Barbara

 Film français (septembre 2017, 1h37) de Mathieu Amalric avec Jeanne Balibar, Mathieu Amalric, Vincent Peirani et Aurore Clément 
Distributeur : Les Films du Losange

Présenté par Marie-Noëlle Vilain

Synopsis : Une actrice va jouer Barbara, le tournage va commencer bientôt. Elle travaille son personnage, la voix, les chansons, les partitions, les gestes, le tricot, les scènes à apprendre, ça va, ça avance, ça grandit, ça l’envahit même. Le réalisateur aussi travaille, par ses rencontres, par les archives, la musique, il se laisse submerger, envahir comme elle, par elle.

C‘est Barbara, celle qu’on aime, que Mathieu Amalric nous raconte dans ce très beau film.
Ce n’est pas tant la biographie de Barbara qui intéresse Amalric que l’esprit de la chanteuse, ses vertiges, ses sensations, ses émotions et les émotions qu’elle diffuse à ceux qui l’écoutent. Il s’est servi principalement de deux documents : le livre de Jacques Tournier Barbara ou les parenthèses (1968) et le documentaire de Gérard Vergez sur la tournée de 1972. On y voit Barbara en voiture, en train de tricoter, de divaguer ou de roucouler. Amalric refait jouer cette scène à l’identique par Jeanne Balibar et il mixe le tout si bien qu’on ne sait plus très bien laquelle est vraie, laquelle est fiction. Les images se superposent. On hésite parfois pour distinguer Barbara de Balibar. Notre regard est dédoublé : sur Barbara et sur Brigitte qui cherche à appréhender Barbara, à la comprendre.
Ce que filme Amalric c’est le point de rencontre de ces deux femmes. Par imprégnation.
On capte en sourdine, délicatement, son enfance de petite fille juive, la guerre, le père incestueux, la mère envahissante, comme on les capte en sourdine aussi dans ses chansons. Amalric y fait allusion sans jamais forcer le trait.
Il réussit très bien à nous montrer la Barbara fantasque, accro aux médocs, croqueuse d’hommes, capricieuse, tendre, autoritaire, drôle, dyslexique, fuyant la routine, généreuse …
Il réussit à rendre les soupirs, les silences, le murmure, tout ce dont le chant de Barbara est aussi constitué, les respirations, les profondes expirations proches de l’asphyxie suivies de grandes bouffées d’air jubilatoires.
Il joue lui même le metteur en scène, transis d’admiration, pétrifié par son sujet, qui se lève entre dans le champ de sa caméra. On perçoit sa fascination pour Barbara. Et pour Jeanne Balibar
Barbara exerce sur lui comme un sortilège qui nous enveloppe aussi.
Mathieu Amalric nous donne un film magnifique qui enchante tous ceux qui, comme moi, ont grandi, mûri, vieilli avec les chansons de Barbara.
Sans forcément l’écouter régulièrement, l’oubliant même un peu, parfois. Et soudain elle réapparaît ici ou là, de près ou de loin et alors on reprend le fil de ses chansons, on les ré-écoute certaines plus que d’autres, certaines même en boucle comme pour rattraper le temps où on en a été privé, on les murmure, l’émotion est intacte, quasi viscérale.

Voilà, c’est, aussi, ça le plus fort : le film de Mathieu Amalric, à l’unisson, nous renvoie toutes nos émotions. Intactes.

Marie-Noël

DJAM de Tony Gatlif (2)

 

TONY GATLIF, cinéaste en statue de la liberté des peuples.

 

Il sait de quoi il parle, lui qui à l’âge de douze ans a quitté son pays natal, l’Algérie pour une terre inconnue, la France et ses grandes villes. Il dit se souvenir des milliers de  » pieds noirs » débarquant à Marseille avec juste une valise, seul héritage de plusieurs générations d’instituteurs, de petits employés, petits fonctionnaires, pour qui l’Algérie était leur patrie.
Il a 14 ans et cette vision ne le quittera plus. Cette jeunesse chaotique, dans les rues et maisons de redressement, enracine dans son âme l’idée que l’identité d’un être et d’un peuple est supérieure à tout, qu’il faut rester soi-même. Gatlif explique que les gens dans leur exil n’emmène avec eux qu’une petite valise mais qu’il porte en eux leur culture qu’ils vont garder ( ici chant, musique et danse avec le rébétiko )
C’est pourquoi après de multiples films sur l’exil, l’enfermement, en 2017, il parle légitimement de la Grèce, matrice des valeurs européennes mais bafouée et martyrisée par les banques mondiales et européennes.
Ce n’est pas un hasard si l’héroïne, du film Djam, est une rebelle, elle refuse l’ordre établi, elle met en valeur la pauvreté plutôt que la richesse. Si elle s’habille plutôt en homme ( même si elle n’oublie pas le sexe !!) si elle est brusque, décidée mais surtout fidèle à ce qu’elle est, c’est le résultat de son histoire. Une orpheline (sa mère est morte, en exil à Paris, mais on ne parle jamais du père ) qui a reporté son affection sur ses racines, son beau-père  » l’oncle Kakourgos Simon Abkarian et l’île de Lesbos avec son port Mytilène. C’est un être en révolte, contre l’injustice,congtre son grand-père collabo de la dictature des colonels, contre les huissiers des banques qui volent le bien du peuple.
Comment montrer le martyre du peuple grec, l’exil de ses forces vives ? L’idée du road- movie et du voyage à Istanbul pour chercher la bielle magique, permet au scénario de répondre à la question.
Avec la rencontre d’Avril (Maryne Cayon) jeune ado paumée, issue de la banlieue qui cherche son destin vers d’improbables horizons
et rêve d’un islam libérateur, proie facile pour les recruteurs islamiques. La rencontre avec Djam, solide, fantasque, lui permet de se trouver et d’éclairer sa conscience.
Surtout T. Gatlif ne donne pas de leçon avec les mots ce n’est pas un moralisateur (comme dans les médias  » Fais pas ci, fais pas ça » ) il donne juste à voir, des images, de longs plans fixes, beaucoup de gros plans sur les visages, sans commentaire ; juste voir; la gare vide et fermée, les hôtels vides, les bateaux en rade, les chiens errants, et on voit la crise économique.

Très belle idée aussi, que celle du personnage grec, Pano, qui a tout perdu à cause des banques mais qui veut mourir debout, dans la tombe qu’il se creuse, qui pleure sur son futur exil en Norvège lorsque la chanson évoque l’attachement à son village mais qui comme tant d’autres ne pourra pas partir. Il n’y a plus d’avenir, il n’y a plus d’espoir.
Idem pour les réfugiés dans l’île de Lesbos, qui pendant des années sont arrivés par milliers de Syrie via la Turquie, quelques plans sur les gilets de sauvetage suffisent à la prise de conscience d’Avril.
Gatlif respecte une certaine éthique, il a refusé de filmer les chaussures d’enfants trouvées sur les plages, il dit que  » ça aurait été tire larmes et qu’on ne fait pas de cinéma avec une catastrophe humanitaire « .
Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur ce film poignant, sur le rébétiko, musique de l’exil et comment la musique, le chant et la danse (superbe scène de danse avec Kakourgos/Abkarian) accompagne la vie de ces grecs.
Pour terminer laissons parler l’auteur : » Quand je tournais, les Grecs et bien sûr Daphné Patakia (Djam) me parlaient de l’histoire de leur famille. Ils me disaient combien c’était important de garder la tête haute dans des moments aussi terribles : perdre sa maison, sa terre, son port. C’est ça le film; il répète que l’important, c’est d’être ensemble, que c’est tout ce qui nous reste. Être ensemble pour ne pas se retourner en masse contre un chef, mais pour parler, raconter.
Quand on fait un film, une musique, on attend que les gens viennent le voir ou l’écouter ».

Françoise

 

« Djam » de Tony Gatlif

Film français (août 2017, 1h37) de Tony Gatlif avec Daphne Patakia, Simon Abkarian et Maryne Cayon

Du 12 au 17 octobre 2017
Soirée débat mardi 17 à 20h30
Présenté ar Françoise Fouillé

 

Synopsis : Djam, une jeune femme grecque, est envoyée à Istanbul par son oncle Kakourgos, un ancien marin passionné de Rébétiko, pour trouver la pièce rare qui réparera leur bateau. Elle y rencontre Avril, une française de dix-neuf ans, seule et sans argent, venue en Turquie pour être bénévole auprès des réfugiés. Djam, généreuse, insolente, imprévisible et libre la prend alors sous son aile sur le chemin vers Mytilène. Un voyage fait de rencontres, de musique, de partage et d’espoir.

 

Djam/Daphné Patakia chante et danse comme personne, elle éblouit et charme jusqu’à l’envoûtement, sourit et rit. Dans ses yeux se lit, pourtant, toujours, la gravité de la vie. Djam réagit à tout, intervient toujours. Elle avance, consciente de la précarité des situations, consciente de la fragilité des êtres. Elle sait déjà que la vie ne tient qu’à un fil. C’est à la gravité dans leur regard qu’on reconnaît les exilés. Quel que soit leur âge, leurs yeux ne rient plus complètement.
C’est un trait commun à tous les personnages de ce très beau film. Dans la tourmente, des larmes plein les yeux, rester debout, ne pas baisser la tête, ne pas courber l’echine, rester bien droit, les yeux ouverts sur le malheur et garder l’espoir, faire de la musique, chanter : c’est la consigne que donne Kakourgos à tous.
Rester digne.
Tony Galif nous donne à voir le monde actuel : plus méconnaissable de jour en jour, foutraque, injuste, mouvant, irréel. Cruel. Dans un des rebetiko, les paroles disent «mon père, je n’en veux pas de ce monde que tu me donnes ». On ne choisit pas son époque.
J’ai vu ce film deux fois et à chaque fois j’ai la gorge serrée et je pleure aux mêmes scènes.
Par exemple, celle où Pano dans le bar est venu dire adieu à son pays avant de s’exiler. On le voit près de l’entrée, de dos, assis à une table devant son verre d’ Ouzo, regardant devant lui, ceux qui restent, écoutant les chants qui, maintenant lui entament le cœur. Il se lève, enlève sa veste. Mais la remet. Et il part dans les ruelles dont la beauté nous apparaît. Dans son exil, il portera chaque jour son lourd fardeau, attendant de pouvoir un jour le reposer à l’endroit précis où il l’avait chargé. On souhaite qu’en Norvège, la vie, les hommes lui permettent d’en oublier, parfois, un peu, le poids.
Celle aussi où Simon Akarian/ Kakourgos, dans son bar bientôt englouti par la banque, se lève, étend les bras comme deux grandes ailes et commence à danser. Il est d’une grâce saisissante, ce grand escogriffe à la démarche raide si reconnaissable, qui soudain se plie et se déplie, souple et aérien.
Les dernières images nous montre la « famille » regroupée sur le bateau réparé et voguant sur les flots. Kakourgos laisse le gouvernail à son ami qui lui demande si le Nord est bien le cap à garder. Il aquiesce, indifférent. Peu importe, on ne les attend nulle part. Il rejoint les autres, la musique, le rebetiko.
Les photos encadrées.
La mer est filmée d’abord au bas de la coque puis le plan s’élargit.
On est dans ce vaisseau fantôme, condamné à errer, pour longtemps.

Marie-Noël

Le vénérable W de Barbet Schroeder

Ce film a été présenté en Séance Spéciale au Festival de Cannes 2017 Semaine du 12 au 17 octobre 2017

Soirée-débat lundi 16 à 20h30

Présenté par Eliane Bideau

Film français (juin 2017, 1h40) de Barbet Schroeder avec Barbet Schroeder et Bulle Ogier

 

Synopsis : En Birmanie, le « Vénérable W. » est un moine bouddhiste très influent. Partir à sa rencontre, c’est se retrouver au cœur du racisme quotidien, et observer comment l’islamophobie et le discours haineux se transforment en violence et en destruction. Pourtant nous sommes dans un pays où 90% de la population est bouddhiste, religion fondée sur un mode de vie pacifique, tolérant et non-violent.

Excellente soirée de lundi. Bravo pour la présentation documentée d’Eliane, et pour les bases historiques afin comprendre la genèse des événements, j’ai aussi apprécié  le débat plutôt riche.

Comment apparaissent les W dans notre monde ? Celui-ci avait un visage de beignet au miel, un sourire épanoui, une voix douce et suave, sans oublier son côté rondelet comme un moine, rassurant. C’était un vraiment un étonnant  W.

Il faut l’entendre parler des poissons-chats. On voit que c’est un homme qui les connaît. Il ne les aime pas beaucoup ces poissons-chats du Nil et il se trouve qu’il n’aime pas non plus les musulmans qui dit-il,  leur ressemblent. Le Nil est loin et les musulmans sont près. Or, on ne met pas de temps à découvrir que le vénérable W est un manipulateur pervers. Sa rhétorique est celle de tous les génocidaires et épurateurs ethniques : cancrelats, porcs, rats vermines. Pour W qui est moderne doté d’un Iphone à grand écran, ce sont donc les poissons-chats, pas les perches, les poissons-chats qui font l’objet de son ressentiment.

Ces métaphores animalières annoncent les pogroms et le gaz ici, les viols systématiques et la machette là… On n’est pas privé d’images atroces qui montrent feu, tortures et meurtres d’hommes, de femmes, d’enfants. Et on suspecte que  le vénérable W contribue résolument à ces crimes.

En Birmanie,  quand cette  machine est lancée, contre  le pauvre peuple musulman-birman, la compassion du bouddhisme s’arrête ou commence les maisons des musulmans. Et l’on peut voir que  ces maisons, les bouddhistes* les brûlent.

Au demeurant, je me pose quelques questions :

Pourquoi l’a-t-on sorti de sa boîte ce W ? (car il était en prison). Ce type semble être un agent provocateur, une sorte de précurseur,  un manipulé-manipulateur.  Si cette impression est correcte, pourquoi a-t-on tenu spécialement à ce que  ce discours  de haine génocidaire  soit assuré par un bouddhiste, est-ce à ce point fédérateur ?  Pourquoi l’armée a-t-elle eu besoin d’un type comme lui en première intention ?  Nous vérifions que désormais, elle le rend moins utile en agissant à visage découvert et d’une manière franche… si l’on peut dire.

On observe que dans le reste du monde,  les thèses et pratiques islamophobes sont les mieux partagées, Trump, les gouvernements chinois et  Indiens etc. Il y a une athmosphère de permissivité exceptionnelle ces derniers mois pour faire le malheur et persécuter les minorités. C’est le moment opportun.

Pour le vénérable W,  avec toute cette concurrence, sa célébrité risque de  tenir à peu de choses,  comme tout produit, il devra demeurer «  efficace et utile » dans sa violence pour surmonter son obsolescence.

C’est un grand mérite de Barbet Schroeder de réaliser ce cinéma là, de nous présenter ces personnages méchants, de les faire entrer dans notre conscience.

 * ou prétendus tels! en fait, c’est toujours le fond raciste qui est mobilisé, et ça c’est assez transversale comme notion.

 

« Gabriel et la Montagne » (2)

A 28 ans, on se croit encore immortel.
Au Malawi, Gabriel va provoquer la Montagne et périra en son sein, après avoir atteint le pic Sapitwa, souriant et murmurant le chant de la petite Rachel rencontrée au début de son voyage en Afrique.
On sait depuis le début du film que Gabriel va mourir : on voit deux hommes marchant dans la montagne, cueillant un peu de tout ce vert illuminé et découvrant son corps gisant sur le flanc gauche, le visage serein, les yeux ouverts.
On revient 70 jours en arrière, au début de son périple en Afrique.
Ceux qui ont connus Gabriel se souviennent. Ils racontent un garçon enthousiaste, énergique, joyeux, solaire, généreux, tendre mais aussi impatient, impétueux, exigeant, capricieux, buté, arrogant, infantile. Un garçon brésilien aisé et diplômé qui va à la rencontre des plus démunis et veut devenir un des leurs sans jamais réussir à se défaire de ses origines. Là où les autres, sa fiancée comprise le voient déguisé en Massaï, lui est, à ce moment-là, dans sa tête, devenu un Massaï. Il a un nom, un bâton, un coupe-coupe Massaï, est envahi des histoires, des contes de cette tribu et croit, par exemple possible de se fondre parmi un troupeau de zèbres, les enfants Massaï de 13-14 ans étant capables, eux, de réussir le rite initiatique et passer à l’age adulte en terrassant un lion après que l’un d’eux l’a attrapé par la queue. « Et tu le crois ? » demande Cristina. Il ne répond pas. Elle en doute ? Mais oui, bien sûr, qu’à ce moment-là de sa vie, il le croit. Son bâton Massaï lui échappe dans les eaux du lac Malawi.
Bientôt, il va falloir rentrer à Rio retrouver ses « semblables », faire face à sa déception de ne pas avoir eu la bourse pour Harvard, devenir adulte, retrouver Cristina avec laquelle il veut vivre un amour romantique mais qui ne se laissera rien imposer, qui a déjà mis un coup de canif dans le contrat même pas encore signé, et un peu de distance entre eux, qui est déjà un peu « redescendue » après que Gabriel a tenté d’empêcher sa rencontre à elle avec un homme proposant de leur faire visiter les bains persans, homme atteint de paludisme, à qui elle veut offrir le traitement dont il a besoin. Il arrête son geste, se met en avant en payant, lui, Gabriel. Comme si l’Afrique, c’était son domaine réservé. Elle est déçue qu’il l’ait empêchée de faire ce qu’elle tenait tant à faire avant de partir : monter sur le dos d’un éléphant. Activité qu’il juge peut-être trop touristique, lui qui, pourtant, voulait sauter à l’élastique …
Gabriel va rentrer vivre sa vie, très loin du chef Massaï et de ses deux femmes, bientôt trois, « riche » de ses huit enfants. Au Brésil, chaque enfant coûte cher …
Il n’a manifestement pas envie de rentrer et tentera de ralentir le temps qui passe. Echec assuré même en sandales Massaï …
C’est un beau film complexe, mystérieux qui dans sa dernière partie m’a particulièrement angoissée.
Fort de sa réussite de l’ascension du Kilimandjaro quelques semaines plus tôt, où, à l’inverse, il voulait capituler avant le sommet et où son guide l’avait persuadé de continuer, l’en sachant capable, ici dans le massif Mulandje dans l’ascension du Sapitwa,« N’y va pas », présumant de ses forces, il renvoie le guide qui voulait arrêter cette sortie la déclarant, un peu tard, vouée à l’échec.
On sait que Gabriel va y trouver la mort. Quand est-ce qu’il va tomber ? Il ne tombe pas, s’arrête dans une cavité, crie comme pour appeler les esprits, atteint enfin le sommet, fait la photo, une deuxième plus nette pour FB , ne voit pas la brume glaciale, envahir le décor. Il commence la descente, rattrapé par la nuit, se réfugie dans une cavité de la montagne, attend que la pluie diluvienne cesse, ferme les yeux, couché sur le flanc droit. Le droit donc il va se relever et en effet il repart, claudiquant, affamé, transi de froid, de peur aussi, épuisé … se réfugie dans une cavité, se couche sur le côté, gauche cette fois, dans le sol, le visage se tourne, il chantonne l’air de la petite Kenyane, sourit … Ses yeux resteront ouverts.
Gabriel est mort et c’est bien triste. Je l’aimais bien, Gabriel, mzungu pour l’éternité.

Marie-Noël

Gabriel et la Montagne de Fellipe Barbosa


2 prix et 2 nominations à la Semaine de la Critique à Cannes en 201

Du 5 au 10 octobre 2017
Soirée débat mardi 10 à 20h30
Présenté par Jean-Pierre Robert

Film brésilien (vo, août 2017, 2h11) de Fellipe Barbosa avec João Pedro Zappa, Caroline Abras et Alex Alembe
Synopsis : Avant d’intégrer une prestigieuse université américaine, Gabriel Buchmann décide de partir un an faire le tour du monde. Après dix mois de voyage et d’immersion au cœur de nombreux pays, son idéalisme en bandoulière, il rejoint le Kenya, bien décidé à découvrir le continent africain. Jusqu’à gravir le Mont Mulanje au Malawi, sa dernière destination.

 

Ravi de cette soirée, il y a des films comme ça, qui captivent sans qu’on sache très bien pourquoi, qui intriguent sans qu’on sache exactement ce qui intrigue et c’est le cas de Gabriel et la Montagne.

La présentation et la discussion étaient éclairantes, beaucoup de choses ont été dites qui soulignent les différentes facettes de cette triste histoire. Pour ma part, peut-être aurais-je pu donner un point de vue si la discussion avait eu lieu trente minutes plus tard, nous y sommes et je suis à la maison… C’est pour ça que je me mets au clavier.

Ça commence par deux paysans noirs qui cueillent des sortes de joncs avec une machette. Il y a un contraste entre leur déplacement tranquille et la vivacité, la vigueur qu’ils déploient pour les couper et les débarrasser des autres herbes. Et puis nous assistons à la découverte de Gabriel, recroquevillé dans une grotte. Il est mort. Et cette image, a peine entrevue sera décisive pour regarder le reste du film. On ne cesse de voir un homme qui va mourir, on a été témoins de la découverte de son cadavre dès le début.

Après les présentations si l’on peut dire, ce sera un hyperflash-back en quatre étapes kényanes, tanzaniennes, malawiennes, qu’on va regarder comme une sorte de road movie et un compte à rebours réunis. Le jeune homme Gabriel (Joäo Pedro Zapa) nous intrigue. Il y a chez lui des traits magnifiques, candides, sincères, généreux. Il a cette faculté remarquable à entrer en contact, à fraterniser avec ses rencontres. Bref, il est une personne à qui on ne résiste pas, d’autant qu’il affiche en permanence un superbe sourire. Et comme ce personnage a existé, qu’il a été l’ami de Felippe Barboza, on devine que ce film est à la fois un hommage et l’histoire d’un chagrin pour un ami disparu. On suspecte alors la détermination de Barbosa à réaliser ce film qui finalement ne raconte pas grand-chose et qui pourtant le raconte bien. L’histoire de Gabriel au sourire si ouvert, un personnage charmant, séduisant.

D’autres traits psychologiques interpellent chez Gabriel. Ce jeune homme est comme mû par une sorte de puissante pulsion vers l’avant, il lui faut toujours avancer, et son passeport de globe-trotter et la logique de ses déplacements nous échappe. Tout autant, ses rapports à ses guides, ce garçon a la bougeotte aurait dit ma grand-mère. Par exemple, il y a ce désir de monter au sommet du Kilimandjaro, au plus vite et sans délais. Une fois au sommet, il se livre à un rituel intime qui consiste à y enterrer la photo de son père mort quatre ans plus tôt. Jean-Pierre a souligné l’importance de ce père. Quand le sommet de la montagne, c’est papa, on est bien petit.

Comme il a un contact sympathique et familier avec les gens, son tourisme chez les habitants (qui le plus souvent n’en peuvent mais.) peut se voir à la fois comme fraternel et comme une sorte d’exigence infantile : « C’est chez toi que je veux aller ». Autre trait un peu infantile, l’habit offert par un Massaï, dont il se vêt, comme un enfant le ferait d’une panoplie. Avec cet accoutrement fantaisiste, dont il ne se défait pas même pour dormir, ni pour aller accueillir sa fiancée à l’aéroport, une fiancée au demeurant peu étonnée et parfaitement tolérante.

C’est donc un homme pressé, un peu immature,  qu’on nous décrit, qui va rapidement d’un lieu à l’autre, d’une amitié à l’autre. En fait, c’est un homme sans frontière, ni entre lui et l’autre, ni d’un territoire à l’autre. Il a aussi le sentiment d’être physiquement tout-puissant, il marche vite, court comme un cabri, s’approche des animaux sans crainte etc. Il est probable que Felipe Barboza ait perçu chez Gabriel ses traits d’humeur hypomaniaques, fantasques. Gabriel, une personnalité heureuse de vivre en apparence mais qui au fond de lui-même est peut-être triste, sombre même car la frontière entre joie et tristesse est toute fine quand on a la personnalité de Gabriel.

C’est aussi pourquoi, Barboza nous induit à penser à une mort volontaire de Gabriel, une sorte de suicide. Il y a en effet un événement de vie qui corrobore la tristesse sous-jacente, la mort du père il y a quatre ans . Les personnes telles que Gabriel font souvent leur deuil à retardement. Il y a aussi la tristesse de quitter l’Afrique, le devoir de s’engager dans la « vraie » vie. Mais on peut aussi voir les choses d’une manière plus banale. En montagne les nuits sont particulièrement froides, le temps change vite, on se perd facilement, il faut y être bien équipé. Ce n’était pas le cas de Gabriel qui surestimait sa puissance, qui dormait peu, voyageait léger (c’est un euphémisme) et souvent la nuit… Et il se peut que les deux motifs soient liés, un peu des deux.

Ce film n’est pas seulement un film de reconstitution d’une cause de mort et un hommage rendu à un cher ami, c’est aussi un film d’amour pour une Afrique et ses paysages. Cette Afrique des villages modestes et de la gentillesse de ses habitants.

 

« Norma » Opéra de Vincenzo Bellini en live au Cinéma

 

Norma est un opéra de Bellini (1801-1835), en deux actes sur un livret de Felice Romani d’après le tragédie d’Alexandre Soumet. L’Opéra fut créé le 26 décembre (!) 1831 à la Scala de Milan.
« L’action se déroule en Gaule occupée par les Romains, vers l’an 50 avant JC. La druidesse Norma a eu, en secret, deux enfants de son amant Pollione, proconsul romain en Gaule. Mais  ce dernier ne songe désormais qu’à la jeune druidesse novice Adalgisa, qu’il rêve d’emmener à Rome. Venue demander conseil à Norma,  Adagilsa dévoile à la prêtresse le nom de son amant : effroi d’Adalgisa  horrifiée du mensonge de Pollione, et stupeur de Norma, qui ne contient plus sa rage : pourra-t-elle vivre ? devra t-elle tuer ou épargner les fils de Pollione ? En renonçant à Pollione, Adalgisa croit pouvoir panser le mal, mais rien n’y fera : après avoir condamné à mort le père de ses enfants, Norma se sacrifiera elle-même en montant au bûcher, accompagnée d’un Pollione conscient de ses actes et subitement atteint par la grâce ». 

Certains jours, des salles de cinéma en France, en Europe, dans le monde, toutes simultanément, se transforment en METropolitan Museum of Art. A l’Alticiné, nous étions hier (le soir ici) à New York pour assister à la représentation de « Norma » qui débute la saison 2017-2018.
C’est déjà épatant, non ?

La salle 3 est pleine et ça commence …
Le chef d’orchestre, Carlo Rizzi dirige l’ouverture. La caméra insiste sur la flûtiste soliste qui, en plus de jouer au MET, est une superbe jeune femme, très expressive. Elle accroche le regard du chef et on sent veritablement le courant passer entre eux. Que peut-on rêver de mieux pour diriger un opéra italien, qu’un chef Italien ! Il vit la partition, vibre et accompagne du geste chacun des pupitres pour revenir toujours, ne jamais quitter vraiment des yeux sa soliste. C’est magnifique et on sait, en entendant l’ouverture, que l’opéra sera subtil.
Et le fait est. C’est une oeuvre délicate, sans exubérance.

Sondra Radvanovsky interprète Norma avec tout le brio nécessaire pour ce rôle considéré comme un des plus difficiles du répertoire des sopranos (trois contre-ut pour le seul aria Casta Diva), et avec un grand talent de tragédienne. On est transporté et on pleure avec elle sur son désenchantement, sur son amour de mère, abandonnée.
Norma trouvera en elle-même le secret de la paix impossible.

Tous les autres interprètes Joyce DiDonato (Adalgisa), Joseph Calleja (Pollione), Matthew Rose (Oroveso), Michelle Bradley (Clotilde) sont impressionnants et les choeurs, comme souvent, particulièrement dans les opéras italiens, sont puissants, poignants.

Bien sûr rien ne peut remplacer l’atmosphère, l’ambiance, la fièvre d’une salle d’opéra, la communion avec les interprètes, les applaudissements, le salut final, mais les avantages à vivre un opéra dans une salle de cinéma sont nombreux : la programmation et les interprétations sont toujours d’une grande qualité, les scènes étant filmées, on voit très bien les interprètes, en gros plan aussi, les costumes et les décors en détail, les traductions en bas de l’écran sont bien lisibles, on est « bien placé », on voit à l’entracte les interprètes dans l’envers du décor …

Oui, hier a vraiment été une soirée formidable !

Pour les cramés la place est à 18 eur ce qui permet aussi d’explorer des œuvres pour lesquelles on ne se déplacerait certainement pas « en vrai » (je me souviens du Château de Barbe-bleue de Bartok que j’ai tant aimé il y a deux saisons alors que Bartok, a priori, du peu que j’en connaissais, me rebutait plutôt …)
Pour info (et se consoler, quand même un peu) la place au MET pour Norma 2017 est entre 99 $ (place au fin fond du poulailler sur le côté) et 836 $ (place orchestre au milieu).

Marie-Noel

Petit Paysan de Hubert Charuel

Nominé au Festival d’Angoulême et de Cannes
Du 28 septembre au 3 octobre 2017
Soirée débat mardi 3 à 20h30
Film français (août 2017, 1h30) de Hubert Charuel avec Swann Arlaud, Sara Giraudeau, Bouli Lanners et Isabelle Candelier 
Distributeur : Pyramide Distribution

Présenté par Laurence Guyon

Synopsis : Pierre, la trentaine, est éleveur de vaches laitières. Sa vie s’organise autour de sa ferme, sa sœur vétérinaire et ses parents dont il a repris l’exploitation. Alors que les premiers cas d’une épidémie se déclarent en France, Pierre découvre que l’une de ses bêtes est infectée. Il ne peut se résoudre à perdre ses vaches. Il n’a rien d’autre et ira jusqu’au bout pour les sauver 

« Petit paysan » était un film attendu, on a refusé du monde dans la salle. Un film que des paysans éleveurs, sont venus voir, et l’émotion de l’un d’eux, lors du débat, bouleversante pour nous aussi, indiquait à quel point ce film était une sorte de nécessité. Dans cette salle comble, des paysans donc, mais pas qu’eux, car cette histoire nous concerne tous, d’autant que son sujet est d’actualité.

Pour un premier film, c’est un coup de maître, s’il y a un public nombreux pour les films qui nous parle des éleveurs, on se rappelle de « Béliers » en début 2016, « petit paysan » est d’une autre nature parce qu’il choisit de montrer la relation de l’éleveur à ses vaches. Une relation dans un jeu complexe, qui concerne un éleveur, ses bêtes, l’institution sanitaire, et la circonstance d’une épidémie.

Au préalable, il faut remarquer ce que le film élude dans son scénario, c’est-à-dire les causes de la maladie des vaches. En d’autres termes, le film reprend un scénario réel et dramatique de la crise de la vache folle en modifiant les symptômes. « La vache folle », est un terme qui évite d’en penser l’horreur, un maquillage. De même que dans le « café gourmand » de nos restaurants préférés, ce n’est pas le café qui est gourmand, mais le client, ici ce n’est pas la vache qui est folle ce sont les pratiques industrielles donc l’homme (du moins certains). Ajoutons qu’on observe que les grandes épizooties, si elles ne prennent pas toujours leur source dans la production industrielle animale sont fortement amplifiées par elle. Ajoutons qu’il faut bien  distinguer la production industrielle  de l’élevage, nous dirons en quoi.

Ce que montre « petit paysan », remarquablement interprété par Swann Arlaud, Sara Girodeau et l’ensemble du casting, c’est à la fois l’histoire d’un malheur et de son engrenage sous une forme thriller, et en même temps une histoire d’une souffrance affective. H.Charuel  filme l’attachement de l’éleveur (Pierre) à ses vaches, les rapports qui les unissent, (les vaches portent un nom, il leur parle, les caresse, leur manifeste de l’attention, de la tendresse et de la reconnaissance, il leur donne tout son temps, elles ne sont pas le numéro qu’on leur place sur l’oreille, le numéro c’est utile pour le boucher). Cet attachement est connu dans la réalité, il est parfaitement décrit par   Jocelyne Porcher*, une agronome qui fut d’abord éleveuse. Cet attachement n’est donc pas seulement celui du paysan à son gagne-pain, il est le sens même de sa vie.

Tout d’abord Pierre a un pressentiment, une intuition , en observant Griotte,un peu comme une mère avec son enfant. Griotte n’est pas encore malade, mais Pierre sent qu’il se passe quelque chose, il est inquiet. La théorie du care conviendrait bien pour décrire cela.  Autrement dit, la manière de prendre soin des bêtes, d’être en empathie avec elles, ressemble à ce que font les bons parents avec leurs enfants et les bons soignants parfois avec les malades, (quand la division des tâches et la charge le favorisent). Jocelyne Porcher dit que c’est la théorie du don (donner-recevoir-rendre) qui rend le mieux compte du rapport entre l’éleveur et les animaux. Elle nous dit que l’éleveur offre à ses bêtes une vie bonne, ou elles peuvent ne pas être aux aguets et tranquillement brouter, gambader, voir le soleil, respirer le bon air, vivre paisiblement ensemble, être soignée, assistée etc. elle ajoute : « La mort des animaux est acceptable par nous si les animaux ont une chance de vivre leur vie et si cette vie a été bonne autant qu’elle peut l’être, et en tout cas meilleure qu’elle l’aurait été en dehors de l’élevage, meilleure qu’elle ne l’aurait été sans nous, plus paisible, plus intéressante, plus riche de sens et de relation. »

En somme, c’est le traumatisme de la rupture violente et obligée de ce contrat tacite entre l’éleveur et ses bêtes dont il est question dans ce film. Il y est aussi question d’amour, on ne peut pas élever des bêtes sans les aimer. Deux scènes le soulignent : Pierre présente un symptôme psychosomatique comme on dit, c’est à dire qu’il a comme ses vaches des lésions sur le dos. Pierre traduit avec ou dans son corps, sa souffrance et celle de ses bêtes. Ensuite, Pierre essaie de soustraire un veau à l’abattage obligatoire vient nous rappeler son lien affectif sincère.

Ce film nous montre aussi autre chose que l’on doit aux paysans. La vache que regarde Pierre dans un champ à la fin du film est dans un paysage. Ce paysage nous l’aimons, que deviendrait-il sans eux et leurs troupeaux ? Chiche ?

Certains s’y essaient. Aujourd’hui une ferme-usine de 1000 vaches ici, demain 4000 là-bas. Des lieux clos où l’animal nait, vit jusqu’à l’abattage. Il faut être bien indigne, faire des efforts de déni  monstrueux pour réduire l’animal à ce qu’il produit, du lait, de la viande, du cuir. Il faut mépriser toutes les recherches actuelles sur l’intelligence et la sensibilité animale. Il faut aussi considérer que le travail humain est réductible à une série de tâches, qu’il n’y a pas dans ces conditions de souffrance au travail et donc de maltraitance animale ou pire encore mépriser ces inconvénients. Bref, pour envisager cet « avenir radieux », il faut être un prédateur.

« Petit paysan » vient donc aussi nous rappeler que ce qui fait la vie, ce que nous aimons, demain peut-être détruit par la religion du profit… Et si les petits paysans sont les premiers dépossédés de leur culture, de leur travail, de l’environnement qu’ils ont façonné, du sens de leur vie, nous le serons aussi.

 

*Jocelyne Porcher Vivre avec les animaux La découverte 2014