Saint-Omer — Alice Diop (3)

C’est difficile de revenir sur la chose jugée, c’est pourtant l’exercice auquel nous soumet Alice Diop dans son film Saint-Omer, tiré d’un fait réel. Nous avions connu le genre “close-up”, terme que je préfèrerai au “huis-clos” qui peut-être pris dans une double acception, juridique et cinématographique. Que ce soit la représentation à l’écran d’une salle d’audience —cf. les films cités par Sylvie, “Douze hommes en colère” où Sydney Lumet observe comment se forme le jugement à plusieurs dans les débats internes au jury d’Assises U.S., ou encore les contraintes multiples et terribles subies par Yves Montand dans “l’Aveu “de Costa Gavras… De mon côté, la succession de plan fixes m’a plutôt renvoyé aux “Délits flagrants “de Raymond Depardon, qui avait reçu l’autorisation de filmer en salle d’audience. Et où le photographe-documentariste fait se poser la question de la responsabilité du délinquant au moment où il commet ses actes. Mais dans le cas de Fabienne Kabou, mère infanticide qui a inspiré le scénario d’Alice Diop, Marie Ndiaye et Amrita David, la question persiste de connaitre les raisons d’un tel acte. Serait-ce une “dépression” profonde, qui aurait conduit la mère dans son geste monstrueux ? S’agirait-il encore d’une forme de dissociation psychique faite de maraboutages, de mythomanie, ou d’autres points aveugles… et dans ce cas ne s’agirait-il pas d’ une forme psychose voire de schizophrénie, par conséquent ce serait de soins dont aurait besoin la mère meurtrière ; mais cette hypothèse est écartée par le tribunal laissant les expertises psychiatriques en suspens. Et puis il y a les projections morbides dont l’accusée —énigmatiquement interprétée par Guslagie Malanda—, aurait elle-même été victime avant de les retourner vers sa fille dans son geste fatal. Le jugement est difficile. Néanmoins Alice Diop ajoute d’autres propositions, celui de la “marque” mortifère portée sur sa fille Elise par la jeune mère qui se sent invisibilisée et que tout semble dépasser, intention rappelant les femmes tondues à la Libération en ouverture du film. Enfin, la réalisatrice renvoie par les images allusives du “Médée de Pier Paolo Pasolini, à la tragédie mythologique dont les répétitions des meurtres d’âmes, fût-ce de ses propres enfants demeurent décidément intemporels. L’écriture du scénario à quatre mains est remarquable en ce qu’il invite en réflexions de tous ordres, sociologiques et politiques, anthropologiques et linguistiques, et continuent de questionner la psychopathologie de cette mère mortifiée, mortifère et meurtrière.

Pierre

Une réflexion sur « Saint-Omer — Alice Diop (3) »

  1. En effet, Alice Diop ne juge pas la justice, elle la regarde fonctionner et reproduit un procès.

    L’accusée, Laurence Colie,(Guslagie Malanda1) Rama, l’écrivaine, professeur de lettre (Duras) qui vient assister au procès (Kayije Kagame 2) sont noires. Ces deux femmes cultivées s’expriment dans un français remarquable. Pour Laurence Colie, ce n’est peut-être pas un avantage. De telles qualités chez une femme, noire, intelligente, inculpée d’infanticide, ses qualités « se retournent » facilement.

    Laurence Colie, l’accusée n’est pas seulement une personne très intelligente qui parle bien, qui se distingue par de belles liaisons, n’oubliant en aucun cas la consonne finale du mot précédent, …elle est aussi floue et ce flou répond à son attitude générale :
    – Pourquoi avez-vous fait mourir votre enfant ?
    – J’attends que vous me l’expliquiez.

    Elle nous est représentée, comme détachée d’elle-même, présente et absente à la fois, ses déclarations sur les circonstances de la mort de son enfant varient, elle a des trous de mémoire. Ce qu’on sait de son acte, c’est qu’elle a déposé sa petite fille de quinze mois, dont elle n’avait jamais déclaré la naissance, sur la plage, à marée montante, comme une barque, vouée à la mort.

    (Dans le film est reproduit un lapsus sans doute authentique, on lui demande pourquoi vous êtes vous embarquée dans etc. D’ailleurs mode de cet infanticide ne doit rien au hasard, et les témoins qui ont découvert le corps de l’enfant ont évoqué un enfant migrant mort naufragé.)

    Aux questions qu’on lui pose, elle formule souvent des réponses bizarres, lorsque la juge lui demande si elle est bien traitée en prison, elle est à la fois raisonnable et étrange. D’ailleurs, « elle navigue » entre raison et déraison d’une manière frappante, par exemple, elle parle d’envoûtement, ce qui tout de même, pour cette femme d’origine africaine interroge sur un délire.

    La justice en choisissant la case prison a-t-elle bien fonctionné ?
    Revenons au réel : Le journal « ELLE » nous parle de son expertise :
    « LE MYSTÈRE FABIENNE KABOU » (le vrai nom)
    Malade ou manipulatrice, qui est vraiment cette mère qui a tué son enfant à Berck-sur-Mer un soir de novembre 2013 ? était-elle, oui ou non, victime d’une altération du discernement lorsqu’elle a abandonné le corps de son enfant sur la plage de Berck, le 19 novembre 2013, à marée montante ? Les quatre psychiatres, dont Maroussia Wilquin, intervenus dans deux collèges distincts, ont chacun répondu par l’affirmative. Alors qu’elle invoque la sorcellerie, se disant poussée à l’acte « par une force [qu’elle] ne peut] nommer », l’accusée souffrirait en réalité, d’après ces experts, d’une « psychose délirante chronique à dimension persécutive ». Un diagnostic peu convaincant pour l’avocat général, qui, dans son réquisitoire, a dénoncé la tyrannie du « tout-psychiatrique » et dressé le portrait d’une menteuse et d’une manipulatrice froide et cynique. C’est cette version qui a remporté l’intime conviction des jurés.

    Les jurés, tout comme les malades mentaux sont conformes à leur époque. Dans son essai « Punir, une passion contemporaine » Didier Fassin dit : « La France traverse la période la plus répressive de son histoire récente en temps de paix ». Ici ce qui a été choisi, c’est de dénier la maladie de cette femme. Imagine-t-on collège de cancérologues à qui on dirait, « non à la tyrannie du tout cancérologie », Dans « Elle » toujours, Maroussia Wilquin poursuit :
    « En aucun cas, notre expertise ne conditionne la décision du magistrat instructeur, ni des magistrats qui vont juger l’affaire. Ils ne sont absolument pas tenus de suivre nos conclusions. Notamment en matière d’irresponsabilité ». De nos jours, un avocat général a le droit de faire comme si la folie n’était pas une maladie et obtenir ce qu’il demande.
    Alice Diop n’entre pas dans ce débat, et l’article de Sylvie, Laurence et Pierre nous en donnent les raisons.

    Alors, dernières images, un morceau de plaidoirie de la défense, et plan fixe sur la juge au bord des larmes. Tout le reste est hors-champs.

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