Ariaferma-Leonardo Di Costanzo-

Demeurer fasciné pendant près de deux heures par des murs lépreux, des couloirs sans fin, la vision panoptique (selon Michel Foucault) d’une prison circulaire qu’embrasse un regard surplombant après un plan d’ensemble sur une forteresse ébréchée, des bâtiments aveugles, des murs écroulés ou reconquis par une nature sauvage, à l’image de ce jardin potager à l’abandon où poussent pourtant des blettes ou de l’oseille ; y guetter des signes d’humanité, dans un improbable face à face, dans l’entre-deux d’un temps suspendu, l’absurde huis-clos d’une geôle vidée de presque tous ses détenus sauf une petite douzaine livrée à la ferme (mais fébrile ?) surveillance du même nombre de gardiens, en attendant la fermeture définitive des lieux et le transfert des prisonniers dans un cadre plus moderne et sécurisé – tel est le pari, telle est la réussite d’Ariaferma, le dernier film italien du réalisateur Leonoardo Di Costanzo avec Toni Servillo et Silvio Orlando : ce nouvel opus a été couronné par le Donatello du meilleur acteur pour Silvio Orlando et du meilleur scénario.

Attendre, avec ces reclus ramenés à la même triste et fragile humanité un hypothétique transfert, dans ce lieu apocalyptique – fin du monde et impossible révélation – lové au coeur des montagnes sardes, une délivrance administrative (de la directrice partie, ayant délégué son pouvoir) ou un signe divin que font vibrer de superbes chants et choeurs de Pasquale Schialo : attendre sans fin comme le commandant Drogo du Désert des Tartares

Vibrer dans l’attente d’une action sans cesse différée, sans cesse refusée – tant il serait tentant et facile pour le cinéaste d’imaginer une révolte des détenus – dont les repas préparés, le personnel et le cuisinier évaporés, sont infects – ou une enième variation sur la dureté de matons tortionnaires, rivalisant pour ainsi dire avec la cruauté ou la bestialité des criminels dont ils ont la garde. Se laisser peu à peu gagner par le sentiment, puis par la certitude qu’il ne se passera rien et pourtant y croire ou y penser jusqu’au bout, comme à un possible romanesque, comme à un exorcisme de l’angoisse permanente, liée pourtant à un curieux apaisement dans les repas confectionnés par le parrain, les dialogues qui se nouent, ou cette incroyable scène de repas (de Cène ?) pris par les détenus et quelques gardiens dans le hall de la prison, cellules ouvertes, sous le regard il est vrai attentif et méfiant d’autres matons et de soldats casqués.

Toute la force du film est là, dans ce possible palpitant et ce refus final de l’action, de l’événement, dans la tension même qui naît de cette double postulation, dans une incertitude narrative et cinématographique qui tient lieu de scénario : on croit sans y croire qu’il va se passer quelque chose, moins quand Gaetano donne un couteau à Lagiola pour couper et émincer des oignons qu’au moment où, le directeur s’éloignant un instant, un plan de caméra subjective désigne au regard du mafieux cuisinier, seul un instant, l’armoire fermée qui abrite les armes possibles d’un meurtre ou d’une mutinerie, pourtant peu vraisemblables. De même, quand le jeune Fantaccini en attente de son avocat et de son jugement (le vieil homme qu’il a dépouillé est dans le coma et l’attente de la mort) se perd et se cache dans une cellule désaffectée, on sent un vent de panique souffler sur Gaetano qui a besoin de l’aide de Lagiola pour le retrouver : là encore se dessine une inversion possible des rapports de force – façon Ile des esclaves de Marivaux – là aussi refusée car l’égalité des deux hommes, l’intensité de la situation, les regards impassibles et pourtant voilés d’une ombre des deux hommes se suffisent à eux-mêmes…Point n’est besoin d’un événement.

Un avènement plutôt, celui d’une communauté fragile, sans émotion véritable, ni pathétique, si ce n’est à la fin, avec le départ de Fantaccini pour son procès, et toutes les marques d’amitié qui lui sont données de ses co-détenus et jusqu’aux encouragements du directeur de la prison : « Bon courage ! » On ne sait et on ne saura pas si sa victime est morte, cela nuirait à l’émotion et à la crédibilité touchante de ce jeune homme dépassé par son acte, bouleversé par ses conséquences – et dont on n’apprendra guère plus, pour permettre une certaine empathie avec le spectateur, que sur le condamné à mort de Victor Hugo dans Le dernier jour d’un condamné

Le refus de la violence ou une tension comme apaisée, ou à peine entretenue par des micro-événements, dans une prison, pourtant, lieu traditionnellement voué aux rancunes, au racket, à l’apprentissage terrible des novices par les parrains (on se souvient d’Un prophète, de Jacques Audiard)…Une humanité fragile et fébrile, saisie dans l’espace inattendu de la Cène, du repas inopiné, dans les couloirs, le potager où les deux héros, gardien et parrain, en cueillant des légumes sauvages – signe d’une possible domestication des instincts les plus bas – évoquent leur enfance, leur père, où le panoramique et le hors-champ sont refusés pour les plans de demi-ensemble ou les plans rapprochés. Comme si le « Surveiller et punir » de Michel Foucault, pour reprendre une critique de ce film, devenait subtilement, subrepticement, un « Surveiller et unir », sans naïveté toutefois, ni utopie humaniste ou humanitaire : le gardien rappelle bien au détenu en chef, qui le provoque ironiquement, que lui n’a rien à se reprocher et qu’il peut dormir tranquille contrairement à tous ces malfaiteurs (ce qui n’est pas tout à fait vrai dans ces circonstances !) et, de son côté, Lagiola exprime ultimement le mépris social du parrain aristocratique pour le fils de laitier qu’est son interlocuteur et tranquille rival…

Gros plans sur les visages, tensions infimes et infinies des regards, longs plans-séquences, le temps d’apprendre et d’apprivoiser l’autre, ou à tout le moins de sonder son mystère – du bivouac d’adieu des matons chasseurs quittant la prison qui ouvre le film aux derniers feux d’un repas partagé par tous, dans ce huis-clos carcéral, d’un acte d’amour final, arraché quand même au temps et à la nuit.

La prison – si tant est que le cinéaste veuille délivrer un message dans ce film pur – ne marche que quand elle n’est plus prison mais humanité, à défaut de réinsertion…

La sympathie ou un soupçon de sympathie, entre ces deux communautés rassemblées et du spectateur aux personnages, naissent moins de l’humanisme, d’un sentimentalisme ici refusé que de la situation de basculement possible, de paroxysme figé, empêché qui rapproche des hommes si différents, des ennemis traditionnels. Comme si tout était affaire de circonstances, que les pires individus pussent susciter sinon la sympathie, du moins l’empathie, être simplement humains ..Plus que leur rôle respectif de gardiens ou de détenus, plus forte que l’interrogation du spectateur sur leur passé geôlier ou délinquant palpite leur humanité : qui que tu sois, quoi que tu aies fait, si odieux ou ennemi me sois-tu, je te reconnais dans ton humanité, comme mon semblable.

Version carcérale et paradoxale du fameux mot de Térence dans son Héautontimorouménos : « rien de ce qui est humain ne m’est étranger ».

Claude

En attendant Godland!

Vous le savez, nous avons programmé Godland, vous pourrez le voir la semaine du 10 au 14 février, Patrick animera la soirée débat du 10. Coïncidence, le 25 février, je lis l’un de mes blogs favoris, « Bande à Part » dont je vous communique le lien en fin d’article, au cas où :

et j’apprends que Mia Hansen-Love, que les Cramés de la Bobine connaissent bien, est la Présidente du célèbre Festival Premier Plan à Angers. On lui demande :

Quel serait le film récent que vous auriez envie de défendre et où vous voudriez envoyer tous les spectateurs ?

Godland de Hlynur Pálmason. Je l’ai vu l’été dernier aux Ciné-rencontres de Prades. Le film continue de me hanter. J’ai rencontré Pálmason et c’est quelqu’un qui a une innocence, quand bien même il réalise un film qui peut être considéré comme dur. Il y a quelque chose de lumineux à l’écran, que je retrouve chez lui. La rencontre avec Godland et avec Hlynur Pálmason a été précieuse. Le film m’accompagne, je le trouve à la fois moderne et intemporel comme peu de films savent l’être aujourd’hui.

« Godland m’a fascinée, parce que la beauté qu’il filme – la beauté du monde, la beauté de l’Islande – est pour moi, dans chaque plan, habitée par cette quête. Et puis, j’aime la façon dont le féminin surgit à un moment où on ne s’y attend pas, et apporte une lumière qu’on ne croyait plus trouver dans un film qui semble uniquement masculin. Je trouve qu’il parvient à ramener le cinéma à sa fonction la plus essentielle. Ça faisait longtemps que je n’avais pas perçu ça avec cette puissance-là. Que le cinéma, c’est fait pour filmer les visages. Ce film m’a bouleversée ».

https://www.bande-a-part.fr/cinema/entretiens/magazine-de-cinema-mia-hansen-love-presidente-du-jury-au-festival-premiers-plans/

Les Pires – Lise Akoka et Romane Gueret

Les Pires, c’est ainsi que sont désignés les gamins du Quartier Picasso à Berck sur Mer, choisis pour tourner là une fiction à partir d’un casting sauvage. Pour les habitants, les Pires seraient les enfants des autres… des graines de crapules faits acteurs le temps d’un projet de film, et qui pourraient montrer une mauvaise image des Gens du Nord, mais j’en dis trop car nous sommes déjà dans la fiction. Le scénario est une mise en abîme, un film construit autour du tournage d’une chronique de jeunesses en cité… presque-documentaire qui se présente finalement comme une fiction au scénario très écrit, depuis la scène inaugurale du casting jusqu’au grand plateau de la scène finale, à l’envol de quatre mille pigeons en présence de tous les habitants de Picasso.
Les références du genre sont multiples et on pense à Truffaut, à La Nuit Américaine (tournage d’un tournage), et aux 400 coups où un Antoine Doinel aurait pris le prénom plus au goût du jour de Ryan (Timéo Mahaut, remarquable). L’alchimie savamment entretenue entre documentaire et œuvre de fiction, fait apparaitre des personnages dont les portraits ont été tracés tout en finesse (langages, attitudes corporelles…). La caméra filme en plan serrés, jamais voyeuriste. Les rôles sont incarnés, “incorporés” serait peu dire, et totalement engagés (prodigieuse Mallory Wanecque dont il faudra suivre la carrière). Pour ma part outre Truffaut déjà cité, j’ai retrouvé quelque chose de Jean Schmidt (Comme les Anges déchus de la planète Saint-Michel—1979) dans une forme ethnographique qui vise à montrer des mondes souvent proches et que nous ne connaissons pas. L’adolescence enjouée des Pires peut également rappeler les jeunes issus de Memphis (TN) ville sinistrée du Sud (Soul Kids de Hugo Sobelman—2021), prêts à tout pour réussir leur formation musicale.
Les deux jeunes co-réalisatrices dont l’une a fait des études de psychologie, présentent une humanité loin des caricatures outrancières des Cht’is de Bruno Dumont (Le P’tit Quinquin)… C’est un film lumineux d’une jeunesse pleine de tonus. Plonger leur caméra de cette manière dans les décors peu reluisants des quartiers déshérités s’inscrit comme geste politique ; ce film est beau car c’est aussi un parti pris esthétique de « balancer » des gueules d’ange (casting mixte composé de vrais acteurs et d’ados non-professionnels in situ) parmi les quartiers laissés à l’abandon du Nord.
C’est l’invitation à (re)penser notre époque avec le regard d’une prometteuse nouvelle génération de cinéastes. L’image finale d’un envol de pigeons voyageurs au grand soleil, évoque l’aspiration bien légitime de Lily, et de bien d’autres au même âge, de quitter l’enfance et poursuivre son projet de devenir une actrice professionnelle. C’est en bonne voie…
Pierre

Saint-Omer — Alice Diop (3)

C’est difficile de revenir sur la chose jugée, c’est pourtant l’exercice auquel nous soumet Alice Diop dans son film Saint-Omer, tiré d’un fait réel. Nous avions connu le genre “close-up”, terme que je préfèrerai au “huis-clos” qui peut-être pris dans une double acception, juridique et cinématographique. Que ce soit la représentation à l’écran d’une salle d’audience —cf. les films cités par Sylvie, “Douze hommes en colère” où Sydney Lumet observe comment se forme le jugement à plusieurs dans les débats internes au jury d’Assises U.S., ou encore les contraintes multiples et terribles subies par Yves Montand dans “l’Aveu “de Costa Gavras… De mon côté, la succession de plan fixes m’a plutôt renvoyé aux “Délits flagrants “de Raymond Depardon, qui avait reçu l’autorisation de filmer en salle d’audience. Et où le photographe-documentariste fait se poser la question de la responsabilité du délinquant au moment où il commet ses actes. Mais dans le cas de Fabienne Kabou, mère infanticide qui a inspiré le scénario d’Alice Diop, Marie Ndiaye et Amrita David, la question persiste de connaitre les raisons d’un tel acte. Serait-ce une “dépression” profonde, qui aurait conduit la mère dans son geste monstrueux ? S’agirait-il encore d’une forme de dissociation psychique faite de maraboutages, de mythomanie, ou d’autres points aveugles… et dans ce cas ne s’agirait-il pas d’ une forme psychose voire de schizophrénie, par conséquent ce serait de soins dont aurait besoin la mère meurtrière ; mais cette hypothèse est écartée par le tribunal laissant les expertises psychiatriques en suspens. Et puis il y a les projections morbides dont l’accusée —énigmatiquement interprétée par Guslagie Malanda—, aurait elle-même été victime avant de les retourner vers sa fille dans son geste fatal. Le jugement est difficile. Néanmoins Alice Diop ajoute d’autres propositions, celui de la “marque” mortifère portée sur sa fille Elise par la jeune mère qui se sent invisibilisée et que tout semble dépasser, intention rappelant les femmes tondues à la Libération en ouverture du film. Enfin, la réalisatrice renvoie par les images allusives du “Médée de Pier Paolo Pasolini, à la tragédie mythologique dont les répétitions des meurtres d’âmes, fût-ce de ses propres enfants demeurent décidément intemporels. L’écriture du scénario à quatre mains est remarquable en ce qu’il invite en réflexions de tous ordres, sociologiques et politiques, anthropologiques et linguistiques, et continuent de questionner la psychopathologie de cette mère mortifiée, mortifère et meurtrière.

Pierre

Saint-0mer – Alice Diop (2)

Un film qui a dérouté plus d’un spectateur, à Montargis comme ailleurs. Quelle lecture en faire ? Sylvie a apporté plusieurs clés au moment de la présentation et dans son post de blog. En ce qui me concerne, j’ai eu du mal à me détacher de l’affaire au sens strict. J’avais suivi les deux procès de Fabienne Kabou, en leur temps : celui de Saint-Omer et celui de la cour d’appel de Douai. Or Alice Diop veut s’éloigner des faits, des verdicts pour recentrer son film sur la représentation de la femme noire dans l’imaginaire collectif. Son film est d’une grande beauté formelle à travers les cadrages du visage de l’accusée notamment et le choix des couleurs avec ces harmonies de marron dans les vêtements, les boiseries. Elle rend cependant bien compte de la dimension mythique et psychologique de la maternité avec l’extrait du film Médée de Pasolini et l’explication scientifique des chimères, ces cellules qui vont de la mère à l’enfant mais aussi de l’enfant à la mère, thèse développée par l’avocate. La maternité est un grand chamboulement, avec des interrogations multiples voire inavouables et tout cela est bien rendu y compris avec le personnage de Rama, enceinte, en difficulté dans la relation avec sa mère : Aimera t’elle son enfant ? Mais au moment du procès réel, les deux chroniqueurs judiciaires que je suis habituellement, Stéphane Durand-Souffland du Figaro et Pascale Robert-Diard du Monde (créditée au générique du film) avaient eux-aussi été frappés par la grande intelligence de l’accusée et son niveau de langage exceptionnel. Je n’avais cependant ressenti aucune condescendance dans leurs propos. Fabienne Kabou avait été fort « malmenée » par l’avocat général de Douai qui ne voulait pas entendre parler des rapports d’expert qui attestaient d’une altération du discernement et les deux chroniqueurs s’en étaient fortement émus. Mais l’accusée pouvait être cassante, répondant à ce même avocat général « Vous dites n’importe quoi ! ». Or, comme chacun sait une cour d’assises est un théâtre où chacun a son rôle et cette attitude lui a beaucoup nui. Mais Fabienne Kabou n’admettait pas la qualification par les psychiatres de délirante paranoïaque. Elle privilégiait la thèse de l’envoûtement et du grand danger que courait sa petite fille.  Daniel Zagury, un grand psychiatre qui a expertisé l’accusée et est intervenu au procès a déclaré : « L’intelligence ne protège pas de la maladie mentale. Le malade mental le plus célèbre de l’histoire, Schreber, était président de la cour d’appel de Dresde »

Quelques liens vers des articles de l’époque :

https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2016/06/24/au-proces-de-fabienne-kabou-mere-infancitide-la-peur-comme-seul-juge_4956993_1653578.html

https://www.lefigaro.fr/actualite-france/2016/06/24/01016-20160624ARTFIG00348-fabienne-kabou-ou-le-mystere-d-un-assassinat-sans-mobile.php

Laurence

Paul Vecchiali (1930-2023)

Respect !

Photo Jacques Morel/Sygma 1992

Paul Vecchiali, auteur, scénariste, réalisateur, producteur, acteur, est mort hier.

« Cinéma avant tout » c’est le message d’accueil de sa boite vocale qui exhortait encore et toujours à vivre avec lui dans le cinéma, pour le cinéma. A s’embarquer.
Commencée au début des années 60, il avait continué sa route singulière, sans s’arrêter, jusqu’à hier …
Plus de 50 longs métrages !
En juin dernier, nous avions programmé le dernier en date Pas de …quartier.
et dans sa grande générosité et son enthousiasme intact, il nous avait offert, en plus, son court-métrage Les Roses de la vie tourné en 1962 à … Montargis !
Ne se déplaçant plus, pour accompagner son film à la soirée débat des Cramés, déplacée à sa demande à un mercredi et ça tombait bien , c’était « le jour de la St Paul ! », il nous avait envoyé Jérome Soubeyrand, l’acteur principal, Philippe Bottiglione, le chef opérateur accompagné de son assistant Augustin Lauth, formidables membres de « la famille Vecchiali ».
Paul leur avait demandé de lui téléphoner dès la fin de la séance pour tout lui raconter. Il serait tard. Il attendrait.
A peine sortis de la salle, sur le palier devant la porte de la 4, ils avaient appelé.
Paul voulait tout savoir sur le public, le débat, les réactions …
Nous avons vécu une soirée inoubiable !

« Ni dieu, ni pouvoir, ni argent ».
Toute sa vie, Paul a tracé sa route dans le paysage du cinéma français, sans jamais se soumettre, sans jamais obéir aux diktats.
Pour lui, la meilleure des morales c’était respecter les autres et se respecter soi-même.
Paul Vecchiali était admirable.

Marie-No

En 2016, il avait accordé une série de 5 entretiens à France Culture pour l’émission « A voix nue »
A écouter et réécouter. Pour se régaler.

https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-paul-vecchiali

Saint-Omer-Alice Diop(1)

Avec « Saint-Omer », Alice Diop installe l’universalité des femmes noires dans l’imaginaire national

Les représentations imaginaires, littéraires ou cinématographiques, construisent, en France comme ailleurs, un ciment où chacun, chacune, doit pouvoir se projeter. Sauf qu’en France, le spectre de cette universalité, via les représentations, laisse de côté de grands pans de la réalité : les images et les héros qui sont proposés dès le plus jeune âge, dans les corpus de l’éducation nationale, sont avant tout masculins et blancs, et impriment un « nous » sélectif. De film en film, de documentaire en fiction, depuis une quinzaine d’années, la cinéaste Alice Diop, née en France, à Aulnay-sous-Bois, de parents venus du Sénégal, poursuit ce « Nous » et tente de l’élargir.  Dans « Vers la tendresse » (2016) https://information.tv5monde.com/terriennes/quand-alice-diop-nous-entraine-vers-la-tendresse-au-masculin-95766, de jeunes hommes des « quartiers » dévoilaient leurs tâtonnements amoureux ; dans « La Permanence » (2016), les douleurs des migrants s’exposaient devant un médecin de Bobigny ; et puis il y eut « Nous » (2022), le long du RER B, entre Nord et Sud de la banlieue parisienne. Un Nous, baigné de soleil ou inscrit dans la lumière bleutée de la nuit, qui va d’un équipage de chasse à courre à des déjeuners sur l’herbe, aux pieds des tours, au masculin ou au féminin pluriel, en passant par un rassemblement de royalistes dans la basilique Saint-Denis, un kaléidoscope dessiné par une cinéaste passée par la sociologie.

Cette entrée dans le cinéma via le documentaire, où la caméra se pose tranquillement pour des plans fixes à l’intérieur desquels la vie se donne à voir et à entendre, imprègne « Saint-Omer » (décembre 2022) la première fiction réalisée par Alice Diop. L’occasion d’élargir encore ce « Nous », avec des « héroïnes » noires, des corps de femmes noires, qui « disent, portent, l’universel ». 

Dans ce « film de procès », genre lui aussi universel, depuis « Douze hommes en colère » (Sidney Lumet, 1957, Etats-Unis), en passant par « La Vérité » (Henri-Georges Clouzot 1960, France) ou « L’aveu » (Costa-Gavras, France 1970), Alice Diop donne corps à ce projet. Guslagie Malanda et Kayije Kagame incarnent les figures d’une tragédie moderne, réelle, où se croisent Laurence Coly, étudiante en philosophie, infanticide et Rama, universitaire, romancière en quête d’inspiration, réunies dans une salle d’audience de la Cour d’Assises de Saint-Omer, le temps d’un procès. 

La fiction colle à la réalité : Laurence Coly, c’est Fabienne Kabou qui fut jugée en 2016 dans cette ville du Nord, où l’extrême droite progresse à grands pas, pour avoir tué en 2013 sa fille de 15 mois en l’abandonnant sur la plage de Berck, autre cité du Nord qui se confond avec la « ville-hôpital » qu’elle abrite https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2016/06/24/au-proces-de-fabienne-kabou-mere-infancitide-la-peur-comme-seul-juge_4956993_1653578.html. Et Rama est l’alter-ego d’Alice Diop qui assista à ce procès, poussée par une sorte d’urgence, alors qu’elle-même venait d’enfanter. « Mes films sont toujours le fruit d’une intuition. Ça vient toujours de quelque chose qui percute une histoire intime parfois longtemps indicible. Pour Saint-Omer l’obsession vient d’une photo, publiée dans Le Monde en 2015. C’est une image en noir et blanc, prise par une caméra de surveillance : une femme noire, gare du Nord, pousse un bébé métisse emmitouflé dans une combinaison. Je regarde cette photo et je me dis “ Elle est sénégalaise ! ”.  Je sais qu’elle a le même âge que moi, je la connais tellement que je me reconnais. Commence alors une obsession pour cette femme. » 

Celles et ceux qui ont assisté à des procès d’Assises savent que la justice est aussi un théâtre, un décor, un huis-clos, où les mots se télescopent, où la langue occupe une place centrale. De tout cela, la caméra de la cinéaste entre plans fixes et hors-champ, rend compte de façon presque clinique et, une fois encore, politique : « Le récit, c’est d’inscrire cette peau, ces corps (de femmes noires) à un endroit où ils sont encore peu visibles. C’est ça le contemporain : passer du hors champ au centre de l’image, mais avec une puissance esthétique. Pour moi, la question esthétique du film est politique. Ces corps ont peu été filmés, ces femmes ont rarement été vues, et je veux leur offrir le cinéma, comme un espace où on ne peut plus se soustraire à leur regard, sans pour autant que cela soit trop stylisé. »

Récit tissé avec l’écrivaine Marie Ndiaye et la monteuse Amrita David, filmé par la directrice de la photographie Claire Mathon, « Saint-Omer » court d’une récompense à une autre : après le Lion d’Argent à la Mostra de Venise, les prix Jean Vigo et Louis Delluc, il représente la France aux Oscars 2023. Affaire à suivre. 

Sylvie

Aller à TV5 Monde : https://information.tv5monde.com/terriennes/quand-alice-diop-nous-entraine-vers-la-tendresse-au-masculin-95766

Juste une nuit – Ali Asgari

Juste une nuit, d’Ali Asgari, est à la fois un drame social, filmé de façon ultra-réaliste, qui rappelle le cinéma d’un Dardenne, mais également une comédie de mœurs, avec ce sourire indispensable pour supporter au quotidien l’oppression d’un régime théocratique, de plus en plus en décalage avec les aspirations de sa jeunesse. Il n’y a pas de manichéisme, en effet, dans ce film, ce qui laisse justement sa place à la comédie de mœurs, chacun cherchant à ruser avec un système dictatorial, avec plus ou moins de courage ou plus ou moins de faiblesse et de compromission. Selon la fameuse formule de Hegel le maître d’une situation (l’infirmière qui monnaye son aide) devient aussi l’esclave d’une autre (le directeur de service qui reprend la situation à son avantage), dans un perpétuel jeu de dupe. La méfiance et le mensonge sont le pain quotidien d’une société qui vit dans la peur, et pour qui l’humour, et peut-être l’amour, est le dernier refuge pour jouir du temps présent. Le temps du film, justement, est celui de la tragédie : unité de lieu : un Téhéran filmé à hauteur d’épaule, pour une escapade très immersive, façon road movie ou nouvelle vague ; unité de l’intrigue : une mère célibataire, Fereshteh doit dissimuler son statut à ses parents de la campagne qui s’invitent de façon impromptue « juste pour une nuit » ; unité de temps: les parents arrivent le soir même, il reste une poignée d’heures pour cacher la présence du bébé, ce qui signifie non seulement trouver une nourrice provisoire, le temps d’une nuit, mais aussi cacher les nombreuses affaires du bébé, ses couches notamment, stockées pour faire face à l’inflation galopante. Ce qui fera dire à l’un des personnages, par dérision : même le caca du bébé suit l’inflation. Cette visite impromptue des parents va donc déclencher une série d’épreuves, pour cacher la présence du bébé. À l’échelle humaine, ces épreuves ne sont pas sans rappeler les 12 travaux d’Hercule, façon Astérix, notamment quand il s’agit d’obtenir le fameux formulaire de l’administration… En réalité, si le film s’achève par une boucle, il reste très linéaire, à la faveur de l’enchaînement des difficultés, pour une fin qu’on soupçonnait presque depuis le début : la femme courage va faire front, de retour chez elle, avec son bébé dans les bras. À la fin du film, ses parents l’attendent devant sa résidence, interloqués par le bébé qu’elle porte dans ses bras, mais elle ne répond pas à leur question. Sans mot, elle passe devant eux de façon autoritaire, gravit les escaliers, et arrivée devant sa porte, elle les toise sans un mot, presque de façon provocante, et le film s’achève sur cette image : la jeune mère a décidé enfin de faire front, quels que soient les reproches de ses parents, quel que soit le regard que lui porte une société réprobatrice, où la pression sociale s’exprime peut-être encore plus fortement que la pression politique et réglementaire. Le film s’ouvre et se clôt sur un écran noir. Symboliquement, on entend le souffle haletant de la jeune mère pendant le premier écran. Elle fait un exercice matinal, sans doute pour se préparer aux épreuves de la journée, sans le savoir. Mais l’écran noir de fin lui donne un tout autre sens : ce souffle, c’est aussi le travail de l’accouchement qui permet à la mère de renaître socialement en tant que mère, dans la confrontation silencieuse avec ses parents. Au gré des épreuves que subit l’héroïne, de ses « péripéties » au sens premier du terme, Ali Asgari dresse une galerie de portrait sans concession d’une société prisonnière de ses compromissions, écrasée par un régime autoritaire, où chacun survit comme il peut. Les différentes cellules sociales, où devrait se manifester la solidarité humaine face à la promesse d’avenir que représentent la mère et son bébé, sont largement fissurées. Les voisins de l’immeuble échouent à héberger l’intégralité des affaires du bébé, dont une partie sera finalement déposée dans le local à poubelle, comme si l’exiguïté et l’encombrement des locaux symbolisaient le peu de place qu’il reste, dans le cœur des habitants, au sentiment d’hospitalité. L’hôpital, justement (très présent aussi dans le premier long-métrage d’Ali Asgari), qui devrait représenter l’hospitalité par excellence, se transforme en une prison labyrinthique, où l’héroïne échappe de justesse au chantage sexuel du Directeur de service. Le couple n’est pas mieux loti : tantôt la femme attend l’autorisation de l’homme, tantôt l’homme se heurte à l’intolérance de la femme (mais celle-ci a fait une fausse couche : chacun se débat avec ses difficultés, il n’y a pas de manichéisme). Le jeune père ne joue pas son rôle, il est lui-même victime de la pression sociale : il dépend socialement encore de son père, mais il a quand même réussi, au moment de la grossesse, à réunir les fonds pour financer l’avortement. C’est à la mère d’assumer son choix. Au guidon de sa mobylette, il participe à sa manière au road movie, dans une scène pleine d’humour où l’on voit le père, la mère, l’amie fidèle, et… Un poisson dans un sac plein d’eau, traverser les rues de Téhéran jusqu’à la prochaine épreuve de la mère. La scène évoque une bande dessinée, un Tintin à Téhéran, moins musclé ou survitaminé que son pendant hollywoodien, mis en scène par Spielberg, en mobylette une fois encore. Clin d’œil d’Asgari ?  C’est finalement à l’université, dans la chambre de l’amie fidèle, Atefeh, que la solidarité humaine finira par s’exprimer, et que le bébé pourra trouver asile. Tout un symbole, c’est par le savoir que la société iranienne finira par trouver son salut, dans une scène quasi biblique : le bébé est entouré de l’affection de sa mère, elle-même entourée de l’affection de meilleure amie, les trois personnages, figure improbable de La Trinité, couchés sur le même lit de la chambre de l’université.

Le personnage de l’amie proche, Atefeh, est l’autre figure centrale du film. On n’y prête guère attention, au début, car elle est embarquée dans l’aventure de son amie, et que jamais, finalement, elle ne nous est présentée par Asgari, comme si elle faisait partie des meubles. C’est pourtant d’elle que les principaux traits d’humour jaillissent, signe d’une vitalité sans faille : traits d’humour railleurs, de l’emploi du temps de ministre de son amie, coincée entre son travail et son rôle de mère, moqueurs de l’immaturité d’un père (avec une pointe de jalousie ?) qui se vante d’avoir un statut social, mais qui avoue subir la pression sociale des réseaux sociaux, ces mêmes réseaux qui sont censés émanciper la jeunesse (il ne faut absolument pas que sa situation de père s’ébruite !); trait d’humour ironique, encore, quand elle propose à Fereshteh, comme solution de denier ressort, de se rendre directement au parlement pour faire changer les lois, puisqu’il ne lui est même pas possible, en tant que femme, de louer une chambre d’hôtel avec le bébé. Trait d’humour sarcastique, enfin, quand elle se désespère de fuir l’hypocrisie iranienne puisqu’elle finira bien par trouver un kebab iranien… même si elle fuit jusqu’en Alaska.

Si le film apparaît à première vue un peu mécanique et linéaire, dans l’enchaînement de ces péripéties, c’est peut-être parce qu’il invite à une lecture au second degré, plus subversive que le seul drame social d’une mère célibataire. Qu’est-ce qui déclenche, finalement, la volte-face (ou la conversion) de la mère et sa décision de défier ses parents (et dans le même temps, toue la société iranienne symbolisée par la galerie de portraits linéaire) ? Après tout, son amie Atefeh lui offrait une solution en acceptant d’héberger son bébé « juste pour une nuit ». À moins, justement, que l’héroïne n’ait compris que par ce simple geste, son amie s’est finalement révélée plus qu’une amie : le substitut d’un père pour son bébé, épiphanie d’un couple qui sait se chamailler dans les épreuves, et qui lui donne la force d’affronter tous les défis du monde, en silence, au-delà des mots…

Patrick

Juste une nuit-Ali Asgari

Il y a des films comme ça, Juste Une Nuit où tout semble sombre et sans issue, un monde de portes qui n’ont de cesse de se fermer.
Et puis il y a ce bébé silencié, non désiré par un père immature, non annoncé à ses parents par Fereshteh, jeune maman qui n’a pas encore pris la mesure des transgressions multiples qu’elle a franchies dans une société iranienne prise dans les tourments multiples de la charia qui régissent cruellement la marche de la société.
Confier pour une nuit cette enfant dont l’existence même est mise en cause en sa présence (référence au choix ou non de l’avortement par le jeune papa), révèle tout de cette société privative de libertés, et où le risque vital continu est tellement prégnant que l’humanité semble en avoir perdu toute substance. J’ai parfois pensé à des plans de Taxi Téhéran (Jafar Panahi) —ça se passe ici— mais ça pourrait-être d’ailleurs où de telles rigueurs religieuses vis-à-vis des mères célibataires, ou de l’avortement… sont documentées.
Nous voici entrainés par Ali Asgari, réalisateur dans une nuit faite d’allers-et-venues, en taxi, à scooter et même en ambulance —affranchie des contrôles par un chauffeur bienveillant, rare personnage positif du film— dans un Téhéran où tout n’est qu’adversité, défiance, renoncement à toute forme d’engagement et de responsabilité… et de confiance dans la parole de l’autre.
Sauf que dans ce grand bain de vacillement et d’incertitudes, apparait un couple qui relève d’une épopée de Don Quichotte et de son [thérapon], indéfectible porteuse d’armes presque fusionnelle tant sa présence à l’écran (et dans la vie de Fereshteh) est permanente. Un Sancho Panza qui aurait pris les traits d’Atefeh, l’amie fidèle, toute de loyauté et d’attachement, comme engagée, mais qui ne peut ouvrir non plus les portes de sa chambre universitaire. Ainsi, la question de la comédie ou de la tragédie n’est pas tranchée, d’ailleurs s’agit-il finalement de ça ? Je continue malgré tout de penser au théâtre dans ses unités de lieu (Téhéran en huis-clos), de temps (film en temps réel de la journée autour de la recherche d’un lieu de garde du bébé), et d’action, un suspense labyrinthique.
Les personnes secourables se retirent au gré des pérégrinations des jeunes femmes et de l’enfant. C’est une narration universelle d’un long métrage qui pourrait, pourquoi pas, être estampillé “documentaire”, tant il nous dit d’une société sous contrôle où tout est tenu.

Le film se termine sur le choix assumé de révéler la vérité aux parents… après, tout peut arriver, mais c’est quand tout semble verrouillé que quelque chose de nouveau s’ouvre à force du courage de Fereshteh.
Par ses pleurs le bébé bringuebalé signe son entrée au monde et rend possible le véritable accueil maternel. Elle a entendu l’appel et décide alors de présenter sa fille à ses parents… La jeune mère se découvre à elle même dans un monde d’interdits ; et c’est une double maïeutique. Fereshteh jette loin ses peurs et sa culpabilité dans un pays où toute désobéissance est fortement réprimée. Le voile noir final laisse le spectateur dans une incertitude non dénuée d’espoir…

Pierre