Les Feux Sauvages — Jia Zhang-ke (2)

Les films à l'affiche : « Les Feux sauvages », « La Chambre d'à côté », «  La Fille d'un grand amour »…


Je m’étais promis il y a longtemps de ne jamais dézinguer un film, ne pas prendre de temps pour écrire sur une toile qui ne m’a pas plu. Et puis, cette nuit je fais ce rêve étrange d’un écran qui se déforme, les images ne disent pas grand chose, plutôt des tâches de couleurs aux contours mobiles et psychédéliques. Je suis seul dans une salle de cinéma à l’ancienne « Empire of Light ». Je sais qu’il y a des odeurs indistinctes peut être de cuisine épicée, pourtant ça ne me dérange pas. L’image me captive, je suis sur mon siège et l’idée de me lever pour bouger et sortir de la salle ne me vient pas.
Je me réveille avec l’idée persistante d’un kaléidoscope, celui que mon parrain m’avait offert quand j’avais huit ans, et dont les fractales colorées du tube en carton me faisaient voir des formes, des personnages qui disparaissaient à chaque mouvement donnant lieu à des nouvelles féeries polychromes.
J’ai retrouvé ces mêmes sensations au début des 80’s avec Étienne-Jules Marey et son chronophotographe qu’avait réveillé Cédric Klapisch dans son court-métrage Ce qui me Meut (1989), et peu de temps après dans une installation rétrospective de Eadweard Muybridge au Royaume-Uni. Les origines de l’image en mouvement exerçant la même fascination, la même attirance d’une scène de quelques secondes d’un mouvement qui se répète à l’infini en ne menant nulle part. Ça m’attire et ça aimante ma rétine ; comme si je m’attendais à ce qu’il se passe quelque chose dans la répétition sérielle ; le cheval au galop pourrait-il tomber, cet autre lanceur de poids viendrait-il à se le mettre sur le pied… Allez savoir.
Et puis eurêka ! Mais oui, mais c’est bien sûr ! Mon rêve vient de reconstituer dans ses motifs les Feux Sauvages de Jia Zhang-ke2025) que je n’ai pas aimé (du tout !). Je relis l’article de Marie-Annick, repense à sa présentation en saluant son talent de défendre ce long métrage comme elle le fait.
Un film de bric et de broc, fait de bouts d’essais ou de fin de bobines, tournés sur différents supports à différentes époques sur fond d’histoire d’amour absconse et hermétique —entre Qiaoqiao (Zhao Tao) et Bin (Li Zhubin)— qui se fait et se défait, je te cherche, tu me trouves, je t’aime et je t’oublie, je ne t’aime pas et je te recherche…

Les Feux sauvages" : le temps comme matière | France Culture

C’est long, ça montre le temps qui passe, comme ailleurs. Les vieux quartiers rasés pour y bâtir les parallélépipèdes vitrés tels ceux de toutes les mégalopoles du monde. On noie des villages, comme ça se faisait du temps des Grands Travaux ici jusqu’aux années 70.
« Il faut que tout change pour que rien ne change », nous annonçait Le Guépard de Luchino Visconti (1963). Alors voilà ite missa est !
Pourtant c’est une intervention qui a éveillé mon attention pendant le débat. Ce qui a changé est montré dans le premier et le dernier plan du long métrage, tournés à vingt ans d’intervalle. On voit au début des femmes plaisantant en s’invitant à chanter, se moquant les unes des autres, un gynécée choral daté (pourtant pas si ancien), si ce n’est caricatural. À la toute fin c’est Qiaoqiao, amoureuse transie qui se retrouve de nuit au milieu de la rue à l’approche de coureurs de marathon hommes et femmes tenues couleurs fluo. Sera-t-elle emportée par le flux humain suggéré plus tôt par la force de l’eau du Barrage des Trois-Gorges aux villages inondées. Non, Qiaoqiao se joindra résolument à la foule en mouvement, en levant le poing fermé et en criant un grand NO magistral ! Elle reprenait sa voix qu’on entend très peu dans son parcours à travers les époques et les régions d’une Chine qui continue sa transformation perpétuelle. Pour qui, pour quoi ?
L’intervenante au débat attirait notre attention sur l’aspect majeur d’une femme seule s’autorisant à prendre la parole parmi la foule, contrastant avec le premier plan du film voyait les femmes réunies et deviser ensemble, tenues à l’écart des formes de pouvoir et des des activités décisionnelles des hommes. Et bien voyez-vous, c’est cette simple phrase qui m’a fait aimer Les Feux Sauvages.
J’ai vu de mauvais films, ce qui ne m’a jamais empêché de retourner au cinéma… j’en verrai d’autres. Ce que j’ai aimé en revanche c’est l’intelligence du débat, la richesse des propos qui permettent d’ouvrir ma réflexion au delà de ce que nous venons de voir à l’écran et de ce qu’on peut en dire. Ce n’est pas tant le film que la prise de paroles au débat, face à l’œuvre dans notre position partagée de « regardeurs ».
Chacun voit le film avec ses propres référents, son histoire personnelle , les émotions que cela convoque, des sensations physiques ou psychiques percues pendant la projection. 
L’œuvre devient alors le support d’autre chose, un artefact qui convoque les regardeurs à ce qu’ils ont à en dire. C’est la triangulation entre l’artiste / son oœuvre / les regardeurs, ce qu’ils ont retenu de ce que je n’avais pas vu, pas compris ou considéré de moindre importance d’un film “inconfortable” pour moi.
Si c’est ce que recherche l’artiste, alors il a gagné, c’est à partir de son œuvre que nous commençons de penser…. Et ça marche ! C’est ça qui nous anime dans nos débats, alors longue vie à tous les E.J. Marey et Jia Zhang-ke qui fixent le temps qui passe en le déroulant à l’infini. Et surtout merci à tous ceux qui nous aident à en décrypter les messages parfois subliminaux qu’ils délivrent.
J’aime le cinéma ! Et qu’on me laisse retourner à mes rêves, de ceux qui sont revisités de films Bons ET mauvais !

Pierre

April — Dea Kulumbegashvili

April - Film 2024 - AlloCiné

« C’est un film sinistre et cru, lent et à la noirceur revendiquée » annonce Dea Kulumbegashvili dans un entretien. Ajoutons complexe « réaliste & naturaliste ». Alors, nous voilà prévenus et pourtant dans le sillage de son premier long métrage Au Commencement (2021), April annonce les descripteurs d’une société sous le joug multiple d’une chrétienté orthodoxe radicalisée, sous régime politique liberticide voire oppressif, et de morales ancestrales aux tabous —plus qu’aux valeurs— infranchissables… La question du choix des grossesses pour les (très) jeunes femmes semble être l’objet du film. Il place en son centre Nino (admirable Ia Sukhitashvili) gynécologue-obstétricienne en même temps que faiseuse d’ange, prise dans l’injonction paradoxale d’ accueillir ceux qui sont à naître du mieux possible —elle y réussit dans les conditions les plus difficiles—, et interrompre des existences à venir.
Les Géorgiennes qui se trouvent face à une grossesse non-désirée doivent pouvoir s’adresser à Nino —frange Jeanne d’Arc— qui se revendique « cavalier seule » pour aider les femmes à y mettre un terme. « Il faut bien que quelqu’un le fasse » répond-elle à son collègue inquiet, David (formidable Kakha Kintsurashvili).

Le métier a ses risques, la clandestinité aussi. Pourtant Nino ne peut choisir, c’est un personnage double —en phase de transition pas tout à fait elle même mais pas encore autre chose—, et ce double est porté à l’écran par une créature mystérieuse dont on a pu entendre au cours du débat qu’elle pouvait évoquer un être non advenu, comme encore enveloppé de sa poche placentaire…, un Golem, ou encore d’un monstre fait de terre (L’Homme d’Argile ?) de “Ge” (Géorgie, terre primordiale et prolifique). Ce peut être aussi la glèbe de l’engloutissement présumé de sa sœur, et que Nino n’aurait pu sauver, origine d’une culpabilité envahissante… et qui pourrait l’engloutir à son tour sur les chemins de terre inondés.
La figure du double, laisse le spectateur face à l’interprétation voire la perplexité de la dissociation. Ainsi, onze minutes d’un plan-séquence de présentation des protagonistes —dramaturgie au cordeau, qui a nécessité onze prises et une journée entière tournage—, introduit l’enquête qu’envisage de mener le directeur d’hôpital. Accompagnée de son compagnon, une jeune femme vient d’accoucher d’un prématuré mort-né. Nino spécialiste des accouchements difficiles a fait ce qu’elle a pu. La tension est là d’emblée ; le jeune père connait par oui-dire, la pratique illégale de Nino dans les contrées loin de Tbilissi, où les interruptions volontaires de grossesse soumises au bon vouloir des praticiens, reste possible seulement jusqu’à douze semaines d’aménorrhée.

Le cadre vacille, toujours mobile de la caméra 35mm à l’épaule du chef opérateur (Arseni Khachaturan), magicien de l’image aux lents plans séquences de dialogues en tension, et de plans d’ensemble de nature où l’eau est omniprésente sous toutes ses formes. Ses images nous conduisent dans de longs travellings, les parcours/errances de Nino, nouvelle forme de balancement des allers et retours sur des routes où tous les périls sont possibles… et c’est dans ces nulle-parts de chemins plus ou moins goudronnés, bordés de chiens errants, qu’elle s’adonne à une sexualité risquée et anonyme. Eros-Thanatos, serait-ce l’esprit du Golem [j’ai bien aimé cette allusion pendant le débat], qui hante Nino maïeuticienne en excellence ici, presque austère dans sa tenue bleutée, lumière scialytique, carrelages aseptisés et rutilants d’un hôpital moderne… et là, pratiquant clandestinement sur les tables de cuisine des masures à peine éclairées de Colchide, entre deux voire trois continents, Europe-Asie et l’écrasante URSS devenue Russie toujours aussi omniprésente et oppressante.

Elle est déterminée dans ses missions qu’elle est seule à s’être données, ce qui en fait un personnage solitaire, sans liens personnels avec les autres, ne tirerait elle son empathie que de l’amour qu’elle éprouve pour toutes les femmes qu’elle aide ? Elle a aimé David, l’aime-t-elle encore huit ans après. Amour empêché par sa pratique, nul ne sait.

April de Dea Kulumbegashvili (2025), synopsis, casting, diffusions tv,  photos, videos...- Télé-Loisirs


Le cinéma du réel, cinéma-vérité, tournage frontal d’un accouchement, ou de l’avortement dans sa longueur d’une jeune sourde-et-muette, réduite au silence, victime d’un viol intrafamilial. April est comme en opposition, également un film naturaliste, beauté saisissante des paysages nous sommes au printemps. Dégel du mois d’April, champs de coquelicots Monet, explosion florale des fruitiers sur fond de ciels d’azur, ou de nuits bleutées découpant au scalpel les sommets du Caucase ,viennent dessiner le décor. C’est ici que nous sommes, avec Nino, sur des terres abondantes, parmi des gens de peu toujours prêts à ajouter un couvert au passant, et où les parents peu éduqués reproduisent au fil des décennies le cercle vicieux de la scolarité que les mères n’ont pas reçue, incapables de donner une instruction de base à leur nombreux enfants.

Dea Kulumbegashvili a passé beaucoup de temps à l’hôpital avec Ia, elles y ont été conseillées pour la gestuelle par un médecin chef très attentif. Elles ont beaucoup échangé avec les jeunes femmes enceintes pour obtenir leur consentement à être filmées au moment de leur accouchement. Les cadres sont parfaitement composés « storyboardisés », et on sent que les équipes techniques sont préparées pour choisir les plans sans interférer les gestes médicaux ; le jeu des acteurs présents dans la salle de travail, est parfaitement maîtrisé après de multiples répétitions avec des doublures.
Matthew Herbert musicien britannique compose une partition de souffles et de percussions sur des instruments fabriqués à partir d’un squelette de cheval. Cela confère une atmosphère particulière de respirations tantôt calme tantôt haletantes, dans une asynchronie recherchée qui ajoute au trouble. La composition laisse entendre les conversations feutrées perçues derrières les portes des hôpitaux, des murmures… auxquels s’ajoutent encore les aboiements des chiens errants qui sont de tous les plans en extérieur. C’est aussi le bruit de l’eau de pluie sur les toits de tôle, dans les champs glaiseux, l’eau (de la vie) omniprésente d’un bout à l’autre du film. Une partition acousmatique conçue à partir des enregistrements de longue haleine en pleine nature…

Je reprendrai pour finir les propos de Dea Kulubegashvili
« Je ne peux qu’espérer que les questions soulevées dans le film trouveront un écho auprès du public. Même si l’histoire du film est très ancrée localement, j’aime à penser que les spectateurs pourront facilement s’identifier aux personnages, car le film aborde des valeurs universelles qui sont malheureusement menacées aujourd’hui aux quatre coins du monde. C’est une régression considérable que de remettre en cause la contraception et le droit à l’avortement, facteur d’émancipation et de choix des femmes quant à leur avenir. J’observe autour du monde, un sujet de campagne aux États-Unis, mais aussi la situation en Pologne, en Italie… où ce droit est âprement débattu. »

Pierre

Le Quatrième Mur — David Œlhoffen

« C’est un très bon film, mais plus que bouleversant ».
C’est par la même formule que trois de mes amis ont répondu à ce qu’ils avaient pensé du Quatrième Mur de David Œlhoffen, tiré du roman éponyme de Sorj Chalandon (Ed. Grasset 2013, prix Goncourt des Lycéens). Et moi de continuer de poser la question, peut-on tout montrer des atrocités d’une guerre sans fin au cinéma ? Hier soir, l’utopie de l’art transcendant l’horreur avait quitté notre salle N°5 favorite. Les Cramés de la Bobine comme soufflés par le choc frontal des images d’une violence imbécile, intemporelle… Aurait-on pu croire que le théâtre du rêve de Samuel Akounis (Bernard Bloch) viendrait sauver les communautés qui s’affrontent sans fin sur la ligne verte qui traverse Beyrouth. Churchill en d’autres temps, quand un conseiller lui suggérait de réduire le budget de la Culture pour l’effort de Guerre, aurait répondu : « Si ce n’est pour la culture, pourquoi nous battons-nous alors ?». Le débat n’a pas eu lieu, nous aurons préféré ne pas commenter, observer une forme de recueillement, quelque chose comme une minute de silence pour repenser à tous ces morts et ces mutilés, enfants, femmes et hommes ; toutes ces cruautés qu’ils ont subies et qui frappent aveuglément. Les ruines de Beyrouth sont partout ; David Œloffen n’a eu aucun recours aux effets spéciaux pour le tournage du Quatrième Mur (tourné avant le 7 octobre 2023, comme une prémonition). Ceux qui connaissent la ville depuis longtemps la trouvent inchangée avec ses rues jonchées de débris, de voitures calcinées et d’immeubles troués par les obus…
Georges (Laurent Lafitte) veut y croire lui, au rêve testamentaire de son mentor. Un rêve possible par delà le quatrième mur métaphorique, celui qui sépare la scène [l’imaginaire théâtral], de la salle [réel des spectateurs] ; c’est aussi le mur imaginaire de la Ligne Verte qui traverse Beyrouth du Nord au Sud et où se situe précisément le théâtre où se trouvent réunies toutes les communautés. Une troupe d’acteurs druze, chrétien, maronite, musulmans chiite et sunnite. Ils appartiennent à des communautés religieuses et politiques qui se battent sans fin de part et d’autre de checks-points, et de no-man-lands de jour comme de nuit à la lumière des fusées éclairantes. Les traversées de ville se font au péril de la vie, sous la menace d’un tir de sniper, et sont filmées dans l’angoisse partagée du spectateur que nous sommes.

Georges reprend le projet de son ami, à bras le corps, faire jouer Antigone à Beyrouth. « Pourquoi Antigone ? […] Parce qu’il y est question de terre et de fierté », répond Samuel.

Marwan (Simon Abkarian) a réuni la troupe, il est fixeur parle les langues qu’il faut pratiquer sans accent… et fabrique accessoirement des faux laisser-passer. L’acteur Simon Abkarian a grandi dans la communauté arménienne de Beyrouth, il en connaît les codes. Il est le passeur que Georges, dans son aveuglement (au propre comme au figuré) refuse de voir et de comprendre ; le réalisateur a choisi de ne pas traduire les paroles en arabe comme pour transmettre l’incompréhension totale de Georges face à ses locuteurs parfois violents.

C’est là une part biographique de Sorj Chalandon, jeune reporter qui a effectué son premier reportage de guerre dans les camps de Sabra et Chatila où habite Imane (Manal Issa, Antigone tragique et magnifique).
Le malaise que crée Le Quatrième Mur, porte à nos yeux ce que diffusent les chaînes d’info-continue aujourd’hui, les ruines actuelles de Gaza évoquant le Beyrouth du film (1982-83). Ici on continue de croire que les utopies sont possibles, on oublie les guerres qui nous entourent, et on se prend en pleine face le « réel » d’Antigone qui dit non (chez Sophocle, Anouilh et Chalandon), et qui choisit de mourir plutôt que de trahir. Les conflits armés qui nous préoccupent en se rapprochant, sont de nature à nous inquiéter, et je crois que ces craintes pour fondées qu’elles soient, sont celles qui se sont lues sur les visages des Cramés de la Bobine au moment du débat et qui nous ont plongés dans un mutisme partagé, un hors de la scène (ob-scèn-ité ?) qui oblige.

Pierre

Bird – Andrea Arnold (2)

Is it too real for you?

Jacques Prévert avait recommandé à l’enfant lunaire que j’étais:
Pour faire le portrait d’ un oiseau
Peindre d’abord une cage
Avec une porte ouverte
Peindre ensuite
Quelque chose de joli
Quelque chose de simple
Quelque chose de beau
Quelque chose d’utile pour l’oiseau

C’est à cette invitation au rêve que nous invite Andrea Arnold en mettant en scène Bailey, fille garçonne prépubère (Nikiya Adams). Les oiseaux, elle les filme avec son portable ; puis elle les projette sur les murs décrépis de sa chambre, le corps enfoui dans son sac de couchage-chrysalide d’où seul son regard magnifique et curieux émerge de la dévastation du squat où cohabitent son père Bug (Barry Keoghan) instable au possible, et son frère Hunter (Jason Buda). C’est un lieu de désolation où se croisent une faune bigarrée de junkies et d’animaux en tous genres…
« Is it too real for ya » (C’est trop réel pour toi ?) scande le groupe de rock irlandais Fontaines D.C. en ouverture du film. Et bien oui, beaucoup trop réel ce Kent des cités ruinées par la crise, entre Tamise et Manche, à deux pas de la côte balnéaire ; zones oubliées où tout peut arriver dans les quartiers d’infortune.
Andrea Arnold à la soixantaine, revisite son enfance et son adolescence là, dans sa région, caméra à l’épaule dans ces quartiers de lumpen-prolétariat post-punk qui bricole, trafique et vit de petits boulots pour tout juste survivre. Un père absent et totalement immature mais très aimant, une mère déconnectée de la charge de ses enfants, sont le point de départ du scénario de Bird, formidable film totalement engagé, ode à la liberté et aux projections oniriques de la pré ado qu’elle était et qu’elle fait incarner à l’écran par Bailey. Rien n’a vraiment beaucoup changé depuis les 70’s, à part la technologie qui rend les rêves visibles (téléphones, mini-video projecteurs…) que la jeune actrice utilise pour recréer ses images de liberté.
Voilà le décor naturaliste est planté, des Affreux, Sales et Méchants d’Ettore Scola (1976) à la sauce anglaise, où l’amour de la famille transcende la misère. L’amour, et le rêve dans l’apparition de Bird dont le film se garde de dire s’il est le fruit de l’imagination de Bailey, ou cet homme bizarre et solitaire (Franz Rogowski, perché au sens propre comme au sens figuré) à la recherche de figures parentales.
Le rythme des images se bouscule au son de rock-post-punk, entre plans fixes de la nature et saccades des traversées de zones désaffectées à pieds, en trottinettes… et à tire d’aile pourrait-on dire, parmi les enfants de la rue, les zonards de tout poil, et les chiens errants sortis du même tonneau, sur des passerelles rouillées au dessus des rails…
Andrea Arnold multiprimée —elle a reçu pas moins de quatre Prix du Jury à Cannes Bird (2024), American Honey (2018) Fish Tank (2009) Red Road (2006)— veut montrer ces classes sociales oubliées des « rust-belts » (périphéries « rouillées ») où la débrouille est l’absolue nécessité pour survivre ; transgresser pour vivre… où la magie (un crapaud à la bave hallucinogène signe d’argent facile), et le rêve d’une vie meilleure semblent les seules issues à la précarité.
La réalisatrice a connu ces modèles ; elle a grandi là. Elle n’a vu, jusqu’à sa majorité, que deux films [Mary Poppins (Robert Stevenson 1964) et Psychose (Alfred Hitchcock 1960) à la TV chez sa tante], et c’est en dansant —comme Bird— qu’elle a fait de la télévision à Londres puis a incorporé les studios comme assistante Dolly (grue sur rail où est fixé le siège de l’opérateur et sa caméra, et qui permet des plans panoramiques et des travellings surplombants).
Sa jeunesse rude ne la destinait guère au cinéma. La mère célibataire de la réalisatrice l’a élevée avec ses trois frères et sœurs, vivotant entre petits boulots et grands tracas. C’est Andrea l’ainée, qui a eu à s’occuper de sa fratrie. Plus tard elle suivra des études de cinéma aux Etats-Unis.
Bailey filme ses rêves avec son téléphone, mais elle témoigne aussi de la violence, elle a le courage que d’autres n’auraient pas à son âge de partager ce dont-elle est témoin, et de plus en plus encline à dénoncer. Ce monde lui est familier, elle est entourée d’amis, elle aime beaucoup ses petits frère et sœurs et voudrait tellement les voir échapper à la tyrannie d’un beau-père trop violent.


Peut-être que le conte permet cela ? La fantasmagorie d’un être salvateur mi-humain mi-animal rend les choses possibles. C’est à cet avenir “onirique » que s’accroche Bailey, et c’est une belle invitation à se dire que l’espoir d’une vie meilleure reste toujours possible fût ce dans le rêve et dans la projection d’images des animaux en liberté qu’elle chérit tant.

Pierre

La Déposition de Claudia Marschal

Le premier long-métrage sorti en salles de Claudia Marschal se présente comme un dispositif aux multiples entrées, qui s’origine dans la volonté farouche qu’a Emmanuel, cousin de la réalisatrice, de faire taire le silence qui pèse sur lui, suite à l’agression sexuelle qu’il a subie à l’âge de treize ans, victime du curé de la paroisse d’un petit village d’Alsace
Tout d’abord, c’est de l’engagement d’Emmanuel dans la foi dont il est question ; qu’est-ce qui pousse ce jeune catholique très pratiquant à se convertir à l’Évangélisme. Cette première entrée est l’interrogation de la réalisatrice. On apprend que face à ce choix de conversion, son père Robert écrit au curé Hubert, auteur d’ actes délictueux trente ans plus tôt, pour partager l’inquiétude relative à la renonciation de son fils au catholicisme pour verser dans le dogme évangélique… pourtant peu enclin à accepter l’homosexualité. Robert veut également entendre le prêtre sur ses agissements vis-à-vis de son fils, qui auraient pu conduire ce dernier à la conversion.
La réponse du prêtre qui consent à « s’expliquer » est adressée à Emmanuel. C’est un choc pour lui, victime jamais entendue ni par ses parents très occupés par leur travail — restaurateurs et mineur— que par l’éducation de leurs trois enfants souvent livrés à eux-mêmes, ni par la psychologue du lycée qu’il avait renoncé à la voir car elle connaissait personnellement ce prêtre. Emmanuel avait parlé en confiance, mais aucune suite n’avait été donnée à sa parole de pré-adolescent qu’il était.
Dans sa volonté de rompre le silence de ce trop lourd passé familial, et de faire connaître ce qu’il a subi des décennies plus tôt, Emmanuel va enregistrer. spontanément l’échange avec Madame Cardoso, assistante de Monseigneur Ravel archevêque chargé d’appliquer le rapport Sauvé[1]. Elle est compatissante tout en affirmant que ce qu’il a subi est « classique »; elle accueille toutefois la parole des personnes violentées. C’est la première fois qu’Emmanuel (et d’autres) a à relater un événement traumatique de son enfance dans le moindre détail, et dont il s’imagine être la seule victime. Toutefois, l’écoute bienveillante de celle qui est chargée de recueillir la parole d’Emmanuel pour la transmettre à l’archevêque permet finalement à Emmanuel d’envisager le dépôt de plainte.
Emmanuel transmet son enregistrement à Claudia qui connaissait déjà les agressions subies des années plus tôt. Après réflexion c’est devant la force de son témoignage et le courage de son cousin qu’elle décide de réorienter son film. Elle lui suggère dans le même geste, d’enregistrer la déposition qui précède le dépôt de plainte contre le curé Hubert. De cette discussion va éclore la nouvelle orientation du film.
La caméra sensible de Claudia Marschal filme alors les différents registres —parfois en forme d’obstacles à franchir— forme audacieuse d’accompagnement d’Emmanuel dans les démarches tant ecclésiale que juridique, mais aussi et surtout dans le rapport de filiation paternelle.
Pour Emmanuel cela ne va pas sans encombre d’éprouver l’insupportabilité d’avoir parlé sans avoir été entendu. Le spectateur devient témoin du déni du père et de sa difficulté à admettre la réalité d’antan. Sa parole aurait eu au moment des faits et encore à présent, moins de valeur que celle du curé Hubert, prêtre supposé au dessus de tout soupçon… et toujours en exercice.


La relation fils-père s’était distendue au gré des aléas et des choix de vie d’Emmanuel, tant sentimentaux que professionnels avant qu’il ne revienne vivre chez son père, un homme très religieux qui n’avait jadis accordé qu’une confiance toute relative aux dires de son fils… Serait-ce une tentative et un espoir pour Emmanuel de faire entendre raison à son père ?
Maintenant les enregistrements sont là. C’en est trop. Il oblige son père à les écouter sans les interrompre. Dans un plan-séquence magnifique, tout en tensions réciproques, on assiste à un face à face où les expressions du visage du père, son désarroi, sont scrutées par le fils abusé qui veut faire admettre à son père combien le manque de confiance et de courage ont été dévastateurs chez un gamin de treize ans qui ne cherchait légitimement que la protection paternelle. Mais à quel « père » se vouer pourrait-on se demander ? Ce moment décisif nous est donné à voir, il est le déclencheur du re-tissage du rapport qui s’était délié et que désire résolument renouer Emmanuel.
Emmanuel dispose de plusieurs heures d’enregistrements audio. Et c’est par ce biais qu’il choisit de faire taire le silence de tant de longues années, de faire connaître et de rendre public son témoignage en les confiant à sa cousine Claudia.
La réalisatrice explore tout ce matériel audio avec son équipe, et le challenge qui s’annonce sera la mise en images cinématographiques. La construction présente des analogies avec les films d’Eric Caravaca Carré 35 (2017) et de Michel Leclerc Pingouins et Goëlands et leurs 500 Petits (2021), deux références autoscopiques majeures présentées en leur temps sur les écrans des Cramés de la Bobine. Ainsi au cinéma du réel au temps présent, se joignent opportunément des documents d’archives personnelles de la famille Siess et du Maire de Courtavon en Alsace (super huit, VHS et photos…).
Ce film bouleverse et concerne en ce qu’il convoque des souvenirs vécus —les communions solennelles, le patronage où le curé « sympa » joue de la guitare…—. Il permet l’évocation de témoignages, c’est une démarche extrêmement courageuse d’Emmanuel et de Claudia, documentariste. À la qualité du son s’ajoute un montage virtuose et frontal également fait d’images prises par Emmanuel lui même (y compris avec son téléphone). La reconstitution de la déposition très pointilleuse à la gendarmerie, doit permettre de catégoriser le délit ou le crime. L’adjudant met un point d’honneur à transcrire scrupuleusement les faits dans les moindres détails. Cette démarche a été soutenue et encouragée par la Procureure de la République qui a préconisé la diffusion du long-métrage dans les Écoles de Magistrature.
Le dispositif de « La Déposition » montre combien la détermination de libérer sa parole a été rendue possible par l’écoute attentive des représentants de l’Église, de l’adjudant de gendarmerie et de la Justice. Claudia Marschal apporte sa remarquable contribution de documentariste, en soutenant littéralement la démarche de son cousin, de la réécriture du projet à la diffusion en salles de cinéma dans un film abouti et qui ne juge pas ; il vient en soutien à la cause des enfants abusés et qui auront choisi à leur corps défendant, de dire ou de taire à jamais…
Ce film à quatre mains —celles de Claudia et d’Emmanuel— se conclut sur une scène de colère à deux voix, celle d’Emmanuel rejointe par celle de son père Robert, finalement pétri de culpabilité et de remords. Ce dernier crie son désarroi de n’avoir rien fait plus tôt. Tous deux sont adossés à l’ancien presbytère où ils cohabitent, à une dizaine de mètres de l’église du village de Courtavon (68) où le curé Hubert officie ce jour-là encore. Le soleil contraste les visages et semble sortir Robert de son aveuglement. Une relation de confiance se renoue sous nos yeux entre Emmanuel et son père. Emmanuel filme caméra au poing ce moment d’émotion intense. Ensemble, il y a des colères jubilatoires et salvatrices… annonciatrices d’une confiance retrouvée qui nous l’espérons, sera un soulagement dans le tourment d’Emmanuel. Le crime est reconnu et ça compte même si le curé ne sera jamais condamné, prescription oblige.

Les Cramés de la Bobine ont eu le grand plaisir d’accueillir Claudia Marschal pour la présentation de son film intimiste. Les échanges avec le public ont été très prolifiques, la projection induisant nécessairement des questions auxquelles des réponses très détaillées auront été généreusement apportées. Le film primé à Locarno (prix Mario Zucchi 2024) a reçu un bon accueil en France, seule la projection de Mulhouse a été suivie de critiques virulentes voire détestables à l’endroit du protagoniste, notamment face à un public venu soutenir le curé Hubert, non loin du village où vit Emmanuel.

[1] Jean-Marc Sauvé, préside la Commission indépendante sur les abus sexuels sur mineurs dans l’Église (Ciase), commis par des membres du clergé et tend à comprendre l’ampleur du phénomène de 1950 à 2020, ses causes majeures mais aussi de formuler des recommandations. Faire cesser ces scandales que l’Église a seulement commencé à admettre publiquement et à lutter contre eux autour des années 2000, ne se reproduisent plus. Créée le 8/02/2019, elle a été financée à hauteur de trois millions d’euros par l’Église.

Filmographie De Claudia Marschal
La déposition 2024, film présenté le 8 janvier 2025 par la réalisatrice à AlTiCiné de Montargis (45)
Sur nos lèvres 2022
un film de commande sur le bâton de rouge à lèvre, objet iconique et hautement politique.
Dans notre paradis 2019 In our paradise
Le destin de deux sœurs originaires de Bosnie-Herzégovine dans leur parcours à l’étranger. C’est un film coup de cœur qui a été présenté aux festivals de Sheffield… et qui a reçu un excellent accueil au Japon.
Qui veut manger des super-héros 2015 avec Ian Simpson
série de 5 épisodes d’animation (26mn) diffusée sur Arte
Le temps de l’usine 2013 (Myrtille Moniot)
En qualité de cheffe-opératrice sur les traces de mémoire des usines textiles fermées à Troyes.
I Am Kombi 2012 (L’Increvable Combi se raconte)
France 5. C’est l’histoire de l’aventure de Combi VolksWagen. À chaque période sa place dans le monde. C’est un conte plein de rebondissements de la France à la Californie, en passant par la Suisse et l’Italie pour reprendre une nouvelle vie à Kinshasa…
Là bas
1er long métrage produit par France 3. Film très personnel où la réalisatrice fait la connaissance d’un Texan venu dans sa tenue de cow-boy chercher les traces de ses ancêtres venus d’Alsace et dont sa communauté a gardé le langage dans leur état brûlé par le soleil où on entend toujours l’accent familier à la réalisatrice de son Alsace natale et brumeuse.
La couleur qu’on a derrière les yeux (Céline Carridoit)

Quartier Lafarge 2006
La cité ouvrière construite en 1913 et désertée aujourd’hui à Viviers en Ardèche
Al Païs
La reconstruction du village de Naussac au moment de la mise en eau d’un barrage. Production collective de l’École de Lussas… 12 réalisateurs pour un seul documentaire !

Pierre O.


Joyland — Saïm Sadiq

Joyland est une comédie dramatique transgenre dont la réalisation est très libre. Le cinéma pakistanais est rare en France, et c’est un sujet peu abordé que Saïm Sadiq a choisi pour son premier long métrage. Il plonge sa caméra dans une famille aux rapports inextricablement agencés autour de représentations et de modes de vie dont il est difficile de se départir. Le réalisateur propose une galerie de portraits dont les personnages sont filmés à égalité, sans caricature mais en présentant toutefois leur originalité ; c’est un portrait “pluriel”.

Haider (Ali Junejo), jeune adulte en quête d’identité est ballotté dans un monde dont il ne saisit pas les codes, sa virilité est mise en cause, son identité sexuelle encore en remaniements, … Il semble parachuté au milieu de cette famille obligée de composer avec la modernité quand tout semble strictement bordé. Et puis il y a Biba et ses rêves, elle interprète magnifiquement ce qu’elle est dans la vie, une actrice transgenre (Alina Khan). Il y a enfin tous les membres de cette famille menant une vie communautaire, se  dépêtrant comme ils le peuvent d’un patriarcat d’une voilure à géométrie variable…

Tout ce dont on peut rêver de ses projets et de sa vie même, et qu’on pourra faire ou ne pas faire. Tenter d’infléchir sa destinée en frisant la transgression. Réaliser enfin que les promesses d’avant mariage sont vite oubliées. Et puis finalement décider d’en finir car ce monde n’est décidément pas vivable. La tragédie antique retrouve tous ses accents sous la caméra de S. Sadiq (Prix d’Un certain regard à Cannes) dont l’objectif ponctue son premier long métrage d’images très originales et de lumières somptueuses. En regardant ce film d’une rare liberté, j’ai oublié le Pakistan en me disant que son histoire touchait l’universel.

Pierre

Godland — Hlynur Pálmason (2)

Godland est la fresque sublime, d’un voyage initiatique en terres hostiles, où la nature semble tenir le rôle principal. Hlynur Pálmason nous transporte sur les traces de Lucas, prêtre parti de son Danemark natal, construire une église et photographier la population au milieu de paysages sauvages, équipé de son lourd matériel photographique (chambre à plaques grand format et laboratoire mobile). Des références constantes à la photographie structurent Godland, long métrage dont les paysages grandioses sont paradoxalement magnifiés, serrés dans un cadre carré aux bords arrondis rappelant les premières diapositives Kodachrome 6X6.

C’est un voyage en deux parties, long et périlleux, à cheval dans des rivières prêtes à déborder, dans des terres gorgées d’eau ou longeant un volcan en éruption… la conquête d’un territoire —de celles qu’on a connues aux temps des westerns de J. Ford, A. Penn, ou de W. Herzog—, comme un voyage initiatique que le prêtre s’impose.

Dans un second temps, c’est un choc frontal des cultures, la construction d’une église dans un village va révéler la vraie nature des hommes ; en particulier celles de deux d’entre-eux que tout oppose. Lucas un prêtre danois idéaliste (Elliott Crosset Hove) à qui rien ne pourrait résister —allant jusqu’à perdre par la noyade, son traducteur pour gagner l’autre rive—, et Ragnar, Islandais (Ingvar Sigurðsson), homme tout d’ardeur  et d’expérience au caractère trempé dans les eaux froides du Grand Nord.

Lucas se confronte à un pays, une terre dont il ne comprend ni la langue ni les usages de ses habitants… la religion qu’il doit porter là ne lui viendra pas en aide. La vie islandaise forgée par des siècles de rudesse, a sa propre mystique qui surgit dans le film sous la forme de comptines et de contes que Ragnar se plaît à narrer en s’en amusant, dans un islandais bien incompréhensible du prêtre danois, à l’instar des trente façons de décrire un temps pluvieux sur le bateau pour l’Islande. Petite note en passant, pensez à réécouter “50 words for snow” (Kate Bush 2013), ce que j’ai fait en écrivant.

C’est un film en opposition dans sa temporalité, le tournage s’étend sur plusieurs saisons donnant des images spectaculaires d’une nature sauvage de glaciers, de tourbières figées dans une éternité que le prêtre, homme de la modernité voudrait fixer en instantanés sur les plaques de collodion humide de sa chambre photographique. Un temps qui s’étire au gré des saisons allant jusqu’à la lente décomposition d’un cadavre de cheval jusqu’à sa disparition.

La quête de Dieu, pour qui Lucas se prendrait volontiers, dans une parole hallucinée conduira sa démarche mystique au travers de la lutte, de doute et de la mort qui le frôle … et de l’amour charnel. Mais le langage de l’amour a également ses codes, et mieux vaut ne pas les transgresser, ce que le jeune prêtre tombé sous le charme d’Anna apprendra à ses dépends. Ida, soeur d’Anna, jeune fille facétieuse (Ída Mekkín Hlynsdóttir, fille du réalisateur) s’amuse avec bienveillance des maladresses de Lucas sous le regard défiant de leur père.

L’humilité d’un apprentissage n’aura pas été l’apanage de Lucas qui devra s’affronter finalement dans un combat de lutte, au vieux Ragnar. C’en est trop, Lucas le photographe ne pourra jamais tendre son image à Ragnar qui lui réclame son portrait, pas plus qu’il n’aura su absoudre ses pêchés.

Un parcours initiatique qui vire au cauchemar et se mue en furie meurtrière qui emportera les deux protagonistes principaux de Godland.

Pierre

Ariaferma (3) — Leonardo Di Constanzo

Le film s’ouvre autour d’un feu de camp. Des gardiens au repos vident leurs bières en attendant la quille (la fermeture pour démantèlement de leur établissement pénitentiaire). Ça se passe à l’écart, dans un champ, et ce plan inaugural ouvre “un champ des possibles”. Le titre Ariaferma en forme d’oxymore pourrait signifier “l’air arrêté (en suspens)” ou encore un “air ferme (strict)”, comme si c’était de cet air ou de cette ambiance que dépendaient les événements qui adviennent au cours de la chronique d’une fin annoncée aux rebonds multiples.

Les nombreux plans et portraits sont filmés en contre-plongée en opposition aux vues surplombantes des bâtiments vétustes. Le réalisateur (Di Constanzo) propose sa vision par un procédé photographique, la bascule qui consiste à modifier les axes de prises de vues pour en redresser les perspectives. Le spectateur se trouve dans une position d’inconfort ; ces anamorphoses sont les visions déformées des murs délabrés et les traits des visages accentués par le procédé.

Mais la bascule opère également dans le registre des valeurs humaines, et de psychologies improbables dans un lieu où le fonctionnement en mode dégradé n’est pas prévu par le règlement.

Des plans serrés sur les visages mutiques dans une pénombre parfois inquiétante, ou des plans fixes sur l’architecture faite d’arêtes vives, augmentent l’impression de déséquilibre. C’est la vision d’un monde où tout peut se transformer avant de disparaître, un lieu de claustration et de création : fraternité quasi paternelle faite d’instincts engourdis de ceux qui sont oubliés là, rétablissement toute honte bue d’une relation de voisinage longtemps oubliée, ou convergence de deux collectifs en opposition à profiter des bonnes choses.

Un scénario sur le fil, où ce qui pourrait basculer à tout moment (cf. les commentaires de Claude et Georges), nous invite à un exercice d’équilibre subtil et très fort. Des rôles écrits en sorte qu’ils empêchent ce mouvement de bascule et obligent à repenser les idées reçues sur la morale des détenus, ou la probité de leurs gardiens… Di Constanzo évite l’écueil de la révolte (attendue ?) dans une violence néanmoins contenue.

La question ne sera pas tranchée de ce qui relève de la plus grande transgression. D’une part, la revendication portée par Lagioia (Silvio Orlando) d’accéder à une forme de liberté, préparation des repas, convivialité retrouvée d’un dîner pris en commun d’un côté, et d’autre part, se sentir investi d’une toute puissance en refermant la sphère de la décision intra-muros sans en référer à la hiérarchie des “événements indésirables”.

Mais nous avions été avertis dès l’annonce du transfert de l’ensemble des détenus et l’effacement simultané de la directrice, quand on sait la primauté de la hiérarchie du système carcéral et les modalités d’application des peines (Surveiller et punir— Foucault, 1975). La nomination de Gargiulo (Toni Servillo) est le moment déterminant du film. Chez les condamnés à de longues peines le temps s’écoule autrement, les rapports entre les hommes sont marqués comme au fer des cicatrices sur leur visage. Tout change et tout semble s’arrêter, et pourtant… “Ariaferma”. Le temps tenu par les gardiens est ponctué du bruit des clés ou des trappes de visite qui s’ouvrent bruyamment jour et nuit.

Bien sûr, j’ai lu les superbes commentaires de Claude et de Georges et refait ma copie en souhaitant la conclure par des associations.

  • À commencer par celle de Felice et Oreste, les deux napolitains de Nostalgia (Mario Martone) que la même scène de crime avait fait basculer d’un côté et de l’autre (de la culpabilité perpétuelle et de la tentative (avortée) de pardon et de rédemption.
  • Shutter Island (Martin Scorsese) tourne également les figures de l’incarcération insulaire où les roches érodées prennent des formes humaines, l’humanité se trouve transfigurée entre délire et terribles visions oniriques.
  • “Lettres mortes” (Patrick Faugeras, psychanalyste) correspondance censurée de la nef des fous, Hôpital de San Girolamo à Volterra, 1900-1980, traduit et présente une centaine des courriers (écrits par les patients et jamais expédiés, reçus par l’administration et jamais remis) invitant le lecteur à se reconnaître avec le destinataire de ces messages jamais transmis. Le recueil des courriers est accompagné de dix reproductions en quadrichromie qui évoquent en tous points la prison d’Ariaferma.
  • J’ai enfin pensé au sublime et terrible essai cinématographique de Jean-Daniel Pollet “L’ordre”(1973), tourné dans la léproserie de l’île de Spinalonga (Grèce) où les malades sont finalement condamnés à vivre sans espoir de retour après leur guérison, dans une ultime relégation.

Pierre

Les Pires – Lise Akoka et Romane Gueret

Les Pires, c’est ainsi que sont désignés les gamins du Quartier Picasso à Berck sur Mer, choisis pour tourner là une fiction à partir d’un casting sauvage. Pour les habitants, les Pires seraient les enfants des autres… des graines de crapules faits acteurs le temps d’un projet de film, et qui pourraient montrer une mauvaise image des Gens du Nord, mais j’en dis trop car nous sommes déjà dans la fiction. Le scénario est une mise en abîme, un film construit autour du tournage d’une chronique de jeunesses en cité… presque-documentaire qui se présente finalement comme une fiction au scénario très écrit, depuis la scène inaugurale du casting jusqu’au grand plateau de la scène finale, à l’envol de quatre mille pigeons en présence de tous les habitants de Picasso.
Les références du genre sont multiples et on pense à Truffaut, à La Nuit Américaine (tournage d’un tournage), et aux 400 coups où un Antoine Doinel aurait pris le prénom plus au goût du jour de Ryan (Timéo Mahaut, remarquable). L’alchimie savamment entretenue entre documentaire et œuvre de fiction, fait apparaitre des personnages dont les portraits ont été tracés tout en finesse (langages, attitudes corporelles…). La caméra filme en plan serrés, jamais voyeuriste. Les rôles sont incarnés, “incorporés” serait peu dire, et totalement engagés (prodigieuse Mallory Wanecque dont il faudra suivre la carrière). Pour ma part outre Truffaut déjà cité, j’ai retrouvé quelque chose de Jean Schmidt (Comme les Anges déchus de la planète Saint-Michel—1979) dans une forme ethnographique qui vise à montrer des mondes souvent proches et que nous ne connaissons pas. L’adolescence enjouée des Pires peut également rappeler les jeunes issus de Memphis (TN) ville sinistrée du Sud (Soul Kids de Hugo Sobelman—2021), prêts à tout pour réussir leur formation musicale.
Les deux jeunes co-réalisatrices dont l’une a fait des études de psychologie, présentent une humanité loin des caricatures outrancières des Cht’is de Bruno Dumont (Le P’tit Quinquin)… C’est un film lumineux d’une jeunesse pleine de tonus. Plonger leur caméra de cette manière dans les décors peu reluisants des quartiers déshérités s’inscrit comme geste politique ; ce film est beau car c’est aussi un parti pris esthétique de « balancer » des gueules d’ange (casting mixte composé de vrais acteurs et d’ados non-professionnels in situ) parmi les quartiers laissés à l’abandon du Nord.
C’est l’invitation à (re)penser notre époque avec le regard d’une prometteuse nouvelle génération de cinéastes. L’image finale d’un envol de pigeons voyageurs au grand soleil, évoque l’aspiration bien légitime de Lily, et de bien d’autres au même âge, de quitter l’enfance et poursuivre son projet de devenir une actrice professionnelle. C’est en bonne voie…
Pierre

Saint-Omer — Alice Diop (3)

C’est difficile de revenir sur la chose jugée, c’est pourtant l’exercice auquel nous soumet Alice Diop dans son film Saint-Omer, tiré d’un fait réel. Nous avions connu le genre “close-up”, terme que je préfèrerai au “huis-clos” qui peut-être pris dans une double acception, juridique et cinématographique. Que ce soit la représentation à l’écran d’une salle d’audience —cf. les films cités par Sylvie, “Douze hommes en colère” où Sydney Lumet observe comment se forme le jugement à plusieurs dans les débats internes au jury d’Assises U.S., ou encore les contraintes multiples et terribles subies par Yves Montand dans “l’Aveu “de Costa Gavras… De mon côté, la succession de plan fixes m’a plutôt renvoyé aux “Délits flagrants “de Raymond Depardon, qui avait reçu l’autorisation de filmer en salle d’audience. Et où le photographe-documentariste fait se poser la question de la responsabilité du délinquant au moment où il commet ses actes. Mais dans le cas de Fabienne Kabou, mère infanticide qui a inspiré le scénario d’Alice Diop, Marie Ndiaye et Amrita David, la question persiste de connaitre les raisons d’un tel acte. Serait-ce une “dépression” profonde, qui aurait conduit la mère dans son geste monstrueux ? S’agirait-il encore d’une forme de dissociation psychique faite de maraboutages, de mythomanie, ou d’autres points aveugles… et dans ce cas ne s’agirait-il pas d’ une forme psychose voire de schizophrénie, par conséquent ce serait de soins dont aurait besoin la mère meurtrière ; mais cette hypothèse est écartée par le tribunal laissant les expertises psychiatriques en suspens. Et puis il y a les projections morbides dont l’accusée —énigmatiquement interprétée par Guslagie Malanda—, aurait elle-même été victime avant de les retourner vers sa fille dans son geste fatal. Le jugement est difficile. Néanmoins Alice Diop ajoute d’autres propositions, celui de la “marque” mortifère portée sur sa fille Elise par la jeune mère qui se sent invisibilisée et que tout semble dépasser, intention rappelant les femmes tondues à la Libération en ouverture du film. Enfin, la réalisatrice renvoie par les images allusives du “Médée de Pier Paolo Pasolini, à la tragédie mythologique dont les répétitions des meurtres d’âmes, fût-ce de ses propres enfants demeurent décidément intemporels. L’écriture du scénario à quatre mains est remarquable en ce qu’il invite en réflexions de tous ordres, sociologiques et politiques, anthropologiques et linguistiques, et continuent de questionner la psychopathologie de cette mère mortifiée, mortifère et meurtrière.

Pierre