Yurt- Nehir Tuna (2)

                                                         

Yurt, le premier long-métrage du réalisateur turc, Nehir Tuna, raconte une histoire d’adolescence qui a la particularité, comme l’indique une note à l’écran, de se dérouler dans les années 1990-2000. Durant cette période, les tensions entre les laïcs et les religieux sont exacerbées. Le réalisateur a beaucoup puisé dans son histoire personnelle pour raconter celle d’Ahmet, lycéen de quatorze ans, merveilleusement interprété par le jeune acteur débutant, Döga Karakas, récompensé par le prix d’interprétation masculine au festival de Marrakech.

    Le jour, Ahmet fréquente un lycée laïc et nationaliste qui glorifie la Turquie et celui qui lui a donné son indépendance, Mustafa Kémal, dit Atatürk, le père de la Turquie. Le soir, il rejoint le « yurt » dans lequel son père, pris d’une ferveur religieuse toute nouvelle et espérant une rédemption pour des fautes passées, l’oblige à suivre un enseignement coranique.

    Les yurt sont des pensionnats religieux destinés initialement aux enfants pauvres. Peu à peu ils sont devenus des lieux garantissant un enseignement de haut niveau et ont pu prospérer au fur et à mesure de la mise en place de mesures législatives et administratives favorables à l’Islam.

    D’emblée et sans explication, le réalisateur montre alternativement, un adolescent soucieux et peu attentif dans son lycée puis anxieux et mal à l’aise dans son établissement religieux qui a tout d’un univers carcéral et où il constate le vol de ses vêtements. Peu à peu, le spectateur comprend qu’Ahmet vit sous une pression insupportable. Le jour il doit absolument cacher qu’il se rend à l’école coranique ; le soir il doit oublier son univers familier, son confort bourgeois et faire oublier qu’il est d’origine favorisée. Il doit subir une discipline de fer et la vie commune dans un dortoir surpeuplé et inconfortable, et même recevoir d’un partisan laïc, la haine que lui inspirent les religieux. Ahmet s’enfuit du pensionnat, se fracture même le poignet volontairement pour échapper à son supplice. En pure perte car son père reste implacable.

    Confiant malgré tout en son père, n’ayant rien d’un enfant rebelle, condamné tantôt à le cacher, tantôt à montrer, qu’il est un bon musulman, Ahmet, grâce à Hakan un pensionnaire plus âgé, va tenter de concilier l’inconciliable. Dans ce lieu carcéral où les barreaux, l’obéissance aveugle, les interdits, les obligations, les sévices corporels et les humiliations sont là pour casser toute tentative d’expression personnelle, le jeune homme tente de trouver la lumière qui fera de lui un musulman touché par la grâce, avec pour objectif d’être admis dans «  le cercle », privilège réservé aux élus de Dieu pour leur conduite exemplaire.

    Nehir Tuna ne lésine pas sur l’utilisation des symboles : le feu (de l’enfer) , la lumière venant du dehors à travers les fenêtres hautes et du luminaire central de la salle d’étude ou encore le cercle , celui auquel il veut accéder mais qui représente aussi celui dans lequel il est enfermé.

    Le réalisateur aborde également la sexualité refoulée, le désir qui suinte çà et là par le biais de scènes furtives : deux jeunes garçons qui sortent en même temps des mêmes toilettes, des photos de femmes nues, un doigt caressant que le surveillant Yakup passe sur la joue de Hakan quand ils se croient seuls et qui laisse à penser lors du départ de Yakup chassé pour malveillance et mensonge, que Hakan était son objet sexuel. La tension maintenue tout au long du film semble s’ajuster aux pulsions sexuelles qu’Ahmet sent monter et grandir en lui à partir de l’instant où arrive dans son lycée une nouvelle élève qui lui fait vivre ses premiers émois amoureux.

    Dans cet espace de contrainte qu’est le yurt, Ahmet cherche un espace de liberté : dans l’écoute de la musique de Vivaldi que la belle Sevinç aime tant, dans des rêves érotiques, dans le refuge d’un lieu secret connu de Hakan où ils peuvent tous deux parler librement.

    Le « noir et blanc » du directeur de la photographie sert à merveille le thème du contraste et de la fracture comme celui des apparences masquant ce qui est caché : fracture entre les deux camps opposés, chacun voyant en lui-même la voie de la vérité et dans l’autre le mauvais chemin. Fracture entre les riches et les pauvres, fracture entre le principe d’exemplarité exigé et la réalité des faits commis, fracture entre les rêves, les aspirations et la vie qui est imposée. Fracture aussi entre l’innocence d’Ahmet et les petites combines et les petits arrangements. Le père n’entend pas seulement acheter sa rédemption grâce à son fils, il l’achète aussi financièrement en donnant de l’argent pour la construction du futur yurt.

    Après le départ de Yakup ce hodja surveillant tyrannique et pervers, Ahmet intègre enfin le fameux « cercle » des vertueux musulmans. Lors d’un repas chez lui et alors qu’il sert son père et le directeur du pensionnat, Ahmet comprend que son apprentissage coranique ne s’arrêtera pas là. Toute la violence réprimée en lui va voler en éclat, tout comme la coupe d’argent et cristal offerte au père avec l’envie de tuer. S’inscrit alors en lui, à nouveau, le désir d’échapper à toutes ces choses qu’il ne comprend pas, d’avouer que » Dieu ne lui parle pas ». C’est à Hakan, substitut du père, ami et confident, être à aimer qu’il va donner sa confiance et avec lui qu’il va vivre une fugue libératrice au cours de laquelle le réalisateur délaisse le noir et blanc pour passer à la couleur et donne à entendre une musique qui traduit parfaitement cette euphorie de l’aventure et de la liberté. Le spectateur est heureux d’être le témoin de cette exultation mais sait que la fin sera moins joyeuse. La fin c’est l’échec de la chasse au trésor prévue par Ahmet et la trahison de Hakan qui dégrise et comprend qu’il a tout perdu, pauvre parmi les plus pauvres et que le yurt sauvait de la rue. Gagné par la haine il avoue qu’il est l’auteur du vol de ses vêtements, accuse Ahmet de l’avoir manipulé pour se venger de son père et se bat contre lui dans un corps à corps teinté d’un désir sexuel que n’éprouve pas Ahmet. La prise de conscience des différences de classes et de la complexité des relations humaines est un dur apprentissage qu’il va devoir traverser seul.

    Dans un final qui a tout du chant du désespoir, Nehir Tuna filme alternativement des lycéens glorifiant Atatürk puis des religieux prêchant d’élever les enfants dans la crainte de Dieu comme pour dire que ce n’est pas terminé. La dernière image, en montrant la pose des premières pierres qui édifieront le futur yurt, donne clairement les gagnants de cette guerre sans nom qui a déchiré la Turquie et pris en otages des enfants incapables d’en comprendre les enjeux.

Marie-Annick

DESERTS-Faouzi Bensaïdi

Carte routière étalée sur le capot d’une voiture, deux hommes ne parviennent pas à se mettre d’accord sur la direction à prendre. La carte s’envole. Ainsi le spectateur est déjà prévenu du risque qu’il a de se perdre dans l’histoire qui va être racontée.

Durant la première heure, « Déserts » tient un discours parfaitement clair, montrant deux agents de recouvrement, Hamid et Medhi, qui parcourent le sud marocain désertique pour contraindre des emprunteurs très pauvres à rembourser l’argent emprunté à un organisme de crédit. Tous les moyens , même les plus cruels, sont bons pour récupérer les créances. Pour dénoncer un système ultra libéral destructeur et les conditions de vie de villageois démunis, le réalisateur utilise le ton de la comédie dans une succession de scènes loufoques. Bien que le travail de ces deux héros soit détestable, on se prend peu à peu d’affection pour eux devant leurs maladresses et les situations ridicules qu’ils provoquent. On comprend qu’eux aussi sont les victimes d’un système qui utilise des pauvres contre des pauvres et qu’ils trimbalent une bonne dose de soucis avec eux. Emprunter pour s’offrir un mariage, pour soigner une mère malade ou cautionner le mensonge d’un fils qui doit payer grassement des passeurs qui le conduiront sans certitude à cette Europe convoitée, est un luxe qui devient source d’une misère encore plus grande. Cette première partie permet aussi de découvrir, sous le Maroc officiel où l’alcool est interdit et où la condition des femmes est soumise à des lois conservatrices, un Maroc plus souterrain où les hommes se saoulent de bières et de vodka, se livrent à la prostitution féminine ou masculine. Le réquisitoire de Faouzi Bensaïdi contre l’ultralibéralisme et l’ubérisation du travail culmine avec le discours grotesque et caricatural de la manager qui stimule sa troupe de harceleurs en faisant miroiter des salaires multipliés par quatre à ceux qui seront les meilleurs.                                                                                                                               Le discours aurait pu s’arrêter là et le film aussi.

Mais le réalisateur fait intervenir le personnage de l’évadé amoureux, injustement emprisonné par son rival. Le film bascule sans transition ni carte pour orienter le spectateur. L’homme emprisonné reprend sa liberté ; le cinéaste aussi. Plutôt que de poursuivre sa critique stérile d’un monde capitaliste, Bensaïdi nous propose, ainsi qu’ à ses deux héros de départ, de prendre la tangente et de la hauteur. Après les avoir perdus de vue, nous les retrouvons perchés sur une falaise, dans un décor sublime, regardant impuissants, leur véhicule volé par l’évadé, se perdre à l’horizon. Ne maîtrisant plus rien, les voilà à l’arrêt, contraints de lâcher prise, de s’autoriser eux aussi la liberté de laisser tomber la pression mise sur eux. Le récit, depuis le début ancré dans une réalité sociale, prend des airs de western, plonge en contemplation dans la beauté profonde du désert, flirte avec le conte philosophique, s’autorise une histoire d’amour contrarié et de vengeance. Le traitement du temps et de l’image a lui aussi basculé. Beaucoup de plans fixes, un temps qui s’étire en une longue méditation. A partir de là, le spectateur doit s’abstraire du sujet de départ et se laisser aller à ce qu’expriment les images sans chercher une logique de récit. Dans une scène superbe, le cinéaste filme l’intérieur de la maison où vit Yto, la femme mariée contre son gré à un homme qu’elle n’aime pas. Un grand mur ocré, percé d’ouvertures, donne à voir ce qui se passe en bas et en haut à l’étage. Simultanément, le spectateur voit Yto qui s’apprête à fuir avec l’homme qu’elle aime, ce dernier qui vient la chercher et les témoins qui n’osent intervenir. Plus loin, la caméra se fixe sur le visage grave de cette même femme qui a fait un choix douloureux : se libérer d’un mariage forcé et s’amputer de ses enfants. Elle dénoue le fichu qui retient sa chevelure et la laisse se déployer dans un geste d’ultime liberté. Plus loin nous retrouvons Hamid et Medhi ; à l’occasion d’un bivouac au coin du feu, ils se livrent et s’offrent la liberté de parler de leurs blessures qui sont toujours celles du cœur. Soudainement ce sont des migrants qui surgissent . Des hommes qui espèrent encore se libérer de leur misère malgré le récit plutôt décourageant du passeur. Enfin il y a ce mur percé en son milieu d’une ouverture encadrée par deux arbres. Dans ce qui nous enferme il y a toujours une ouverture, que nos deux héros finiront par franchir. Derrière, le monde n’aura pas changé mais peut-être le regarderont-ils différemment parce qu’ils auront changé.

Cette deuxième partie qui semble plutôt décousue, je la vois comme un espace de liberté et d’humanité qui se dresse contre l’inhumanité d’un système économique et social où le monde s’engouffre. Elle nous met au défi de mettre de côté nos attentes de spectateurs pour entrer dans la créativité d’un auteur, au risque de nous perdre ou de nous endormir paisiblement, comme ma voisine. Une autre vertu de ce film, certainement.

Marie-Annick          

The Lost King-Stephen Frears

                                    

Avec ce dernier film, Stephen Frears continue le travail commencé avec « Filoména » et «  Florence Foster Jenkins », dressant le portrait de femmes ordinaires mais extrêmement courageuses. Filoména a recherché toute sa vie l’enfant qu’on lui avait retiré et Florence Foster Jenkins est parvenue à devenir cantatrice alors qu’elle n’avait que peu de talent.

   L’héroïne de son film c’est Philippa Langley, une historienne amateur qui se met en tête de retrouver la tombe du roi Richard III, une aventure invraisemblable qui lui demandera huit ans de recherche obstinée et lui vaudra beaucoup d’incompréhension tant au niveau de son entourage qu’à celui des spécialistes. Persuadée avec d’autres ricardiens qui vont beaucoup l’aider, que Richard III n’est pas le monstre que décrit Shakespeare dans sa pièce,  et que sa tombe se trouve dans le choeur de l’ancienne église de Greyfriars devenue parking, elle va soulever des montagnes pour parvenir à son but. Si le réalisateur prend des libertés avec la vie privée de la vrai Philippa, en revanche il montre la réalité du travail acharné qu’elle a mené, s’entourant de personnes sérieuses comme Annette Carson, John Ashdown Hill ou Audrey Strange qui vont lui donner de précieuses informations. Le film montre une Philippa parfois fragilisée (elle souffre de fatigue chronique accentuée par le stress) ou décrédibilisée mais toujours portée par une foi totale et une intuition qui ne la lâchera pas. Son obsession de réhabiliter ce roi maltraité par l’histoire est matérialisée par l’apparition de l’esprit de Richard III avec lequel elle prend l’habitude de parler, procédé contestable qui manque à mon goût de subtilité mais qui montre qu’en faisant ces recherches elle vit dans un autre monde, un monde où elle se sent bien.

Sally Hawkins parvient à nous toucher dans ce combat de femme passionnée mais sans déraison, armée de connaissances immenses mais sans diplômes qui affronte cinq cents ans de mensonges à l’encontre de ce roi. Stephen Frears filme une double réhabilitation . Celle de Richard III dont le squelette mis à jour ne révélera ni bosse, ni bras atrophié ni jambe plus courte mais seulement une scoliose sévère lui donnant une épaule plus haute que l’autre, qui aura enfin droit à une sépulture et sera reconnu roi légitime et non plus usurpateur . Celle de Philippa Langley qui renoue avec sa vraie valeur à travers ce parcours du combattant. Historienne sans titre, mise à l’écart par les sachants de l’université de Leicester quand enfin ses huit années d’ efforts sont couronnés de succès, il lui faudra attendre trois ans avant d’être récompensée de l’Ordre de l’Empire Britannique par la reine et cinq années de plus pour que Stephen Frears lui rende cet hommage. 

     Si « The lost king » ne fait pas partie des plus belles réalisations de Stephen Frears, il a du moins le mérite de rappeler que l’une des premières règles  à appliquer dans la recherche, quel que soit le domaine, est de toujours remettre en cause ce qui semble être tenu pour vérité.

Marie-Annick

Le Retour des Hirondelles-Li Ruijun

                          

                                                    

Sixième film de Li Ruijun et premier à être distribué en France, « le retour des hirondelles rend compte de la relation ancestrale qui lie l’homme à la terre. Le réalisateur dépeint une Chine rurale contemporaine archaïque, en voie de disparition. La Chine avance à marche forcée et Xi Jing Piing ne laisse pas traîner les choses. Sa vision il entend l’imposer à tous et tous doivent prendre le train de la modernisation à outrance.

                                             

 Li Ruijun montre un couple d’agriculteurs atypique et magnifique qui ne veut pas monter dans le train. Dans cette région du Gansu dont il est originaire et qui est une des plus pauvres, le cinéaste suit ce couple qui cultive un minuscule lopin de terre avec une araire et un âne. L’homme qui ne dit mot a passé sa vie, exploité par son frère et sa belle-soeur. La femme qui semble muette est handicapée physique à force de mauvais traitements. On les marie sans demander leur avis ( une pratique interdite mais tolérée), grâce à une marieuse qui obtiendra sans nul doute salaire pour être parvenue à débarrasser les deux familles de ces deux fardeaux encombrants. Avec un tel synopsis on aurait pu s’attendre à subir un drame misérabiliste pendant plus de deux heures. Il n’en sera rien. Les deux parias qui ne se connaissent pas et s’observent avec un intérêt plus que mitigé pour l’homme et avec crainte pour la femme, vont peu à peu nouer une relation profonde qui ne peut que toucher le spectateur. Considérés comme des moins que rien et des rebuts, ils vont patiemment et magnifiquement retrouver leur humanité. Et c’est magistralement beau même si j’ai eu le cœur serré durant toute la séance, devant ces humains qui se contentent d’être au lieu de rêver ce qu’ils n’ont pas. La relation puissante qu’ils vont créer se construit non pas avec des mots mais avec des gestes de respect et des actes de bienveillance qui parsèment tout le film. Il lui prépare à manger, il lui achète un manteau pour masquer son incontinence, lui dessine une fleur sur le poignet avec des grains de blé, la fait descendre dans la rivière qui l’effraie pour calmer la brûlure de son eczéma du blé. Elle l’attend un soir d’hiver avec un flacon d’eau chaude pour le réchauffer ; elle surveille ses moindres signes de fatigue et lui enjoint de se reposer ; surtout elle manifeste son opposition et son inquiétude à chaque fois qu’il doit donner son sang à un responsable local qui en a besoin.

      Chassés de leurs familles puis de la maison abandonnée qu’ils ont investie, Ma Youtie entreprend de bâtir sa maison, leur maison, leur foyer bien à eux, un bonheur qui semblait inatteignable. Oui, je dis bien bonheur, un bonheur simple qui consiste à pouvoir se nourrir, s’abriter, se donner le respect et la dignité auxquels tout être humain à droit. Ce que les autres ne leur ont pas donné, ils se donneront à eux-mêmes, loin des autres.

     Leur alliée suprême c’est la terre elle-même, la terre nourricière que Ma Youtie qualifie de « juste » car elle donne à tout le monde sans juger qui est bon ou mauvais. La travailler leur redonne valeur et fierté. Ce lien très fort qui unit Ma Youie et Cao Guying et celui qui les lie à la terre se découvre particulièrement au moment où la pluie torrentielle s’abat sur les briques de terre que Ma Youtie s’est éreinté à fabriquer et à faire sécher. Pataugeant et glissant dans la boue, incapables de se relever et de lutter ; ils s’accrochent alors l’un à l’autre comme des rescapés d’un cataclysme et ils éclatent de rire. Ne pas céder au désespoir et rire de ce mauvais coup du sort.

Dans le soin apporté au travail de la terre, le réalisateur exprime son attachement à cet endroit qui l’a façonné, qu’il aime et qu’il respecte. L’amour pour cette terre qui nous comble de ses richesses et de ses merveilles, Li Ruijun le distille à travers les gestes traditionnels : labourer, semer, désherber, récolter, dans l’amour et le respect du vivant. Patient travail au rythme des saisons que la caméra a suivi de mars à octobre. Pendant ces huit mois, le réalisateur et toute son équipe ont effectué les travaux des champs et construit la maison de terre. On comprend mieux pourquoi ses acteurs sont des membres de sa famille ou des amis. Quel acteur professionnel aurait accepté et su reproduire ces gestes ancestraux transmis et appris de génération en génération mais voués à la disparition avec la mécanisation à outrance ?

Impossible de ne pas parler de leur deuxième allié : l’âne, animal qualifié de misérable à plusieurs reprises mais sans lequel rien ne pourrait être réalisé. Moins noble que le cheval, il est pourtant le compagnon indissociable de l’homme depuis toujours et dans les endroits les plus pauvres et plus difficiles à cultiver. Un âne dur à la tâche et qui est respecté lui aussi. Symbole de la maltraitance et du mépris, il retrouve lui aussi sa dignité et la récompense, même maigre, de son travail. À la fin du film, la liberté lui sera rendue dans une scène de séparation où l’immensité à perte de vue renvoie à la solitude qui sera dorénavant le sort de Ma Youtie. Une solitude encagée dans un appartement tout neuf qui ne signifie rien d’autre que l’échec d’une tentative de vie en autarcie. Adam abandonné par sa Eve disparue, chassé de son paradis patiemment et courageusement construit par un extérieur impitoyable, Ma Youtie devient le symbole d’un combat inégal, celui de l’individu contre la collectivité, celui de la marginalité contre la conformité.

 On aurait pourtant voulu y croire à cet univers sécurisant où l’humain, l’animal, le végétal et la terre pouvaient s’harmoniser. On aurait voulu y croire à cette possibilité de se prendre en charge et de choisir sa vie. Mais Ma Youtie le dit : « Que peut le blé contre la faucille ? » Que peut le malheureux paysan contre les dirigeants de coopératives qui ne paient pas les récoltes mais roulent en BMW ? Que peut le petit propriétaire vivement incité ou obligé d’abandonner ses terres, contre des élus gouvernementaux qui en profitent pour les acheter à bas prix ? Que peut-on contre des directives gouvernementales qui entendent déplacer tous les pauvres vers les villes où ils fourniront une main-d’œuvre bon marché ? Que peut Ma Youtie contre le projet de Xi Jing Ping d’éradiquer la pauvreté et dont le succès a été triomphalement annoncé au vingtième congrès du parti ?

Que peut cet être profondément bon qu’est Ma Youtie contre la cupidité ? Illettré mais riche de l’intelligence du cœur qui lui commande entre autres, de donner son sang sans contrepartie, il est le symbole d’un état qui vampirise son peuple.

 C’est sans doute pour toutes ces raisons que le film a disparu brutalement des salles puis des plates-formes de cinéma après trois mois de succès. La censure chinoise ne peut autoriser un réalisateur à contredire même avec moult précautions, une vérité officielle.

 Que peut une maison de terre contre un bulldozer ? Image effrayante d’un étatisme qui broie sans état d’âme.

Marie-Annick

LA FEMME DES STEPPES, LE FLIC ET L’OEUF de Wang QUANAN

Synopsis : Le corps d’une femme est retrouvé au milieu de la steppe mongole. Un policier novice est désigné pour monter la garde sur les lieux du crime. Dans cette région sauvage, une jeune bergère, malicieuse et indépendante, vient l’aider à se protéger du froid et des loups. Le lendemain matin, l’enquête suit son cours, la bergère retourne à sa vie libre mais quelque chose aura changé.

Présentation Marie Annick Laperle

                                                            

 Peu de monde dans la salle pour ce film tourné en Mongolie, par le réalisateur chinois Wang Quanan. Mais les spectateurs présents n’oublieront pas les ciels indigo et les bandes de terre mongole embrassant la totalité de l’écran, s’étirant à l’infini. Pour ma part, je n’oublierai pas les scènes en apparence simples, que le cinéaste filme comme des scènes universelles dont la beauté vient de l’intérieur, en dehors de la volonté de produire « la belle image » : le corps nu d’une femme morte dans les hautes herbes de la steppe, les couleurs du ciel changeant avec les heures de la journée, la mise à mort d’un mouton ou le vêlage d’une vache, un arrêt de bus  perdu quelque part sur une piste et sorti tout droit d’un tableau de Hopper, un flic qui danse autour du cadavre maintenant recouvert d’un drap, sur une chanson d’Elvis Presley « Love me tender », sans oublier les deux magnifiques scènes d’amour, éclairées à la lumière d’un feu ou de lampes frontales.

Six ans après avoir subi toutes les indélicatesses de la censure chinoise pour son sixième film «  Au pays du cerf blanc », Wang Quanan choisit la Mongolie Extérieue, pays indépendant, pour filmer librement et nous livre un film lent, plutôt contemplatif qui donne le sentiment qu’il ne se passe pas beaucoup de choses. Pourtant, mon attention n’a cessé d’être mobilisée par la beauté des  levers et des couchers de soleil, par la simplicité des scènes de vie quotidienne, par la mise en scène et par le portrait étonnant de cette femme des steppes insolite.

                A partir d’un dispositif minimaliste, le cinéaste parvient à nous faire ressentir l’infinitude du temps et de l’espace, à resituer l’homme dans son rapport avec la nature et à engager une réflexion sur la vie et sur la mort. Les premières images donnent le ton : une voiture de police avance dans le noir, braquant ses phares sur une steppe jaune et déserte, soudainement traversée par des chevaux libres. Un des occupants du véhicule, des chasseurs parlant de chasse, dit : « ce que l’homme voit n’est pas toujours la réalité ». Deux tour de roue plus loin, le cadavre d’une femme surgit dans les phares. On ne saura rien de l’enquête et le meurtrier sera tout de suite retrouvé car le propos est ailleurs. Derrière ce cadavre, les policiers verront un drame passionnel avec souffrance et sentiments violents. La femme des steppes y verra le cycle de la vie. Le corps aurait pu se décomposer, l’herbe y aurait proliféré, les moutons s’en seraient nourris, l’homme aurait mangé le mouton. Et la femme morte aurait éventuellement pu se réincarner. Pas de quoi en faire un drame. Le regard que l’homme porte sur ce qu’il voit, créé sa réalité.

  Le fait de filmer en plan large et de donner la priorité au ciel qui peut occuper quatre-vingts pour cent de l’écran, donne à voir des personnages dont la taille est réduite par rapport aux éléments naturels. Ce dispositif permet de voir l’histoire comme une scène de théâtre où les personnages ont des interactions mais avec une sorte de distance et de détachement. Nous aussi, spectateurs, nous avons un détachement, une sorte de recul sur les événements que nous voyons à l’écran. Ce recul permet des moments d’humour et une acceptation de notre dérisoire condition humaine.

                 Mais venons en à l’histoire de la femme des steppes et du jeune flic. On l’appelle Dinosaure, elle vit seule avec son troupeau et envoie paître son ami qui lui propose ses services d’étalon ou lui conseille de vite en trouver un autre que lui. Cette femme-là est une guerrière qui sait ce qu’elle veut et ce qu’elle ne veut pas. Elle s’est affranchie de bien des carcans liés à sa condition pour exprimer sa puissance sans faire d’histoires. Elle va d’abord endosser le statut de femme protectrice de la vie en venant protéger le jeune policier inexpérimenté, du froid et de l’attaque d’une louve. Maniant le fusil sans l’ombre d’une émotion, même après un coït inattendu avec le jeune homme, elle abat l’animal au troisième tir avec son intuition de femme qui sait sans avoir vu. Dans la scène d’amour mémorable qui précède, sous le regard bienveillant et la toison chaude d’un chameau de bactriane, à travers les flammes d’un feu bienfaisant et sous l’effet libérateur de la vodka, notre femme des steppes devient l’initiatrice à l’amour, malicieuse et décomplexée. Le jeune flic utilisé comme étalon de reproduction s’en verra transformé en homme capable de séduire la jeune policière stagiaire qui retourne à Oulan Bator. Mais pas avant d’avoir goûté l’ivresse d’une chevauchée  nocturne à moto, illuminée de pétards lancés dans le ciel indigo. Quant à la femme des steppes, dont le rôle est tenu par une véritable bergère nomade, quelque chose a également changé pour elle. Elle a un œuf en elle. Elle est enceinte. Sa vache également qui va bientôt mettre bas. C’est le moment d’appeler Orgil pour qu’il l’aide. La scène se déroule dans un clair obscur digne d’un tableau de maître flamand, à la lueur des lampes frontales des deux protagonistes. Après la scène de la mise à mort du mouton, c’est celle de la naissance, de l’accueil d’une nouvelle vie. C’est le moment  de dire à Orgil, toujours amoureux et qui vient de lui offrir un œuf de dinosaure fossilisé, qu’elle aussi a un œuf dans le ventre. S’en suit une scène d’amour à la fois réaliste et magique, filmée également à la seule lumière des lampes frontales des deux personnages et dont les halos s’agitent dans le noir, comme si  leurs deux âmes dansaient dans la nuit.

  Le film s’ouvrait sur une scène de mort, il s’achève sur une promesse de vie. Entre les deux il y a l’amour. Il y a la vie. La femme est celle qui en assure la continuité, qui la perpétue.     Objet de trafic par cupidité, l’oeuf de dinosaure est ici le symbole d’une origine antédiluvienne et d’un monde disparu. Il rappelle la menace de disparition qui pèse sur le mode de vie des nomades mongoles. Dans ce monde traditionnel, la technologie a fait irruption avec la moto, le portable, les tests de grossesse et la pilule avortive. Un avion qui traverse le ciel et  au loin la cheminée qui fume d’une usine  viennent signaler que le monde fourmillant des villes et de l’agitation n’est pas loin. L’oeuf, présent dans bien des civilisations anciennes est aussi le symbole de la naissance du monde. Il est le symbole universel qui représente la vie à venir et qui en éclot. C’est la naissance et la régénération du cycle de la vie. Par sa forme ovale, il suggère l’infini.

                                                                                             Marie Annick

Quel est votre film préféré ? aujourd’hui, Bagdad Café de Percy Adlon

 

                                                            

Par la magie de son personnage principal, sa loufoquerie ambiante et la grâce d’une chanson, le film « Bagdad Café » reste gravé dans ma mémoire. A sa simple évocation, je me sens envahie d’un sentiment de joie et un sourire éclaire généralement, le visage de l’interlocuteur qui a vécu la même expérience que moi.

                  Souvenez-vous !

      Ca commence par une scène de ménage en plein désert, avec pour témoin, le bitume, la poussière, la terre ocre jaune, un container rouillé et un soleil de plomb. L’homme jette sa colère sur le vieux container ; il hurle :  Jasmine, reviens ! Jasmine ne bronche pas et continue d’écrire. Il lui jette un peu d’eau au visage ; elle le gifle ; une valise est sortie du coffre ; la voiture démarre avec l’homme seul au volant puis revient, dépose une thermos à café jaune pétant sur le bas-côté et repart. Jasmine vient d’être débarquée au milieu de nulle part avec son bagage : une valise dont le contenu ( les fringues bavaroises de son mari) sera une source de déception, mais plus tard, révèlera son trésor de magie, au sens propre comme au sens figuré.

      Ce long ruban d’asphalte gris courant à perte de vue, cette grosse dame allemande engoncée dans un tailleur en  loden vert, coiffée d’un chapeau tyrolien lui-même surmonté de trois plumes noires. Ah ! Ces trois plumes qui dodelinent à chaque pas de la grosse dame traînant sa valise ! Si elles expriment à la fois le ridicule et la fragilité de la situation, elles annoncent aussi l’insolite, l’inattendu, l’originalité, la grâce et la légèreté qui va émerger plus tard, du film et des personnages. Elles sont vivantes ces plumes et font de l’oeil au spectateur , comme pour lui dire : tu vas voir ce que tu vas voir.

                  Souvenez-vous !

                  Jasmine atterrit au Bagdad café, qui ne sert plus de café parce qu’on a oublié de racheter un percolateur neuf, un motel minable au bord de la célèbre « road 66 » qui reliait Chicago à Santa Fé sur environ 3 700km.

                   Souvenez-vous !

      Jasmine face à Brenda affalée dans son fauteuil déglingué, chacune essuyant ses larmes. Deux séparations . Deux femmes larguées par leurs maris, perdues au milieu du désert. Un fils fan de Bach, une adolescente fantasque, un peintre hippie, un serveur indien lymphatique, une tatoueuse muette et un campeur lanceur de boomerang. Une communauté de gentils originaux, en dehors de « l’american way of life », éjectés du rêve américain. Brenda, la patronne du motel, femme meurtrie et détestable au premier abord, compte bien se débarrasser de la grosse allemande avec l’aide de la police. Brenda juge, condamne, vitupère, hurle, s’agite. Jasmine observe, utilise le mot juste, pas un de plus, aide et enfin ouvre son cœur et sa valise magique. Ce sera la débauche . Une débauche d’inventivité, de joie,  d’amitié, de couleur, de générosité, de bonté.

                   Souvenez-vous !

      « Bagdad Café » c’est l’histoire d’une formidable amitié entre deux femmes qui n’ont rien en commun sinon d’avoir perdu dans le jeu de la vie et qui vont regagner ensemble leur propre pouvoir sur leur destinée. Ce pouvoir retrouvé passe par la confiance  et la bonté redonnées à soi-même et à l’autre. Jasmine déploie ce qu’elle a de meilleur en elle pour aller toucher ce qu’il y a de meilleur en Brenda. C’est contagieux la confiance et la bonté sans restriction. Les clients affluent désormais, dans ce boui-boui miteux parce que s’y épanouit la vie joyeuse. Chaque personnage est atypique et chaque personnage à la possibilité de faire émerger son talent et le meilleur de lui-même parce que la liberté de le faire lui est offerte. Brenda, la gérante gueularde,  devient une formidable meneuse de revue ; l’adolescente rassurée se stabilise, le fils développe ses dons de pianiste, le serveur retrouve son enthousiasme et le peintre n’en finit plus de créer des portraits de Jasmine, qui ,elle non plus, n’échappe pas à la transformation. Le tailleur en loden étriqué est remplacé par des jupes et des blouses légères, colorées et virevoltantes. Les formes généreuses de la magicienne, longtemps corsetées dans la rigueur allemande, s’épanouissent dans une offrande délicate de chair laiteuse, dévoilée, révélée et peinte avec amour et gourmandise par un peintre rendu amoureux de son sujet.

                                Souvenez-vous !

      Cette belle harmonie, cette célébration de l’entente, de l’unité de l’espèce humaine dans la différence. »Bagdad Café » , vous l’avez peut-être vous aussi, dégusté comme un bon café libérant au fur et à mesure, ses arômes burlesques et tendres, son humanisme joyeux.

                              Souvenez-vous !

      Souvenez-vous de la beauté des images aux couleurs exacerbées, des photographies en  technicolore, du cadre où tout transpire de couleurs. Dans mon souvenir «  Bagdad Café » est bleu et jaune comme sur l’affiche. Bleu comme le ciel de ce coin perdu. Bleu comme la tenue pailletée de Brenda quand elle se livre à son numéro de music hall. Bleu comme la lumière qui nimbe la chambre où Jasmine pose pour Rudi Cox. Il est jaune aussi, comme le sable omniprésent, comme le soleil de plomb, comme la citerne d’eau juchée sur son pylône, comme cette insolite bouteille thermos jetée sur la route.

                              Enfin souvenez-vous !

      « Calling you », l’envoûtante chanson interprétée par Jevetta Steele. Mais vous ne pouvez pas l’avoir oubliée. Elle est restée gravée dans vos oreilles et votre cœur.

     Mais peut-être avez-vous oublié comme moi, le nom de ces deux actrices formidables qui n’ont jamais retrouvé de rôles aussi  beaux : Marianne Sägebrecht interprétait Jasmine et Carole Christine Hilaria Pound interprétait Brenda. Trente deux ans après, le film reste le seul succès à l’international que connaîtra son réalisateur Percy Adlon. Pourtant le film avait été un des plus grands succès de l’année 1988, particulièrement en Allemagne et en France. Devenu film culte, il a été restauré en juillet 2018 pour enchanter la jeune génération de cinéphiles et pour en savourer à nouveau, le trésor d’humour et d’émotion. 

Quel est votre film préféré ? Aujourd’hui Festen de Thomas Vinterberg

Hiver 1998. Je sors de la projection de « Festen », film réalisé par le danois Thomas Vinterberg. Je suis abasourdie, muette, taraudée par une angoisse sournoise. Les critiques en parlaient comme d’une bombe cinématographique ; je viens de me prendre la bombe en plein visage ; elle diffuse son malaise brutal et tenace. Incapable de dire une phrase qui exprime ce que je ressens vraiment, je me contente de me demander si j’ai bien compris, si j’ai bien vu, si j’ai bien compris ce que j’ai vu. J’ai le sentiment d’avoir été l’un des invités témoins de cette fête de famille . « Festen », la fête, à laquelle la famille et les amis du patriarche Helge, ont été conviés pour ses soixante ans. La fête familiale s’est transformée sous mes yeux en festin théâtral dénonçant l’appétit sexuel de l’ogre patriarche, amateur d’enfants, les siens, ses deux aînés , Christian et sa sœur Linda.

     Voilà la réalité inconcevable que mon cerveau a du mal à admettre. Je suis dans le déni, comme les invités de Helge. Ce n’est pas possible. Ce père débonnaire ne peut pas être le prédateur et le bourreau de ses propres enfants et qui plus est, sous le regard complice de la mère qui nie farouchement les faits. Mais en même temps, la détermination farouche du fils aîné Christian, de révéler les abus dont lui-même et sa sœur ont été victimes, s’impose tel un bulldozer. Sa force d’inertie a laminé les apparences bien lissées d’une famille bourgeoise propre sur elle, bien blanche, parfaitement idéalisée, pour révéler avec volonté et cruauté, les non-dits et les secrets bien gardés d’une famille qui se veut irréprochable.

     Voilà la réalité inacceptable : voir le masque de la famille modèle être enlevé, pour ouvrir les portes du cauchemar et des révélations sordides. Linda a fini par se suicider, Christian qui a pu fuir, garde des séquelles qui impactent sa vie d’homme.

      Réalité inacceptable ! Christian est forcément fou ! Il faut l’excuser. Mais il insiste. Il faut le faire taire à tout prix. A n’importe quel prix. Le bâillonner, l’éloigner,  le déstabiliser, le culpabiliser, l’empêcher, lui casser la figure, le ligoter…

     Il y a maintenant vingt-deux ans que j’ai vu « Festen », mais je peux encore ressentir cette sidération, ce silence obstiné qui nous a envahis, mon compagnon et moi à la sortie de la salle de cinéma.

 Dans ce film coup de poing, il y a de la critique sociale au vitriol et de la crudité sans fard  et l’intrigue se déroule en moins de vingt-quatre heures à un rythme effréné. Tout de suite, on perçoit le côté sombre et la violence des rapports entre les protagonistes. La fête va se déliter implacablement, sous les révélations, d’abord mesurées puis de plus en plus affirmées de l’aîné Christian, sommé par le père, de prononcer un discours. La tablée est venue pour s’amuser, s’empiffrer et picoler. Ils ne sont pas venus pour s’entendre dire que leur père, leur mari, leur frère, leur ami a été un père incestueux sous le regard faussement aveugle de sa femme. Mais peu à peu, les masques tombent, le spectateur assiste, médusé, à un étalage d’hypocrisie poisseuse, le film frôle le surréalisme et la violence des protagonistes crève l’écran pour mettre le spectateur K.O.

      Partagée, encore aujourd’hui, entre attraction et répulsion, je ne sais pas si j’aurais envie de le revoir. Pourtant, j’y vois cinq bonnes raisons.

           1- le récit est d’une intensité dramatique extraordinaire par la cruauté et les failles psychologiques qui animent les personnages.

           2- Conçu dans le respect des règles du Dogme 95, rédigé par Lars Von Trier et Thomas Vinterberg lui-même, « Festen » a été tourné dans des décors et lumières naturels, caméra à l’épaule, son en prise directe, sans musique additionnelle.

La mise en scène qui se tient au plus près des personnages permet au spectateur de comprendre et ressentir le mal-être exprimé.

           3- Le sujet brut, la pédophilie, est traitée sans voyeurisme. Le film ne tourne pas autour du pot mais les abus du père sur ses deux enfants sont seulement suggérés, jamais mis en images. C’est un film qui constate des choses,  rend compte de comportements humains sans donner de réponse.

            4- Magnifiquement interprété par des acteurs à fleur de peau, le film est porté par la force de leur présence et de leur interprétation. Chacun à sa place évolue, change, se heurte, se confronte dans un théâtre des sentiments.

            5- Enfin, le film a été multi récompensé :

  • Prix du jury au festival de Cannes en 1998
    • César du meilleur film étranger
      • Meilleur film en langue étrangère au Golden Globe

        Thomas Vinterberg a déclaré avoir eu envie de faire ce film quand une amie lui a raconté l’histoire vraie d’un homme qui, le jour des soixante ans de son père, a mis les crimes du patriarche sur la table. Le sujet n’est pas à la mode, à l’époque, et son producteur lui suggère de le remplacer  par le sida, beaucoup plus porteur, selon lui. Mais le réalisateur persiste. Non seulement il tournera un film sur la pédophilie mais il le fera en vidéo avec une caméra de piètre qualité et selon les règles du Dogme 95, aux antipodes des productions en studio. Un dogme jeté aux oubliettes par leurs concepteurs-mêmes.

            Un film à revoir, c’est sûr, d’autant qu’il a été restauré en 2018.

Marie-Annick

Merci et à Mercredi pour un nouveau « souvenir de Bobine »

Séjour dans les Monts Fuchun-Gu Xiaogang

Prix un certain regard, semaine Internationale de la Critique – Cannes 2019 

Film chinois, premier long métrage 2h30 de Gu Xiaogang avec Qian Youfa, Wang Fengjuan et Sun Zhangjian

Synopsis : Le destin d’une famille s’écoule au rythme de la nature, du cycle des saisons et de la vie d’un fleuve.

Présenté par Marie-Annick Laperle, le 11 février 2020

Le cinéma chinois d’auteur est très apprécié à l’étranger pour sa créativité. Le film «  Séjour dans les Monts Fuchun » qui a retenu de nombreux spectateurs au débat, en témoigne. Gu Xiaogang, jeune cinéaste autodidacte de 31 ans, est parvenu à réaliser un premier long-métrage ( le volet 1 d’une trilogie à venir ) d’une solide maîtrise, d’une parfaite fluidité et d’une grande poésie, sur un sujet qui n’en recèle a priori pas. La nature y impose sa présence bienfaisante et éternelle ; ses montagnes boisées, ses labyrinthes de verdure protègent du soleil ou se transforment en féeries enneigées, au gré des saisons. Le camphrier de 300 ans accueille encore les vœux traditionnels de respect et de fidélité des futurs époux. L’eau de la rivière Fuchun s’écoule inlassablement et accueille bateaux de pêcheurs et baigneurs en quête de fraîcheur. La caméra file en longs travellings, se déploie en plans séquences maîtrisés. Éternité et harmonie.

      Au cœur il y a une famille. Par touches intermittentes, Gu Xiaogang nous plonge dans le quotidien souvent difficile de chacun des membres de cette famille. Et nous sommes touchés par l’authenticité qui en émerge. Nous sommes touchés par la dure vie de pêcheurs sur le fleuve Fuchun, aujourd’hui pollué, et dont l’abondance d’hier assurait un salaire décent. Touchés par le courage du fils aîné, restaurateur chargé de responsabilités et partagé entre l’ambition de sa femme et le bonheur de sa fille. Touchés encore par la vie compliquée du troisième frère, joueur criblé de dettes, qui doit s’occuper seul de son fils trisomique. Touchés toujours par ces mères surchargées de travail, par la peine de cette jeune fille qui doit choisir entre sa famille ou l’homme qu’elle aime, par le chagrin de cette belle grand-mère, consciente de ce qui se joue autour d’elle malgré ses pertes de mémoire. Et que dire de ce quatrième frère, dont l’esprit simple ou tout simplement différent, ne lui permet pas de trouver sa place au sein de la fratrie, ni de femme comme on le lui conseille fortement. Ou encore de cette amie de Guxi qui a magnifiquement réussi sa vie professionnelle, a épousé l’homme de son choix mais ne s’est libéré de l’emprise familiale que pour se rendre prisonnière de la société pour laquelle elle travaille sans compter, sous peine d’être remplacée.

      Tout est montré des difficultés rencontrées par cette frange de population qui, selon le réalisateur, concernent soixante-six pour cent des Chinois. La vie n’est pas toujours facile mais ils gardent leur courage et leur dignité.

      Dans ce contexte, les personnages parlent beaucoup d’argent : argent gagné ou à gagner, perdu, prêté, emprunté, non remboursé. Source de soucis et parfois de conflit, s’il parvient à entamer l’unité de la cellule familiale, il ne parvient jamais à la casser. Quelque chose est plus important. Un sentiment profond de respect et d’amour semble la traverser et garder ses membres solidaires. Le cinéaste pose sur ses personnages, un regard bienveillant et sans jugement. Chacun a ses raisons et chacun les comprend. Les mutations urbaines et sociales bouleversent les traditions et les mentalités. Un mode de vie est en train de s’effondrer, à l’image de ces chantiers de démolition qui déchirent la ville et génèrent la spéculation. Ne restera de ce passé qu’un album photos sauvé par le quatrième frère. Trente ans de vie rasés en trois jours.

      Dans ces conditions, le citoyen chinois aurait un rêve : posséder un appartement neuf dans les quartiers rénovés et une voiture. Les mères chinoises ont une obsession : un bon mariage pour leur enfant unique, sujet et objet de préoccupation. Mais dans cette Chine instable, la jeune génération aura des choix à faire, semble dire Gu Xiaogang. Emboîter le pas de l’ascension sociale, de la modernisation, du consumérisme conduisant au bonheur standardisé, livré clés en main avec l’achat d’un appartement luxueux ? Ou bien décider de son chemin de vie, suivre son désir profond ?

      La question n’est pas chinoise mais universelle. C’est peut-être cette question que s’est posée le cinéaste. Diplômé en stylisme et marketing, sans formation cinématographique classique, il a pris la décision de réaliser ce film avec la seule force de son désir, de son courage et de sa volonté.

       C’est avec impatience que j’attendrai le volet 2 ; impatiente de retrouver cette famille à laquelle je me suis attachée, deux heures et demie durant, sans un seul instant de relâchement d’attention.

Marie-Annick

Ceux qui travaillent-Antoine Russbach

                                          

Prix du public – Festival d’Angers

Film suisse (septembre 2019, 1h42) de Antoine Russbach avec Olivier Gourmet, Adèle Bochatay et Louka Minnella

Synopsis : Cadre supérieur dans une grande compagnie de fret maritime, Frank consacre sa vie au travail. Alors qu’il doit faire face à une situation de crise à bord d’un cargo, Frank, prend – seul et dans l’urgence – une décision qui lui coûte son poste. Profondément ébranlé, trahi par un système auquel il a tout donné, le voilà contraint de remettre toute sa vie en question.

Présenté par Françoise Fouillé, mardi 26.11.2019  à 20h30

                                        

   « Ceux qui travaillent » débute par une douche matinale glacée. Frank, cadre supérieur dans une entreprise de fret maritime n’est pas un tendre. Premier à arriver sur son lieu de travail et dernier à en repartir, il a fait sien ce slogan devenu fameux : « travailler plus pour gagner plus ». Ce credo ajouté à son arrogance, sa rigidité, sa routine immuable et son mépris pour ceux qui ne travaillent pas autant que lui, en font immédiatement un personnage antipathique. Et quand il prend la décision de se débarrasser d’un clandestin monté à bord d’un de ses cargos, afin d’éviter un retard de livraison, il perd le dernier degré d’estime que le spectateur a pour lui. Qui est Frank ? Un monstre ? Certains spectateurs le penseront certainement.

   Ce film a le mérite d’éviter ce manichéisme et grâce à l’interprétation remarquable d’Olivier Gourmet, à exploiter les failles du personnage. Conduit à la démission par son entreprise, Frank passe de cadre bourreau de travail à chômeur paumé, tétanisé par la honte de l’inactivité. À l’occasion d’une sortie shopping, il apprend le véritable motif de sa disgrâce : il coûte trop cher à son entreprise ; concurrence oblige. Au cours d’un repas familial, deux anecdotes sur son enfance permettent au spectateur de prendre la mesure de toute la misère affective et matérielle sur laquelle Frank s’est construit. 

   Qui est Frank ? C’est le résultat de la rencontre entre un être élevé dans la dureté et l’absence d’empathie et un monde du travail impitoyable où l’empathie n’a aucune place. Le film ne fait donc pas le procès d’un homme capable de décider d’une vie sur un simple coup de téléphone. Le vrai coupable, car il faut un coupable bien sûr, c’est le capitalisme sans pitié qui broie les travailleurs, du cadre supérieur au simple employé de supermarché. Oui, certes. Mais peu à peu, tandis que Frank montre à sa petite dernière le matériel humain et vivant qui se cache derrière les écrans des ordinateurs de son bureau, le spectateur comprend que les véritables méchants, c’est nous les consommateurs. En achetant des produits venus de l’autre bout du monde, nous cautionnons un système où seuls comptent les rendements et les délais. Nous avons une fâcheuse tendance à rejeter la faute sur l’autre (il faut un coupable). Et comme l’écrit le cinéaste, « il n’y a pas de bons et de mauvais. Le crime de Frank, nous avons tous participé à le commettre.

   Enfin, si le film pose des questions, il ne donne pas de réponses. De même qu’il n’offre pas de rédemption au personnage de Frank qui signe un nouveau contrat pour un poste chargé d’ombre. Conscient, selon moi, d’être devenu une simple pompe à fric, il vend définitivement son âme pour garder  sa famille monstrueuse accrochée à ses portables, chacun dans sa bulle de confort.

   Qu’aurions-nous fait à sa place ?

MARTIN EDEN-Pietro Marcello

Coupe Volpi – Prix d’interprétation masculine

Film italien (octobre 2019, 2h08) de Pietro Marcello Avec Luca Marinelli, Jessica Cressy et Carlo Cecchi

Synopsis : À Naples, au cours du 20ème siècle, le parcours initiatique de Martin Eden, un jeune marin prolétaire, individualiste dans une époque traversée par la montée des grands mouvements politiques. Alors qu’il conquiert l’amour et le monde d’une jeune et belle bourgeoise grâce à la philosophie, la littérature et la culture, il est rongé par le sentiment d’avoir trahi ses origines.

Présenté par Marie-Annick Laperle le 7.11.2019

 Adapter au cinéma le roman « Martin Eden » de l’écrivain américain Jack London était une gageure. Pietro Marcello, réalisateur italien prometteur, réalise l’exploit d’une adaptation libre, personnelle et audacieuse dans laquelle le cinéaste parvient à se détacher complètement du roman et en même temps à en restituer exactement l’univers et l’esprit.

   Le spectateur se retrouve plongé au cœur du roman. On suit Martin Eden au plus près dans son son travail acharné qu’il soit physique ou cérébral, dans son ascension sociale, dans sa passion amoureuse pour Elena la belle aristocrate qui l’éblouit par sa culture et son raffinement. On le suit pas à pas aussi dans sa déchéance physique et intellectuelle, dans son dégoût de lui-même qui le conduit au suicide.

   Pourtant dans le film, nous sommes bien loin de la baie de San Francisco puisque le réalisateur transpose l’action dans la baie de Naples. Nous sommes bien loin aussi du milieu ouvrier états uniens des années 1880- 1910 puisque Pietro Marcello choisit de filmer les révoltes ouvrières qui ont secoué l’Italie avant la prise de pouvoir de Mussolini. A la narration chronologique du roman, il oppose une narration toute en flash backs et en ellipses parfois violentes. Cette narration volontairement chaotique nous transporte brutalement d’un moment à un autre et d’un lieu à un autre ; le réalisateur utilise alors des images qui s’opposent violemment. On passe de la luxueuse demeure de la famille d’Elena Orsini au logement misérable de giulia, la sœur de Martin. Ce procédé donne une force et une vigueur particulières à chacune de ces images dont le pouvoir se trouve exacerbé. Sur ce plan Pietro Marcello ne se refuse rien, passant d’images concernant le récit proprement dit à des images d’archives, réelles ou fabriquées, à des images de souvenirs qui traversent le héros sans oublier des images documentaires montrant les rues de Naples et ses habitants. La caméra glisse sur des visages de femmes et d’hommes marqués par une vie difficile, des gens simples dont le regard touche celui du spectateur. Ce sont les corps et les âmes malmenés qui peuplent le récit de l’écrivain Martin Eden.

   Une autre réussite du film est d’oser le mélange des genres sans frontières ; Pietro Marcello passe du romanesque au documentaire, à la critique sociale comme à la trajectoire intime. La critique sociale y a, me semble-t-il , une part importante. L’image où Martin rencontre sur la plage des migrants, renvoie clairement à notre époque contemporaine marquée par un individualisme mortifère. La loi du plus fort et de la compétition conduisent au rejet de l’autre et laissent apercevoir le spectre de la dictature. Les images d’autodafé de livres nous disent qu’Orban et Salvini sont tout près de nous. L’écrivain Martin Eden comprend qu’il est devenu un produit rentable pour la classe dirigeante cultivée et qu’en trahissant ses origines , il a vendu son âme. Amer désenchantement.