Hiver 1998. Je sors de la projection de « Festen », film réalisé par le danois Thomas Vinterberg. Je suis abasourdie, muette, taraudée par une angoisse sournoise. Les critiques en parlaient comme d’une bombe cinématographique ; je viens de me prendre la bombe en plein visage ; elle diffuse son malaise brutal et tenace. Incapable de dire une phrase qui exprime ce que je ressens vraiment, je me contente de me demander si j’ai bien compris, si j’ai bien vu, si j’ai bien compris ce que j’ai vu. J’ai le sentiment d’avoir été l’un des invités témoins de cette fête de famille . « Festen », la fête, à laquelle la famille et les amis du patriarche Helge, ont été conviés pour ses soixante ans. La fête familiale s’est transformée sous mes yeux en festin théâtral dénonçant l’appétit sexuel de l’ogre patriarche, amateur d’enfants, les siens, ses deux aînés , Christian et sa sœur Linda.
Voilà la réalité inconcevable que mon cerveau a du mal à admettre. Je suis dans le déni, comme les invités de Helge. Ce n’est pas possible. Ce père débonnaire ne peut pas être le prédateur et le bourreau de ses propres enfants et qui plus est, sous le regard complice de la mère qui nie farouchement les faits. Mais en même temps, la détermination farouche du fils aîné Christian, de révéler les abus dont lui-même et sa sœur ont été victimes, s’impose tel un bulldozer. Sa force d’inertie a laminé les apparences bien lissées d’une famille bourgeoise propre sur elle, bien blanche, parfaitement idéalisée, pour révéler avec volonté et cruauté, les non-dits et les secrets bien gardés d’une famille qui se veut irréprochable.
Voilà la réalité inacceptable : voir le masque de la famille modèle être enlevé, pour ouvrir les portes du cauchemar et des révélations sordides. Linda a fini par se suicider, Christian qui a pu fuir, garde des séquelles qui impactent sa vie d’homme.
Réalité inacceptable ! Christian est forcément fou ! Il faut l’excuser. Mais il insiste. Il faut le faire taire à tout prix. A n’importe quel prix. Le bâillonner, l’éloigner, le déstabiliser, le culpabiliser, l’empêcher, lui casser la figure, le ligoter…
Il y a maintenant vingt-deux ans que j’ai vu « Festen », mais je peux encore ressentir cette sidération, ce silence obstiné qui nous a envahis, mon compagnon et moi à la sortie de la salle de cinéma.
Dans ce film coup de poing, il y a de la critique sociale au vitriol et de la crudité sans fard et l’intrigue se déroule en moins de vingt-quatre heures à un rythme effréné. Tout de suite, on perçoit le côté sombre et la violence des rapports entre les protagonistes. La fête va se déliter implacablement, sous les révélations, d’abord mesurées puis de plus en plus affirmées de l’aîné Christian, sommé par le père, de prononcer un discours. La tablée est venue pour s’amuser, s’empiffrer et picoler. Ils ne sont pas venus pour s’entendre dire que leur père, leur mari, leur frère, leur ami a été un père incestueux sous le regard faussement aveugle de sa femme. Mais peu à peu, les masques tombent, le spectateur assiste, médusé, à un étalage d’hypocrisie poisseuse, le film frôle le surréalisme et la violence des protagonistes crève l’écran pour mettre le spectateur K.O.
Partagée, encore aujourd’hui, entre attraction et répulsion, je ne sais pas si j’aurais envie de le revoir. Pourtant, j’y vois cinq bonnes raisons.
1- le récit est d’une intensité dramatique extraordinaire par la cruauté et les failles psychologiques qui animent les personnages.
2- Conçu dans le respect des règles du Dogme 95, rédigé par Lars Von Trier et Thomas Vinterberg lui-même, « Festen » a été tourné dans des décors et lumières naturels, caméra à l’épaule, son en prise directe, sans musique additionnelle.
La mise en scène qui se tient au plus près des personnages permet au spectateur de comprendre et ressentir le mal-être exprimé.
3- Le sujet brut, la pédophilie, est traitée sans voyeurisme. Le film ne tourne pas autour du pot mais les abus du père sur ses deux enfants sont seulement suggérés, jamais mis en images. C’est un film qui constate des choses, rend compte de comportements humains sans donner de réponse.
4- Magnifiquement interprété par des acteurs à fleur de peau, le film est porté par la force de leur présence et de leur interprétation. Chacun à sa place évolue, change, se heurte, se confronte dans un théâtre des sentiments.
5- Enfin, le film a été multi récompensé :
- Prix du jury au festival de Cannes en 1998
- César du meilleur film étranger
- Meilleur film en langue étrangère au Golden Globe
- César du meilleur film étranger
Thomas Vinterberg a déclaré avoir eu envie de faire ce film quand une amie lui a raconté l’histoire vraie d’un homme qui, le jour des soixante ans de son père, a mis les crimes du patriarche sur la table. Le sujet n’est pas à la mode, à l’époque, et son producteur lui suggère de le remplacer par le sida, beaucoup plus porteur, selon lui. Mais le réalisateur persiste. Non seulement il tournera un film sur la pédophilie mais il le fera en vidéo avec une caméra de piètre qualité et selon les règles du Dogme 95, aux antipodes des productions en studio. Un dogme jeté aux oubliettes par leurs concepteurs-mêmes.
Un film à revoir, c’est sûr, d’autant qu’il a été restauré en 2018.
Marie-Annick
Merci et à Mercredi pour un nouveau « souvenir de Bobine »