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Qui chante là-bas?-Slobodan Sijan (2)

  Quelques fils rouges

Les nombreux fils rouges tissent la toile de la destruction finale de la société : 

-l’obsession du règlement de la part du patron du bus, jusqu’à l’absurde puisqu’il interdit même de chanter dans son bus (D’où le titre, « Qui chante là-bas ? »). Le chasseur, non autorisé à monter, en pleine lande, au motif qu’il n’y a pas d’arrêt, est abasourdi : « Vous n’êtes pas normal ». « C’est le règlement »

– la doctrine de l’ordre pour le notable germanophile, en réalité pronazi. Le militaire lui dit « Tu aimerais les voir venir hein ? » Et il confirme : « Au moins il y aurait de l’ordre et de la discipline ».

– la corruption (vendre les billets plusieurs fois, l’arnaque aux passagers sur le droit de péage, la mauvaise viande en vente forcée etc.)  

– L’individualisme (en particulier à travers le choix des places dans le bus).

– les préjugés racistes du notable créent un crescendo jusqu’au lynchage collectif. 

            D’abord son commentaire au patron du bus en montant dans le bus : « On ne va pas voyager avec des tziganes ». 

            Puis, quand le chanteur prévient le vétéran qu’il risque de se faire voler son portefeuille qui dépasse de sa poche,le notable montre du doigt les tziganes « ces deux-là sont « le genre qui vole devant ton nez ». S’ils touchent ma poche je les tue », le rejoint le vétéran.  

            Il va aussi mettre en garde la mariée contre les tziganes avec lesquels elle joue et gagne : « Soyez prudente ma fille, vous allez tout perdre ce sont des voleurs ». 

            Le préjugé raciste devient accusation directe quand le chanteur de charme ne retrouve pas son billet, le notable lui dit « Demande à ton collègue musicien où il est ». Le chanteur se défend d’être assimilé aux tziganes « C’est une insulte, je suis une vedette ». Et pourtant on comprend dans le film que les vrais musiciens sont les tziganes. Au mépris social du chanteur de charme répond le mépris artistique du tzigane : « Ce n’est pas avec ta voix que tu vas gagner de quoi vivre « .  

            Après la scène du chasseur expulsé du bus et trouvant le portefeuille du vétéran tombé à terre, la violence va éclater dans le bus contre les bohémiens accusés de vol sur la base de ces seuls préjugés que le notable a instillés chez les autres voyageurs, un par un (le patron de bus, le vétéran, les mariés, le chanteur de charme) : « Pourquoi perdre du temps à fouiller des gens honnêtes, nous savons qui vole ici », dit-il d’autorité quand le tuberculeux propose de fouiller tout le monde. 

– Une morale conventionnelle hypocrite. Le qu’en dira-t-on est le maître mot.  

Ainsi les mariés s’embrassant dans le bus, leur certificat de mariage va être vérifié : « Quelle honte. Devant tout le monde » dit le vétéran. Le patron du bus leur nie malgré tout ce droit mais amicalement. 

            Encore une situation poussée à l’extrême par le cinéaste, la scène des voyeurs : ils vont tous, sauf les tziganes, regarder cachés derrière les arbres les mariés impatients de consommer le mariage. « Ils devraient avoir honte. Devant tout le monde » dit le notable et au chanteur qui fait remarquer « C’est nous qui sommes venus les regarder », il répond : « quand même ». Les mariés se rhabillent et le notable leur crie « Quelle honte ».

            Puis le bus repart et le notable refuse la place que lui cède la jeune fille, notons que le marié entreprenant ne subit pas sa réprobation mais la mariée, le notable est donc aussi sexiste. Il réaffirme la bienséance liée à son idéologie pronazie : « C’est le résultat du manque de discipline et du chaos général, les gens honnêtes doivent rougir et baisser les yeux. Le chanteur de charme une fois de plus n’est pas d’accord : « C’est nous qui sommes mal élevés ». dit-il. 

Dans ce monde où seules comptent les apparences sociales, les tziganes sont, comme ils le chantent, les « infortunés ». Le vétéran lui n’accepte pas d’être traité de pauvre par le ténor et préfère payer cinq billets pour ne pas subir l’opprobre social. Pourtant, les pauvres ne sont pas ceux que l’on croit, les musiciens tziganes sont même payés par le patron du bus pour animer le repas et par le chanteur qui leur demande une valse.  Les voleurs ne sont pas non plus ceux que l’on croit, le patron du bus arnaque les voyageurs sur le droit de péage tout en n’acceptant pas que son fils et lui soient traités de « menteurs devant tout le monde » ; ce sont les tziganes qui sont traités à tort de menteurs et de voleurs. Le notable, qui se prétend savant, est celui qui a le plus mauvais jugement sur le pont, il note la sagesse populaire dans un carnet mais ne la reconnaît pas dans les chansons des tziganes. 

LE RÊVE ET LA REALITE

Tout le film interroge sur le rêve et la réalité. Ainsi, que vient faire le triangle amoureux qui s’installe dès que les mariés montent dans le bus et que le chanteur cède la place à la mariée et qui finit par un photogramme où chacun des mariés dort sur une épaule du chanteur ? On peut y voir, au moins pour un niveau de lecture, un jeu entre rêve et réalité. 

Le marié vit dans la réalité et au niveau le plus terre à terre. Quand les voyageurs se plaignent d’avoir faim, « On va crever de faim » dit le chanteur, le marié dit lui aussi qu’il a faim tout en mangeant et alors qu’il est le seul à voyager avec un panier de provisions sur les genoux ! Il n’y a aucune scène d’amour, il n’exprime jamais de la tendresse ou des sentiments. La mariée apparaît comme le cerveau du couple et lui parle comme une mère à un enfant, le marié n’exprime que des besoins corporels élémentaires. 

Le chanteur de charme, dans son jeu de séduction, va apporter ces sentiments à la mariée, qui va y être sensible, même si cela nous semble convenu et décalé vu la situation : lui céder sa place galamment, lui dédier une chanson romantique, l’inviter à une valse. On peut se demander ce qui attire la mariée chez lui, il vante son âge et son expérience, le marié n’étant qu’un gamin ( » Qu’est-ce que tu fiches avec lui la vie est brève « , ainsi qu’une position sociale qu’il espère conquérir… Mais ce qui me semble décisif c’est que le mari est incapable de s’élever au-dessus de la réalité primaire tandis que le séducteur vit dans le rêve qu’il va lui promettre d’incarner et de réaliser ensemble (avec force conditionnels dépeignant un bonheur ensemble, « si tu étais à moi, si j’étais à sa place, etc.). Il lui promet de l’emmener voir la mer tandis que le marié veut rebrousser chemin (« nous irons à la mer l’année prochaine »)

Et tous deux, la mariée et le chanteur vont se trouver bien ensemble au fil des conversations contre toute attente, en tout cas la mienne qui ne voyait dans le personnage du chanteur qu’un bellâtre égocentré, car ils vivent dans leurs projets, dans un avenir rêvé, pas dans la dure réalité présente : elle voyage pour aller voir la mer et on devine qu’elle s’est mariée pour pouvoir partir de chez ses parents dans ce but. Il voyage pour passer une audition et se croit déjà engagé et en haut de l’affiche. 

Les chansons qui structurent le film nous racontent la réalité comme un mauvais rêve, un cauchemar éveillé. « Ah ma douce maman, si ce n’était qu’un rêve ! »  Car un monde aussi horrible ne peut qu’être un rêve… »  Malheureusement Sijan nous dit que c’est bel et bien la réalité de cette société yougoslave. Et la nôtre ?

Les citations sont par force approximatives. Vous aurez remarqué les sous-titres en français : la traduction n’est pas forcément formidable non plus… 

Monica Jornet

A Propos de « Ciné-Culte »

Il ne faut pas s’y tromper, il n’y a qu’au cinéma qu’on voit du cinéma. Des mois de confinement nous ont fait croire à la télé comme début et fin de tout. Pourtant, voir ou revoir un film sur un grand écran, c’est une chance, un cadeau.
Dans la série Ciné-culte, dimanche soir nous avons pu voir « Qui chante là-bas » de Slobodan Sijan. Tout comme chaque rêve mérite d’être interprété, chaque film mérite d’être débattu, que ce soit notre débat intérieur, ou plus convivialement dans la salle, comme aux Cramés de la Bobine. Nous vous invitons à lire ci-dessous la première partie des notes de présentation et de débat de Monica Jornet, la suite de cette publication Mercredi.

Qui chante là bas?-Slodoban Sijan (1)

COMPLEMENT DE DEBAT

  

Il ne manquerait plus que tout le monde chante (Le patron du bus). Les gens comme moi ne se noient pas si facilement. (Le notable pronazi). L’amour et la vie c’est comme une chanson. Si elle ne vient pas au bon moment c’est fini (Le chanteur de charme). Oh… si ce n’était qu’un rêve, si ce n’était qu’un rêve… (Les musiciens tziganes).

RETOUR SUR LE CONTEXTE

Vous vous souvenez de la didascalie qui ouvre le film : « A la veille de l’attaque allemande, le 5 avril 1941 quelque part en Serbie… » Et de la toute première chanson de Miodrag : « Le jour se lève le samedi… »   Le terrible bombardement de Belgrade par la Luftwaffe que subit le bus à son arrivée dans la capitale, marque le début de l’invasion de la Yougoslavie, il s’agit de l’opération Châtiment déclenchée par l’Allemagne, sans déclaration de guerre, le dimanche 6 avril 1941. L’armée de l’air yougoslave ne disposant pas d’une défense aérienne suffisante, la ville a été détruite, ce qui rappelle l’ironie de la chanson de Miodrag : « Notre armée est prête pour l’assaut et elle tient prêt un petit canon ». L’action dure bien du samedi 5 avril au dimanche 6 avril, après la nuit sous garde de l’armée yougoslave tandis que le bus a été réquisitionné pour emmener la troupe. « Il n’y a plus de dimanche », chante Miodrag.

LA PARABOLE DE LA ROUTE

Un ménestrel accompagné d’un enfant joue et chante la fable de la société yougoslave à la veille de la guerre qui se déroule au cours du voyage en bus à Belgrade. Différentes scènes en trois actes introduits par les trois chansons, se succèdent, le quatrième acte fermant la pièce. 

« Le jour se lève le samedi, le soleil arrive en flottant, de loin. Des gens pauvres de chez nous n’attendent que ces rayons, yo ho yo ho. Pour partir à Belgrade, partir à Belgrade, prenez le bus de Krstic. Tout le monde se prépare, chacun a ses raisons, mais pas toujours de la chance.

Moi, l’infortuné, je l’ai toujours été, c’est la peine qui me fait chanter pour oublier. Oh ma douce maman si ce n’était qu’un rêve… 

Un coup part, d’une embûche, notre maître il n’est plus, c’est le printemps 41, c’est le printemps, le mal s’approche. Oh ma douce maman ma douce maman, qu’est-ce qui se passe qu’est-ce qui se passe ? C’est une chanson triste qui me hante, la mort est venue nous voir et la paix a disparu. Moi, l’infortuné, etc.

Au-dessus des champs un corbeau plane et rassemble sa volée, cet oiseau de mauvais augure présage la guerre. Les boches chevauchent sur les chevaux noirs et font trembler l’Europe. Notre armée est prête pour l’assaut et elle tient prêt un petit canon.  Moi, l’infortuné, etc.

Depuis un bout de temps, les boches ont comploté ce vol fou et furieux pour détruire l’humanité et construire leur nouveau monde. La terre tremble, le monde entier s’écroule. Il n’y a plus de dimanche, la bête fasciste a détruit tout ce qui existait. Moi, l’infortuné, etc.

La première annonce les personnages, montant dans le bus pour se rendre à Belgrade. La deuxième annonce le « mal » fasciste qui approche, au moment de l’enterrement. La troisième annonce l’imminence de la guerre, de l’attaque des Allemands.  On vient de voir le fils enrôlé dans l’armée et le bus va repartir après la nuit. Puis ce sera l’explosion de la violence, d’abord dans le bus, puis sur le bus. La société menacée par le fascisme, est déjà atteinte par ce mal. 

Dans cette fable politique, les voyageurs forment un microcosme, une métonymie de la Yougoslavie. La route est semée d’embûches et les mène à la mort de façon de plus en plus certaine mais les hommes et femmes du bus s’entêtent à poursuivre le voyage, et comme dans les contes et légendes du Moyen-Âge, les avertissements quant à la menace de la guerre ne manquent pas pour faire demi-tour mais ne sont jamais écoutés. Il y a trois avertissements : – lorsque le bus est stoppé car la route est barrée par les militaires, le patron du bus propose de faire un détour ou de retourner au point de départ : « L’armée par ici, ça ne présage rien de bon ». Lorsque le bus repart après la nuit sous garde de l’armée, c’est le marié qui propose de rentrer mais la mariée ne l’écoute pas.  Et peu avant la fin, le bus croise un homme qui fuit sur une cariole et leur conseille de ne pas continuer vers Belgrade car il y a u une alerte nocturne, un bombardement est imminent. 

La seule marche arrière du bus sur ordre de l’armée ne fait que les persuader de poursuivre par un chemin encore plus difficile et infernal sur lequel ils vont trouver l’absurde (scène de la route labourée) et la mort (scène de l’enterrement) allant jusqu’à suivre à pied un corbillard. 

La fable est aussi une farce. Le comique n’est jamais loin du tragique et vice-versa. Scène séduction du ténor en plein enterrement suivie de la scène surréaliste du lancer de pierre pour emballer les chevaux du corbillard. Ou encore celle du notable trompe-la-mort, qui détient la vérité sur tout, tombé du pont qu’il affirmait être solide, puis blessé par le chasseur et aussi maladroit que lui pour attraper le lièvre alors qu’il vient de dire « je suis rapide et adroit ». Évoquons enfin la scène de Misko conduisant les yeux bandés où la rationalité du notable se rend devant la peur de l’accident mortel. 

Leur monde court ainsi, comme le bus, à sa perte et rien ne peut plus enrayer cet engrenage qui n’est en rien le fait d’un destin, d’une fatalité, d’une divinité. C’est une condamnation à une mort inéluctable dont la société est responsable : « Ils ont occupé la moitié de l’Europe, c’est notre tour », dit le notable. Et lui-même, pronazi est défini ainsi : « Il est indestructible ». On le voit lorsque le tuberculeux, regardant ses radios de poumons au bord de la rivière affirme : « Voyez-vous où va le monde, Les gens s’entretuent comme des animaux sauvages ». 

LA VIOLENCE


La société ne sait plus résoudre ses problèmes pacifiquement et par le droit. Le jeune qui enterre son oncle et maître vénéré du village parle des bergers qu’il a formés et sont devenus des docteurs, des ingénieurs etc. à la ville. Devant la tombe, il déclare ne plus vouloir accepter les lois : « Les lois sont pour les hommes mais eux ce sont des bêtes ». Il jure de tuer ceux qui l’ont tué tout en affirmant que son oncle était contre la vengeance et croyait en la justice et pour la réconciliation : « je sais tu m’aurais déconseillé » mais « ces bêtes doivent être arrêtées », « la seule chose raisonnable, je vais tuer ces voyous comme des rats ». Il prononce la phrase « je prends les choses en mains », tout comme, avant lui le paysan, qui labourait la route : « Il y a dix ans j’ai porté plainte contre l’État pour demander une indemnité. Puisque je vois que tout s’écroule je prends les choses en main. J’aurais mon argent même si j’en crève ». C’est ainsi qu’il instaure un droit de péage. 

Se faire justice soi-même, c’est instaurer la loi du plus fort et c’est enclencher l’escalade de la violence : le patron du bus pousse le laboureur gringalet hors de la route, ses fils du accourent et il leur ordonne de crever les pneus du bus. La scène du cimetière s’achève sur une fusillade et un premier mort dans le film.  La dernière chanson évoque la bête immonde du fascisme venant d’Allemagne mais ils se comportent déjà tous ainsi. La métaphore des humains se comportant comme des bêtes (à comprendre dans le sens de l’inhumanité), des humains qui sont des rats, voyagent au même titre que les cochons et valent moins (« Les cochons me rapportent plus que vous », dit le patron du bus) est filée tout au long du film. La seule touche de gentillesse et d’humanité est donnée par le fils conducteur « Mishko qui aime les singes au zoo. Il passe pour un idiot aux yeux de cette société malade et c’est le seul à avoir des émotions : le seul à pleurer la mort d’un être humain. 

La violence se retrouve dans tous les actes des personnages, y compris ceux qui sont contradictoires avec la rudesse, ce qui donne au jeu des acteurs un aspect de pantins comme lors de la danse macabre le long de la rivière et de la valse maladroite et désarticulée. Ou les scènes censées être amoureuses :  le marié, tout appétence primaire, dans une scène caricaturale consomme à la fois sa côtelette et le cou de la mariée à grosses bouchées. Lors de la scène où ils vont consommer le mariage, la mariée n’est pas violentée mais elle est tout de même obligée de dire « doucement on n’est pas là pour se battre ».  

Les conflits sont incessants et la menace de mort revient souvent. Le militaire veut tuer tout le monde à tout bout de champ : « je les tuerais tous les deux si on me ferme la caserne » dit-il parlant du père et du fils Krstic. « S’ils touchent ma poche je les tue » dit-il en parlant des musiciens.  Et « Les boches. je les ai tués comme des mouches ». Il propose d’aligner tous les boches contre un mur et de tirer.  

La mort guette sur tout le chemin.  « Au moins qu’on reste en vie », dit le chanteur de charme. « Mon dieu est-ce qu’on arrivera vivants » dit le tuberculeux. «  »Si tu tiens à te tuer, vas-y carrément » dit l’ouvrier sur le pont et c’est ce qu’ils vont faire en poursuivant le voyage en bus, chercher la mort. La mort est peut-être personnifiée par cette vieille femme silencieuse en noir qui se retrouve mystérieusement au fond du bus et ne joue strictement aucun rôle.

Paradoxalement le chasseur, qui est le seul à être armé, ne veut tuer personne avec son fusil qui part tout seul et sa maladresse qui devient proverbiale (toucher le notable au lieu du lièvre apporte d’ailleurs une note comique). « Je n’ai pas voulu » dit-il à chaque fois. L’arme ne fait pas la violence et, à l’inverse, les autres n’ont pas besoin d’armes pour exercer leur violence verbale et physique. De façon significative, quand le bus repart pour la dernière étape, le chasseur n’est pas autorisé à remonter : « avec toi tout explose » lui dit le patron du bus… Et en réalité, au cours des cinq dernières minutes du film, la violence éclate dans la petite société yougoslave du bus sans lui, : les tziganes sont battus par tous (sauf la mariée mais elle demande seulement d’épargner l’enfant). Ils sont attachés et le notable propose de leur couper les mains. C’est à ce moment effroyable que la violence éclate venant de l’extérieur, l’attaque allemande : le silence se fait quand on entend un avion. Puis le bus explose. Du bus incendié ne sortent vivants que les tziganes, de façon surréaliste puisqu’ils sont indemnes et que l’accordéon est intact. Les seuls survivants sont les innocents par rapport à cette violence et justement les « infortunés » de la société : les musiciens pauvres, le conducteur simplet enrôlé dans l’armée, le chasseur malchanceux expulsé du bus. 

Ces quelques notes jetées sur le papier avant la séance de cinéma, ne contiennent ni la présentation (avant et après la projection), ni évidemment le riche débat qui a suivi et auquel les Cramés de la Bobine vous invitent chaleureusement à participer.

Monica Jornet

Histoire de ma Femme- Ildiko Enyedi 

Voici un film dont le début de l’histoire est curieux. Un homme, Jakob,(Gibs Naber) loup de mer, capitaine au long cours assis dans un café en face d’un autre, fait le pari qu’il épousera la première femme qui entrera dans le café.

Se prépare à entrer dans le café une vieille dame, mais finalement, elle s’éloigne laissant la place à une autre. Elle s’assied et nous tourne le dos, Jakob s’en approche, miracle elle est jolie, il la demande en Mariage. Nous faisons connaissance de Lizzy (Léa Seydoux) pas le moins du monde étonnée de la situation, mais regardant curieusement ce bel homme, de grande taille, qui ne doute de rien. Elle accepte.

« Un film classique sublime, un chef-d’œuvre où tout est constamment suggéré, mais où rien n’est dit. C’est un film très fort sur les rapports entre les hommes et les femmes, sans jamais être simpliste. La réalisatrice montre la faiblesse de cet homme, ce capitaine de vaisseau qui voit sa volonté de tout contrôler, comme sur son bateau, voler en éclat face à cette femme ». Nous dit Jérôme Garcin.

Et durant le débat animé par Chantal, les cramés de la Bobine remarquaient avec elle, que cet homme ne contrôlait pas grand-chose quand il était sur terre. Ils remarquaient aussi que ce n’était pas l’histoire de sa femme. Nous ne la voyons qu’en creux, selon son point de vue. Et là, son point de vue n’est pas celui de ce marin capable de reflexion et de décisions courageuses, qui sait où sont les nuages qui éteindront un incendie sur le bateau de croisière qu’il dirige.

Car sur terre, il oscille entre l’affirmation de sa puissance virile et le ridicule — Nous le verrons mal négocier, mal choisir ses amis, se laisser séduire par un vil escroc, être discrètement gauche et décalé dans des réunions mondaines.

Il porte les stigmates du gars qui s’est fait tout seul. Toujours balançant entre sa rigueur de marin et sa naïveté essentielle. Entre les mots et les coups de poings que sa supériorité physique autorise – Entre le passage à l’acte et l’impossibilité de comprendre les situations, leurs conventions, leurs signes. D’ailleurs, sa demande en mariage, n’est-elle pas un passage à l’acte, une manière de se jeter à l’eau, qui substitue l’action à la connaissance, s’en remettant à une hypothétique et infantile bonne étoile ?

Sur terre, il est, la poésie en moins, un peu comme l’albatros de Baudelaire.

Et Lizzy voit immédiatement ce que cette situation a de ludique et s’en amuse et elle va être sa femme mystérieuse, inattendue, indiscernable, jolie, séduisante, aimante ou rejetante, sincère où cachottière, sujette à de profondes tristesses comme à des joies mondaines, avec leurs cortèges de marivaudages, fatuités, dépenses inconsidérées. Mais surtout elle est libre. Son mariage est un jeu qu’elle prend d’abord au sérieux, puis plus.

Lizzy, il ne la connaît pas plus que nous ne la connaitrons. Elle lui échappe. Et lui, pour une fois, habitué à ne pas comprendre veut la saisir. On ne sait pas s’il l’a aimé et même s’il en aurait été capable, mais ce dont il est capable, c’est d’être jaloux. Sa jalousie va être à la manière de celle de Swann, un prisme excitant et douloureux de la connaissance et du désir. Un jour, elle va fuir avec Dedin, son amant (Louis Garrel) et tenter de lui dérober un portefeuille d’actions. (au demeurant mal acquises par Jakob). Ce sera la fin de ce mariage.

On ne connaîtra pas Lizzy, elle n’est ici rien de plus que l’histoire de Jakob lui-même.  Et c’est une particularité et une beauté du jeu des acteurs, ils expriment peu d’émotions tendres, c’est un peu comme si cette histoire se déroulait en dehors d’eux mêmes.  

Et de Jakob qu’une seule chose rachète, ne pas avoir profité de la faiblesse de la toute jeune Grete, une amoureuse sincère qui aurait exigé d’être sincère, on ne connaîtra guère plus. Jakob le marin, ni meilleur ni pire qu’un autre, a tout simplement oublié comme dit Sénèque, « qu’il n’y a pas de vents favorables pour celui qui ne sait pas où il va ».

Georges

Amis Cramés de la Bobine et fidèles lecteurs Bonjour,
Surprise! le Site des Cramés de la Bobine nous annonçait ceci :

La parution de cet ouvrage de Monica, membre et présentatrice des Cramés de la Bobine, et voici qu’un second est en préparation, elle nous offre en avant première, ci-dessous, ce poème faussement simple et vraiment beau.
Nous vous en souhaitons bonne lecture.

Libres Pensées sous Licence Poétique -Monica Jornet

LE CINEMA (Double fatras)

J’aime le cinéma, nous y voilà.
La séance commence, c’est magique !

J’aime le cinéma, nous y voilà.
Nos places réservées, on les a déjà,             
les glaces à l’entracte, c’est préhistorique 
mais le pot de popcorn nous tend les bras.          
Pour les sièges, on va faire notre choix, 
plutôt ci plutôt ça, soyons logiques. 
Et d’où verra-t-on mieux le générique ?  
On y est. Il n’y a pas meilleur endroit, 
on laisse défiler les annonces, stoïques, 
prêts pour l’émoi, on oublie nos tracas.  
La séance commence, c’est magique ! 

La séance commence, c’est magique.
J’aime le cinéma, nous y voilà !

Ça commence, c’est magique. 
La lumière s’éteint. C’est le déclic. 
On est tout ouïe, on jubile à mi-voix, 
c’est la bande sonore, c’est la musique, 
et ces répliques qui coupent la chique.   
Sur l’écran, le malfrat sème l’effroi        
et nous, nous sommes dans tous nos états, 
dans la vraie vie, le plus antipathique 
gagnerait. Mais là ? Il y aura débat 
autour d’une pizza, bravos et critiques.
J’aime le cinéma, nous y voilà !

Monica Jornet

Libres pensées sous licence poétique. 
Les Editions Libertaires. 

En librairie le 26 août 2022 

Volume 2 à paraître en mars 2023. 

 

 Sous le ciel de Koutaïssi-Alexandre Koberitze

« À propos de Let the summer never comme again » premier film long métrage de Koberidze, présenté à Marseille, un certain JPR a écrit : « ce premier film sidère par sa propension à fabriquer à flot continu du merveilleux, de l’enchantement, et ne cesse de laisser la fiction élémentaire être nourrie de réalités documentaires glanées lors du tournage  » et pourquoi pas le second ?

« Tout s’explique, il suffit de ne pas chercher à comprendre » disait Gébé. Voici une sentence qui conviendrait plutôt bien à Alexandre Koberidze, il nous montre une Ville bien mystérieuse, une ville dont il se demande : qui suis-je pour filmer Koutaïssi ?

Avec ses cadrages insolites mais tellement justes, l’intelligence et la beauté de la bande-son : les créations musicales de Giorgi son frère, les chants grégoriens, une chanson de la superbe Gianna Nannini ou encore Claude Debussy, les chants des merles et rossignols. Et puis il y a ces plans qui se succèdent souvent d’une manière déconcertante, précise et gracieuse. (souvenons-nous des arbres).

Voici un réalisateur qui associe selon son goût le 16 mm, le numérique et les effets spéciaux, qui fait évoluer tous ses personnages semblant échappés d’un film muet et respirant l’humanité aussi facilement que l’air de Koutaïssi, il y a aussi ces décors qui sentent bon la vie…celle qu’on aime.

Car ce film est bien un hymne à la vie, il en exprime ce qu’elle a de meilleure. Cette bonne vie qui exige si peu et beaucoup à la fois, mais à qui ceux qui se satisfont de bonnes flâneries et d’heureuses rencontres, celles du hasard qui se déploie, créatif et chaque fois singulier, donne beaucoup. Au fond, elle n’exige qu’une chose, c’est qu’on la reconnaisse et qu’on l’aime. Et dans cette bonne ville, il y a des gens qui lui font confiance. (J’ai lu dans internet, un récit de voyage à Koutaïssi, le voyageur y est surpris que l’hôtelier soit incapable de lui fournir la clé de la chambre et constate que les voitures stationnent, portières non verrouillées, clés de contact sur le démarreur.)

Pour en rendre compte, Alexandre Koberidze filme souvent des enfants et des chiens, quoi de plus beau que les enfants et les chiens ? Dit-il. Pour les enfants, nous qui avons vu ce match de foot avec cette petite fille dribblant, sur fond musical de Gianni Nannini, nous avons certainement vu l’une des plus belles scènes du film et du cinéma en général. Mais ces enfants si joyeux ont parfois des regards inquiets, nous y reviendrons.

Et puis, il y a les chiens qu’on prétend errants dans Koutaïssi, ce n’est pas une lubie de cinéaste, c’est un état réel. Dans cette ville, les chiens sont ce qu’on appelle corniauds ou bâtards, ils évoluent sans colliers ni laisses, mais ils n’errent pas, (contrairement à ce que dit la critique) ils vont se promener, rencontrent des congénères, font un bout de route avec eux, puis rentrent à la maison, à moins qu’ils ne préfèrent se mêler aux humains pour regarder un match de foot, où encore, comme les badauds dans les bistrots, tout simplement voir du monde et humer le vent. Une ville où le régime de vie des chiens n’est pas dicté par celles des transports et des voitures, par l’utilité, où ils coexistent à part entière-traits d’union entre la nature animale et nous, pauvres dualistes que nous sommes-

Mais Koutaïssi est aussi ville de sortilèges, où un mauvais sort change le physique et la mémoire des amoureux qui viennent de se rencontrer, de sorte qu’ils ne peuvent plus se reconnaître l’une, l’autre. Ce qui n’inquiète pas outre mesure, car les habitants savent (et ce n’est pas du cinéma) que croire à la magie, au prodigieux les a préservés des pires idéologies, (vous savez celles qui, comme le disait François Revel, « pensent à notre place »).

Alors tout est-il pour le mieux dans le meilleur des mondes ? Il y a dans l’air de sourdes inquiètudes qui traversent les yeux des enfants. La catastrophe écologique qui vient, celle qui déjà brûle des millions d’hectares de forêts et tue les millions animaux qui y vivent, la neige qui ne tombe plus, et les meurtres de masse, figurés par une allégorie sur une barre de traction. Bref, il y a la force de l’entropie qui pourrait être comme le « rendez-vous à Samarcande » de l’espèce humaine. Et les enfants nous regardent, font ce qu’il y a de mieux pour nous et s’inquiètent de ce que nous faisons d’eux. Nous les spectateurs, à notre tour, nous les regardons.

Mais revenons au film, nous étions 22 pour le voir et quelques dizaines sans doute les autres jours de passage. Bien sûr, a-t-il laissé dubitatifs des spectateurs et d’autres l’ont admiré, comme pour chaque film en somme. J’ai le sentiment quant à moi d’avoir vu un film fabuleux. Qui suis-je pour filmer Koutaïssi ? Demandait Alexandre Koberidze, on pourrait répondre, celui qui sait montrer poétiquement que l’univers est comme replié dans des petites histoires, telles celles de Koutaïssi.

Avec sous le ciel… nous rencontrons pour la première fois Alexandre Kobertize, il nous montre un cinéma poétique où chaque moment est une surprise et c’est un ravissement. Donc à suivre….