Marcello Mio de Christophe HONORE

Vertiges de l’identité, héritage ou invention de sa vie, réflexion spéculaire sur le cinéma – Marcello mio, le huitième film de Christophe Honoré avec Chiara Mastroianni, qui rend ici hommage à son père Marcello Mastroianni et plus indirectement à sa mère Catherine Deneuve, est une divine suprise de comédie nostalgique et poétique, d’élégante fantaisie montrant, s’il en était besoin, que la légèreté n’est pas l’ennemie de la profondeur.

Evacuons d’emblée les quelques réserves que l’on pourrait émettre à une première vision, ce film gagnant sans doute à être goûté et mûri comme un bon vin, à être aussi commenté et apprécié lors d’un débat comme celui qu’anima Marie-No mardi soir. Quelques longueurs, suggéra Chantal : il est vrai et nombre de critiques le constatent mais cette impression tient sans doute aux flottements de l’identité, au rythme paresseux et inattendu d’une métamorphose (celle de Chiara en son père) et de ses avatars, domestiques (dans sa chambre ou sa salle de bain), urbains (dans la rue, un restaurant, dans la fontaine de la place Saint-Sulpice à Paris qui rappelle la fontaine de Trevi à Rome), voire télévisuels : on se régale de cette satire de la télévision et des émissions de télé-réalité avec cette scène où défilent 7 possibles (ré)incarnations de Marcello Mastroianni, au terme de laquelle Chiara se voit sommée de décliner sa véritable identité, dénoncée comme un reflet imposteur alors qu’elle est l’image la plus fidèle de son père et bientôt poursuivie par la bande des techniciens et des clones de Mastroianni frustrés du spectacle refusé et de l’audimat en berne. Satire de la télévision qui miroite d’images et de spectaculaire, entretient l’immédiateté d’une prétendue révélation, le voyeurisme tonitruant d’une émotion convenue – là où le cinéma cultive la distance, crée l’émotion vraie, tend le miroir palpitant d’une identité incertaine, douloureuse, parfois même éclatée, entre aurthenticité et cabotinage, quête et conquête de soi.

Film dont plusieurs critiques regrettent l’entre soi germanopratin : la critique peut à première vue sembler recevable si l’on considère que le film qui flirte avec La dolce vita de Fellini ou La Nuit américaine de Truffaut ne prétend pas et n’atteint pas à la force esthétique ou dramatique de ses illustres références ou que le cinéaste fait défiler les figures bien connues du cinéma français et du milieu parisien – Catherine Deneuve, Fabrice Luchini, Melvil Poupaud, Nicole Garcia ou Stefania Sandrelli. Pour autant, ces artistes ne se prennent pas au sérieux, jouent leur propre rôle et se prêtent de bonne ou de mauvaise grâce aux transformations de Chiara en son père – émouvante réincarnation pour Deneuve qui se surprendra à embrasser sur la bouche de sa fille le fantôme de son défunt mari, transformisme surprenant pour Benjamin Biolay et choquant pour Melvil Poupaud, métamorphose artistique ouvrant tous les possibles de l’amitié masculine et du rêve inassouvi de jouer avec le grand acteur italien pour Luchini. L’entre soi apparent devient complicité et facétie, jeu de miroirs et troubles de l’identité dans lesquels se perdent et se retrouvent les personnages embarqués dans le délire de Chiara – au prix d’une ridicule mais amusante partie de volley, d’une course-poursuite dans les couloirs d’un hôtel de luxe ou d’une baignade finale lustrale où chacun recouvrera son moi, Chiara nageant dans la mer, quasi nue, enfin elle-même, délivrée de ses fantômes, alors qu’elle s’échinait pour un spot publicitaire à rejouer Anita Ekberg et La dolce vita grimpant sur une fontaine parisienne avec une perruque blonde peroxydée, une robe sans fin et des cuissardes de pêche orange. Jouer, rejouer, n’est-ce pas rechercher un difficile équilibre entre la théâtralité et la spontanéité, le naturel et l’artifice ? C’est peut-être en se jouant des codes, en multipliant les surprises, les saynètes improbables que Christophe Honoré nous amuse et nous touche le plus.

On peut certes se sentir un peu frustré de ne pas voir un biopic de Mastroianni, même si Deneuve confie à sa fille dans leur ancien appartement que son latine lover de mari n’était pas facile à vivre ni des plus fidèles ; on peut regretter de ne pas retrouver les grandes scènes qui hantent nous mémoires, la loufoquerie du Divorce à l’italienne, ou de La grande bouffe, la souffrance impuissante du pudique Bel Antonio ou homosexuelle du sublime Une journée particulière mais, outre les clins d’oeil télévisuels ou cinéphiliques à ces films – le pont des Nuits blanches de Visconti, les lunettes noires, le chapeau de Huit et demi, film de Fellini sur le cinéma et l’identité où Mastroianni joue son propre rôle, le smoking queue-de-pie, souvenir de Ginger et Fred, arboré par Chiara dans l’émission de télé – le film, en déjouant notre attente, nous propose tout autant sinon mieux : une réflexion sur le genre et le sexe mais aussi et surtout sur sur la filiation et la difficulté d’être fille de… Marcello Mastroianni, mort en 1996, et qui aurait eu 100 ans en cette année 2024. Dur d’hésiter entre hétéro, homosexualité, voire transsexualité entre le charme nonchalant d’un Benjamin Biolay, l’ex de Chiara, le coup de foudre pour un soldat anglais dépressif et… homosexuel, qu’elle sauve du suicide du haut d’un pont, et l’amitié masculine et nostalgie cinéphilique de Luchini, homme marié qui se lève en pleine nuit du lit conjugal pour retrouver Chiara ou rêver de patinage artistique. Sans oublier cette nuit en prison où Chiara se retrouve placée par le carabinier pour le moins déconcerté dans la cellule des transsexuels… Cette indistinction des sexes et la confusion des sentiments qui en résulte rappelle Victor Victoria de Blake Edwards et suggère la fragilité de la prétendue virilité : quel plus bel hommage au fond que ce trouble identitaire au latine lover Marcello Mastroianni qui fut aussi l’homme déchiré d’Une journée particulière et impuissant du Bel Antonio.

Chiara Mastroianni joue superbement le trouble de l’identité, la difficulté d’être soi -surtout quand on se réveille un matin en découvrant le visage de son père dans le miroir – avec l’élégance viscontienne d’un Helmut Berger dans Ludwig ou le crépuscule des dieux et la mélancolie clownesque d’un Charlie Chaplin dans Les Feux de la rampe (Limelight). Comment se définir tout en assumant l’héritage comme le suggérait Nietzsche dans Le Crépuscule des idoles : « Tout ce qui est bon est héritage, ce qui n’est pas hérité est imparfait, n’est qu’un commencement » ? Peut-être par ce mélange de gravité et de légèreté qui caractérise le jeu de Chiara, ces jeux de physionomie si mobiles et déconcertants, entre folie et mélancolie, cette indolence qui semble chez elle plus naturelle que jouée – et par quoi sans doute elle ressemble le plus à son père, à son corps défendant.

Bonheur de cinéma, le film nous propose comme par inadvertance une réflexion amusée mais sérieuse sur le septième art, sans didactisme ni prétention, dans l’ espace rêvé et symbolique pour l’acteur de l’ubiquité entre Paris et Rome, loin de l’onirisme de Huit et demi ou des drames de La Nuit américaine. Il interroge aussi les limites souvent floues entre la vérité et la fiction, avec ce baiser volé de Deneuve à Chiara-Marcello, la voix de la Callas dans l’ancien immeuble des Mastroianni ou ce prétendu mariage de Deneuve et Luchini dans la vraie vie, fiction à laquelle je me suis un instant laissé prendre, oubliant l’hilarante comédie de François Ozon, Potiche, où les deux acteurs étaient mari et femme, film d’ouverture en 2010 à Montargis du 1er rendez-vous de l’association des Cinémas du Centre. Belle réflexion aussi sur la nécessité et le courage d’être soi, entre les injonctions de l’actrice – ici réalisatrice – Nicole Garcia suggérant à Chiara de jouer avec plus de rythme, d’être « moins Deneuve que Mastroianni » et la troublante méditation, dans sa loge, de Fabrice Luchini en vieil acteur fatigué et grimé, filmé de trois quarts, conseillant à son amie d’être une actrice banale, se laissant imprégner par son rôle, habiter par son personnage au lieu d’imposer sa personnalité au personnage. Curieux et difficile chemin de crête entre l’admiration et l’incarnation, entre l’identité et l’altérité.

Claude

Yurt- Nehir Tuna (2)

                                                         

Yurt, le premier long-métrage du réalisateur turc, Nehir Tuna, raconte une histoire d’adolescence qui a la particularité, comme l’indique une note à l’écran, de se dérouler dans les années 1990-2000. Durant cette période, les tensions entre les laïcs et les religieux sont exacerbées. Le réalisateur a beaucoup puisé dans son histoire personnelle pour raconter celle d’Ahmet, lycéen de quatorze ans, merveilleusement interprété par le jeune acteur débutant, Döga Karakas, récompensé par le prix d’interprétation masculine au festival de Marrakech.

    Le jour, Ahmet fréquente un lycée laïc et nationaliste qui glorifie la Turquie et celui qui lui a donné son indépendance, Mustafa Kémal, dit Atatürk, le père de la Turquie. Le soir, il rejoint le « yurt » dans lequel son père, pris d’une ferveur religieuse toute nouvelle et espérant une rédemption pour des fautes passées, l’oblige à suivre un enseignement coranique.

    Les yurt sont des pensionnats religieux destinés initialement aux enfants pauvres. Peu à peu ils sont devenus des lieux garantissant un enseignement de haut niveau et ont pu prospérer au fur et à mesure de la mise en place de mesures législatives et administratives favorables à l’Islam.

    D’emblée et sans explication, le réalisateur montre alternativement, un adolescent soucieux et peu attentif dans son lycée puis anxieux et mal à l’aise dans son établissement religieux qui a tout d’un univers carcéral et où il constate le vol de ses vêtements. Peu à peu, le spectateur comprend qu’Ahmet vit sous une pression insupportable. Le jour il doit absolument cacher qu’il se rend à l’école coranique ; le soir il doit oublier son univers familier, son confort bourgeois et faire oublier qu’il est d’origine favorisée. Il doit subir une discipline de fer et la vie commune dans un dortoir surpeuplé et inconfortable, et même recevoir d’un partisan laïc, la haine que lui inspirent les religieux. Ahmet s’enfuit du pensionnat, se fracture même le poignet volontairement pour échapper à son supplice. En pure perte car son père reste implacable.

    Confiant malgré tout en son père, n’ayant rien d’un enfant rebelle, condamné tantôt à le cacher, tantôt à montrer, qu’il est un bon musulman, Ahmet, grâce à Hakan un pensionnaire plus âgé, va tenter de concilier l’inconciliable. Dans ce lieu carcéral où les barreaux, l’obéissance aveugle, les interdits, les obligations, les sévices corporels et les humiliations sont là pour casser toute tentative d’expression personnelle, le jeune homme tente de trouver la lumière qui fera de lui un musulman touché par la grâce, avec pour objectif d’être admis dans «  le cercle », privilège réservé aux élus de Dieu pour leur conduite exemplaire.

    Nehir Tuna ne lésine pas sur l’utilisation des symboles : le feu (de l’enfer) , la lumière venant du dehors à travers les fenêtres hautes et du luminaire central de la salle d’étude ou encore le cercle , celui auquel il veut accéder mais qui représente aussi celui dans lequel il est enfermé.

    Le réalisateur aborde également la sexualité refoulée, le désir qui suinte çà et là par le biais de scènes furtives : deux jeunes garçons qui sortent en même temps des mêmes toilettes, des photos de femmes nues, un doigt caressant que le surveillant Yakup passe sur la joue de Hakan quand ils se croient seuls et qui laisse à penser lors du départ de Yakup chassé pour malveillance et mensonge, que Hakan était son objet sexuel. La tension maintenue tout au long du film semble s’ajuster aux pulsions sexuelles qu’Ahmet sent monter et grandir en lui à partir de l’instant où arrive dans son lycée une nouvelle élève qui lui fait vivre ses premiers émois amoureux.

    Dans cet espace de contrainte qu’est le yurt, Ahmet cherche un espace de liberté : dans l’écoute de la musique de Vivaldi que la belle Sevinç aime tant, dans des rêves érotiques, dans le refuge d’un lieu secret connu de Hakan où ils peuvent tous deux parler librement.

    Le « noir et blanc » du directeur de la photographie sert à merveille le thème du contraste et de la fracture comme celui des apparences masquant ce qui est caché : fracture entre les deux camps opposés, chacun voyant en lui-même la voie de la vérité et dans l’autre le mauvais chemin. Fracture entre les riches et les pauvres, fracture entre le principe d’exemplarité exigé et la réalité des faits commis, fracture entre les rêves, les aspirations et la vie qui est imposée. Fracture aussi entre l’innocence d’Ahmet et les petites combines et les petits arrangements. Le père n’entend pas seulement acheter sa rédemption grâce à son fils, il l’achète aussi financièrement en donnant de l’argent pour la construction du futur yurt.

    Après le départ de Yakup ce hodja surveillant tyrannique et pervers, Ahmet intègre enfin le fameux « cercle » des vertueux musulmans. Lors d’un repas chez lui et alors qu’il sert son père et le directeur du pensionnat, Ahmet comprend que son apprentissage coranique ne s’arrêtera pas là. Toute la violence réprimée en lui va voler en éclat, tout comme la coupe d’argent et cristal offerte au père avec l’envie de tuer. S’inscrit alors en lui, à nouveau, le désir d’échapper à toutes ces choses qu’il ne comprend pas, d’avouer que » Dieu ne lui parle pas ». C’est à Hakan, substitut du père, ami et confident, être à aimer qu’il va donner sa confiance et avec lui qu’il va vivre une fugue libératrice au cours de laquelle le réalisateur délaisse le noir et blanc pour passer à la couleur et donne à entendre une musique qui traduit parfaitement cette euphorie de l’aventure et de la liberté. Le spectateur est heureux d’être le témoin de cette exultation mais sait que la fin sera moins joyeuse. La fin c’est l’échec de la chasse au trésor prévue par Ahmet et la trahison de Hakan qui dégrise et comprend qu’il a tout perdu, pauvre parmi les plus pauvres et que le yurt sauvait de la rue. Gagné par la haine il avoue qu’il est l’auteur du vol de ses vêtements, accuse Ahmet de l’avoir manipulé pour se venger de son père et se bat contre lui dans un corps à corps teinté d’un désir sexuel que n’éprouve pas Ahmet. La prise de conscience des différences de classes et de la complexité des relations humaines est un dur apprentissage qu’il va devoir traverser seul.

    Dans un final qui a tout du chant du désespoir, Nehir Tuna filme alternativement des lycéens glorifiant Atatürk puis des religieux prêchant d’élever les enfants dans la crainte de Dieu comme pour dire que ce n’est pas terminé. La dernière image, en montrant la pose des premières pierres qui édifieront le futur yurt, donne clairement les gagnants de cette guerre sans nom qui a déchiré la Turquie et pris en otages des enfants incapables d’en comprendre les enjeux.

Marie-Annick

Yurt de Nehir TUNA

C’est peu dire que Yurt est un film à la fois puissant et complexe – fort, voire par moments insupportable à une première vision, subtil pour la thématique de la laïcité et de l’intégrisme qu’il croise et fond aux niveaux familial, social, politique, et bien sûr religieux. Le spectateur épouse le point de vue interne du jeune Ahmet, 14 ans – un nom qui, à une lettre près, n’est pas sans rappeler le film des frères Dardenne de 2019, Le jeune Ahmed, mettant en scène un garçon dont on suivait le lent et terrible endoctrinement islamiste et la tentation, ultimement refusée, d’un passage à l’acte violent. Mieux, ou pire, il ressent les doutes, les brimades subies, les désirs flous de cet adolescent bouillonnant – pour reprendre le titre de l’affiche du film : il les prend en pleine figure ; il vit dans sa chair le saccage d’une enfance dans le huis-clos étouffant d’une yurt, d’un pensionnat religieux, il chavire avec le cadrage serré sur les gifles endurcissant les jeunes pensionnaires, sur les dortoirs quasiment concentrationnaires où rancissent les peurs et marinent les pulsions refoulées, il suit et redouble le regard d’Ahmet surprenant par une lucarne blafarde une scène interdite, sans doute d’amour homosexuel entre son ami pauvre et mentor mi-intégriste, mi-subversif Hakan et Yakup Hodja, le directeur de l’institution censé incarner la loi, la seule prière, le mépris et la contrainte des corps. On l’accompagne même la porte fermée sur la punition, ou plutôt les sévices qui l’attendent de la part du hodja, enseignant coranique, pour avoir manqué à une foi et à une loi qui ne disent jamais leur nom, n’expliquent jamais leurs raisons, mais imposent leurs marques indélébiles sur les corps et sur les âmes. Et l’on ressent, plus confusément, l’arrière-plan religieux de cette année 1996, la lutte entre le gouvernement laïc et les mouvements intégristes réfractés, condensés, dramatisés dans la conscience du héros qui se voit frapper par un kémaliste dans sa loge du pensionnat ou se cache d’un groupe de jeunes violents pour entrer dans son yurt. On aurait tort- me rappelait Henri – d’idéaliser les laïcs, quand on sait que Mustapha Kémal fut un leader nationaliste, largement responsable du massacre arménien…Et l’on sait sur quelle synthèse obscurantiste et totalitaire du nationalisme et du religieux un certain Erdogan a assis son pouvoir ces dernières années.

En écoutant la présentation, sans notes, de Marie-Annick, voyant ce film fiévreux qui m’a énormément plu, en définitive, mais pris à la gorge, au point que sans la présence amicale de mes amis Cramés, je serais peut-être parti en pleine séance, ce qui ne m’arrive quasiment jamais, je n’ai pu m’empêcher de penser au superbe film de Marco Bellochio L’Enlèvement que Martine et Georges nous avaient proposé dans le cadre du week-end italien d’octobre 2023. C’était un peu la même histoire d’un endoctrinement religieux, mais cette fois-ci catholique – un enfant juif arraché à sa famille – mais avec bien des différences : le point de vue et la souffrance chez Bellochio de la famille autant que de l’enfant, une narration plus omnisciente, le faste de l’Eglise romaine, une fanatisation hélas quasiment définitive de la victime là où, chez le cinéaste turc, tout se passe dans l’obscurité de l’institution, mais qu’un rai de lumière semble éclairer le garçon : vous me direz que son père devient le nouvel hodja, que son fils est obligé de rentrer dans le rang mais on peut espérer qu’après sa fugue avec Hakan, cette escapade en couleur au sein de la nature, rien ne sera plus tout à fait comme avant, que si le corps est soumis, l’âme reste indéfectiblement libre ou à tout le moins réticente. On remarquera d’ailleurs que le passage d’un noir et blanc oppressant assez proche de l’atmosphère pré-nazie (tous les totalitarismes se valent !) du Ruban blanc de Michael Haneke à l’explosion des couleurs, celles de la vie, de la nature ondoyante, des saveurs âpres d’une lutte adolescente n’est pas aussi explicite et libératrice qu’il y paraît : la machine intégriste n’a pas dit son dernier mot, l’affrontement entre le père et le fils, grand moment d’amour-haine où le garçon révolté blesse son géniteur fanatique pour l’étreindre l’instant d’après, est encore à venir, avec la victoire apparente du père. Le message de Nehir Tuna est donc en demi-teinte…

Un débat passionnant entre Jean-Pierre et Georges s’est élevé sur la question de savoir si la relation entre Ehmet et Hakan était simplement amicale ou plutôt amoureuse, et partant, homosexuelle. Les gestes des deux ados dans le dortoir, cet index à la fois pointé et hésitant entre les deux couches, l’autorité ambigüe exercée sur Ahmet le cadet par Hakan son aîné, d’autant plus frondeur qu’il paraissait endoctriné, tout plaide pour une relation amicale mais leur lutte très charnelle, à même le sol, dans sa dimension d’amour-haine, peut jeter le trouble. Est-il toutefois si important de trancher ? On peut penser que chacun voit en l’autre son double possible, un double honni ou désiré, le fantôme de sa liberté ou le masque de son aliénation…Son moi « écureuil » ou son moi « rat »…

Toujours est-il qu’Ahmet, déchiré ente son milieu bourgeois et l’extraction populaire de son ami, entre la laïcité diurne et cette yurt obscurantiste, entre le plaisir solitaire, l’attirance pour une jeune fille de sa classe d’anglais, et ses possibles pulsions pour Hakan, ne sait plus où il en est. On serait déboussolé à moins, surtout quand on a un père aussi autoritaire, que la mère ne parvient pas à raisonner et contrebalancer, même en s’affirmant avec force dans sa cuisine ou en descendant de voiture dans un accès de révolte et de colère – mais elle doit bientôt regagner de force le véhicule familial.

Le personnage du père – autre force du film – si odieux soit-il avec les siens, ne parvient pas à nous être totalement antipathique. Le réalisateur suggère aussi qu’il aime son fils et sa femme, qu’il joue tendrement avec Ahmet, l’embarque dans une parodie de rodéo voiture, croit bien faire et travailler à sa propre « rédemption » même si, entrepreneur construisant des dortoirs, il sert aussi ses intérêts économiques en travaillant pour le pensionnat. Si curieux que paraisse une telle coercition exercée sur les siens pour solder son propre passé ou se déculpabiliser de ses manques – Nehir Tuna exorcisant ainsi son propre histoire avec son père – on comprend, comme dit Jean Renoir dans La Règle du jeu, que « chacun a ses raisons ». Ce père détestable est aussi aimé – la lumière éteinte sur un carton noir d’hommage au père du cinéaste en fait foi. Oui, ce sont nos amis et nos proches qui, souvent, nous font le plus mal.

Claude

Le Monde d’Apu de Satyajit RAY« `

Il est des émotions artistiques dont il paraît vain et presque impudique de parler sur le coup, même lors du débat passionnant animé par Vaiju Naravane – tant la parole semble impuissante, ou vouée, condamneé à se décanter, à mûrir : il est des enchantements dont on est longtemps envoûté et qu’on craindrait de voir trop tôt se dissiper. Le Monde d’Apu est de ceux-là, tant cette oeuvre exhale de sublime douceur, de beauté mélancolique et offre de vibrants contrastes, à l’image de la vie, entre l’idéalisme et la dure réalité, entre l’insouciante jeunesse et la maturité souffrante, entre l’implacable destin et la conquête de soi. Il n’est pas une image de ce film, dont on ne remerciera assez les Cramés (comme du week-end indien) qui ne m’ait ému aux larmes, je pense à cette fin qui dit tout de l’amour et de la parentalité, en l’occurrence de la paternité.

Le jeune étudiant pauvre Apu, qui ne peut continuer ses études, habite une pauvre chambre et doit donner des cours ou étiqueter des bouteilles, ce poète dans l’âme que l’enthousiasme porte comme le souffle divin qu’il est…étymologiquement, a dû, au nom d’une tradition absurde, épouser la cousine de son ami bourgeois Pulu le jour même du mariage de la jeune femme, dont on découvre que le futur mari, refusant de sortir de sa calèche, est fou…Pour éviter le déshonneur à sa famille, et à la malheureuse qui doit être épousée avant une certaine heure – au nom d’une conception rituelle et cyclique du temps bien différente de notre chronologie linéaire – Apu, qui se rêve romancier, doit épouser Aparna : sinon, la malédiction s’abattra sur celle-ci et elle ne trouvera jamais d’époux. Il accepte après quelque hésitation – et sa liberté rêveuse et chantante s’envole sous le triple coup du destin : la tradition, l’intuition superstitieuse de sa future belle-mère qui voit en lui l’incarnation de Krishna et l’amour imposé à un jeune homme vierge, sans expérience, comme Pulu le lui fait ironiquement remarquer pour doucher un peu ses velléités littéraires romantiques. Il emmène alors son épouse à Calcutta et la relation subie se transforme alors en amour véritable et profond, par-delà la déception première de la jeune femme qui passe de l’opulence des parents à la misère de l’époux. Mais, nouveau coup du destin, Aparna, enceinte, part deux mois dans sa famille pour accoucher : Apu apprend bientôt sa mort en couches, brutalement, par son beau-frère. Dès lors, il se retrouve père d’un petit Kajal, garçon turbulent et désorienté, qu’il ne veut voir de cinq ans, tant il se sent incapable d’être père : sans doute, inconsciemment, le tient-il pour responsable de la mort de sa mère. Il s’exile alors, travaille dur dans une mine de charbon mais imploré par Pulu, revient et si le contact avec l’enfant et son grand-père se passe d’abord mal, il repart, contre toute attente, son fils…sur les épaules.

L’émotion de ce film naît pour moi de la conscience qu’un sentiment, amoureux ou paternel, loin d’être un météore, une transcendance ou une brûlure – selon une conception romantique de la passion – est aussi, souvent, une construction, une conquête, voire un combat contre soi-même. Aparna, nous le disions, est profondément déçue de la pauvre chambre d’étudiant de son mari ; mariée pour ainsi dire de force ou par tradition, à tout le moins dans l’ignorance, elle va découvrir en elle-même des trésors de tendresse, enchanter cet intérieur maussade, – tissus colorés, plantes et rideaux fleuris – faire promettre à Apu de ne plus fumer. Présence féminine qui éclaire et allume l’humble demeure de l’homme seul. Exquise délicatesse par quoi la jeune femme, sous l’apparence d’une soumission ancestrale, réinvente sa vie, donne sens à leur vie, et, prenant en main le ménage, crée l’amour dans son miracle quotidien – cette épingle à cheveux au creux du lit entre les deux époux comme un témoin de leur amour, une trace de leur union charnelle jamais montrée, pas même suggérée. Cheminement intérieur de la jeune femme dont le visage mouillé de larmes dans l’encadrement de la fenêtre disait la détresse silencieuse mais qu’illuminera presqu’aussitôt un sourire à la vue d’un enfant jouant dans la rue – promesse diffuse de maternité. On apprend à aimer ou à réinventer sa vie comme on mesure le prix des choses, comme on passe d’un idéalisme aliénant à l’amour extasié du réel, au contact d’un sourire, d’un fleuve ou de fougères emperlées de rosée au soleil levant. Aparna ne fait pas simplement contre mauvaise fortune bon coeur : elle se prend à aimer son grand dadais d’Apu, toujours aussi lunaire et maladroit et la timidité dubitative de ces deux amants si respectueux, si émerveillés de se découvrir et de se comprendre, n’est pas le moindre charme du film. Intimité étonnée, douceur et suggestion. Et de femme subissant son destin, Aparna connaît une véritable émancipation, également culturelle : lorsqu’elle va au cinéma avec Apu ou dans une discussion ne connaît pas un mot, elle se moque de son ignorance et découvre avec toute la curiosité fiévreuse de ses yeux étincelants le ciel des idées et la beauté de l’art quand son mari, lui, a bien besoin d’être ramené sur terre ! Un très beau montage lie ainsi deux plans d’une rare fluidité : l’écran du cinéma où Apu emmène Aparna se mue en vitre de calèche ramenant les amoureux au logis. L’actrice Sharmila Tagore, apparentée au grand poète indien Rabindranath Tagore, découverte à l’âge de 14 ans et dirigée avec beaucoup d’exigence par le cinéaste, lui prête la modestie étonnée, l’émerveillement douloureux et l’acceptation triste de ses yeux pétillants et profonds…

De même, et plus bouleversant encore, est le trajet qui mène Apu du refus violent de la paternité, d’un déni en apparence moralement choquant chez un jeune homme si sympathique, si craquant à un (nouveau ou premier ?) départ avec son fils – lourd de promesses diffuses, comme le choc d’une rencontre amoureuse longtemps refusée par peur, par égoïsme, par soif de liberté, et finalement acceptée comme une évidence joyeuse, et comment dire, légère… C’est la force et la beauté de ce film de nous faire comprendre et aimer, d’un bout à l’autre du chemin, cette acceptation de la responsabilité paternelle sans morale ni didactisme, mais avec la tremblante humanité qu’offre seule une grande mise en scène – comme une quête, une conquête de soi et une découverte de l’autre : il faut savoir, avant de juger, qu’Apu a perdu son père à l’âge de sept ans et sa mère, dix ans après. Comment dès lors être père instinctivement, instantanément, avec un tel poids de passé ? De retour dans la grande propriété de ses beaux-parents, Apu entend parler d’un garçon rétif, infernal même et découvre dans une superbe scène le garnement dormant du sommeil du juste : le petit corps lové, le visage obtus, comme enfermé dans ses songes, lui procure un sentiment d’étrangeté, le sentiment d’un étranger. Il fait alors le tour du lit et semble, comme le spectateur, foudroyé par la beauté rêveuse du petit, qui ressemble à sa mère. Premier choc. Il le voit aussi, près de l’entrée de la propriété, sauvageon courant vers lui sans le connaître, sans le reconnaître. Lorsque le grand-père, excédé par le gamin insupportable, s’apprête à le frapper de sa canne, un bras l’arrête, doux et ferme, au bout duquel le plan suivant découvre le corps d’Apu, son visage grave. Comme si la paternité, à son corps défendant, travaillait en lui, parlait déjà en lui, confuse et irrépressible – en un geste bien plus lourd que les paroles. Lourde explication avec le beau-père qui l’accuse, non sans raison apparente, d’immaturité et d’irresponsabilité. Nous sommes déçus avec lui, nous ne comprenons pas – ou si peu – qu’il se dérobe sans cesse, c’est son fils après tout : il annonce qu’il s’en retourne à Calcutta, qu’il ne veut pas se charger du poids d’une autre vie. Alors que le grand-père en colère reste seul, triturant nerveusement le petit train de l’enfant, et qu’Apu s’éloigne définitivement, son balluchon sur l’épaule, tel le cavalier solitaire de tant de westerns, voici qu’apparaît Kajal au sommet du tertre : Apu se retourne, l’enfant lui demande qui il est, l’adulte lui répond « Je suis ton ami » et Kjal de courir vers lui de ses petits pieds nus, et de sa tendre rage de gosse apeuré. Bouleversant : il faut parfois partir (ou ici revenir) de loin, s’inventer en ami pour se retrouver, pour être soi-même, enfin père. Et porter enfin sur ses épaules, filmé en contre-plongée, un enfant acquis et conquis, avec la légèreté du danseur nietzschéen, le sourire retrouvé de l’homme mûri, du sage barbu et non plus du désespéré cachant les stigmates de sa souffrance.

Oui, il aura fallu apprivoiser ce destin têtu, se relever à chaque fois et parcourir son chemin de résilience. Pour hors champ qu’elle demeure, et surtout celle d’Aparna, la mort plane sans cesse au-dessus des personnages. Le destin est symbolisé par le train, leitmotif du cinéma de Satyajit Ray, la voie ferrée près de laquelle habite Apu, la vitre du wagon où s’encadre le visage inquiet et amenuisé d’Aparna – une vague prémonition nous souffle alors qu’elle pourrait ne pas revenir, qu’il arrivera peut-être un malheur. Le train offre la tentation du suicide quand, après la mort de sa femme, Apu erre près de la voie ferrée, qu’il se penche dangereusement. Un cri terrible retentit, celui d’un…cochon. Attente et catastrophe refusée, tension soudain libérée par un montage nerveux qui nous fait épouser le moindre état d’âme, l’insouciance et la souffrance incarnées par cet acteur lumineux, au sourire tantôt enchanteur, tantôt déchirant – Soumitra Chatterjee. On adore son enthousiasme juvénile d’apprenti romancier lisant en pleine nature son manuscrit à son ami Pulu ; on sourit de l’émoi amoureux et de ce réel têtu qui l’empêchent de lire tranquillement et intégralement la lettre d’amour d’Aparna, qu’il entame au bureau, poursuit dans le tramway, et achève à la gare. On souffre avec lui de l’espoir saccagé en plein vol par ce jeune et injuste deuil qui se retourne contre son art et emporte du haut d’une montagne les feuilles noircies de tant de mots, d’élans et d’émois. Dans un superbe effet de caméra subjective, on est bouleversé par son visage décomposé, découvrant avec le spectateur, en une prescience horrible, au retour du travail, sur le seuil du logis, son beau-frère ravagé, venu annoncer la nouvelle de la mort d’Aparna. Que de sentiments passent alors sur son visage d’une incroyable plasticité ! Quelle colère, quel déni soudain soulèvent le jeune homme pour qu’il gifle violemment le messager du malheur !

On renaît pourtant avec lui au son du sitar – magnifique musique de Ravi Shankar – ou de la flûte dont Apu célèbre ses joies ou berce sa douleur. Si le train incarne le destin qui nous emporte, on se ressource au fleuve que longe le jeune homme, à cette eau lustrale et léthéenne malgré l’impossible deuil, aux reflets de laquelle l’autre, l’ami Pulu le rudoie et le rappelle à sa paternité. « La joie venait toujours après la peine », chante Apollinaire dans « Le pont Mirabeau » ; ou, pour parodier François Truffaut, dans La Nuit américaine, la vie continue, « les films avancent comme des trains, tu comprends ? Comme des trains dans la nuit ». 

Claude

Agra, une famille indienne (2024) de Kanu Behl

A Agra, nord de l’Inde, dont le célèbre Taj Mahal, ne sera jamais à l’image, il s’agit d’entrer dans la maison et dans la tête du personnage principal, Guru en éclairant la face cachée de la structure patriarcale rythmée par les frustrations et répressions, dont sexuelles.
Le réalisateur nous met en face du quotidien étouffant de Guru (1er rôle au cinéma pour Mohit Agarwal, acteur de théâtre), asphyxié par le manque d’espace qui lui est réservé et par la multitude de tabous qui le harponnent et attisent sa colère. Sa situation le rend tout bonnement « fou ».
Cantonné au rez-de-chaussée de la maison avec sa mère, il rêve de récupérer, au premier étage, où vit son père avec sa nouvelle compagne, l’espace « terrasse » pour en faire son appartement et pouvoir s’installer. Plus précisément avoir une chambre avec un lit et Mala dedans.
Il en rêve nuit et jour. Et quand il apprend que, de cette terrasse, sa cousine va faire un cabinet dentaire, son projet tombe à l’eau et il perd espoir.
Sans lieu de vie à soi, il est exclu de pouvoir se marier.

Le jour Guru, employé d’un centre d’appels, dans sa tête malade de solitude, serre contre lui , et très intimement, sa collègue Mala qui ignore tout d’une quelconque position de « fiancée » car, de fait, Guru, dans la réalité, ne peut que la « manger des yeux ».
Le soir et dès qu’il a un moment de libre, sur son portable, Guru est branché sur des chats de « rencontres » où il tente d’apprivoiser sinon calmer sa libido exacerbée de jeune homme de 24 ans. Il se montre très agile de sa main droite sur le clavier et sa main gauche a aussi une grande dextérité ! (alors, comme ça, quand il le veut vraiment, un homme pourrait être multi tâches ? 😉)

Guru a peut-être un problème à la base mais si cette situation d’enfermement et de frustration perdure, c’est l’hôpital psychiatrique qui l’attend !
(En Inde, Agra est la ville où se situe le plus grand hôpital psychiatrique du pays)

Heureusement, il va faire une rencontre inattendue, décisive et salvatrice : Priti
Au moins pour un temps, avant que démons et hallucinations ne le reprennent comme le dernier plan le laisse entrevoir. Dans sa tête, jamais guérie, il voit LA belle jeune femme, celle d’avant, Mala, qui lui dit qu’elle est là, qu’elle l’attendait.
Malgré une activité sexuelle très soutenue avec Priti, c’est reparti … (syndrome de l’homme viscéralement insatisfait, éternellement en chasse ?)

Kanu Behl place au centre de son film les répressions sexuelles dont la jeunesse indienne est victime, un thème très important qu’il voulait mettre en avant pour chercher à comprendre les frustrations qui génèrent colère et violence et provoquent un chaos à rendre fou.
Un film aux formes multiples qui, comme c’était le cas de Joyland film pakistanais de Saim Sadik, a le mérite d’alerter sur la position des femmes mais aussi sur celle des hommes dans la société indienne (pakistanaise pour Joyland) et où l’entraide, parfois surprenante, occupe un rôle prépondérant.

Après Titli en 2015, Kanu Behl signe avec Agra, une famille indienne, son fulgurant 2ème long métrage (en hindi), un très beau film d’auteur qui n’a pas manqué de susciter des réactions après sa projection lors de notre Week-end Cinéma indien des 25 et 26 mai 2024 accompagné par Vaiju Naravane qui nous a fait le grand plaisir de l’animer.

Marie-No

L’Homme aux Mille Visages de Sonia Kronlund

Sonia Kronlund est venue tout spécialement avec Ciclic nous présenter son oeuvre hier soir, et en discuter avec nous, et c’était un beau débat. Souhaitons que le Blog des Cramés de la Bobine puisse être un espace de discussion pour le prolonger.

Mais je disais documentaire ? Oui et non, nous sommes dans cette forme mixte qui produit d’excellents films, autant fiction que documentaire et qui ne sont en même temps ni l’un ni l’autre. Quoi qu’il en soit, je me propose d’y ajouter mon grain de sel ou plutôt mes partis pris.

C’est l’histoire d’un séducteur, menteur, bel homme sans excès, qui séduit des femmes simultanément et jongle de l’une à l’autre, s’attribuant selon sa fantaisie et à l’intention de chacune d’elles, un métier, un revenu, une histoire familiale et une histoire de vie. Il y a certainement une structure commune (un peu stéréotypée) entre tous ses récits fabulatoires, on y retrouve la catégorie sociale supérieure et cultivée, la richesse familiale, l’ami fantasmatique qu’il faut aider, l’héroïsme… Néanmoins les récits sont adaptés, variant selon sa fantaisie et selon l’interlocutrice. Et jamais, il ne confond d’une fabulation à l’autre et donc d’une femme à l’autre. Chacune de ces femmes dispose alors d’un personnage sur mesure, qui comme une figurine de Lego peut recevoir différents accoutrements.

Il est aussi comme le dit la réalisatrice, un hypermnésique, doué pour les langues, d’une intelligence supérieure. En tous les cas, il a le sens des combinaisons, il s’invente des aventures et il les fait gober, il se trouve facilement de bons motifs pour s’absenter et ainsi passer d’une femme à l’autre et  pour faire de la cavalerie : empruntant à l’une pour donner à l’autre, ad libitum.

Le documentaire, cherche à identifier les parcours de cet homme, (qu’on suspecte serial séducteur) puis identifier et rencontrer ses femmes du moment. Les actrices, qui jouent leur rôle, racontent leurs histoires de femmes leurrées. Je regrette de ne pas avoir posé la question à la réalisatrice, je me demande si les propos tenus par ses actrices étaient du mot pour mot. Et c’est là la limite de l’exercice, car tout cela, avec un peu de recul me semble assez remanié, reconstruit. A l’image du témoignage des voisins parisiens sur cet homme qui se prétendait alors médecin, intervenant lors de l’attentat du Bataclan que je trouve tellement bien dit, par le choix des termes, la tonalité, les émotions et la distanciation, qu’il me semble factice. (Mais peut-être que je me trompe, vous voudrez bien alors m’en excuser).

Mais venons-en aux faits, on nous montre un prédateur, sorte de Don Juan aux capacités sexuelles mitigées, (selon les unes ou les autres), avec son système de séduction et ses « proies ». Mais qu’en est-il des « proies » ? Ce sont des femmes dans leur diversité, de statut social (quoi que…)

Je constatais que le personnage* savait parfaitement et très rapidement se placer dans le désir de l’autre. Il a le sens de la chose, comme un chasseur en effet ! On observe sa capacité à saisir rapidement les manques, et fantasmes, plus ordinairement les attentes intimes de ses victimes. Ce personnage* donc arrive à point nommé pour combler un manque. Cet homme est défini comme n’étant rien par lui-même, si ce n’est le complément d’un manque de ces femmes. Comme l’indique une de ces femmes, psychologues de son état : « j’avais envie de ne rien voir ». Vouloir ne rien voir ne vient pas de rien, il n’y a pas une génération spontanée d’ auto-aveuglement.

Regardons la chose par son contraire, on voit « l’oeuvre » de cet homme concernant une demi douzaine de ses victimes. Que représentent-elles en proportion de toutes ses tentatives de séduction ? Bien sûr, on ne pourra jamais le savoir, d’ailleurs ce n’est pas la fonction du film que d’investiguer sur celles qui marchent et celles probablement plus nombreuses qui ne marchent pas. Car l’un des présupposés c’est : n’importe qui d’entre nous, y compris des CSP+, voyez ! (Ajoutons que l’une de ces femmes dit avoir vécu deux autres expériences du même type.)

Il me semble, toutes proportions gardées, que la réalisatrice assimile un peu l’histoire de ces femmes victimes à celle du Bataclan qui ouvre son récit. Là la mitraillette tue indifféremment ; les vivants et les morts le sont par hasard. Ici pourtant,  ce n’est pas le hasard d’une mauvaise rencontre qui distingue et unit ces femmes, c’est le fait d’avoir été prête à accueillir ce personnage* et son jeu. Mais, ce film en se centrant sur l’homme actif et prédateur, versus des femmes passives et victimes, et en tenant pour inexistantes toutes possibilités de rapprochement psychologique entre ses femmes, en n’investiguant pas sur les raisons pour lesquelles cet homme vient s’inscrire dans leur vie, la parasiter si rapidement, facilement et si durablement, en ne leur voyant de commun que le fait d’être victimes, me donne l’impression de n’avoir vu que la moitié du sujet. En somme, une sorte de Me too qui  serait également mi-tout !

Pour revenir à mon introduction et finir, la forme docu-fiction est une commodité, mais ici, comme souvent, la part de la fiction et celle du documentaire restent à définir, y compris dans ses présupposés !

Georges

Personnage* : on se rappelle que persona signifie masque

La Saison des Femmes-Leena Yadav

C’est un film roboratif qu’a réalisé Leena Yadav. L’histoire de quatre femmes qui malgré tous les verrous intérieurs et extérieurs parviennent à s’émanciper en s’appuyant les unes sur les autres. Des images chatoyantes sur un paysage désertique…  

La réalisatrice indienne Leena Yadav aime la complexité et la lumière. Le troisième long métrage d’une encore jeune cinéaste (elle est née en 1971), explose de couleurs et refuse le simplisme. « La saison des femmes » nous emmène à la rencontre de quatre jeunes femmes, vibrantes d’une énergie communicative malgré les cloîtres dans lesquels elles sont condamnées à avancer. Enfermements tout autant internes et externes, dessinés par des normes patriarcales très rigides, qu’elles finissent par transmettre à leur tour. Jusqu’à ce qu’une série d’événements les conduisent à faire sauter leurs chaînes physiques et symboliques.

Dès les premières images, malgré les normes sociales qui les encerclent, nous comprenons que celles-ci ne se laisseront pas faire. Les visages de Rani et Lajlo explosent de rire à travers les fenêtres de l’autobus poussif qui les emmène. La première est veuve et va marier son fils, encore adolescent, à une très jeune fille d’un village voisin. La deuxième, unie à un homme très violent, s’offre un moment de plaisir et d’échange sensuel auprès de son amie de jeunesse. Cette joie est d’autant plus visible que les tissus aux couleurs vives de leurs vêtements, voiles compris, leurs rires, se heurtent à un paysage desséché, un quasi désert de rocailles ocres, d’où surgissent ça et là des touffes maigres et buissonneuses.

En 2016, Leena Yadav expliquait pourquoi elle tenait tant à ce contraste, entre l’environnement et les femmes : « Je voulais tourner mon film sur une terre aride, desséchée (le titre anglais est « Parched », brûlé, ndlr), c’est pour cela que j’avais choisi le Gujarat (l’un des endroits les plus secs, mais aussi où l’hindouisme est des plus rigoristes, au Nord Est de l’Inde) qui offre une végétation très étique… » Mais c’est finalement le Rajasthan voisin qui possède un paysage presque aussi austère qui m’a donné la permission de tournage. Il me fallait un entourage sec et poussiéreux pour célébrer ces femmes. »

Leena Yadav a commencé ses recherches en vue de « La saison des femmes », à la fin de l’année 2012, alors que l’Inde était bouleversée par le viol et la mort d’une jeune fille agressée au vu et au su de tous dans un autobus de New Delhi. Une affaire dont cet immense pays mesure encore les traces. Depuis, les crimes sexuels se sont succédés avec une médiatisation importante à la clé, jusqu’à ces deux soeurs condamnées à être violées par un Conseil des anciens, comme ceux qui sévissent aussi dans le Gujarat…

Les verrous sont tirés dans un pays où la sensualité éclate. Dans les livres, les poèmes, la musique (magnifique dans le film), les gestes, la sonorité des divers langages. Un paradoxe qui désole la réalisatrice : « En Inde, le sexe est un sujet tabou. C’est un de ces paradoxes : au pays du kamasutra, on ne peut parler de sexualité. On ne peut en parler mais on ne peut aussi avoir des relations sexuelles en dehors des règles sociales.« 

« Ce sont surtout mes conversations dans le Gujarat avec Rani, le personnage principal du film, mariée à 15 ans et veuve à 20 ans, qui m’ont inspirée. Ces échanges étaient très directs, honnêtes, en particulier sur le sexe. Et moi je voulais parler de sexe. Et c’est au moment où je commençais à écrire le scénario que toute cette violence a déferlé« , raconte la cinéaste. « Les hommes, comme les femmes, poursuit-elle, sont victimes de ce système. Pour moi, dans mon film, même le plus violent des garçons est une victime. Parce que les normes conditionnent aussi bien les hommes que les femmes. Et c’est cela que nous devons changer. Ce qui se perpétue de génération en génération et qui génère les normes sexuelles entre femmes et hommes. Alors oui c’est un système qui opprime autant les hommes que les femmes.« 

Le consumérisme avance plus vite que la libération sexuelle. Avec un semblant de refus, les anciens accèdent à deux demandes essentielles de leurs épouses : le téléphone portable et la télévision…

Rani la veuve coincée, Lajlo la femme battue, Bijli la danseuse-chanteuse-prostituée, et Janaki la petite mariée contre son gré, vont devoir apprendre ensemble à faire ce chemin vers l’autonomie et le plaisir. Il y aura des incompréhensions, des larmes, presque des ruptures entre elles, mais finalement, à force de questionnements, elles y parviendront. Des hommes leur prêteront la main sur le chemin : un amant mystique, un prétendant mystérieux, un jeune homme amoureux et un ami perdu…

Comme l’une ou l’autre des héroïnes de son film, pour mener sa carrière de cinéaste, Leena Yadav a pu compter sur le soutien sans faille de son mari, Aseem Bajaj, réalisateur lui aussi, poète, et qui pour l’occasion s’est transformé en producteur. En Inde comme ailleurs, et dans le monde entier, les réalisatrices peinent à s’imposer dans un univers masculin. « Nous sommes encore très peu de femmes dans le cinéma, constate Leena Yadav, mais cela va en s’accroissant. Il y a maintenant des voix et des regards très différents de femmes cinéastes en Inde. Les femmes investissent aussi les métiers techniques des films – la caméra, le son, le décor, la production. » Elle a pourtant eu les plus grandes difficultés à mener son projet jusqu’au bout, sans doute en raison du sujet, et le visa d’exploitation n’a pas encore été attribué par la commission de censure, alors que déjà le film est projeté dans le monde entier et court les festivals.

Pourtant Leena Yedav a construit « La saison des femmes » avant tout pour un public indien, même si le propos est universel et que partout ailleurs on se régalera de la musique (signée Hitesh Sonik), de la danse, des chansons et de l’énergie débordante des actrices. « Mon film est traversé par la façon de faire du cinéma en Inde, la musique, la danse. En fait en Inde que nous soyons tristes ou heureux, nous chantons. La musique est permanente dans nos vies. Mais malgré ce caractère « indien », nous n’avons toujours pas obtenu le visa de la commission de censure. Nous espérons qu’il viendra. Ceux qui l’ont vu, ont beaucoup aimé ce film. Si je n’obtiens pas l’autorisation, je le mettrai sur internet. » explique la cinéaste.

Pas de « lamento » dégoulinant de désespérance non plus dans cette histoire : ces quatre femmes feront le chemin qui leur permettront, ensemble, de s’échapper de leur condition de jeune fille forcée à un mariage-prison pour l’une, aux coups de plus en plus rudes d’un mari violent pour l’autre, aux clients insatiables et irrespectueux de son corps pour la troisième, à un veuvage desséchant pour la magnifique Rani, à la source de ce film, aux sources des femmes. En chemin surgira le plaisir et la certitude d’un avenir plus créateur, loin des images d’une Inde sclérosée sur ses démons. Un choix de cinéma : « Je voulais finir avec de l’espoir. Je voulais cet espoir. Ces femmes qui s’échappent au propre comme au figuré. Mais ce n’est pas le seul et ‘vrai’ chemin de l’émancipation. Ce qu’il faut c’est être amenée à se poser des questions : pourquoi est ce que de générations en générations on reproduit ces normes affreuses ? Poser des questions c’est déjà se lancer vers le changement. Et ce qui va se passer après est aussi un défi. C’est le seul moyen de changer les choses. Et cela prendra du temps. Si le cinéma avait la capacité de changer les chose, cela fait longtemps que l’on vivrait dans une société idéale ! Mais le cinéma peut amener à se poser des questions, ce qui est le préalable au changement. Je ne suis pas une militante. Je suis une cinéaste. Le féminisme est une affaire très individuelle. Je ne pense pas qu’il y ait une seule définition du féminisme. Et il y en à certaines avec lesquelles je ne suis pas d’accord. Mais je sais que je suis très fière d’être une femme.« 

Sylvie Braibant

Les Chariots de feu de Hugh HUDSON

Le visage crispé par la souffrance et l’enjeu, la tête en avant, le corps rejeté en arrière, Harold Abrahams, le coureur juif, et plus encore Eric Liddell, le sprinter écossais, franchissent la ligne d’arrivée, brisant de toute la puissance explosive de leur corps poussé à ses extrêmes limites le ruban fatidique… Avec son synthétiseur, son cor et ses codes vocales, la célébrissime musique de Vangelis, passée à la postérité l’après-midi même de sa création, les accompagnent et les galvanisent comme elle semble porter tout au long de ce film mythique, Les Chariots de feu, de Hugh Hudson, les coureurs sur la plage dans le deuxième flash-back inaugural : elle était en effet diffusée pendant ces 8 km qu’effectuent les coureurs anglais, en maillot blanc frappé du drapeau britannique, maculés de sable et d’embruns, exultant et communiant dans l’effort commun. Musique qui est le plus souvent liée à des ralentis lyriques – caractéristique majeure de ce film avec ses flask-backs en écho au début et à la fin du film (sur l’enterrement de Harold Abrahams à Londres en 1978, la course sur la plage), ses ellipses et surtout ce montage alterné évoquant en parallèle les parcours de ces athètes hors pair, se battant, Abrahams pour prendre sa revanche sur l’antisémitisme dont il a souffert à Cambridge, Liddell pour célébrer la gloire de Dieu qui lui interdit de courir un dimanche pour les éliminatoires du 100 m. Le lyrisme du film, le soulignement du geste ou de la pensée sportifs qui m’ont paru un peu emphatiques à la première vision, en DVD, mais m’ont emballé sur grand écran, n’excluent toutefois pas la précision documentaire : on se régale ainsi à découvrir la préparation des deux athlètes qui courent avec leur entraîneur ou leurs amis, avec des chiens, à côté d’une voiture, sur une plage et, juste avant le 100 m et le 400 m fatidiques, la mise en place des sprinters, sur la piste couverte à l’époque de cendres, avec leurs chaussures en cuir à lourds crampons, faisant un trou avec leur truelle alors que les starting-blocks n’existaient pas encore : ceux-ci ne furent introduits qu’en 1934, soit 10 ans après l’action du film…

C’est un pari et un paradoxe étonnants que d’avoir ainsi usé, sur la musique de Vangelis, du ralenti pour suggérer la vitesse, moins de manière adventice comme à la télévision – pour revoir une action, évaluer s’il y a bien faute et penalty dans un match de foot – que de façon quasi structurelle pour traduire la souffrance physique et psychologique et célébrer la magie du sport. Le cinéma doit ainsi surpasser la télévision en se battant aussi sur le terrain de l’intime, des personnages. En effet, il ne s’agit pas seulement ici de décomposer le geste sportif, de suggérer l’ampleur de la foulée (que Harold dut réduire, sous l’impulsion de son entraîneur privé Sam Mussabini, pour être plus aérien, plus bondissant ?), ou la remontée véridique, spectaculaire et victorieuse d’un Liddell bousculé par un sprinter français en 1923 et chutant au bout de 20 m : il s’agit de traduire la quête d’absolu, l’union de l’âme et du corps dans le geste sportif, d’autant que les moments d’introspection, de doute térébrant ou de rage vaincue, sont également soulignés par cette musique et ces ralentis. On pense à l’affrontement entre Abraham et Liddell début 1924 – fictionnel car ils ne se sont jamais rencontrés dans la réalité mais ce duel au sommet a été exigé par la production américaine qui voulait que fussent également limitées les scènes de cricket, sport typiquement britannique, et valorisés les gros mots (sic !) -pour toucher un public plus large – et les athlètes américains surtout, malheureux concurrents de Harold sur le 100 m de cette VIIIème Olympiade de Paris 1924, dont nos tout proches JO Paris 2024 célèbreront le centenaire. Charlie Paddock, médaillé d’or en 1920 aux JO d’Anvers et détenteur du record du monde à 10,4 secondes et Jackson Scholtz furent en effet coiffés sur le fil par le tenace et fougueux Harold Abrahams (10,6 s.) : lot de consolation dans le film et autre entorse avec la réalité, Brad Davis, l’acteur jouant Scholtz, est chargé de remettre à Liddell, juste avant son victorieux 400 m, un billet magique et propitiatoire de soutien sur lequel figure le commandement biblique : « J’honore ceux qui m’honorent. » L’offrande de ce billet, témoignant du bel idéal olympique de fraternité entre les peuples, n’apparaît toutefois pas pendant toute la course et notamment aux moments où « l’Ecossais volant » est filmé en gros plan – erreur de raccord, reconnut le cinéaste.

La force de ce film, qui aurait pu se contenter d’être un film de sport, un Rocky de Sylvester Stallone, un Borg-Mac Enroe de Janus Metz Pedersen, un Moi,Tonya de Craig Gillespie sur une patineuse américaine agressant son adversaire majeure, et qui s’inscrit dans une tradition initiée par les films de boxe des frères Lumière (dès 1895), ou des comiques, de Charlie Chaplin à Buster Keaton ou Max Linder, est de constituer une oeuvre humaniste, à la fois intimiste et universelle : le sport est non seulement un formidable motif cinématographique par sa puissance narrative, ses enjeux dramatiques, ses climax et moments d’abattement propices à un scénario palpitant – mais aussi le condensé symbolique de maints conflits sociaux, politiques et internationaux. Le cinéaste cherche moins à rendre compte de l’intégralité d’une course, à traduire le spectaculaire, ou à célébrer un idéal viriliste dans des scènes de courses souvent coupées et à cet égard parfois frustrantes qu’à décaler son regard : il faut que le cadre puisse capter l’exaltation d’être, de se donner corps et âme plutôt que l’ivresse de grandeur qui découle de la gloire. Là où le superbe Raging Bull (1980) proposé il y a quelques années par les Cramés dans le cadre de son festival Martin Scorcese montrait l’ascension puis la descente aux enfers du champion italo-américain Jack LaMotta, dans le milieu interlope et l’atmosphère violente de la boxe, c’est à un double accomplissement, sous le signe de la foi et du dépassement de soi que nous invitent Les Chariots de feu, tourné en 56 jours en 1980 et sorti en 1981, avec le succès que l’on connaît : ce fut le film le plus rentable de l’année au Royaume-Uni, un gros succès au Canada et auw Etats-Unis (avec 53 millions de dollars de recettes), quoique le film, avec ses 312 931 entrées seulement, soit passé quasiment inaperçu en France et au festival de Cannes d’où il est revenu quasiment bredouille : il faut dire que l’ironie britannique à l’égard des « frog-eaters » (ou mangeurs de grenouilles) que nous serions selon lord Birkenhead, le prestigieux président pince-sans-rire du comité olympique, ou l’obstruction française à la course de Liddell en 1923 n’ont guère facilité son acceptation.

Les Chariots de feu sont en effet placés sous le signe de l’élan, comme le suggère la comparaison chère à Eric Liddell entre la religion et la course dans une conviction inébranlable qui, opposant ce rugbyman fils de missionnaires nés en Chine et prédicateur presbytérien à sa soeur inquiète de le voir courir et renoncer provisoirement à exercer son ministère au pays du Soleil levant puis au comité olympique lorsqu’il refuse de courir un dimanche, lui inspire des paroles sacrées : « Je cours vers le but pour remporter le prix de la vocation céleste de Dieu (…) Et Il m’a aussi fait pour aller vite. Et, lorsque je cours, je ressens Son plaisir. Vaincre est l’honorer ». Spiritualité du sport et de la volonté humaine également célébrée par la formule des « ailes de la victoire » qui, un subtil montage anticipant la course initiale sur la plage par les premières notes de la musique de Vangelis sur les dernières paroles d’hommage à Abrahams lors de ses funérailles, rappelle aussi le titre du film de Warren Beatty sur le sacerdoce chinois entre 192 et 1943 d’Eric Liddell ordonné pasteur en 1932 dans sa ville natale de Tianjin, aidant son frère au service médical et tenant tête à l’envahisseur japonais pour être finalement interné dans le camp de Weixan en 1943. Elan que symbolise la titre même – le feu de la passion, la dynamique irrésistible d’une course vers la victoire incarnée par les paroles du poème de William Blake dans son poème pour Milton sur lequel Hubert Parry composa en 1916 son hymne « Jerusalem » célébrant l’Angleterre comme une nouvelle Jerusalem promise par le prophète Elie : « Apportez-moi ma lance, ô nuées déployées ! Apportez-moi mon chariot de feu ! »

Cet élan n’est pas seulement celui de la foi, il est aussi et peut-être surtout celui de l’accomplissement personnel, du dépassement de soi : les deux postulations se juxtaposent, se combattent puis se réconcilient dans un mouvement dialectique qui n’est pas le moindre intérêt de ce film « sur les valeurs humaines » – selon le cinéaste – non point « passéiste » et « à la gloire des valeurs britanniques « , montrant que « certains idéaux méritent d’être préservés ». Et ce n’est pas non plus le moindre paradoxe de ce film que de refuser le nationalisme si souvent attaché au sport et aux JO, ou du moins un patriotisme cocardier, en privilégiant l’individu, dans une affirmation de soi sans doute orgueilleuse et blessée pour le Juif Abrahams, et pour Liddell, dans un prolongement, tout d’abandon et de promesse, de la grâce divine.

Cette affirmation de soi et cette revendication religieuse, épanouie chez Liddell – personnage pétillant et enthousiaste (étymologiquement, porté par le souffle de Dieu) par-delà son rigorisme doctrinal – crispée et douloureuse chez Abrahams méprisé par l’institution chrétienne, confèrent au film une troisième dimension : celle d’une critique sociale acerbe contre la classe dirigeante, dont sont d’ailleurs issus la plupart des sportifs, lord Linsay en tête (lord Burgley dans la vraie vie), et les dirigeants de Cambridge aussi bien que les responsables du sport olympique britannique. Si le dilettantisme de lord Linsay nous amuse – il reçoit miss Gordon la chanteuse et actrice amie d’Abrahams en robe de chambre et pieds nus et s’entraîne presque distraitement dans son parc au saut de haies coiffées précieusement de boîtes d’allumettes – le mépris social des deux directeurs de Cambridge, le principal de Caïus (joué par Lindsay Anderson) et celui de Trinity College (John Gielgud), nous révulse, tant il sue la componction, et se drape dans les oripeaux de l’humilité, de l’honneur universitaire et du refus d’une gloire personnelle dont ces deux hypocrites manipulateurs invitant Abrahams pour lui faire la leçon seront les premiers à recueillir les fruits pour l’institution lors de la victoire du jeune homme au 100 m. Au milieu des portraits immémoriaux de la grande salle de réception, Harold affirme avec panache sa liberté souveraine qu’il met toutefois au service de l’université, de la nation et du roi, même si en recourant à un entraîneur privé italo-syrien, Sam Mussabini, célèbre Pygmalion de 11 athlètes victorieux, le sprinter a manqué à la règle de l’amateurisme et péché par orgueil…entrant dans une carrière professionnelle du reste interrompue en 1925 à la suite d’une blessure au saut en longueur.

Ce film, qui ne peut que toucher les militants du MRAP (Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples) sensibles à la question du racisme dans le sport, et pour son combat contre l’antisémitisme aujourd’hui de retour en France avec le terrible conflit entre Israël et le Hamas dans la bande de Gaza, pose plus globalement maintes questions philosophiques passionnantes. Quelle est la liberté de l’individu face au groupe dont il porte les valeurs (religieuses) et les espoirs (sportifs) ? Et dans quelle mesure la communauté et les institutions peuvent-elles et doivent-elles imposer leur loi à l’indidu ?

Et où s’arrête l’affirmation de soi ? Où commence l’hybris de l’orgueil, thème de tant de tragédies grecques mais ici remarquablement accordé au parcours solaire, tant individuel que collectif, de ces deux athlètes, entouré par leurs amis, adulés par les foules, soutenus, sur un mode plus intimiste, Harold par son amie artiste, Sybil Gordon, Eric par sa soeur profondément croyante, animant avec lui la communauté presbytérienne ? Par son montage alterné, l’imbrication de ces deux destins croisés, Hugh Hudson ménage des moments forts – la course de Harold autour de la cour de Trinity College pour se faire reconnaître de ses condisciples, et celle du futur pasteur oubliant son prêche pour un défi lancé aux jeunes rugbymen, la consolation amoureuse apportée par Sybil à Harold dans les tribunes du stade où il vient d’être vaincu par Eric, face au dialogue tendu entre le frère et la soeur pour qui courir serait se détourner de Dieu… Et bien sûr la joie égale et sans pareil des deux femmes, des deux égéries, l’une lumineuse et inquiète, l’autre sombre et tourmentée, pour leur champion qui a osé être lui-même, fidèle à Dieu et à un appel intérieur bien plus que ce comité olympique, cet aréopage royal qui voudrait faire courir Eric un dimanche.

Obstination peut-être – par quoi Eric rejoint l’orgueilleux Harold mais dans une révélation intérieure – ou courage d’être soi, conviction chevillée au corps – comme si un athlète était habité par plus grand que soi, par la volonté de se dépasser, de ravir ses proches, de porter l’espoir d’un peuple. La foi en soi unissant l’individu et la collectivité dont Les Chariots de feu nous offrent une magnifique, haletante et exaltante illustration.

Claude

PS 1 : allez écouter dans les bonus du DVD le passionnant commentaire du film par le réalisateur lui-même, pas à pas, en 2 heures environ…

PS 2 : Interview proposée par Georges Joniaux sur les rapports entre sport et cinéma

«Le sport et le cinéma ne peuvent que se rencontrer»

A l’occasion de la sortie de «Moi, Tonya», Gérard Camy, professeur et historien du cinéma, revient sur les particularités du film de sport, peu porteur au box-office et pourtant prisé par les cinéastes.

Margot Robbie incarne la patineuse Tonya Harding dans «Moi, Tonya», en salles ce mercredi. (Photo Mars Films)

par Timothée Loubière

Paru dans Libération – publié le 21 février 2018 à 15h43

Si l’alliance entre sport et cinéma a produit quelques classiques (Raging Bull, Rocky, les Chariots de feu) et intéressé de grands réalisateurs (Clint Eastwood, Martin Scorsese, Michael Mann, Jean-Jacques Annaud), elle reste souvent peu porteuse au box-office. Ce qui ne tarit pas la source, comme en témoigne la sortie en France en quatre mois de Borg/McEnroe, Battle of the SexesSparring et Moi, Tonya. Ce dernier, de l’Australien Craig Gillespie, a trouvé son public aux Etats-Unis et a été salué par la critique. Il est même en lice dans trois catégories aux Oscars, dont celle de la meilleure actrice (Margot Robbie). Gérard Camy, co-auteur du livre Sport & Cinéma (Editions du Bailli de Suffren) avec son fils Julien, explique que le sport et le cinéma sont historiquement liés mais qu’ils entretiennent aujourd’hui un rapport paradoxal.

Qu’entend-on par «film de sport» ?

Pour notre livre, le critère était d’avoir un personnage principal sportif professionnel ou de suivre un supporteur ou un entraîneur. Vous avez les films qui parlent vraiment de sport avec des matchs, de la tension, du suspens, et des films qui utilisent des personnages sportifs qui se reconvertissent ou font autre chose. Dans le deuxième cas, le sport vient vraiment en filigrane, ce ne sont pas vraiment des films de sport. Pour moi, il faut que le sport soit au centre.

Depuis quand retrouve-t-on du sport au cinéma ?

Depuis toujours. On a démarré notre recherche en 1895. Les frères Lumière ont montré des films de foot, de vélo ou de sports originaux comme la course en sac. La boxe a été filmée tout de suite. On peut même dire qu’il y a eu un premier long métrage de boxe dès 1897, alors que ce format n’existait pas encore. Enoch J. Rector a filmé le championnat du monde poids lourds avec trois caméras. Le film a duré plus d’une heure. Après, tous les comiques, de Charlie Chaplin à Harold Lloyd en passant par Buster Keaton ou Max Linder se sont mis à faire des films de boxe. Dans les années 20, il y a eu les premiers longs métrages, avec le sonore qui a apporté le bruit des coups et l’ambiance des salles de sport.

Y a-t-il différentes catégories de films de sport ?

Il y a un sous-genre évident : le film de boxe qui flirte avec le film noir et s’est créé très tôt. Dès l’époque du muet, la boxe a eu des considérations particulières. Le mélange avec le milieu des paris, le monde interlope, les quartiers sombres, les salles minables a créé une forme d’ambiance que l’on retrouve dans énormément de films.

On peut aussi diviser les films de sport avec les genres traditionnels. Il y a les comédies, les drames, les tragédies. Et bien sûr, les biopics, qui constituent un énorme sous-genre du film de sport. Tous les grands sportifs, ou presque, ont droit à leur biopic. Et cela dans toutes les disciplines.

Pourquoi le sport est-il un bon sujet pour un réalisateur ?

C’est une manière de raconter le monde, la société, les rapports humains. Le sport est complètement ancré en nous ; les films racontent les histoires intimes et mêlent la grande histoire à la petite histoire. La Couleur de la victoire (Stephen Hopkins, 2016) parle de la période des années 30 et des Jeux olympiques de 1936, à travers le parcours du sprinteur Jesse Owens. Les films de foot s’intéressent particulièrement à l’histoire du monde. Certains ont comme élément de base la guerre israélo-palestinienne, la guerre en Afghanistan ou celle en Yougoslavie. Enormément d’éléments dans les films de sport intègrent des grands moments d’histoire.

D’un point de vue technique, comment filmer le sport ?

Historiquement, la façon de filmer le sport au cinéma était très proche de la façon dont on le filmait à la télévision dans les années 80. Quand on voulait reconstituer une séquence sportive, on prenait de vrais acteurs que l’on entraînait pour qu’ils ne soient pas trop catastrophiques. On faisait aussi appel à de vrais sportifs. Aujourd’hui, le cinéaste ne doit pas s’amuser à filmer comme à la télé. Parce que la télé a des possibilités inouïes, des ralentis extraordinaires. Le cinéma n’a pas à se battre sur ce terrain-là. Il faut qu’il se batte sur le terrain de l’intime, du personnage, il doit arriver à faire ressentir les sensations. Les réalisateurs doivent choisir des angles et éléments plus personnalisés.

Il y a aussi une grande nouveauté pour le film de sport. Avec le numérique on va pouvoir reconstituer des scènes absolument hallucinantes. Dans Moi, Tonya, l’actrice qui joue Tonya Harding, Margot Robbie, réalise un triple axel uniquement en numérique. Ce n’est pas elle qui le fait, mais c’est bien l’actrice que l’on voit continuellement tourner, alors qu’elle n’est pas à l’écran. C’est une possibilité pour les cinéastes de retrouver une certaine vérité sportive.

Quoi qu’il en soit, filmer le sport est toujours un exercice difficile, surtout si c’est un sport collectif.

Peut-on parler d’essor du film de sport ces dernières années ?

C’est vrai que depuis quelques années, il y en a beaucoup. Et encore, on ne voit que la partie émergée de l’iceberg, tous les films ne sont pas diffusés en France.

Il y a une sorte de paradoxe : le film de sport ne fait pas des scores énormes au box-office, et cela depuis des années, à part Rocky, bien entendu. C’est toujours vrai aujourd’hui. Ron Howard, habitué aux énormes succès (Da Vinci Code), a fait deux films de sport (De l’ombre à la lumière et Rush) ; ce sont ceux qui ont pratiquement le moins bien marché. Or, depuis deux ou trois ans, on voit beaucoup plus de films de sport qu’il y a quelques années. En même temps, le sport a pris énormément d’importance ces dernières années, partout dans le monde. Le cinéma y voit aussi un moyen d’y trouver de nouveaux spectateurs, même si aujourd’hui, ça ne fonctionne pas énormément.

On parle beaucoup des films de sport d’Amérique et d’Europe, mais il y en a partout, en Asie notamment. Le sport est un sujet mondial. Il est plus que jamais le premier divertissement du monde, avec le cinéma. A un moment, ils ne peuvent que se rencontrer. Une belle histoire de sport, c’est un bon scénario, il y a du climax, il y a des moments forts, des moments intimes, des moments dramatiques, d’intimité…

On a l’impression que le sport est un puits sans fond pour le cinéma…

La rivalité entre deux sportifs, c’est le principe de base : on est presque dans le combat éternel. C’est un des éléments forts des scénarios. Moi, Tonya, c’est la rivalité entre Kerrigan et Harding. Rush, c’est Hunt et Lauda [célèbres pilotes de Formule 1, ndlr]. Il y a aussi Borg/McEnroe. Sans oublier Rocky où l’adversaire, qui est vraiment le méchant, va progressivement devenir l’ami. Les sujets sont éternels. J’attends le film que l’on fera peut-être un jour sur la rivalité entre Anquetil et Poulidor. On fera peut-être quelque chose sur le rapprochement entre les deux Corées grâce aux Jeux d’hiver 2018. Ce sont des sujets qui devraient intéresser des cinéastes et des producteurs. Des histoires très cinématographiques

Borgo- Stéphane Demoustier

BORGO : Une madame Bovary des temps modernes ?

Le film Borgo, de Stéphane Demoustier, a la trame d’un film policier, mais c’est aussi un film a vocation documentaire. Stéphan Demoustier admet que la genèse de son film part d’un article de presse, une histoire qui l’interpelle d’une surveillante pénitentiaire impliquée dans un meurtre. Sans connaître grand-chose ni de la corse, où le film se déroule, ni du milieu carcéral, l’entreprise du cinéaste a nécessairement commencé par un long travail de documentation qui transparaît dans le film. Le statut du film, d’ailleurs, fait polémique : les faits dont il s’inspire ne sont pas encore jugés. Par construction, son film risque d’influencer le jugement, malgré les précautions rhétoriques d’usage.

Borgo, en définitive, est un film sur la loi. La loi de la république s’y trouve confrontée avec beaucoup d’autres lois, et cette confrontation rend le film profondément ambigu et riche de cette ambiguïté. Il y a la fameuse « loi du milieu », la loi du talion, la loi morale, la loi familiale et encore la loi du récit lui-même.

Ainsi, le récit du film voit s’entrelacer et se confronter ces différentes lois pour, in fine, poser la question de la nature profonde du « liant » social qui fait la société humaine, entre les lois communautaires et les lois de l’État « régalien », ou encore entre la morale et le droit. Ces débats évoquent les tragédies grecques qui ont ancré cette dimension morale dans la culture occidentale, entre Créon d’une part et Antigone d’autre part. Il y a d’ailleurs une part de tragédie dans Borgo et le destin de son héroïne. Elle n’évoque pas tant Antigone, son pendant féminin, qu’Œdipe, qui prend conscience, dans une initiation tragique, qu’il est lui-même responsable de la mort de son père, à la croisée des chemins. L’aéroport, scène du crime, est omniprésent dans le film, lieu d’échappatoire mais aussi lieu de rencontre, carrefour des tragédies modernes, où l’héroïne, Mélissa, va croiser son destin comme d’autres personnages qui lui sont liés.

La loi du récit est un parti pris esthétique : il est volontairement tortueux, avec deux temporalités distinctes (la recherche du coupable, après le crime, l’engrenage de la compromission, avant le crime). Ces deux temporalités s’entremêlent tout au long du film et l’effet est volontairement déstabilisateur pour le spectateur. Il y a là une mise en abîme et un effet miroir qui traversent tout le film. Le récit est là pour désarçonner le spectateur de la même manière que l’héroïne et sa famille, ont du mal à s’intégrer dans leur nouveau territoire. Le récit est une triple initiation. Celui du réalisateur, qui emprunte un thème à l’actualité qui lui fait découvrir des univers qu’il entreprend de documenter, celui de l’héroïne, qui s’initie à son nouvel environnement, celui du spectateur, qui cherche des certitudes mais jamais ne les trouve.

En effet, dans cette mise en abîme, les effets miroirs se multiplient pour déstabiliser le spectateur et entretenir la confusion morale (quand l’héroïne a-t-elle basculé dans le crime ? quand en a-t-elle pris conscience ? Est-elle vraiment coupable ?). Cette déstabilisation est accentuée par l’absence d’introduction (c’est-à-dire d’initiation) dans le film : l’action commence immédiatement, sans explications. Le thème du flash-back est répété comme autant de facettes d’un kaléidoscope au début indéchiffrable. Il s’agit de reconstituer doublement un crime : chercher l’auteur, chercher le mobile.

Cette logique de « reconstitution » fait penser au schéma de la série Columbo, où le spectateur, qui connaît la fin, se concentre sur les détails à la fois matériels et psychologiques de l’intrigue. Elle évoque des films célèbres, comme « Sunset Boulevard » où le narrateur n’est autre que… la victime flottant dans la piscine. En contrepoint, il n’y a pas de narrateur omniscient chez Demoustier, rappelant au passage le parti pris esthétique de Flaubert dans « Madame Bovary » : contrairement à la tradition des romanciers de l’époque, la narration de Flaubert exclut tout parti pris moral. C’est pour cette raison que Flaubert admet que les juges qui l’ont censuré sont ceux qui ont le mieux compris son œuvre. Flaubert, en ne prenant pas parti, est autant coupable que son héroïne. Madame Bovary, c’est moi écrit-il. On est prêt à parier que Stéphane de Moustier n’est pas loin de penser la même chose : Mélissa, c’est lui.

Suivant cette logique de « mise en miroir », le film multiplie les « inversions », comme l’image inversée dans le miroir. C’est la multiplication des flash-back, inversion du déroulement du temps. Ce sont les paradoxes de la situation : dans l’unité « deux », ce sont les prisonniers qui surveillent les gardiens, dixit la responsable de la prison, en ajoutant : tant que cela ne perturbe pas la vie du pénitencier… Cette situation, d’ailleurs, a fait l’objet d’un article de presse, qui, d’une certaine façon, officialise la situation (article de presse dont s’est sûrement nourri le réalisateur, comme si ce dernier éprouvait le besoin, dans une mise en abîme, de justifier son film à l’intérieur même de celui-ci). D’ailleurs, au tout début du film, répété dans le flash-back, le tueur s’adresse au témoin de la scène du crime, pour faire diversion, en précisant: « ne vous inquiétez pas, c’est le tournage d’un film… »

Autre inversion (ou perversion) ? Le commissaire, au début du film, n’est pas très motivé par la recherche du coupable. Le duo presque « comique » qu’il forme avec son subordonné – l’analyste vidéo – ajoute une dimension presque ironique à la situation. Après tout, le crime est un règlement de compte entre les « caids » du milieu, pourquoi se fatiguer à trouver le coupable ? Les deux principaux représentants de la loi, le Directeur de l’établissement pénitentiaire et le commissaire, ont tout d’abord une attitude « conciliante » avec la culture locale. Mais tous les deux font volte-face, et c’est le commissaire qui reproche maintenant à son analyste de ne pas être assez consciencieux (l’exploitation du film amateur) et la Directrice de l’établissement qui « tourne sa veste » en adoptant une attitude répressive (et c’est elle qui identifie l’héroïne sur les images de la vidéo de l’aéroport). Même les serviteurs de la loi de la République ne sont pas des figures immaculées.

L’inversion la plus symbolique est celle de l’arme : l’héroïne est une spécialiste des armes : elle sait remonter une arme cachée dans la boîte à outil et c’est le point de départ des événements qui vont conduire à son implication. Or, paradoxalement, comme dit le commissaire, elle va commettre un crime par le « baiser de la mort ». Le signe ultime de la fraternité, le baiser, va se révéler être la véritable « arme du crime ».

Le personnage du commissaire est peut-être, symboliquement, à côté du personnage de l’héroïne, l’autre personnage central du film. C’est le premier personnage qui apparaît sur les images du film. Il est un peu la caricature du commissaire « bonhomme », un peu « fainéant » comme le veut la culture locale. Pourtant, au-delà de ce caractère bonhomme, il porte toutes les contradictions et toute la violence du film : son réquisitoire moral contre l’héroïne du film, à la fin, doit être revu à l’aune de sa passivité initiale et elle symbolise toutes les contradictions de l’intégration « corse » : les compromissions de l’État qui laisse faire puis s’étonne des dérives font apparaître la situation de l’héroïne comme celle d’un « bouc émissaire » : pourquoi l’accuse-t-on d’un crime que l’État était prêt à classer sans suite puisqu’il s’agissait simplement d’un règlement de compte entre bandes rivales ?

Le cheminement de l’héroïne, finalement, aboutit au même raisonnement. Elle accepte implicitement la loi du milieu, d’une certaine manière, parce que le mode de vie de « l’unité deux », dans la prison, est le choix d’un compromis au nom de « l’intégration culturelle ». Elle et sa famille, en raison de leurs origines et du racisme ambiant du milieu corse, font face à un véritable enjeu d’intégration, voire « d’assimilation » puisqu’un baiser s’assimile à un crime, dans ce nouvel univers. Curieusement, ultime inversion, la prison est un lieu de paix dans la guerre des bandes rivales. Il y a un pacte de non-agression. La violence est dehors, mais pas dedans. L’héroïne trouve « les clefs » de son intégration dans le monde de la prison. La solution est dedans, pas dehors. Le jeu des clefs, ici, est symbolique. Avec un trait d’humour, encore, le détenu qui est libéré, et que l’héroïne raccompagne à la porte du pénitencier, n’est pas si heureux que ça de partir : désormais, il va lui falloir travailler. Clin d’œil corse à peine voilé. La prison est le monde inversé du dehors, son miroir. Il est le « microcosme », c’est-à-dire une image en miniature et en miroir du monde réel. « Le monde est petit ». La formule est sur les lèvres de presque tous les protagonistes.

Au milieu du film, comme un symbole, le commissaire, sans le savoir, croise le chemin de l’héroïne au moment même où cette dernière croise le chemin de Saveriu et sa mère, avec lequel elle a noué une relation d’amitié mais aussi de dépendance. Cette scène de « convergence » se déroule devant un tabac, c’est-à-dire le symbole de « l’économie de la prison », où les transactions se font en paquets de cigarettes. Cette scène est le symbole du « microcosme » qui est, dans le film, à la fois l’univers de la prison mais aussi l’insularité de la Corse et ses traditions identitaires.

Au début du film, d’ailleurs, le commissaire, dans sa voiture, recherche son paquet de cigarette. Or, la cigarette est aussi un symbole : c’est la dernière cigarette du condamné, celle que fume Joseph, avec l’héroïne, en attendant l’arrivée du futur condamné. Cette scène du film est d’ailleurs la clé pour comprendre le comportement de l’héroïne. Elle s’est rendu compte, à ce moment, que sa mission est d’être complice d’un crime. Son jugement moral lui fait renoncer, et elle décide de quitter l’aéroport.

Durant tout le film, d’ailleurs, l’héroïne apparaît comme un caractère fort. C’est elle qui mène le couple. C’est elle qui s’étonne, devant la Directrice, des facilités étranges qu’on accorde aux détenus (la Directrice attend toujours son climatiseur alors que les détenus installent déjà le leur). C’est elle qui brave les interdits en portant secours à Joseph sans tenir compte des rivalités de bande interne (on lui demandera si elle est « copine » avec Joseph, pour vérifier si elle peut aider le clan adverse à supprimer son leader, elle répondra qu’elle ne fait que son job de bon surveillant pénitencier).

Or, il n’y aura non pas une mais trois bascules dans le film. La première a lieu quand, par solidarité, elle décide d’aider Sevariu, de son propre chef, parce que le premier renseignement qu’elle lui a fourni s’est révélé inexact, le mettant dans l’embarras vis-à-vis de ses « commanditaires ». Cette première véritable « bascule » fait suite à l’épisode de la chanson « Mélissa » chantée par les détenus en son honneur. Or, cette scène marque son « intégration » à la communauté corse. Symbole de ce nouveau sentiment d’intégration : c’est le premier sourire qui traverse son visage, jusqu’ici très fermé, symbole d’une lutte permanente pour se faire une place dans son nouveau monde.

La deuxième bascule a lieu à l’aéroport, quand elle décide de partir avant l’arrivée de la « cible » qu’elle doit désigner.

La troisième bascule, c’est sa rencontre avec Joseph, qui, comme la rencontre d’Œdipe avec son père, à un carrefour tragique, est celle du destin. C’est Joseph, en effet, qui l’invite à rester. C’est Joseph, encore, qui l’invite à donner « le baiser de la mort » à la cible du tueur. L’hésitation de Mélissa, alors, prend tout son sens : elle sait que si elle cède à la « loi familiale », qui marque son entrée dans une nouvelle famille par le cérémonial du baiser, elle va en fait précipiter le mort de Joseph et de la cible du tueur. Elle demande donc à Joseph s’il est sûr de ce qu’il veut lui faire faire. La réponse de Joseph, alors, donne les clés de l’intégration sociale de Mélissa: tu fais partie de la famille, désormais, c’est ton destin que d’accomplir les cérémoniaux familiaux. Mélissa comprend alors qu’au-dessus de la morale publique, il y a la morale familiale. Cette « défausse » morale signifie, en définitive, que Joseph lui demande d’accepter les nouvelles lois du clan, qui, in fine, vont conduire à sa perte. On se rappelle alors les mots de Sevariu, plus tôt dans le film : tu n’es pas responsable des actes qui vont conduire au meurtre, c’est la loi du milieu.

Le film de Stéphane Demoustier ne veut pas être une plaidoirie ou une accusation : par son parti pris esthétique, il dénonce les ambiguïtés d’un système car sans cesse il entretient la perplexité du spectateur. Malgré tout, on peut s’interroger du risque qu’il fait courir au personnage réel, en cours de jugement, en faisant de ce personnage un objet artistique, voire un objet militant. Le film s’achève sur le départ du couple vers la métropole et sur une image du vélo de la fille, où se trouve dissimulée la rétribution du « contrat ». Cette fin « accusatrice » est cependant à relier avec le tout début du film, où l’héroïne rencontre Sevariu qu’elle a connu auparavant en prison en métropole. Or, Sevariu aurait dû être libéré entretemps, et elle s’en étonne. Or, dans sa discussion avec les commanditaires du meurtre, on comprend que l’héroïne a pu faire l’objet d’une machination qui a commencé dès la métropole, là où elle a rencontré Sevariu, premier instrument de cette machination. En effet, les commanditaires du meurtre lui demandent de perpétrer un second meurtre en prévision de l’arrivée d’un détenu qui n’est pas encore affecté à Borgo. C’est l’indice d’une continuité entre le monde carcéral de la métropole et du monde carcéral insulaire, pour ces commanditaires.

On comprend alors que pour briser le pacte de non-agression qui empêche la guerre des clans de se poursuivre dans la prison, les commanditaires aient pu cibler Melissa avant son arrivée à Borgo, par le biais de Sevariu. L’acte final de l’héroïne, qui décide de quitter l’île, est donc, symboliquement, l’acte de préservation de ce « havre de paix » paradoxal qu’est la prison de Borgo. C’est, en définitive, l’acte ultime du réflexe familial.

Le mal n’existe pas – Ryūsuke Hamaguchi

Quittant la ville étouffante et les péripéties amoureuses habituelles de ses personnages pour la campagne, la forêt et des décors naturels, Hamaguchi nous propose avec Le mal n’existe pas une fable écologique et sociale percutante.

La création du film a pour origine une idée de la compositrice Eiko Ishibashi : celle-ci a souhaité proposer à ses spectateurs un film muet accompagnant ses concerts. Hamaguchi réalisa ainsi deux films, Gift, un voyage muet autour de ce village en pleine nature, et Le mal n’existe pas.

Hamaguchi s’est retrouvé en difficulté face à la tâche de réaliser un film sans scénario et sans dialogue, lui qui est habitué depuis le début de sa carrière à décrire ses personnages et ses histoires par de nombreux dialogues savamment écrits lui permettant de construire autour de ceux-ci une mise en scène précise et acerbe sur la société japonaise.

Il ne s’est donc pas limité à simplement réaliser un film muet pour les concerts d’Ishibashi, mais a écrit un scénario complet pour être plus à l’aise dans la construction de son projet.

Après une scène introductive nous présentant la forêt par un long travelling en contre plongée accompagnée par la très belle musique d’Ishibashi, le film débute comme un documentaire sur les habitudes de vies des habitants de ce village, oscillant entre le coupage du bois pour se chauffer en hiver et la récolte de l’eau de source, nécessaire à la vie du village et de ses activités.

Cette introduction, relativement longue, plaît au départ par l’absence totale de dialogue, inhabituelle chez Hamaguchi, mais profondément contemplative, comme si le monde des hommes se taisait face à l’immensité de la nature et sa beauté mais surtout sa nécessité à la vie de tous.

C’est alors que ce monde des hommes permet à Hamaguchi de construire des dialogues précis et magistralement écrits dont il a le talent. Les tirades des habitants du village questionnent le projet qui leur est présenté mais critiquent aussi le Capitalisme et le monde urbain tentaculaire qui viennent s’implanter et chambouler, aux dires de Takumi, l’équilibre de la région. C’est donc par l’arrivée dans ce village de deux chargés de communication tentant de convaincre – sans vraiment connaître la région ni leur sujet – les habitants du village de la valeur ajoutée de leur projet de glamping, que le nature disparaît au profit de scène d’intérieur et même d’un passage à Tokyo relativement étouffant.

Les personnages ne semblent jamais se comprendre dans un premier temps et la ville étouffe la vie des citadins et la nature comme un monstre détruisant petit à petit ce qu’il reste de beau en ce monde. « Monde », terme utilisé à plusieurs reprises par les habitants du village pour décrire ce qu’ils craignent de voir disparaître avec l’implantation de ce camping mais également deux mondes différents qui vont, par la suite, tenter de ce rejoindre, celui du personnage principal (Takumi), de sa fille (Hana), de son village avec celui des deux communicants pour le glamping qui, au départ convaincus de leur projet, vont petit à petit chercher à se lier à la nature et au village sans jamais vraiment y parvenir.

Par sa mise en scène, Hamaguchi nous fait ressentir ce mal être entre ces deux mondes qui se confrontent. Jamais il ne filme la direction où vont les personnages, que ce soit en voiture, ou même lorsqu’ils se déplacent, les plans sont toujours tournés vers l’arrière, d’un véhicule, par ses rétroviseurs ou la plage arrière d’un coffre, ou sur les côtés, comme quand Takumi récupère dans un long travelling latéral, sa fille en forêt sans jamais que l’on ne le voit réellement, tout semble nous indiquer qu’il avance à l’aveugle vers une fin qui s’annonce par avance dramatique (cette tension est renforcée par la vision d’une épine ensanglantée mais aussi de manière efficace par le montage sonore : à la manière de Godard, ce que confirme le réalisateur, la musique d’Eiko Ishibashi est constamment et brutalement coupée, donnant la sensation au spectateur que quelque chose se prépare sans jamais nous amener au dénouement final). Le seul moment où la caméra, enfin, nous montre la direction prise par les personnages est lorsqu’à la suite d’un savoureux et sincère rire de Mayuzumi, nous apprenons à mieux connaître les deux promoteurs du glamping. Ils nous apparaissent comme enfin « naturels » et se confient l’un envers l’autre et vis-à-vis du spectateur, montrant une rupture qu’ils vont ensuite chercher à avoir avec Takumi (en vain). Le film parvient même, à plusieurs reprises, à être très drôle. C’est dans cette scène que l’on retrouve le mieux le Hamaguchi que l’on connaît de ses précédents films alors que le reste du long métrage nous présente une autre facette de son cinéma.

Enfin, le personnage de la fille de Takumi, Hana traverse le film comme une représentation de l’enfance, de nos enfants, qui, jeunes, sont déconnectés des réalités des adultes. A aucun moment elle ne prend part aux débats sur le glamping, mais elle incarne un lien unique avec la nature, comme dans la scène où elle enlève son bonnet face à un cerf en signe de respect. Hamaguchi choisit de la filmer dans la forêt de manière quasi constante. Hana représente une sorte de garante de cette nature sauvage qui, par l’activité humaine, va se retourner contre elle dans cette scène finale relativement mystérieuse mais qui vient conclure cette fable écologique en nous rappelant qu’en ne prenant pas soin de la nature, du monde que la Terre nous offre et de sa biodiversité, elle va indubitablement se retourner contre nous et nos enfants. Le film s’achève sur le râle de Takumi et sur un second et nouveau plan en contre-plongée sur une forêt désormais brumeuse. Nous comprenons que malgré les questionnements et l’union des habitants de ce village face à ce projet de glamping, ce dernier risque de voir le jour, et cette nature sauvage et pure risque de disparaître face à l’activité humaine. Ce final crépusculaire n’a rien d’un réel dénouement et marque un tournant dans la carrière d’Hamaguchi. Par sa noirceur, il vient achever son message écologique et amène le spectateur à réfléchir sur sa propre relation avec la nature sachant que de surcroît, les cinémas aujourd’hui, sont surtout dans les villes.

Arthur