, nous donner à voir et à vivre l’image en temps réel, tout au long du film, nous faire épouser les désirs, les angoisses ou l’ennui des personnages – plus qu’une adhésion cinéphilique, une adhérence physique, palpable au monde – fût-il celui de dialogues forcément réduits – l’été, les vacances – de scènes de baignade ou de drague. Là où on aurait pu craindre que la lassitude ne poignît à l’horizon, on se sent immergé, comme on l’était sur le mode tragique dans une quête effrénée de couscous, un tragique parcours à vélomoteur dans La Graine et le Mulet : c’est parce qu’on ne se lasse pas du plaisir, et de la beauté quand se laissent aller les corps dépouillés des oripeaux sociaux et de la morale cul-bénite de « La Croix » déplorant bêtement un film « consternant », que ce nouvel opus nous emporte et nous ravit pendant plus de 3 heures. C’est parce qu’on aime la réalité – et les gens – que l’on épouse ce marivaudage estival à la Rohmer, la sensualité en plus, l’intellectualisme symbolique ou dramatique en moins. On retrouve tellement les émois de notre jeunesse, on regrette tant les occasions manquées, on revit si rêveusement la danse un peu vaine des somnambules qu’on veut les suivre jusqu’au bout, dans une sorte d’exténuation du réel : on veut exprimer tout le jus, savourer toute la pulpe du fruit, surtout défendu. Céline timide et mystérieuse va-t-elle se fixer, regarder enfin Amin ? Charlotte si emballée, aux deux sens du terme, par Tony, se remettra-t-elle de son infidélité, de son inconstance, ou plutôt de ce sentimentalisme naïf qui confond amour de vacances et grand amour ? Oui, ces discussions sans fin, nourries par l’expérience et la tendre indulgence d’une mère et d’une tante, on se surprend à les suivre avec gourmandise et même avec une impatience vaguement irritée. Ces jeunes gens peuvent paraître un peu creux, et leurs amours vaines, quoique épicées par les chasses-croisés d’un restaurant à l’autre, la quête d’un Tony préférant courir les filles plutôt que d’aider au restaurant familial, ou la faconde méridionale, la grivoiserie paternelle d’un oncle entreprenant prêt à bercer Céline sur ses genoux…

Il y a quelque chose de pur, de sublime à force, car derrière ou plutôt devant ce soleil du désir, on perçoit comme un brouillard, un halo laiteux d’angoisse, d’idéal contrarié : sous les néons de la fête, et la frénésie de la danse, percent des éclats de voix, les reproches amers de Charlotte à Tony qui la délaisse après l’avoir conquise. Elle ne comprend pas et demande des explications au play-boy qui la fuit de verre en verre, de femme en femme, de cocktail en rire contraint. Charlotte découvre l’amour et l’indicible déchirure du sentiment quand le jeu pour elle devient sérieux et la renvoie au tragique de la solitude. Même Céline, dansât-elle follement, ne peut se départir d’un fond de tristesse, d’un rictus inquiet – un rêve inassouvi ? – quand bien même son visage s’illumine d’un sourire, ou que son corps frémit à se sentir désiré…Amour ou désir ? Bonheur ou plaisir ? Rencontrant sur la plage Amin lui aussi aux prises avec ses démons, traînant son mal de vivre en débauche de photographies – pouvoir fixer Ophélie nue s’il a bien filmé le vélage – Charlotte lui propose au terme d’un timide dialogue de venir déjeuner dans son appartement désœuvré. Une vraie rencontre, douce et prometteuse, entre destin et instinct, peur et désir – loin de la frénésie initiale ou du grand amour, quelque chose qui se construirait, baigné par la lumière rasante du couchant, comme par un « rayon vert », pour connaître enfin « les nuits de la pleine lune ».
Claude

« Mektoub my love canto uno » d’Abdellatif Kechiche

Du 17 au 22 mai 2018
Soirée débat mardi 22 mai à 20h
Film français (mars 2018, 2h55) de Abdellatif Kechiche avec Shaïn Boumedine, Ophélie Bau, Salim Kechiouche, Lou Luttiau, Alexia Chardard et Hafsia Herzi

Distributeur : Pathé

Présenté par Marie-Noël Vilain

 

Synopsis : Amin, apprenti scénariste installé à Paris, retourne un été dans sa ville natale, pour retrouver famille et amis d’enfance. Accompagné de son cousin Tony et de sa meilleure amie Ophélie, Amin passe son temps entre le restaurant de spécialités tunisiennes tenu par ses parents, les bars de quartier, et la plage fréquentée par les filles en vacances. Fasciné par les nombreuses figures féminines qui l’entourent, Amin reste en retrait et contemple ces sirènes de l’été, contrairement à son cousin qui se jette dans l’ivresse des corps. Mais quand vient le temps d’aimer, seul le destin – le mektoub – peut décider.

 

«Entre bien dans mes yeux pour que je me souvienne de toi»
(Charles Baudelaire Réflexions 1861)

Des plans serrés, beaucoup de gros plans, un rythme très particulier, aérien.
Abdellatif Kechiche filme comme personne les visages, les corps, l’atmosphère des lieux, l’air du temps, le temps qui passe, l’attente du lendemain qui chante.

Un long trip sensoriel dédié à la célébration de la vie, un film dont on n’a pas envie de sortir : plein de soleil, de lumière, de beauté. La caméra tourne autour des corps qui s’amusent, dansent, se dorent au soleil, s’éclaboussent, plongent dans la mer, des corps dont on ressent la force, la vitalité, l’énergie.
Kechiche magnifie la féminité, le sourire à la vie gravé sur le visage d’Ophélie (sublime Ophélie Bau) auréolé d’amour, sur le corps d’Ophélie, Vénus callipyge, empreint d’un fol appétit de vivre . Auguste Renoir en aurait fait un nu féminin rond, charnu, sensuel, magnifique.
Amin rêve d’en faire des tableaux argentiques.

Le véritable enjeu du scénario, l’amour impossible à dire, s’impose d’emblée.
Amin, ni prédateur, ni rival, scénariste en devenir, photographe patient, laisse faire le destin. On ne force pas l’amour, il le sait, de cette sagesse intuitive qu’on a à vingt ans.
Abdel Kechiche orchestre la circulation des désirs, dans ce groupe très fermé où tout se répète avec d’infimes variations, les silences, les hésitations, la banalité du quotidien, les dialogues identiques, répétitifs d’où finissent toujours par surgir des vérités, blessures et jalousies.

Mektoub my love, canto uno est une ode à la famille, à la fraternité métissée, à la famille multiculturelle, multiraciale, multireligieuse. On est en 1994 : Kechiche filme aussi la fin d’une époque, la fin d’un melting-pot fragile mais souvent heureux et bienveillant. Clément, le premier, a rompu.
«Dieu est la lumière du monde», «Lumière sur lumière, Dieu donne la lumière à qui il veut» Lumière sans condition ? sous condition ?

Parmi tant de séquences splendides, la mise bas d’une brebis précède une autre, interminable à souhait, en boîte de nuit, où l’exhibition des corps sur la piste de danse flirte librement avec la pornographie.
La bergère est en transe mais les pieds bien ancrés dans le sol, en sandales plates. Sur terre.
Amin veille, témoin, confident, objet de désir de toutes les jeunes filles sauf de celle qu’il aime, étranger aux jeux de séduction auxquels il assiste, observateur moraliste en quête de sublimation.
Il pose son beau regard noir sur les plages, dans les bars, les boîtes de nuit, à la ferme pour capter un agnelage dans une lumière devenue clair-obscur silencieux sur le temps arrete.
Un hymne à la vie, Exultate Jubilate !

Comment on dit je t’aime en arabe ? Ophélie et Charlotte connaissent le même « je t’aime », celui de Tony. L’une reste, l’autre part.

Amin et Charlotte se retrouvent et s’éloignent ensemble sur la plage de Sète dans la lumière du soleil couchant.
Le film se termine sur cette réplique d’Amin (sublime Shain Boumedine), illustration de ce premier volet du triptyque annoncé « Mektoub is Mektoub » :
« j’ai tout mon temps »

Mektoub, my love, canto uno est une merveille

Marie-No

Call me by your name de Luca Guadagnino (3)

 

Prix du jury international au Festival de la Roche sur Yon 2017, Oscar 2018 du meilleur scénario adapté, et Meilleur scénario adapté aux BAFTA 2018
Soirée débat mardi 1er mai à 20h30
Film italien (vo, février 2018, 2h11) de Luca Guadagnino
Avec Armie Hammer, Timothée Chalamet, Michael Stuhlbarg, Amira Casar, Esther Garrel et Victoire Du Bois

Distributeur : Sony Pictures

Présenté par Pauline Desiderio

Le film nous entraîne, sans qu’on le réalise vraiment, dans cet été 1983. Tout à coup, on est en Italie, il y a 35 ans, au cœur d’une maison chaleureuse, avec une famille rêvée dans un décor paradisiaque.
Quelque part en Italie, Élio s’incarne plus vrai que nature sous les traits de Timothée Chalamet. Il vide sa chambre avant d’aller à la fenêtre jeter un coup d’œil à Oliver : «L’usurpateur», brillamment interprété par Armie Hammer. Celui-ci viendra, le temps d’un été, lui voler son lit, son cœur, et laissera une marque indélébile dans sa vie. Il sera le premier, peut-être pas le dernier, mais le seul à avoir autant compté. Mais à ce moment du film, ni lui, ni Oliver, ni nous, ne le savent.

Pourtant, dès ses deux premiers mots d’Élio, la salle de cinéma, nos voisins, la fiction volent en éclat. Timothée Chalamet disparaît. Définitivement. Pour le rencontrer, le voir, il faudra regarder des interviews et se laisser surprendre à réaliser que lui et son personnage ne font pas qu’un, qu’ils sont bien différents, qu’il existe. Parce que pendant deux heures, la seule personne qui vit à nos yeux, qui crève l’écran, qui respire, joue du piano et de la guitare, nous enchante de ses mots en anglais, italien ou français. C’est ce jeune Élio, intelligent, vif et cultivé.
Il faut dire que depuis ses dix-sept ans, Timothée Chalamet a un peu grandi avec le projet de ce film.

L’histoire de ce film, c’est une histoire de coup de foudre, ou plutôt d’une multitude de coups de cœur. Celui d’abord d’André Aciman pour les personnages de son premier roman, le poussant à écrire plus vite qu’il ne l’avait jamais fait, pris dans l’urgence débordante d’un Élio alors âgé qui doit raconter l’été de ses dix-sept ans, et surtout cette aventure qui l’a, à jamais, changé.
C’est par la suite le coup de cœur de milliers de lecteurs , en 2007 aux États-Unis, dans le monde, et en France, sous le nom de Plus Tard ou Jamais, qui saluent le film pour son érotisme brut et son impact émotionnel. Il touche particulièrement deux de ses lecteurs : Peter Spears et Howard Rosenman, qui en achètent les droits, avant même la sortie du roman, ayant la chance d’avoir découvert le livre en avant-première.  Le premier expliquera ce choix :

«Il fait vibrer la corde sensible de ceux qui le lisent parce qu’il évoque non seulement le premier amour, mais également l’empreinte indélébile qu’il laisse et la douleur qui lui est associée. Ce que tout le monde peut comprendre, indépendamment de son âge ou de son orientation sexuelle. »

Le projet va alors mettre huit ans à voir le jour, ils contactent des réalisateurs et des acteurs, sans réussir à stabiliser une équipe claire. Ils se tournent finalement en 2008 vers l’actuel réalisateur : Luca Guadagnino qui leur semble garant de retranscrire une authenticité italienne dans le film. Mais le réalisateur qui travaille alors à son long-métrage : Amore, décline l’offre, acceptant cependant de repérer les lieux de tournage. La réalisation est confiée en 2014 à James Ivory, mais très vite Luca Guadagnino le rejoint à l’écriture.

Le scénario fini, malgré une production internationale (Americano-Intaliano-Franco-Brésilienne), le budget du film doit être revu à la baisse afin d’être divisé par trois. C’est alors que James Ivory est invité à quitter le projet, il sera crédité seul au scénario, alors que Luca Guadagnino en assurera la réalisation. Des changements sont alors opérés.
La Lombardie remplacera la Ligurie côtière du livre. Le réalisateur tourne tout près de chez lui, dans la ville de Créma, ce qui lui permet de rentrer chaque soir à la maison. Le lieu accueillera 5 semaines avant le début du film Timothée Chalamet pour y consolider son jeu du piano et de la guitare (les scènes musicales ne sont pas doublées, et c’est un véritable régal de le voir s’exercer à l’écran) et y apprendre l’italien.
Les scènes de nus explicites sont retirées du scénario, ce qui est pour James Ivory un véritable scandale. Il dénonce une censure puritaine.
La voix off, reprenant l’idée du livre d’un Élio vieux qui raconte à posteriori cette histoire est supprimée. L’émotion est donnée sans le filtre de la description, ce qui fera dire à l’auteur du livre, Aciman « Waouh, ils ont dépassé le livre ».
Le réalisateur ne veut aucun filtre entre la caméra et l’émotion des personnages, et c’est là, la grande réussite du film. Il impose alors à son directeur de la photographie de n’utiliser qu’un objectif à focale fixe, en pellicule de 35 mm. Il explique :

« J’aime les limites. (…) Je ne voulais pas que la technologie interfère avec la trame émotionnelle du film. »

Le résultat est saisissant, certaines scènes sont floues, d’autres ont un cadrage parfois tranchant tant la caméra semble proche de son sujet. Le charnel prend le dessus sur l’image, ajouté à la prise de son et à la performance d’acteurs, le spectateur peut sentir les corps vibrer, les peaux s’appeler, les souffles se retenir. Il rentre dans la peau des personnages tant la photographie rend forte l’empathie. Lorsque Oliver prend par exemple le train, disant « Adieu » à Élio, on voit la mâchoire du jeune homme se déformer tant l’air semble déjà lui manquer, et la douleur nous prend au même endroit.

La performance des acteurs rend alors absolument bouleversant le film, Élio a su s’effacer totalement dans son personnage, en épouser l’intelligence, la bonté, la souffrance. Il a beaucoup influencé le scénario. On doit notamment à l’acteur Franco-Américain la pénétration du français dans le film et l’origine hexagonale d’une partie du Casting ( Amira Casar et Esther Garrel).
L’aspect polyglotte déjà présent dans le livre, se renforce alors d’une langue additionnelle à l’anglais et l’italien. Le grec ancien et l’allemand s’ajoutent à cet univers multiculturel ouvert sur le monde et sur le temps, dans une espèce d’hédonisme voire d’épicurisme éternel, où la jouissance de la nature, du savoir, de la culture et de l’autre semblent la seule chose qui compte. Les références artistiques, littéraires, musicales, philosophiques abreuvent le film sans jamais être gratuite, pompeuse ou élitiste.

À l’image du personnage d’Oliver, venu des États-Unis pour passer l’été dans la maison d’un chercheur Italien, il profite du cadre sublime pour, à la fois, finir la rédaction d’un texte sur Héraclite, jouir de la fraîcheur de l’eau et de la nature, enchaîner les parties de Poker, devenant ainsi magiquement ami avec les vieux du village, et se laissant aller au plaisir charnel féminin ou masculin, quitte à tomber amoureux et se laisser prendre au piège des sentiments sachant qu’il doit partir car sa vie est ailleurs. Armie Hammer s’incarne parfaitement dans cet éternel étudiant, acceptant de redevenir un adolescent pour les quelques semaines de cet été, avant de se marier et devenir définitivement adulte. Cet été-là, il répondra au nom d’Élio, et Élio répondra à son nom.
Quand

Quant à la fin du film, il appellera le jeune homme pour lui annoncer, après des mois sans lui avoir donné de nouvelles, qu’il se marie, son amant répétera ce mantra « Élio, Élio, Élio, Élio », jusqu’à ce qu’Oliver l’appelle à son tour « Oliver » reprenant alors le jeu de leur amour estival, trace de la marque indélébile de leur histoire.

Mais, Call me by your name, c’est aussi un très bel hommage au père, Aciman, l’auteur du roman raconte qu’il a eu des parents géniaux, et qu’il est sûr qu’à pareille situation, son père aurait dit mot pour mot, ce que M. Perlman dit à son fils pour le consoler. Incarner par le fabuleux Michael Stuhlbarg, le personnage fait alors un éloge sublime de la douleur. La douleur n’est alors plus à percevoir comme négative parce qu’elle est la trace de l’expérience incroyable qui a été traversée. Il faut la cajoler, car sinon, on arrache avec elle tout ce qu’il y a pu avoir de bon, comme aime le résumer Timothée Chalamet.
Durant tout le film, accompagné de tous les autres personnages allant dans le même sens que lui, Michael Stuhlbarg incarne la bonté à l’état pur, cette bonté qui n’évitera pas la souffrance, mais qui saura la consoler quand elle arrivera, une bonté qui consiste à profiter pleinement des choses qui arrivent, car la force de ce que chacun ressent doit être chérie et non jugée. Une véritable leçon de vie. Il est le père, comme le dit Luca Guadagnino que tous rêveraient d’avoir.
Mais c’est aussi un hommage que Luca Guadagnino dit livrer à ses pères de Cinéma : Renoir, Rivette, Rohmer et Bertolucci. Il glisse aussi dans la bouche d’Esther Garell les mots de son père : « Amis pour la vie. »

C’est pour finir, le coup de cœur de milliers de spectateurs qui se sont surpris à tomber amoureux, comme quand ils avaient dix-sept ans, revivant toutes les émotions de leur première histoire d’amour ; comme s’ils avaient dix-sept ans sentant leurs poils se dresser comme ceux d’Élio, leur cœur se serrer de le voir souffrir de l’attente, le souffle manquer, et finalement les larmes monter comme celle de ce fabuleux acteur, laissant l’émotion à nouveau le déborder sur la sublime musique de Sufjan Stevens : Visions of Gideon.

Je fais partie de ces spectateurs qui n’ont pas tenté d’intellectualiser « cet univers trop beau », l’âge ou le genre des personnages mais qui se sont laissés envahir par son flux d’émotions brutes, d’une sensibilité et d’une justesse extrême, et par la beauté de ses personnages : ces deux jeunes amoureux prêts à tout pour vivre ces quelques semaines comme une magnifique parenthèse, les parents d’Élio qui choisissent de fermer les yeux et apporter des mots et des gestes réconfortants le moment venu pour ne rien abîmer, et Marzia, qui à l’image de Nathalie dans Les Enfants du Paradis– ce qui fait du personnage interprété par Maria Casares le plus beau protagoniste de Marcel Carné – a confiance, terriblement confiance, parce qu’elle, elle restera pour partager la petite vie de tous les jours, la vie simple et belle qu’Oliver va lui aussi retrouver, avec sa future femme. (Comme semble le dessiner la suite, au prochain épisode).

J’espère que vous vous êtes laissé chavirer par cette sublime histoire d’amour, car comme le disait Prévert : « Les seuls films contre la guerre sont les films d’amour ». Se montrer sensible à une telle histoire serait alors, peut-être, un petit acte de résistance face aux discriminations et à certaines barbaries contemporaines.

 

L’ordre des choses- Andréa Segré (2)

 


Avec la participation d’Amnesty International
Soirée débat mardi 8 mai à 20h30
Film italien (vo, mars 2018, 1h55) de Andrea Segre 
Avec Paolo Pierobon, Giuseppe Battiston et Fabrizio Ferracane

Titre original : L’Ordine delle cose
Distributeur : Sophie Dulac

animé par Jean-Claude Samouiller, membre de la Commission Personnes Déracinées d’Amnesty International France

Synopsis : Rinaldi, policier italien de grande expérience, est envoyé par son gouvernement en Libye afin de négocier le maintien des migrants sur le sol africain. Sur place, il se heurte à la complexité des rapports tribaux libyens et à la puissance des trafiquants exploitant la détresse des réfugiés. 
Au cours de son enquête, il rencontre dans un centre de rétention, Swada, une jeune somalienne qui le supplie de l’aider. Habituellement froid et méthodique, Rinaldi va devoir faire un choix douloureux entre sa conscience et la raison d’Etat : est-il possible de renverser l’ordre des choses ?

Mais qui est Rinaldi ?

Tout d’abord un grand remerciement à Marie Christine Diard et à Jean-Claude Samouiller d’Amnesty-Internationale.   C’est en effet toujours un plaisir de recevoir des invités pour discuter un film.  Et c’est aussi une chance lorsqu’ils produisent  un débat, des informations et des commentaires éclairants pour apprécier un film. C’est le cas Marie Christine Diard pour sa présentation et de Jean-Claude Samouiller qui a animé  le débat autour du film et de son actualité.

Il y a une forte similitude entre la trame historique et sociale de l’Ordre des Choses écrit 3 ans avant le rapport d’Amnesty Internationale  2017 :  « UN OBSCUR RÉSEAU DE COMPLICITÉS VIOLENCES CONTRE LES RÉFUGIÉS ET LES MIGRANTS QUI CHERCHENT À SE RENDRE EN EUROPE » dont voici la citation d’ouverture :

« En Libye, c’est soit la mort, soit la prison, ou l’Italie. Tu ne peux pas faire marche arrière, tu ne peux pas faire demi-tour » 

Et Andréa Segré dans le dossier de presse de l’Ordre des Choses dit à peu près  ceci : La politique confinement/refoulement livre des hommes et des femmes (considérés comme des parasites) aux mains de dictateurs sanguinaires et corrompus que nous payons pour qu’ils emprisonnent ces réfugiés. On chasse plus loin leur mort, nous acceptons qu’ils meurent sans que nous le sachions.

Mais ce film ne vaut pas seulement pour son côté documentaire. Il nous place dans la position de Rinaldi, un  policier de haut vol que le synopsis présente très bien. Et ça marche. Qui est Rinaldi ?  Dans le Dossier de Presse Andréas Segré, nous livre quelques détails sur ce personnage : Avant le tournage, l’acteur a dû longtemps s’entraîner à l’escrime. Rinaldi la pratique, elle exige concentration, précision et connaissance de soi et, ajoute Segré,   j’ai conseillé au comédien de lire « Heichman à Jérusalem de Hannah Arendt ».

Dans ce  livre d’Hannah Arendt nous  dit qu’Heichman a déclaré « Je n’ai pas été mêlé à l’assassinat de Juifs –je n’ai jamais tué un Juif, ni d’ailleurs un non-juif,  je n’ai jamais tué un être humain… plus tard, il déclara « naïf » et ambigu « il se trouve que je n’ai jamais eu à le faire (1)  ».  Les mécanismes de la bonne conscience et de la mauvaise foi ont été exposé mille fois par les psychologues ». Heichman se considérait comme un simple agent (sans libre arbitre) et dans son essai,  Hannah Arendt  parlait de la Banalité du mal, c’est-à-dire, si j’ai bien compris, du renoncement d’un individu à penser. Penser c’est être en dialogue sérieux avec soi-même. (Quelque chose comme examiner et s’examiner à la fois.)

Quel rapport entre le personnage Rinaldi et ce qui précède ?  Bien peu, il n’est certainement pas Heichman,  mais il  a cette propension à renoncer à son libre arbitre, cette « soumission à l’autorité » (2) du parfait serviteur de l’Etat, mais  jetons un coup d’œil sur le personnage :

Rinaldi est comme on dit, « propre sur lui », chic, distingué. Visage fin et fines moustaches, cheveux bien coupés qui donne l’impression d’être complété d’un toupet haut de gamme, costume de bonne façon, à veste courte et pantalon discrètement slim. Il est raffiné, son cadre de vie est « luxe », épuré, très Zen comme on le prétend maintenant. Il se détend devant sa télé avec un simulateur d’escrime, car il est demeuré sportif, et il travaille avec un Mac Book Pro. Ses enfants sont charmants et  comme peuvent l’être les enfants, juste un peu abusifs. Quant à sa femme,  elle est une belle et brillante urgentiste. Visiblement il l’adore. L’un et l’autre cloisonnent leur vie professionnelle et leur vie privée, on ne mélange pas tout. Monsieur a ses rituels, il est méticuleux. Il a une distance élégante et courtoise avec ses amis, mais on le sent fidèle. Avec ses supérieurs, il est précis et persuasif. Et nous le découvrirons, obéissant, fiable.

Et dans l’exercice de son métier : Avec ses interlocuteurs Libyens, chefs de clan mitigés miliciens corrompus et cruels, il est « droit dans ses bottes », ne cille pas, mais sait se salir un peu les mains, il sait aussi respirer les odeurs fétides des prisons et des morgues improvisées sans broncher. Bref, il a du sang froid, parfait. On sent qu’on est en présence d’un grand serviteur. L’élite.

Or,  il arriva que visitant un camp de rétention,  il rencontrât Swada une femme, et qu’il eut l’instant de faiblesse d’accepter de transmettre une clé USB à un oncle d’Italie.

 Pour être un grand flic, Rinaldi n’en est pas moins homme. D’ailleurs on sentait quelques craquements dans sa cuirasse. Andréas Segré nous en indique deux, le départ de Gérard, son homologue français et  la contemplation pensive du portrait de Béatrice Cenci, noble italienne « parricide  exécutée au 16ème siècle. Plusieurs fois violée par son père. Elle symbolise la rebélion. Ses complices eurent la tête écrasée à coup de pierre, quant à Béatrice, elle fut décapitée à l’aide de la Manaya (une ancêtre de la guillotine) ».Mais revenons à Swada, son oncle a payé la rançon, elle est libre quelque part dans Tripoli. Elle communique avec Rinaldi par skype, elle est heureuse. Elle rêve de rejoindre son époux en Finlande…elle sera reprise.

Le passage  du film qui révèle le mieux Rinaldi tient en deux réunions avec le ministre de l’intérieur :

Lors de la première, Rinaldi fait la proposition d’agrandir un camp de rétention tenu  par un groupe de miliciens, sadiques et corrompus, avec pour argument, « ils existent, ils trafiquent faute de fonds ». La seconde, donner aux garde-côtes libyens des moyens techniques et de formation pour arraisonner les bateaux des passeurs. Le dispositif proposé par Rinaldi comporte donc 2 axes : Arraisonner et Retenir. Le clan de garde-côtes  et celui des camps de rétention sont ennemis. L’un et l’autre sont corrompus. Le premier torture et rançonne, le second s’arrange avec certains passeurs.

Entre-temps, Rinaldi peut constater que Swada a été  reprise. Il échafaude des actions pour la libérer. Le Chef  milicien s’aperçoit de l’intérêt de Rinaldi pour elle.  Depuis une première visite dans le centre de rétention, l’un et l’autre se connaissent et s’estiment peu (c’est une litote). Ce Chef milicien fait comprendre à Rinaldi que si elle l’intéresse, il lui faudra payer. Rinaldi lui dit simplement : « faites attention ». Entre ces deux hommes, il n’y a pas seulement de la tension. Rinaldi n’est pas habitué à être traité avec arrogance.

La seconde réunionavec le Ministre. Rinaldi comprend que l’Etat n’est  pas disposé à payer davantage pour les camps de rétention,  mais qu’il veut des  garde-côtes opérationnels. Et faute d’obtenir les moyens d’investissement dans les camps de rétention, il dit à Rinaldi :   » trouvez-moi un scoop ».

Rinaldi a 3 missions : Obtenir des résultats des garde-côtes, gérer le camp de rétention, trouver un scoop.

Rinaldi a un dilemme, s’il fait libérer Swada, il tombe sous les fourches caudines du chef de camp de rétention.  Que faire ?

Il choisit de sacrifier Swada, et de faire un dossier contre le Chef du camp de rétention.  Il lui faut au passage sacrifier un indicateur exposé. Qu’importe !….Ce sera le scoop. Une pierre deux coups. Avec un scoop comme ça, véritable écran de fumée, le ministre peut gagner du temps : « ce n’est pas seulement une question de moyens, mais d’abord de  bon usage des moyens »  pourra-t-il dire.

Rinaldi, n’obtient pas la libération de Swada, il oubliera.  En revanche, il s’est débarrassé d’une personne qui ne valait pas grand-chose qui lui tenait tête et qu’il n’aimait pas. Ce faisant,  il a donné à son ministre le scoop qu’il attendait et obtenu un meilleur fonctionnement des brigades côtières. Très fort  ce Rinaldi, et les petits arrangements avec  sa conscience soumise se nomment Intérêt supérieur de l’État.

 

  1. Hannah Arendt Eichmann à Jérusalem Folio1997, page 43
  2. Soumission à l’autorité est le titre d’un ouvrage de Stanley Milgram

 

L’Ordre des choses – Andréa Segre (1)

animé par Jean-Claude Samouiller, membre de la Commission Personnes Déracinées d’Amnesty International France
Du 3 au 8 mai 2018
Soirée débat mardi 8 mai à 20h30
Film italien (vo, mars 2018, 1h55) de Andrea Segre 
Avec Paolo Pierobon, Giuseppe Battiston et Fabrizio Ferracane

Titre original : L’Ordine delle cose
Distributeur : Sophie Dulac

Synopsis : Rinaldi, policier italien de grande expérience, est envoyé par son gouvernement en Libye afin de négocier le maintien des migrants sur le sol africain. Sur place, il se heurte à la complexité des rapports tribaux libyens et à la puissance des trafiquants exploitant la détresse des réfugiés. 
Au cours de son enquête, il rencontre dans un centre de rétention, Swada, une jeune somalienne qui le supplie de l’aider. Habituellement froid et méthodique, Rinaldi va devoir faire un choix douloureux entre sa conscience et la raison d’Etat : est-il possible de renverser l’ordre des choses ?

 

La fin d’un film ou d’une oeuvre littéraire vaut souvent par trois aspects : comme dénouement d’une histoire, aboutissement logique ou surprenant d’une dynamique narrative ; accomplissement plus ou moins dramatique du héros – à moins qu’il ne s’agisse se sa faillite attendue, ou, à tout le moins, expression de sa psychologie ; explication d’une thématique philosophique, justification ultime d’une atmosphère dans laquelle aura baigné le spectateur ou le lecteur et qui traduit au fond l’ethos de l’écrivain, son intention consciente ou inavouée. Dans tous les cas, quelque sens que l’on en privilégie, le dénouement nous séduira d’autant plus qu’il apparaîtra à la fois comme totalement imprévisible à la conscience plongée dans l’illusion romanesque, la fameuse « suspension volontaire de l’incrédulité » chère à Coleridge, et profondément cohérent, à y bien réfléchir, à revoir, à réinterpréter des indices qui anticipaient, annonçaient ce qu’on ne voulait ou savait pas voir. A ce jeu d’anticipations et de relectures, de prolepses et d’analepses, on reconnaît – me semble-t-il – une grande oeuvre : en tout cas, cette logique déceptive, cette évidence différée et pourtant inexorable pourrait être un critère déterminant de qualité et surtout de dialogue d’un film avec ses spectateurs.

A cet égard, le 3ème opus d’Andrea Segre, « L’Ordre des choses », est assurément un grand film. Je dois être resté naïf, voire fleur bleue car je croyais vraiment que le héros, ce super-policier italien travaillant pour son pays et l’Europe, à contenir, voire à maintenir les migrants y arrivant en Lybie, irait jusqu’au bout de sa compassion active pour la jeune Swada, réfugiée somalienne dont le frère est mort, enfermée dans un centre de détention (bien plus que de rétention), qu’après avoir écouté les supplications de la jeune femme, volées aux surveillants (au destin ?) lors de ses deux visites, être de son propre chef entré en relation avec elle sur Facebook et par Skype, il l’aiderait à partir, à retrouver son mari en Finlande. Prenait-il donc tant de risques, même si l’on pouvait le faire chanter, d’autant qu’il était allé assez loin avec le chef plus ou moins mafieux de ce centre, qu’il avait menacé le responsable des gardes-côtes de dénoncer ses compromissions, fait preuve d’une apparente fermeté lors d’un repas d’accueil en Tunisie face à un chef de clan, un seigneur de la guerre dans ce pays totalement livré à lui-même depuis la chute de Khadafi et qui, n’acceptant pas le diktat d’un fonctionnaire européen, avait quitté la table ? On se surprenait à espérer que le professionnalisme certes assez froid mais justement efficace de ce flic un peu hors norme, ou en tout cas spécialisé, pourrait bousculer « l’ordre des choses », un ordonnancement strictement humain et pour cela même modifiable (ou modulable) – et non un destin irrémissible derrière lequel s’abritent certes les lâches et les indifférents mais que le volontarisme politique, l’activisme militant et la prise de conscience citoyenne devraient pouvoir retarder ou infléchir, au moins pour quelques individus, pour un homme, une femme…

Le cinéma, n’est-ce pas, c’est d’abord une histoire qui nous embarque, ou par quoi on se laisse ravir, aux deux sens du terme, dans une illusion romanesque et parfois même, comme ici, éthique et humaniste ? Car enfin, même si l’on n’aime pas trop, en cinéphile averti qu’on se pique d’être, les happy end forcément artificiels, on s’identifiera d’autant mieux au personnage que le film fictionnalisera son parcours, mettra en scène sa souffrance, parlera à notre puissance d’empathie. Et puis, entre nous, ça ne mangeait pas de pain de sauver cette jeune Somalienne, ça semblait s’inscrire dans le droit fil des émotions et des actes de plus en plus généreux de ce policier écœuré par la corruption et la violence ambiantes, demandant à voir le (frère ?) mort enfermé dans une cellule, dont le corps porte visiblement des traces de coups. Et puis l’allure à la fois un peu passe-muraille et assez martiale de ce fonctionnaire trop zélé arpentant les couloirs du centre de détention-panopticon, que surplombent ces cages de fer où des hommes fuyant la misère, la torture et la guerre, sont triés, entassés, battus à coups de matraque…N’avait-il pas enfin un côté justicier solitaire ? Convoqué par ses supérieurs, son ministre de tutelle obsédé par les seuls chiffres des réfugiés retenus sur les côtes libyennes et ce sous-fifre, ce petit chef renchérissant sur la vérité officielle à vendre aux médias, ne sentait-il pas sourdre en lui, et nous aussi, une colère froide, figée en rictus ironiques, en formules cyniques et lapidaires ? Car enfin quelle absurdité que d’aider les Lybiens, au nom de l’Europe, à « confiner », voire à repousser les réfugiés, au mépris du principe de non-refoulement et de ces droits de l’homme dont l’expression revenait souvent sur ses lèvres, de façon certes un peu convenue, mais non moins sincère sans doute ! Financer mafieux, gardes-côtes, chefs de guerre et gouvernement fantômes pour que les réfugiés ne viennent surtout pas en Europe, même si l’on peut comprendre que l’Italie ne pouvait pas « assumer », selon une formule bien commodément politique, « toute la misère du monde » !! Avait-on oublié les accords passés par l’Europe avec le Turc Erdogan, les réfugiés vendus à un dictateur ?

Oui, le policier Rinaldi allait enfin faire quelque chose pour cette femme, pour la beauté du geste et le plaisir de la trop-bien nommée fiction, d’autant qu’il avait été interloqué (mais étrangement pas si affecté que cela) par la démission de son collègue (joué par Olivier Rabourdin), démission sans doute incongrue (car on ne peut plus agir de l’intérieur sur le système qui ne nous pervertit pas bien sûr…), de ce collègue fatigué de cette situation absurde, de ce travail ubuesque, de cette « banalité du mal », pour parodier Hannah Arendt dans son Eichmann à Jérusalem, référence morale et politique pour notre cinéaste Andrea Segre.

Bien sûr, on était un peu gêné, en même temps qu’amusé par la maniaquerie du personnage, obsédé par la tenue de son gazon, mieux par la rectitude de la tonte, par cet escrimeur en chambre, s’exerçant sans cesse sur sa console, et même dans sa suite d’hôtel, un guerrier déjà mûr pour se révéler un jour, confessant à sa fille dans l’habitacle douillet et tragique d’une voiture qu’il se sentait un peu responsable de la mort d’un réfugié. On s’était senti agacé par son côté obsessionnel qui le poussait à remettre en place, et bien d’équerre contre sa grille, la poubelle du voisin mais on s’était dit, avec une intuition fulgurante, qu’il fallait sans doute y voir un signe, la marque d’un intérêt pour les autres, se manifestât-il de façon assez ridicule. Un homme préoccupé par la poubelle du voisin ne peut pas être un mauvais homme ; et les petits ruisseaux font les grandes rivières. Et puis la rectitude géométrique n’est-elle pas une métaphore de la droiture morale ? Une autre image pourtant nous revenait en tête, celle du père de Neil, l’adolescent épris de théâtre, ce père interdisant à son garçon dans Le Cercle des poètes disparus de Peter Weir de pratiquer une activité aussi futile, de frayer avec un professeur aussi subversif : on se souvenait soudain que, la nuit même du suicide de son fils pourtant adoré, il avait comme chaque soir soigneusement disposé ses pantoufles, bien parallèles, le long du lit. Oui, mais c’était un autre film – et un homme aussi complice de ses enfants, de son fils lui aussi escrimeur, si amoureux de sa femme, contemplant en esthète avec elle dans un musée le portrait pour nous prémonitoire (on le comprend après coup) d’une jeune fille guillotinée pour avoir tué son père incestueux et violeur ne pouvait que faire le bon choix, celui de la conscience, qui aurait juste un peu brouillé le bonheur d’une famille bourgeoise, terni épisodiquement les purs reflets d’une enfilade de baies vitrées.

On n’y croit pas ! Certes, il avait promis à son correspondant libyen une réponse pour Swada. Et, comme il est un fonctionnaire zélé, il tient ses promesses, en tout cas les promesses formalistes, celles qui n’engagent pas, ou juste la conscience professionnelle. Il appelle – on n’y croit pas – pour dire de laisser Swada à ses geôliers, de ne pas poursuivre, de ne pas acheter le chef du centre pourtant si vénal, bef, de renoncer au bonheur finlandais de la jeune femme.

On n’arrive pas à croire à cette faillite d’une conscience, dans ce débat épique, digne d’Antigone, entre raison d’Etat et loi du cœur, abâtardi en oscillation entre conscience professionnelle et bonne conscience compassionnelle. Et si c’était finalement l’attitude même de l’Europe face aux réfugiés, de la France si avare de son aide contrairement à l’Allemagne d’Angela Merkel lors de l’afflux syrien des années 2015-2016 ?

Au fond, on ne change pas : on ne fait que se modifier temporairement.

Et toute fin, si rageante qu’elle paraisse, est, dramatiquement, psychologiquement, philosophiquement,…terriblement prévisible.

Un grand film

Claude

Ouaga Girls de Theresa Traore Dahlberg

DOCUMENTAIRE DU MOIS


Du 26 avril au 1er mai 2018
Soirée débat lundi 30 à 20h30Film burkinabé (mars 2018, 1h22) de Theresa Traore DahlbergDistributeur : Juste DistributionPrésenté par Claude Sabatier Synopsis : Bien décidées à devenir mécaniciennes, Bintou, Chantale et Dina apprennent le métier à Ouagadougou. Au programme ? Étincelles sous le capot, mains dans le cambouis et surtout, bouleversements joyeux des préjugés : aucun métier ne devrait être interdit aux femmes !

« Ouaga Girls », 1er long métrage sorti le 7 mars dernier, veille de la Journée de la Femme, de la cinéaste suédoise Theresa Traore Dahlberg, de père burkinabé, met en scène l’expérience humaine et formatrice de jeunes filles à Ouagadougou, en troisième et dernière année de mécanique et carrosserie-tôlerie au Centre Féminin d’Initiation et d’Apprentissage aux Métiers. L’évocation de cette école pour jeunes femmes, créée en 1994, à l’initiative de l’association Attous-Yennenga, soutenue par l’ONG Terre des hommes suisse et Terre des hommes Allemagne, s’inscrit dans un double contexte politique, apparaissant en filigrane : celui, symbolique, sous lequel ses premières images placent le film, de l’émancipation féminine voulue par Thomas Sankara, dans sa révolution nationale communiste (1983-1987), avec des mesures comme la mise en place d’une journée du marché obligatoire pour les hommes (les poussant au partage des tâches ménagères) ou d’un salaire vital reversé par le mari à son épouse ; celui, diégétique, du contexte même de cette tranche de vie et du tournage du documentaire, la phase de transition du gouvernement provisoire et d’élections présidentielles après la chute de Blaise Compaoré accusé d’autocratie, de corruption et d’errements constitutionnels pour accéder à un 5ème mandat…Cet arrière-plan scande discrètement l’itinéraire intime et pré-professionnel des jeunes femmes : échos d’un journal télévisé, affiches électorales, discours du professeur d’histoire sur l’héritage des années Sankara.

La cinéaste fait le choix délicat et modeste d’accompagner la formation de Chantal, Bintou ou Mouniratou sans volonté didactique ni démonstrative, au risque de minorer, voire de minimiser la dimension documentaire proprement dite de son oeuvre : elle ne cherche pas à nous montrer en détail ou systématiquement les techniques de ponçage ou de peinture, à décrire l’acquisition de compétences, ou à souligner les progrès accomplis par ces futures carrossières ou garagistes sous la houlette de leurs professeurs ; elle préfère suggérer la beauté d’un geste, lors des épreuves pratiques finales, la crainte d’éclats de soudure chez une camarade sans lunettes de protection, le bourdonnement fébrile d’un habitacle de voiture, le mal de ventre d’une apprentie grondée par son enseignant qui ne voit là que paresse – sans oublier les rires qui fusent et les rêves d’amour au fond d’une fosse de réparation quand le maître de stage a le dos tourné.

La fosse de réparation comme métaphore de la communauté et symbole de l’âme ? Toujours est-il que cet espace clos et protecteur libère la parole et ouvre au spectateur un parcours socialement peu explicité (faut-il s’en plaindre ?) sur une intimité émouvante, saisie en rires étouffés, en gamineries adolescentes, en confidences balbutiées. Le paradoxe – le meilleur – de ce film réside sans doute dans ces virtualités, dans cette intensité fictionnelles par quoi il échappe justement au documentaire misérabiliste, par refus des stéréotypes sur la « misère » ou le « sous-développement » africains, et suggère l’angoisse existentielle, l’accession à l’âge adulte, la joie et la douleur de vivre. « Les phases de transition sont si fragiles dans la vie de chaque individu – explique la réalisatrice – qu’avec ce film, j’ai voulu saisir l’instant crucial où les choix déterminants s’opèrent. » S’effaçant au service de son sujet, contournant le plus souvent le passage obligé de l’entretien documentaire, Theresa Traoré Dahlberg privilégie la mise en scène d’instants intenses, tantôt volés, tantôt alanguis, qui dramatisent les échanges et fictionnalisent les situations, pour entrouvrir la porte d’un avenir rêvé ou l’abîme d’une existence déjà fragilisée : d’un côté, les interventions naïves et déterminées, lors d’un cours (de morale ou d’éducation sexuelle ?) des jeunes femmes sur les précautions à prendre en amour, les fantasmes d’une star en herbe chantant faux mais avec tant de foi et de fougue, le caractère bien affirmé de la femme désireuse de travailler et comptant bien imposer son intention à son futur mari, fût-ce au prix d’un divorce ; de l’autre, les pleurs, lors d’un entretien avec la psychologue scolaire, d’une élève semble-t-il abandonnée par sa mère, partie au Togo, les paroles confuses, le diction heurtée, le regard hébété d’une autre étudiante dont on semble comprendre que son père aurait pris un autre femme, ou qu’elle aurait vu ou subi des violences…

Film d’apprentissage, « Ouiga Girls » semble hésiter entre la fiction, des tranches de vie entraperçues, auxquelles on adhère instinctivement dans l’émotion d’un aveu, l’étincelle d’un regard badin ou brouillé – et le documentaire, qui dit peu sur l’origine sociale de ces jeunes filles, le recrutement, le fonctionnement, le financement de ce centre de formation, et n’évoque qu’allusivement l’analphabétisme (78 % de la population du Burkina Faso), l’insuffisante scolarisation (47 %) ou la précarité de la condition féminine avec les mariages précoces et forcés (un triste record mondial pour ce pays), les mutilations génitales encore pratiquées bien qu’interdites depuis 1996…A moins que tout, justement, ne soit résumé dans les lourds silences du dernier entretien ou la parole encore aphasique d’une conscience enfin un peu libérée.

Et si justement le charme et la force de ce film cosmopolite, par sa production et son équipe technique, qui donne de la jeunesse, toute d’émois et d’énergie, une image universelle, tenait à cette hésitation entre l’explication documentaire et l’expérience fictive ? Comme si la vie de ces « guerrières », qu’on s’est surpris à trouver un peu trop bavardes, un peu paresseuses et midinettes, en qui on n’avait pas tout à fait confiance, était incompréhensible et délicieusement, terriblement indicible…Comme une comédie musicale, étourdissante et quotidienne – bleu de travail et escarpins !

Claude

« Call me by your name » de Luca Guadagnino (2)

Call Me By Your Name : AffichePrix du jury international au Festival de la Roche sur Yon 2017, Oscar 2018 du meilleur scénario adapté, et Meilleur scénario adapté aux BAFTA 2018

Du 26 avril au 1er mai 2018Soirée débat mardi 1er mai à 20h30

Film italien (vo, février 2018, 2h11) de Luca Guadagnino
Avec Armie Hammer, Timothée Chalamet, Michael Stuhlbarg, Amira Casar, Esther Garrel et Victoire Du Bois

Distributeur : Sony Pictures

Présenté par Pauline Desiderio

Synopsis : Été 1983. Elio Perlman, 17 ans, passe ses vacances dans la villa du XVIIe siècle que possède sa famille en Italie, à jouer de la musique classique, à lire et à flirter avec son amie Marzia. Son père, éminent professeur spécialiste de la culture gréco-romaine, et sa mère, traductrice, lui ont donné une excellente éducation, et il est proche de ses parents. Sa sophistication et ses talents intellectuels font d’Elio un jeune homme mûr pour son âge, mais il conserve aussi une certaine innocence, en particulier pour ce qui touche à l’amour. Un jour, Oliver, un séduisant Américain qui prépare son doctorat, vient travailler auprès du père d’Elio. Elio et Oliver vont bientôt découvrir l’éveil du désir, au cours d’un été ensoleillé dans la campagne italienne qui changera leur vie à jamais.

Très beau film !
Qu’est-ce que j’aurais voulu être bouleversée …

Déjà j’adore le titre ! C’est d’un romantisme fou de s’appeler du nom de l’autre ! J’aurais adoré ! Oui mais bon …  ça marche très bien avec Oliver et Elio, ça marcherait aussi très bien avec Olivia et Elia mais pas trop avec Oliver et Elia, ou Elio et Olivia, Bernard et Jacqueline … Mais ça marcherait avec Léo * et Léa * et avec Léo et Léo .
Ce film dont l’histoire se situe en 1983 m’aurait peut-être bouleversée si j’avais été jeune maintenant.
Or, là, je ne suis pas entrée dans la famille, je suis restée avec Marzia et Chiara donc à l’écart de cet amour sublimissime entre Oliver et Elio. « sublimes, forcément sublimes ! ». Je suis restée en dehors aussi, avec les filles, des discussions pointues. Sciences, Littérature, Philosophie, Archéologie, Poésie restent en milieu fermé, entre soi,  et les (pauvres) filles ne semblent vraiment pas avoir le niveau pour franchir le seuil. Elio offre un livre de poésies à Marzia qui ne trouve à dire que « j’ai trouvé ça beau ». Un peu short, Marzia, non ? Rien à voir avec, par exemple, l’échange entre Oliver allongé au bord du bassin et Elio. Là, comme c’est intéressant ! … mais, moi, il faudrait que je me le ré-entende plusieurs fois avant d’en saisir le sens. Et encore. Pauvre de moi.
Déjà il avait fait fort Oliver « later » avec l’abricot ! (famille des Prunus comme la pêche) « ʾAl-barqwq »passé de l’arabe au français via le latin, le grec ancien, l’espagnol …  le mot  « ʾAl-barqwq » désigne bien l’abricot mais en arabe littéraire abricot se dit « mech mech ». Je ne suis pas sûre qu’Oliver ait parlé de « mech mech » … 

C’est un milieu de rêve, Elio peut discuter avec ses parents d’un ouvrage, d’une musique, en plusieurs langues. Oliver est arrivé et c’est un ange ! « tout le monde aime Oliver ! » La campagne italienne, la villa en été, il fait chaud, le soleil fait se dénuder les corps et on se rafraîchit délicieusement ici ou on va, à bicyclette, là-bas se plonger dans une eau si froide que les corps ardents semblent parvenir toutefois à réchauffer. Le soir on danse groupés au clair de lune. Et Chiara croit qu’ Oliver danse avec elle. Oliver laisse Chiara croire qu’il danse avec elle. Tous sous le charme.
La caméra détaille avec délicatesse les regards, les gestes, l’apprivoisement d’Oliver par Elio et inversement, l’approche, l’hésitation. Oui, bon.
Avec Sonny & Cher, Mr Perlmann et son épouse rient tant, à gorge déployée pour elle, mais de quoi ? Blagues et mots d’esprits restent inouis. Ouis d’eux seuls. Ca fait penser aux  films où on rame pour trouver de l’intérêt aux dialogues et d’un coup on voit les protagonistes se dirent des mots doux, plaisanter, rire, se disputer sans le son, sur fond musical  !
Avec Sonny and Cher, Mr Perlmann et  Annella (merveilleuse Amira César) son epouse, ont, tout simplement, un peu trop bu. Epicuriens, ils le sont bien entendu aussi.
La scène de la pêche, voilà une scène cocasse et vivement la saison des pêches pour en proposer aux amis Cramés que ça fera sourire et aux autres, capables de refuser, malheureux pêcheurs ignorants !
En fait je me dis que « Call me » ne fonctionnerait pas en version hétéro, l’histoire n’aurait aucun intérêt. Oui, je sais, c’est un peu le cas de tous les films : si on change les personnages, on change tout et il n’y a plus de film. Mais quand même !
Je n’ai décidément pas aimé l’image des femmes dans ce film.
La mère bicéphale d’Elio, Annella, pour l’esprit, Mafalda pour le corps.
Marzia et Chiara, des potiches à vélo dont l’unique préoccupation semble être de coucher avec Elio et Oliver, sans entrer dans la villa, ou alors dans un grenier poussiéreux,  pas leur place autour du piano, à table.   Sauf quand les deux tourtereaux partent en vacances, alors, la mère les invitent à dîner. Pour parler des chéris, sans doute.

Bref, j’ai reçu aussi un petit message de  « Faute de grives, on mange des merles » donc …
le film ne m’a pas plu.

J’ai gardé cette distance qu’a la dame qui donne avec plaisir à Oliver et Elio de l’eau fraîche qui désaltère et retourne écosser ses petits pois, au soleil, assise devant la porte de sa maison. Où ils ne sont pas entrés non plus.

Marie-No

* prénoms pris au hasard parmi ceux les plus donnés ces dernières années.