Pour Laurent Cantet

Tout le monde connaissait Laurent Cantet, particulièrement depuis « Entre les Murs »,  sa palme d’or, il vient de disparaître, il aurait pu produire tant de beaux films encore. Aux Cramés de la Bobine, nous l’aimions tout particulièrement. Nous avons projeté trois de ses films « Fox Fire », Sylvie le présentait, puis Françoise présentait « Retour à Ithaque », Jean-Pierre présentait « l’Atelier ». Les films de Laurent Cantet sont si pénétrants et justes qu’ils ont tous donné l’occasion de jolis débats et de bonnes discussions. Dommage que nos présentateurs n’aient pas laissé de traces écrites de ces bons moments là. Toutefois, dans ce blog, je vous invite à relire l’excellent article de Marie-No (L’Atelier) (29/11/2017).

En 2018, nous nous retrouvions nombreux parmi les Cramés de la Bobine aux Ciné- Rencontres de Prades, qui l’annonçait ainsi : « En huit longs-métrages, Laurent Cantet s’est imposé comme un des cinéastes des plus importants et des plus cohérents de sa génération ». A Prades toujours, je me souviens qu’avec Martine, nous l’avions abordé dans le Parc du Château lors de la soirée de clôture du Festival. Nous avons passé la soirée ensemble, à discuter de tout et de rien, comme avec une vieille connaissance. Laurent Cantet, c’était ça aussi, sympathique, modeste, disponible d’un côté, et grand cinéaste de l’autre, d’un seul tenant.

Laurent Cantet, merci de votre œuvre,  nous vous regrettons.

Georges

Les Carnets de Siegfried, Terence Davies

Qui, de ce côté de la Manche, connaît le poète anglais Siegfried Sassoon (1886-1967) ? Très certainement peu de gens. Il était donc judicieux de voir le dernier film de Terence Davies pour avoir une idée de l’identité de cet homme, sa vie, sa personnalité et de la nature de sa poésie. Malheureusement, à ce jour, le film n’est pas ce que l’on peut appeler un succès : à peine 21000 entrées à ce jour…. Est-ce le sujet ? Le réalisateur lui-même réputé difficile d’accès ? Ceux qui ne sont pas allés en salle, malgré de bonnes critiques, ont sans doute raté quelque chose.

Cette dernière œuvre, puisque le réalisateur est décédé en octobre 2023, et donc aujourd’hui considérée comme une œuvre testamentaire, ce qui n’avait pas été le cas lorsqu’elle fut présentée en 2021, a reçu beaucoup de soutien financier, contrairement aux autres films de ce réalisateur exigeant en tous points.

Le résultat de ce film, sur lequel Terence Davies a commencé à réfléchir en 2015 et finalement tourné juste après le confinement de 2020, est une grande fresque de plus de 2h où les trois unités de temps s’entremêlent dans une virtuosité époustouflante, nous faisant traverser les deux âges de la vie de Sassoon : la jeunesse, volée par la guerre de 14-18, et la vieillesse, alourdie par le poids de la culpabilité d’avoir, contrairement à d’autres, échappé à la boucherie, et rester ainsi traumatisé à vie, vivant replié sur lui-même et enfermé dans le monde de l’horreur vécue.

Cette biographie non linéaire, nous fait passer d’une période à une autre sans aucune brusquerie mais grâce à un montage subtil et fluide. Elle nous entraîne dans la sphère implacable de l’armée avec ses militaires, rigides et froids, du bureau de recrutement aux hôpitaux où sont soignés les soldats blessés et traumatisés (shell-shocked), puis sur le front avec des images d’archives choisies, agrémentées en voix-off des poèmes de Sassoon et de Wilfred Owen, ou encore dans les salons chics aux couleurs chatoyantes des mondains et aristocrates britanniques des années 20, enfin dans les intérieurs plus feutrés et plus sobres de la mère de Siegfried ou de Siegfried lui-même. Jack Lowden, qui a été vu entre autres dans le film de Christopher Nolan Dunkirk, est totalement habité par son personnage, à la fois déterminé quant à ses opinions sur la façon dont cette guerre est menée, et n’hésitant pas à se rebeller contre l’autorité militaire à laquelle il refuse d’obéir et qu’il condamne dans sa lettre de 1917, A Soldier’s Declaration, lue au Parlement, publiée dans The Times et qui, sans l’intervention d’amis, aurait valu à Sassoon la Cour martiale pour cet «acte délibéré de rébellion conttre l’autorité militaire, car je pense que cette guerre est prolongée par ceux qui ont le pouvoir d’y mettre fin » (‘I am making this statement as an act of wilful defiance of military authority, because I believe that the War is deliberately prolonged by those who have the power to end it’ July 1917); 

mais c’est aussi le fragile jeune homme aux traits parfaits – ne nous rappellent-ils pas ceux de Gérard Philippe ?- arrivant dans un hôpital militaire en Ecosse puis c’est au tour de Peter Capaldi d’incarner Siegfried vieillissant, amer, enfermé dans son mal être comme dans un tombeau, figure marmoréenne à la parole rare mais coupante, prisonnier de ses fantômes : tous ces jeunes soldats, braves, morts dans les tranchées, son frère Hamo mort à Gallipoli en 1915, Wilfred Owen, jeune poète protégé de Sassoon, à l’allure fragile, visage émouvant déjà marqué par la mort qui le fauche à l’âge de 25 ans en 1918 quelques jours avant l’armistice ! Cette guerre est sans cesse en toile de fond, images d’archives terrifiantes, ou par le biais de la parole cinglante de Siegfried, s’adressant à ses supérieurs, reprochant au dandy et amant Ivor Novello (Jeremy Irvine, dont le 1er film fut Le cheval de guerre de Spielberg) d’être resté ‘planqué’ au pays pendant la guerre, ou apostrophant Stephen Tennant (Calam Lynch), autre dandy oisif et amant, lui reprochant de ne penser qu’à des futilités, pommades et autres crèmes inutiles, pendant que d’autres sont devenus ‘des gueules cassées’ que l’on peine à regarder.   

Les images d’archives, souvent accompagnées en voix off des poèmes de Sassoon, en noir et blanc, apparaissent tout au long du film, se superposant aux couleurs des années 20, nous forçant ainsi à laisser la légèreté et l’insouciance de cette aristocratie de l’entre-deux guerres, ces vêtements à paillettes, ces visages resplendissants de jeunesse et de vie pour revenir dans l’horreur qui ne quitte plus Siegfried Sassoon, et ce malgré les apparences, malgré son ardent désir de refaire surface, de vivre un peu malgré tout,  tous ses efforts sont vains, tout est voué à l’échec : ses amours auprès d’Ivor, de Glen et de Stephen, et même son mariage avec Hester (Kate Phillips) n’y changent rien, si ce n’est, comme le lui dit Glen à propos de son propre mariage, une sorte de tentative pour en finir avec cette « vie fantôme » (shadow-life). L’homosexualité, bien que punie par la loi, était très fréquente à l’époque dans les milieux intellectuels : 1895, le procès retentissant d’Oscar Wilde son emprisonnement puis bannissement avaient fortement marqué les esprits. Ces jeunes Adonis que sont Ivor, et Stephen ne sont-ils pas les héritiers de Dorian Gray ? La scène où Stephen, que nous voyons de dos devant sa coiffeuse, s’interrogeant tout en soignant son visage dont le miroir nous renvoie le reflet, est, à cet égard, très frappante.

Tout n’est qu’illusion et l’âge venant, Siegfried s’enfonce de plus en plus dans cet enfermement, plus solitaire que jamais, ses poèmes sont de plus en plus mystiques et donc incompris, et on peut, comme son fils George,  se demander si sa conversion au catholicisme l’aide vraiment.

Pour ce qui est de la forme, on ne peut qu’admirer ces glissements d’une période à une autre, avec ces ‘morphings’, sorte de fondu enchaîné sur les visages, les décors et les costumes somptueux ; on est également surpris par les silences où seuls les corps et en particuliers les visages et les mains parlent : plusieurs scènes sont à cet égard remarquables ; celles où Siegfried s’entretient avec le Dr Rivers, lui aussi hors la loi par son orientation sexuelle (le docteur Rivers était spécialiste des traumatisés de la guerre et avait étudié de près tous ces malades et publié ses observations) ; les plans rapprochés sur les mains qui se serrent, les visages qui se crispent ou se tendent ; et que dire de la scène finale ou Siegfried, assis sur un banc dans un parc la nuit, tour à tour jeune et vieux par un mouvement de caméra à 360 °, voit un soldat mutilé, infirme assis seul lui aussi dans sa chaise roulante tandis que la voix off de Siegfried récitant le poème de Wilfred Owen, Invalide (Disabled), celui que Wilfred lui avait donné à lire, nous émeut nous aussi.

Le film s’ouvre et se ferme (presque) sur une scène de théâtre : tout d’abord L’oiseau de feu de Stravinsky, le rideau se lève après les premières mesures nous dévoilant le décor d’un champ de bataille ; à la fin, une comédie musicale,  qui se referme sur l’image de ce mutilé de guerre, comme seul sur une scène de théâtre, avec les vers d’Owen récité par Sassoon : la boucle est bouclée, à la gaieté succède la tristesse,  Siegfried seul survit avec un sentiment de profonde injustice. Siegfried, dont le visage ressemble à un masque mortuaire, n’est plus que l’ombre de ce qu’il fut. 

Enfin, il y a la langue, si mélodieuse, (comment voir ce film en VF ? On y perdrait tout !), des dialogues ciselés, percutants, n’excluant pas l’humour so British ! Absolument unique et incomparable. Quant aux acteurs, tous justes, avec tout de même une mention spéciale pour Jack Lowden et Peter Capaldi que nous connaissons peu, tout comme les autres jeunes talents, vus dans des séries ou des films, qui donnent un souffle et une vitalité extraordinaire au film.

Les carnets de Siegfried,  un film magnifique et poignant, un choc visuel et émotionnel, un film qui interroge sur la guerre, le courage et l’héroïsme, l’amour et la solitude, le mystère insondable des êtres qui ont vécu les tragédies que d’autres n’imaginent pas.    

Chantal

POUR ALLER PLUS LOIN :  

Deux poèmes de Siegfried Sassoon

Suicide dans les tranchées

Je connaissais un simple garçon soldat
Qui souriait à la vie dans une joie vide,
Dormait profondément dans l’obscurité solitaire
Et sifflait tôt avec l’alouette.

Dans les tranchées d’hiver, intimidé et maussade,
Avec des miettes, des poux et un manque de rhum,
Il s’est tiré une balle dans le cerveau.
Plus personne ne parla de lui.

Vous, foules au visage suffisant et aux yeux enflammés,
Qui applaudissez quand les jeunes soldats passent,
Rentrez chez vous et priez pour ne jamais savoir
L’enfer où vont la jeunesse et le rire.

Est-ce important?

Est-ce important ? Perdre vos jambes ?…
Car les gens seront toujours gentils,
Et vous n’avez pas besoin de montrer que cela vous dérange
Quand les autres reviennent après la chasse
Pour engloutir leurs muffins et leurs œufs.

Est-ce important ? Perdre la vue ?…
Il y a un travail si magnifique pour les aveugles ;
Et les gens seront toujours gentils,
Pendant que vous vous asseyez sur la terrasse, vous souvenant
Et tournant votre visage vers la lumière.

Est-ce qu’ils comptent ? — ces rêves de la fosse ?…
Vous pouvez boire, oublier et vous réjouir,
Et les gens ne diront pas que vous êtes fou ;
Car ils sauront que vous vous êtes battu pour votre pays
Et personne ne s’inquiétera du tout.

Et, je rappelle le titre du merveilleux roman de Anna HOPE, Wake (2014),Le chagrin des vivants (Folio)

Hors-Saison – Stéphane Brizé

À propos de Hors-Saison, Pierre Bourseiller, critique de France Inter dit « C’est une espèce de fable flottante, invertébrée, un peu comme un mollusque. On a trois films en un. 

Le premier, c’est l’histoire d’un acteur lâche, un homme sans qualités qu’on a tout sauf envie d’admirer et qui a laissé tomber une pièce de théâtre parce qu’il est en crise existentielle.

Ensuite, il retrouve cet amour de jeunesse, sauf qu’elle ne parle pas un mot de français quand, lui, ne parle que par grognements.

Quant au troisième film, elle fait du travail social dans un EHPAD et, avec son portable, elle filme une vieille dame très sympathique qui a découvert son homosexualité plus ou moins dans l’EHPAD. »

Chacun peut le remarquer, les journalistes critiques sont souvent jubilatoires lorsqu’ils « dézinguent » un film. Si la critique ci-dessus a le mérite de nous montrer les ingrédients de « Hors Saison », elle oublie ce qui les lie. Bien sûr, les liens ne sont pas explicites, ce n’est pas au réalisateur de le faire… Mais chaque critique, comme chaque spectateur peut le faire à sa guise.

D’abord, il y a cette musique suggestive de Vincent Delerme dont le titre est « ni avec, ni sans toi ». Ensuite il ya le décor, plage, mer, lumière, et la ville de Quiberon, jolie et triste à la fois.

Et il y a aussi cet hôtel prétentieux, à l’intérieur luxueux, calme mais qui suinte l’ennui : Une véritable aubaine pour un déprimé qui peut ainsi vivre pleinement sa dépression.


Or, Mathieu, comédien célèbre est déprimé. Il l’est assez pour se prêter (avec gaucherie) aux séances sophistiquées de remise en forme que lui propose l’établissement.

Et pendant que défilent en plans successifs et légers, les pans de sa vie quotidienne, un peu ennuyeuse, éventuellement curative dans ce centre kitch de thalassothérapie, on entend au téléphone, la voix acrimonieuse de son manager lui reprocher d’avoir renoncé à jouer une pièce de théâtre, laissé tout le monde en plan, bref d’avoir fuit lâchement.

Pour se consoler Mathieu téléphone à sa femme, une journaliste de télévision, une spécialiste de l’essentiel, elle est assez peu compassionnelle, une sorte d’I.A avant l’I.A, mais efficace.

Lorsque par un romanesque et improbable hasard, surgit Alice qui vit à Quiberon, elle est cette femme qui l’aimait et qu’il a fuie. Qu’il a fuie brutalement, sans explication. En avait-il une ?

Voici donc que se retrouvent, celui qui avait « oublié » et celle qui se souvenait. Mathieu confronté à sa lâcheté du moment, se trouve renvoyé à celle d’hier. D’ailleurs, « Lâcheté » est un terme moral, il maquille un fonctionnement humain qui ne se soucie pas toujours de la morale : Le doute, la peur de l’échec, les attaques de panique : Une gentille névrose en somme. D’ailleurs Alice vit à Quiberon mais elle aurait pu n’être réapparue que dans son imaginaire – le retour du refoulé —.

Quant à Alice, son personnage a quelque chose à voir avec celui du premier film de Stéphane Brizé, «Le bleu des villes »: « …L’amie d’enfance de Solange, Mylene, devenue présentatrice météo, est de passage pour dédicacer sa biographie. Elle lui consacre une soirée… Mylene repartie, Solange comprend qu’elle est passée à côté de ses rêves. Elle s’imaginait chanteuse, elle est contractuelle »

Alice de son côté, s’imaginait compositrice, elle est devenue l’épouse du Docteur , elle est aussi professeur de piano pour enfants et animatrice dans une maison de retraite. Et puis, elle est mère d’une jolie jeune fille rousse, rousse comme son père. C’est respectable, ce n’est pas à la hauteur de ses espérances. D’autant que son amour de jeunesse en filant à l’anglaise a aussi filé vers le succès… Il y a chez Alice, comme un léger fond de bovarysme. Depuis son crash sentimental, elle pense vivre dans un monde un peu trop petit pour elle (un trou).

Alors ces deux-là se rencontrent, se parlent, d’une manière sensible, avec une touche d’humour, autant pour se dire des choses que pour ne pas se les dire. Ils sont souvent à fleuret moucheté. Lui a quelques réactions de prestance car il n’ose avouer sa détresse du moment, (d’autant qu’elle n’est pas seulement du moment). Elle, plus sincère, peut enfin parler de sa douleur, de son ressentiment et de ses doutes. Ses doutes qui mieux que tout le reste, ont orienté ses choix de vie. Pour l’heure, ils (re)vivent des choses ensemble, cherchant à se séduire, tendrement, curieux l’un de l’autre.

Arrive l’histoire de Lucette, cette vieille et sage dame, qui vit dans la maison de retraite où exerce Alice, son amie. Lucette s’autorise en fin de vie à céder à son attirance, à aimer ouvertement une autre pensionnaire, à se marier avec elle. Son coming out est filmé au téléphone portable par Alice (il est plus vrai que nature). Alice et Mathieu sont parmi les invités de son mariage. Mais quel rapport a-t-elle avec eux ? Lucette montre à Alice comme à Mathieu très modestement son propre exemple : soyez ce que vous êtes.

Dans « Hors Saison » Stéphane Brizé montre un cheminement à la fois conjoint et parallèle de Mathieu et d’Alice : « il y a quelque chose où les deux personnages font un chemin de réparation, il y a une porte qui s’ouvre sur quelque chose de possible et les personnages vont mieux à la fin qu’au début. » Avec ce film délicat et optimiste, il montre que nous tendons tous à aller mieux et… que dès fois ça marche.

Georges

L’Empire -Bruno Dumont (2)

Or il y a dans l’Empire, comme dans tous les films de Bruno Dumont, un fond philosophique. Par diverses façons, il traite de cette question millénaire du bien et du mal. D’ailleurs au cinéma, cette question est souvent présente. Dans les films américains de différents genres, le plus souvent, il y a le bien d’un côté et le mal de l’autre. C’est binaire (0/1). Bruno Dumont nous rappelle sans cesse que chez les humains, il y a coexistence simultanée du meilleur et du pire, du sublime et de l’horrible, bref du bien et du mal. Dans l’Empire, il y invite le cosmos, et il choisit de le montrer sous une forme un peu parodique des blockbusters américains de Science-Fiction : Star Wars, la Planète des Singes, la guerre des étoiles, Dune etc. Il y mêle paradoxes, humour absurde et décalé.

Au début de l’Empire de Bruno Dumont, Line (Lyna Khoudri) est nue (Une sorte d’ Eve au téléphone portable), elle est parmi les dunes de cette côte d’Opale, seule devant la mer immense, elle se lève, elle nous tourne le dos, échange des banalités au téléphone avec une amie. Contrechamps, Jony (Brandon Vlieghe) revient de la mer sur sa barque de pêcheur. Il en débarque sa maigre prise. Il arrive ensuite devant sa demeure, sa mère l’attend, Freddy dans les bras, déjà mécontente de sa pauvre pêche . Freddy est un joli bambin blond et joufflu, Jony met genou à terre, s’incline devant l’enfant. Plus tard, il rencontre Line et ils font connaissance, alors qu’ils se font face et se parlent, lui, le dos à sa maison et elle en face, apparaît de nouveau, derrière le carreau, le petit Freddy dans les bras de sa grand-mère, Line met également le genou à terre…espionnée avec mépris par les gens du bien.

Freddy, ce poupon, devant lequel on s’incline, c’est « le Margat », l’être dont le Monde entier doit devenir l’empire, celui qui y fera régner le mal. Et l’on s’incline lorsqu’on est assujéti au mal. Mais les forces du bien veillent. L’histoire est en place.

Freddy c’est aussi le nom de ce personnage raciste et assassin du premier film de Dumont, « La Vie de Jésus ». Assassin comme Joseph dans « l’Humanité », mais ce Freddy de l’Empire, c’est Hitler ou Pol-Pot bébé et il est là sous nos yeux, innocent des crimes qu’il est censé devoir commettre. Les forces du bien, commandées sur terre par Jane (Anna Maria Vartolomei) après avoir exécuté la mère de l’enfant, veulent l’enlever, elles échouent mais se promettent de le mettre hors d’état de nuire avant son adolescence…

Le bien est quelquefois paradoxal.

Ces forces du bien et du mal sont représentées par des humanoïdes cosmiques, dans leurs vaisseaux spatiaux aux formes inattendues(*), le bien est un vaisseau aux formes de la cathédrale d’Amiens, et le mal aux formes d’un château inspiré de différents sites européens. Dans celui du bien vit la Reine (le 1) (Camille Cottin) et dans celui du mal Belzebuth (le 0) ( Fabrice Luchini comme une sorte de père Ubu, en plus grotesque).

Dans l’Empire, Bruno Dumont utilise le même art du décalage et de l’absurde que dans le petit Quinquin ou ma Loute, le même décor, la côte d’Opale, les villages du nord de la Picardie, (eh oui il peut s’y passer bien des choses !) et comme par superposition, on retrouve également le naturalisme de ses premiers films, ce même réalisme social. La grand-mère, les quidams, les acteurs secondaires nous parlent avec un accent ch’nord. Leurs visages sont ceux des gens modestes et pauvres, comme on en rencontre dans les films d’Emir Kusturika, et nombre films réalistes du monde (ex. Brésil, Roumanie). Ce sont des gens qui n’ont ni des gueules d’artistes, ni leurs codes, ils sont là pour une unique fois dans un film… Rien ne les y préparait. Ils sont là à jouer très bien ce qu’ils sont… Dans leur vérité. Enfin, il fait de cette tragique question du bien et du mal un sujet burlesque. Dans une interview, Bruno Dumont dit : « Le tragique, c’est du burlesque réduit ». Une question de curseur en somme.

En final, il y a ce délire cosmique et sublime, ce furieux combat des forces du bien et du mal, qui s’affrontent tous objets volants sortis, dans l’espace intersidéral… Et ça tournoie, ça fusionne, et il semble que sur terre, l’humanité entière soit comme embrasée par cette bataille épique. Rien ne pourrait l’arrêter, sauf la disparition de l’Espèce Humaine. Car l’humanité porte originellement en elle ces forces opposées, alors, elle peut bien les projeter où elle veut, ici ou ailleurs, et comme elle l’entend, ici le bien, là le mal. Que l’humanité disparaisse, ces forces disparaîtront également. Comme elles n’en ont cure, alors nous sommes responsables.

Comment en sortir ? La conscience ? Tout comme dans l’art en général et le cinéma en particulier, Bruno Dumont y voit la source d’expression d’une spiritualité trop longtemps captée par le religieux. L’amour ? Tout comme Jane (le bien) et Jony (le mal) sont attirés l’un par l’autre- les humains capables du meilleur et du pire, aiment. C’est en cela que Bruno Dumont nous invite à imaginer des issues possibles.

Bruno Dumont

Georges

(*)Cathédrale et Château, appartiennent aux deux formes de pouvoir, le séculier et le religieux et ils sont tout autant des manifestations du génie humain et de sa démesure orgueilleuse. Notons aussi que cette belle cathédrale d’Amiens nous la voyons dans son film « Jeanne ».

L’Empire de Bruno Dumont

Après avoir eu beaucoup de mal à entrer dans L’Empire et à la 25ème minute, avoir été à deux doigts de quitter la séance, j’ai été comme rattrapée par le Bien, question d’éducation sans doute, et c’est dans le film que je suis partie. En auditrice libre.
Le Bien m’aurait-il retourné la tête ? Pas longtemps.
Je vois vite Dumont qui dirige ses acteurs, pro ou pas, à l’oreillette, leur soufflant des répliques débiles « je me bronze le cul » « y fait chaud » « ben, on continue, y faut bien »
Dumont semble s’être donné pour mission d’exhiber un petit monde peuplé de blancs, moches et demeurés. Incapables de faire une phrase, incapables de répéter la phrase entendue dans l’oreillette. Ils le font bien rire tous ces gugusses ! et nous exhorte à en rire avec lui.
De fait, que convient-il d’en faire de ces misérables ? Les éduquer ? même avec ceux ralliés au Bien, aux « 1 », ça va être compliqué, de toute évidence, ça ne marche pas. Exemple Rudy que Jane s’obstine à former …
A part décapiter … pas bon à grand-chose, le Rudy.

Comme Line qui soulève à tout va sa jupette pour montrer son « joli petit cul », si on soulève un peu le voile qui floute L’Empire et ses magnifiques paysages de la côte d’Opale -mais Dumont ne les a pas inventés-, on voit un film d’un racisme sexiste et social crade.
Les filles jeunes y sont « bonnes », évoluant nues ou quasi, dans l’attente de se faire culbuter dans un champ par Jony, le héros toujours prêt, lui aussi. Il suffit qu’il plaque la main de la fille sur son pantalon renfermant son sexe turgescent, pour la faire se pâmer et, en sotte qu’elle devient aussitôt, se bercer d’illusions, aveuglée par le mirage de l’ « Amour », bientôt jalouse comme une tigresse, classique.
Le mâle, lui, ne montre rien, s’active, « referme sa braguette et repart …» sans se retourner, vers sa destinée, chevauchant son Boulonnais, « colosse de marbre blanc »

Le salut par l’Amour ? Tu parles ! Un sacerdoce oui, et sans retour. « Tu ne sens pas ton âme, là qui te dit qu’entre nous … »
Où ça ? De quoi ?
Ronsard le clamait déjà « Regrettant mon amour et votre fier dédain, Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain : Cueillez dès aujourd’hui les roses de la vie » Sacré manipulateur, le Pierre !
Au final, de toute façon, c’est plié : des ménagères attardées, aux corps sans formes, imbaisables, voilà la destinée des nymphettes. Alors, dépêchons, dépêchons …
Jane et Jony … comme dans Tarzan ! Moi John (Weissmüller), toi Jane
Vu par un autre bout de la lorgnette (1+ 0 = 1) l’accouplement de Jane et Jony pourrait laisser espérer que vienne un(e) enfant « 1 » salvat-eur(trice) qui sera brun(ne) et regardera à gauche. L’inverse de Freddy, le Margat, l’enfant 0, angelot, blond aux yeux bleus, dodu et tourné vers la droite.
A l’origine, la reine 1 devait être interprétée par Virginie Effira, Jane par Adèle Haenel et Line par Lily-Rose Depp.
Mais il y a eu du vent dans les voiles et après quelques turbulences c’est Camille Cottin qui joue la Reine-« Maire », Annamaria Vartolomei celui de Jane et Lyna Khoudri celui de Line

Reste que les deux jeunes actrices, Annamaria Vartolomei et Lyna Khoudri sont vraiment excellentes

Reste que, dans le rôle de Jony, Brandon Vlieghe, mécanicien né dans une famille de forains, a une présence qui crève l’écran. Un acteur est en marche. Puisse-t-il aller voir ailleurs et y planter son regard.
Camille Cottin, quant à elle semble distante, Luchini absent.

Reste que les vaisseaux spatiaux constitués de morceaux de la cathédrale d’Amiens, c’est vraiment une bonne idée. Le « Ciel » va bien finir par nous tomber sur la tête.

Reste que je ressens de la colère à m’être laissée (un peu) manipuler, à avoir (un peu) marché dans la combine … à avoir souri de cette misère. Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa. Dumont entend forcément ce latin.

Reste que j’ai lâché le goupillon.

Marie-No

La Bête, Bertrand Bonello

Il n’est pas aisé de parler du dernier film de Bertrand Bonello, La Bête, inspiré de façon quelque peu lointaine de la nouvelle d’Henry James, La Bête dans la Jungle, publiée en 1903 mais écrite en 1901, l’histoire d’un ratage amoureux et de la peur vissée au corps de l’un des protagonistes. Bonello choisit de ne prendre que la première partie du titre de la nouvelle, alors que Patric Chiha, lui aussi inspiré par cette oeuvre, en a laissé le titre complet, La Bête dans la Jungle, son film est sorti avant celui de Bertrand Bonello. Ces deux réalisateurs ne sont pas les premiers à s’être emparés de La Bête dans la Jungle, d’autres réalisateurs l’ayant fait avant eux (Truffaut, Clara Van Gool), sans parler des différentes adaptations pour le théâtre (Marguerite Duras s’y est mise elle aussi), ou encore pour la télévision (Benoît Jacquot en 1988). Est-il donc nécessaire de dire que cette nouvelle a une place importante dans l’oeuvre de James? Précisons cependant qu’elle est, selon les spécialistes, l’une des plus abouties dans une oeuvre énorme: Henry James (1843-1916) en a tout de même écrit 112, auxquelles s’ajoutent quelques 25 romans!

Bertrand Bonello explique qu’il a lu cette nouvelle plusieurs fois, a commencé à penser le scénario en 2017, l’interrompant l’espace de deux films « laboratoires d’expérimentation pour La Bête » (Zombi Child, 2019, et Coma 2022). Quoi qu’il en soit, à l’instar d’Henry James, Bonello nous livre une oeuvre aboutie, son 10ème long- métrage, protéiforme, labyrinthique, qui nous laisse perplexe mais admiratif, à condition de se laisser porter par le récit fractionné qu’il nous propose et sans chercher à nécessairement tout comprendre. Nous sommes vraiment bel et bien dans un film d’auteur qui interroge. Bertrand Bonello s’empare donc de cette nouvelle dans laquelle ce qui l’intéresse est la combinaison amour/peur, qu’il multiplie à trois époques que l’on pourrait résumer à « passé, présent et avenir »: 1910, 2014, 2044.

Le temps est un élément essentiel de ce film, un temps se rapprochant peu à peu de nous : 2044 est en fait un demain, et non pas un futur qui serait tellement lointain qu’il ne nous toucherait pas. Au contraire, nous sommes aux portes du 2044 de Bonello. Et c’est ce qui nous effraie. La critique parle de dystopie : on peut cependant s’interroger sur le choix du mot et en se demandant s’il est totalement approprié.

Gabrielle et Louis , couple magnifique incarné par Léa Seydoux (inutile de citer sa déjà très longue filmographie) et George MacKay (personnage central du film de Sam Mendès 1917) , vont passer leur vie à se chercher, à se trouver et se retrouver, sans pour autant pouvoir fusionner dans la mesure où ils seront toujours en décalage l’un avec l’autre, rejouant à chaque fois leur toute première rencontre (hors champ comme dans la nouvelle d’Henry James), chacun ayant sa propre perception de la rencontre, chacun se ratant, passant à côté de l’essentiel par peur d’une catastrophe imminente. Cette peur les paralyse et les empêche d’agir contre afin d’avancer. Des acteurs qui crèvent l’écran, dans chaque plan pour Léa Seydoux : une grande performance pour l’actrice au visage froid qui ne laisse percer que peu de sentiments et qui, selon Bonello, « résiste à la caméra, semble plus forte qu’elle, un peu comme Catherine Deneuve. »

Le réalisateur nous plonge dans différentes époques avec une grande maestria, qu’il s’agisse d’image se brouillant pour fusionner tel un tableau abstrait, magnifique, soit en offrant un plan en aplat de couleur, des split screens ou encore utilisant des photographies d’archives de la crue de la Seine en 1910. On remarque que le dernier plan fait écho (si l’on peut dire…) au premier, la boucle du temps étant ainsi bouclée: du grand art!

L’amour et la peur se côtoient de bout en bout : l’élan des rares moments de fusion romantique est coupé par la peur (la bête cachée) : l’incendie et la montée des eaux dans la fabrique de poupées puis la noyade de Gabrielle et Louis dans la première époque, le tremblement de terre puis le meurtre de Gabrielle dans la deuxième et enfin le cri d’horreur et d’effroi de Gabrielle dans la dernière époque.

La première époque nous promène dans une forme d’insouciance bourgeoise, on est entre gens de bonne compagnie, les scènes aux couleurs chatoyantes sont d’une grande délicatesse, un monde qui vit en quelque sorte ses dernières heures, le monde suivant ne sera plus du tout le même, nous basculerons d’une société foisonnante et volage à un univers dépourvu de délicatesse, un monde où l’on doit d’une certaine façon « savoir se vendre » pour obtenir un travail, une jungle moderne où le paraître est important comme le souligne Louis en postant ses videos le montrant énumérant ses « points forts » : tenues vestimentaires, comportement irréprochable, lunettes Georgio Armani…. Mais malgré cela, Louis n’est qu’un pauvre type qui n’intéresse aucune fille et donc il veut sa revanche : les filles le font souffrir et lui se prépare à faire de même…

Dans l’ère contemporaine, d’avant et après COVID, Bonello convie tout ce qui façonne notre quotidien : les écrans omni présents (télévision, smartphone, écran de surveillance) les voix standardisées et sans âme des répondeurs qui débitent à longueur d’appel leur liste de choix pour finalement ne jamais obtenir ce que l’on cherche, ces fenêtres publicitaires qui explosent sur nos écrans d’ordinateurs et nous rendent fou de rage. Tous ces écrans, présents aujourd’hui dans notre quotidien, qui, malgré les services qu’ils nous rendent (reconnaissons-le), ont tout de même quelque peu déshumanisé la communication. L’époque suivante (2044) nous montre les pas de géants accomplis, en un espace temps relativement court, par la technologie très avancée, qui va permettre de « déshumaniser » les humains que nous sommes pour en faire des « être-objets » qui ne sont pas sans nous rappeler les robots japonais qui servent de compagnons aux enfants ou aux personnes seules, peuvent vous apporter votre plateau dans un restaurant, prenant une trompeuse apparence humaine (rappelons-nous le film de Maria Schreider, I’m Your Man 2021).

Ces écrans, ces technologies de pointe, ces laissez-pour-compte de la vie qui deviennent dangereux, comme Louis, ces jeunes qui dansent presque toujours séparément sur des musiques psychédéliques dont le rythme effrené est source d’angoisse, tous ces éléments sont autant de marqueurs d’une vie contemporaine vide de sens, voire absurde, qui ne laisse que peu d’espoir. La maison cubique contemporaine que garde Gabrielle, aux larges baies vitrées, froide dans sa modernité radicale, avec sa piscine rectangulaire remplie d’une eau d’un bleu presque factice n’est-elle pas celle du Bigger Splash de David Hockney? Cette époque du début du XXIème siècle porte tous les signes de la peur, du manque d’amour et d’affect, de la solitude et d’une existence vaine et morne : le manque de vraie vie. Dans cette maison sophistiquée, Gabrielle est constamment espionnée, Big Brother est là : la voix métallique du téléphone ne lui demande-t-elle pas pourquoi elle n’est pas couchée à cette heure tardive? Elle est seule, ayant pour tout compagnon son ordinateur et cette poupée qui parle. Après la secousse sismique, les gens dans la rue semblent sortir d’une planète inconnue, ils sont plantés, figés dans la rue comme des robots, presque silencieux.

Et vient la période 2044, la plus angoissante de toutes les époques, celle où l’humain ne sera même plus un vague souvenir puisque l’être-objet qu’il sera devenu aura été lavé de son ADN et donc lavé de son passé et de ce qui s’y rattache, de ce qui faisait de lui un être avec une histoire, une histoire qui certes pouvait l’entraver dans ses choix et lui faire porter de lourds fardeaux psychologiques, mais cette histoire était la sienne et celle de nul autre: l’être-objet est sans passé, sans histoire, c’est un robot vide de tout. A cela, Gabrielle et quelques autres résistent, malheureux échecs de la technologie, à l’inverse de Louis qui est devenu un pur produit de l’IA.

Bertrand Bonello passe avec une grande virtuosité d’une époque à l’autre, nous emmenant dans un dédale dont nous avons du mal à entrevoir l’issue. On reconnaît là un film mené de main de maître, un film inattendu qui nous laisse sans voix, mais qui nous secoue. Les multiples transformations des acteurs, Gabrielle/Léa Seydoux, Louis/George MacKay, poupée Kelly/Guslagie Malanda sont d’une grande justesse, d’une grande souplesse dans leur jeu. L’utilisation des couleurs est aussi évocatrice: on en retiendra deux, le vert et le rouge qui, selon Van Gogh, sont les couleurs qui reflètent les tourments de l’âme humaine.

Enfin, observons les fils rouges de la peur et de l’amour: celui de la peur avec le pigeon, animal familier qui peut devenir menaçant et qui revient toujours, un oiseau signe annonciateur de quelque chose qui resterait inoffensif à condition qu’il n’entre pas directement dans votre intérieur, ce pigeon, Bertrand Bonello l’emprunte à Jack Clayton, réalisateur britannique qui réalisa en 1961 The Innocents, adaptation d’une autre nouvelle d’Henry James, Le tour d’écrou, (Les oiseaux d’Hitchcock, adapté de la nouvelle éponyme de Daphné Du Maurier, sort en 1963) ; le couteau, qui revient à toutes les époques comme les poupées sous des formes différentes, sans oublier la cartomancienne/sorcière. Ces indices de peur sont des échos tout à fait jamesien. Pour ce qui est de l’amour, il me semble que les mains, celle que Louis veut voir, les mains de la pianiste qui essaie de jouer Schönberg sans être certaine de tout comprendre et donc de bien interpréter le précuseur de l’atonalité, ces mêmes mains qui caressent le visage du tueur qu’est devenu Louis, et qui étreignent son corps de façon langoureuse dans la dernière scène du film pour finalement le lâcher et faire place à un cri terrifiant et glaçant, ces mains sont à n’en pas douter, celles de la sensibilité et de l’amour.

Le Monde avait écrit ‘A ne pas manquer‘: il faut sans doute voir deux fois ce film pour en déchiffrer toutes les subtilités et peut-être finalement l’apprécier.

Chantal

PS: l’absence de générique de fin en a laissé sans doute sidéré plus d’un/d’une: IA jusqu’au bout… Cependant, dans une interview pour AOC media, Bertrand Bonello répond à Raphaëlle Pireyre:

À la place du générique, le film se termine par un QR code qui permet au spectateur de découvrir sur son smartphone les crédits ainsi qu’une scène cachée qui révèle à Gabrielle la clé de son dilemme. Est-ce une façon de faire passer la durée du film en dessous de la barre symbolique des 2h30, trop contraignante en termes d’exploitation ?
Contractuellement, les génériques sont devenus stratosphériquement longs, le QR code permet aux spectateurs d’y avoir réellement accès sans qu’il soit coupé ou accéléré dans un style qui correspond bien au film. C’est aussi une façon symbolique d’être en dessous des 2h30, c’est vrai. Quand j’ai commencé à travailler sur le financement avec Les films du Bélier, je n’avais aucune idée de la durée, mais il devient même difficile de financer un film comme celui-ci, même d’une durée de deux heures. Alors qu’on voit bien que pour ramener les gens en salle, il faut proposer une expérience. La Bête a besoin de cette durée. J’ai tenté de raccourcir, mais cela ne fonctionnait pas car on perdait trop la sensation de faire un voyage.

Le QR code peut-être scanné à partir de l’adresse du cinéclub de Caen à la fin de l’article écrit sur le film de Bertrand Bonello.

https://www.cineclubdecaen.com/realisateur/bonello/bete.htm

La Zone d’Intérêt de Jonathan Glazer (3)

 » Le nazisme est un mal qui donne à penser »

 » La zone d’intérêt est un film exemplaire pour la réflexion historique ».

Yohann Chapoutot, historien spécialiste d’histoire contemporaine du nazisme et de l’Allemagne.

Dans un premier temps, le film ne m’a pas laissé une grande impression, avec ses grands écrans noir puis rouge, j’ai pensé à un esthétisme peut être déplacé ?

Mais peu à peu le malaise s’est installé, ainsi qu’une grande concentration sur les images et davantage les sons.

Au final, j’ai ressenti ce film comme éprouvant, difficile, m’enfermant dans cette condition humaine de spectatrice, désirant comprendre le pourquoi du film.

Je crois qu’il ne s’agit pas seulement de décrire un bourreau nazi, quoique peu ordinaire vu sa place dans la hiérarchie, mais aussi de nous faire réfléchir sur nous, aujourd’hui, à ce que nous comprenons et supportons de l’histoire présente.

La fin du film qui nous ramène au Musée D’Auschwitz, nous rappelle le  » devoir de mémoire » et ce que l’on peut penser 80 ans après la destruction des Juifs d’Europe.

Ce film sert à nous poser des questions.

Rudolf Höss est-il un monstre ? un assassin ? un raté de l’humanité ?

Le film répond , qu’il est un être humain masculin de 42 ans, père aimant de cinq enfants ( un peu moins aimant de sa femme et réciproquement ) qu’il joue avec ses enfants, fait du sport avec eux ( cheval, baignade) qu’il aime les animaux, chien mais surtout cheval ( cf sa jument qui est aussi son moyen de transport pour le travail, à laquelle il fait une déclaration d’amour  » je t’aime » et des bisous avant de quitter le camp d’Auschwitz !!) scène qui en dit long sur le commandant Höss.

A la toute fin du film, alors que la réunion des officiers nazis, est terminée et que le sort des centaines de milliers de Juifs hongrois ( plus de 400.000) vient d’être réglé ( ils seront exterminés entre mai et juillet 1944) H¨oss, solitaire descend un escalier et semble pris d’une envie de vomir. Sursaut d’une conscience, d’une petite parcelle d’humanité ??

Mais le film montre que ce même homme est aussi un horrible tortionnaire officier de la SS ( Obersturbannführer) le commandant du centre de mise à mort d’Auschwitz. Et que cet homme qui avait dirigé plusieurs camps de concentration, a tout fait pour perfectionner la machine de mort du camp, sans état d’âme ( il assistait à l’arrivée des déportés, à l’atroce spectacle des fours crématoires, et tuait lui même des prisonniers). Il avait donc une pleine conscience des actes qu’il commettait et des ordres de mises à mort.

Ce parfait officier SS désire appliquer les ordres de ses chefs surtout d’Himmler, Reichsführer, dont il fait une sorte d’idole.

On peut penser que cet homme est le  » produit » du système nazi au sens global.

Après une enfance et adolescence difficiles et sans amour , il se précipite dans sa nouvelle famille SS qui le construit.

Ici, on ne peut s’empêcher de penser au film  » Le ruban blanc » de M. Haneke.

Le père de Höss qui le voulait croyant et prêtre a échoué et a entraîné son adhésion à l’ idéologie nazie, qui régnait dans toute la société allemande jusqu’à la fin de sa vie ( cf ses  » Mémoires ») il parle de la  » juiverie » et est convaincu qu’il faut faire disparaître tous les ennemis du Reich ( Juifs, résistants, handicapés..) pour que l’homme nouveau qui régnera Mille ans puisse naître.

Il n’y a pas de place pour le doute, l’esprit critique dans ce système, ce qui compte ce sont les actes ( construire le camp, tuer les déportés, dominer l’Europe ). Il ne peut pas penser ses actes autrement que par sa construction mentale nazie.

La force du film, c’est qu’il décrit Höss, comme un cadre de haut niveau dans un système économique rationnel et performant, puissance économique de l’Allemagne, avec une industrie chimique ( Bayer) à l’oeuvre pour donner la mort depuis la première guerre. Le film cite les noms des principaux trusts industriels impliqués dans la Shoah, lors de la réunion des officiers.

Les historiens ont démontré que le crime de masse a été possible grâce à une industrie basée sur des méthodes d’organisation et de logistique, lesquelles ont permis la faisabilité de ce projet insensé. Le système nazi utilise les méthodes de management mises au point par la République de Weimar ( théorie et pratiques).

C’est donc tout ce système qui permet la création de ce genre d’assassin et J. Glazer veut nous dire que d’autres systèmes après 1945 ont produit d’autre bourreau/assassin.

Il y a la responsabilité de l’individu mais aussi celle de la société dans laquelle on vit l’individu.

Le film nous parle de la destruction des Juifs il y a 80 ans et nous dit à voix basse aujourd’hui que pensons -nous et que faisons-nous ???

Françoise

Les Lueurs d’Aden-Amr Gamal (2)

Les Lueurs d’Aden, second opus d’Amr Gamal, et septième des rares productions yéménites, est un film réaliste, entre fiction et documentaire, d’une grande force et d’un dépouillement exemplaires, comme l’a bien montré Chantal dans sa présentation prolongée par un débat passionnant. Aden serait le troisième personnage de ce film dont les plans généraux épousent les appartements délabrés, les rues bondées sous un ciel de plomb, les voiles étonnamment colorés des femmes, tel cet orange initial du marché : une prise de vues sur le panneau indicateur de la ville tient ainsi lieu de mise en abyme de ce récit, entre documentaire, chronique sociale et drame intime capté en plans fixes.

Le sujet principal – l’avortement d’une femme yéménite Isra’a qui avec son mari estime ne pas pouvoir assurer la subsistance d’un quatrième enfant – croise et réfracte une problématique économique de pauvreté, voire de misère, dans un pays ravagé par la guerre mais aussi religieuse, avec l’interdit de l’Islam ici curieusement soumis à interprétation : selon qu’on en fait une lecture rigoriste ou libérale, qu’on porte le nikab ou le tchador, qu’on suit les docteurs de la Loi ou un imam s’exprimant sur un réseau social, on proscrira l’interruption volontaire de grossesse (sauf en cas de danger absolu pour la mère) comme un crime contre la vie et le divin ou l’on négociera sa conviction, on l’accommodera à la réalité sociale, à la détresse familiale, en termes de délai possible, 40 jours, voire un maximum de 120 jours. Quand le cœur du fœtus est-il définitivement formé ? Et l’âme surtout, quand habite-t-elle le petit corps du bébé à venir ? Autant de questions dont témoignent aussi ces disparités entre femmes à l’intérieur de l’hôpital, certaines portant le voile intégral, d’autres pas, en vertu d’un choix personnel plus que d’une hiérarchie sociale. Sans oublier que les convictions intimes peuvent évoluer, jusqu’au déchirement entre la foi et la raison, entre une position de principe et une amitié empathique, ou peut-être plus simplement une obscure solidarité féminine. Muna, la gynécologue d’abord si récalcitrante, cèdera par amitié à la demande du couple en changeant la date de la consultation médicale (mais pas de l’échographie ?) – avec l’aide de l’amie infirmière (non sans un peu de bakchich) qui trouve à Isra’a un médecin urgentiste prêt à délivrer une autorisation pour l’intervention en fermant les yeux sur les dates trafiquées. La science et l’amitié l’emporterons sur la religion. Le ligne de fracture en effet entre pro et anti-avortement passe moins entre décideurs et exécutants, entre cadres et infirmières, entre hommes et femmes qu’elle ne traverse les consciences ou les intérêts, quand elle ne relève pas du simple bon sens, de la lucidité ou de l’humanité : furieuse de la présence de deux faiseuses d’ange chez le couple, Muna se décide au nom de la santé car mieux vaut avorter évidemment à l’hôpital dans des conditions de salubrité minimales que chez soi, clandestinement, au prix de sa santé, voire de sa vie ! Anne, l’héroïne d’Annie Ernaux, en sait quelque chose, comme Gabita, égaiement étudiante dans le film oppressant du réalisateur Cristian Mungiu Quatre mois, trois semaines, deux jours, Palme d’or 2007 à Cannes. Ah ! cette course effrénée de la colocataire Otilia filmée caméra à l’épaule jetant finalement dans une poubelle le foetus exécré – dédoublement ou plutôt redoublement amical de ce combat et désespoir de femme.

Ce film trouve un écho inattendu dans une double actualité, politique et cinéphilique : d’une part, le vote historique, lundi 4 mars, par les 2 assemblées réunies en congrès à Versailles de l’inscription dans la Constitution française de la « liberté garantie » de l’avortement – pas sociétal décisif qui devrait empêcher toute remise en cause de ce droit, même par un projet de loi, progrès dont notre démocratie peut être fière face à la remise en cause de cet acquis dans plusieurs pays ou des Etats américains ; et d’autre part, la diffusion, télescopage étonnant avec la politique, mardi prochain, 4 mars, du film bouleversant d’Audrey Diwan, Lion d’Or à la Mostra de Venise en 2021, L’Evénement, d’après le récit par Annie Ernaux, de son douloureux et haletant périple en 1963 pour avorter à une époque où cela était interdit.

Comme le fit remarquer une spectatrice, ce film nous touche parce que, mutatis mutandis, il nous renvoie avec le dépaysement moyen-oriental à la France répressive des années 60 et aux combats féministes des années 70 : certes, Anne – d’Annie Ernaux – était seule et désemparée, aidée par des rares amies, face à une loi punitive et un climat d’ordre moral mais le parcours de combattant qu’affronte, cette fois-ci pour des raisons essentiellement économiques, le couple d’Ahmed et Isra’a s’apparente bien à un triple combat : combat contre l’islamisme triomphant depuis les années 1990, contre la société (des amis réticents ou incompréhensifs, des grands-parents à qui on ne parlera jamais que d’enfant mort-né), contre ses propres doutes ou son sentiment de culpabilité. Le couple en revanché semble à la fois soudé et progressiste, le mari ne reprochant pas un instant à son épouse son intention abortive, l’encourageant même, la jeune femme ne doutant dès lors jamais de sa résolution : la décision commune, dans ce huis-clos familial, microcosme de la société déliquescente, apparaît même comme un acte de liberté et de résistance, comme le prolongement et la quintessence d’une exigence, d’une incorruptibilité. Ahmed ira jusqu’au bout de son refus d’un nouvel enfant, de même qu’il a renoncé à son poste à la télévision noyautée par les islamistes et rejettera la proposition d’un collègue de travailler pour une chaîne privée, pour un salaire pourtant alléchant monnayé en dollars. Certes, dans un moment d’exaspération et de détresse face à leurs difficultés financières, Ahmed portera bien la main, pour la troisième fois, sur sa femme mais la scène de la cuisine en fait foi, en pleurs, il le regrettera amèrement et jurera de ne pas recommencer…

« Épuisés », selon le titre arabe, accablés d’un « fardeau » selon le titre anglais, les héros malheureux d’Amr Gamal scrutent pourtant malgré tant de nuages privés, de coupures d’électricité, de tension grandissante du quotidien les « lueurs d’Aden » – si ténues et intermittentes soient-elles. Des guerres sans fin ont beau accabler le Yémen depuis 1962, avec entre autres causes la sécession du Sud soutenu par les Américains et l’Arabie Saoudite face au Nord aidé par l’Iran ou l’affrontement entre les Houthis et Al- Qaïda (AQPA) – le couple se débattre avec le « fardeau » de la misère, de l’oppression – contrôles militaires, salaires impayés, eau rationnée – et de ce nouvel enfant non désiré, l’espoir demeure, têtu et palpitant : l’amour et la dignité d’un couple, la sagesse et l’acceptation des enfants devant ce nouvel appartement délabré à la peinture écaillée, la fraîcheur étonnée et déjà si adulte de leur regard, la soif d’éducation et de culture avec le retour inespéré à l’école. L’espoir s’accroche aussi à ce taxi, huis-clos d’une grande variété sociale, microcosme d’une société qui bouge, d’une force qui va pour ne pas mourir ou céder aux sirènes du désespoir.

Claude

Viva Il Cinéma 2024, suite (2)

Dante de Pupi Avati, ce réalisateur, nous l’avions rencontré lors d’un festival précédent… C’est un homme joyeux, volubile, démonstratif… qui a réalisé de grands films. Là il s’attaque à la vie de Dante. Son portrait est largement inspiré des écrits de Boccace, et dans le film, Boccace marche sur les pas de Dante, mort en exil, il est chargé de dédommager sa fille, il en profite pour rencontrer ceux qui l’ont connu. Le grand cinéaste nous promène dans des décors campagnards et villageois qui ont dû exiger un énorme travail de repérage, on est au moyen-âge. Notons le très bon choix d’acteurs pour incarner Dante (Alessandro Sperduti) et Boccace (Sergio Castellitto). Hélas, le film ne sera pas distribué en France, cela attriste beaucoup Pupi Avati, et nous qui avons vu son film, nous comprenons sa tristesse et on se demande pourquoi on ne distribue pas un tel film ?

Il signore delle formiche de Gianni Amelio, dont voici le synopsis : « Biopic sur le poète, dramaturge et metteur en scène italien Aldo Braibanti, emprisonné en 1968 en vertu d’une loi de l’époque fasciste qui criminalise les activités homosexuelles. L’informateur est le père de son partenaire, qui oblige son fils à subir une thérapie de conversion par électrochocs ». Très beau film, qui comme « Stranizza d’Amuri » nous parle de l’homosexualité interdite, persécutée. Luigi lo Cascio qui joue Braibanti (et le panache de ce personnage) et Léonardo Maltese le jeune étudiant « le soigné » sont également remarquables de dignité dans cette société et ce système judiciaire qui veulent à toute force prendre une place dans les lits.

Grazie Ragazzi de Riccaro Milani, voici un film agréable malgré quelques longueurs. Un acteur sans rôle depuis longtemps, double des films pornographiques pour gagner sa vie, jusqu’au jour ou son ami lui propose d’animer des sessions théâtrales pour des détenus. Ce film est un remake d’« Un triomphe » d’Emmanuel Courcol (acteur principal Kad Mérad), mais ici c’est Antonio Albanese qui joue le professeur, d’une manière convaincante. Et comme l’idée du film est sympathique, le film se regarde avec plaisir et… à la rigueur !

C’è ancora domani (Il reste encore demain) de Paola Corteles, là attention, j’écris sur un des petits bijoux du festival. En tous les cas, nombre de spectateurs le pensent. Le film fait un tabac en Italie. C’est un film en noir et blanc, on ne l’imagine plus autrement… D’autant que c’est la fin de la guerre de 39-45, il y a encore les Américains, les cartes de rationnement, et la pauvreté de tous. Le personnage principal est une femme (Paola Corteles interprete ce principal rôle féminin, et l’actrice et à la hauteur de la réalisatrice). Un homme, Valério Mastrandéa joue son époux, un tyran domestique. « Ce couple » a une fille aînée « bonne à marier », et deux plus jeunes garçons qui, puisque tels, peuvent être à chaque instant turbulents et grossiers. Brosser ce film à grands traits ne rend pas compte de son originalité,   et c’est tant mieux ! Allez le voir ! Il sort en France le 13 mars 2024 et espérons-le aux Cramés de la Bobine.

Pour finir L’Ordine del Tempo de Liliana Cavani réalisatrice qui vient de fêter ses quatre-vingt-dix ans et vient d’obtenir un Lion d’Or pour l’ensemble de son œuvre. Ce n’est pas sa propre fin qu’elle imagine, mais celle du Monde qui devrait, c’est une probabilité sérieuse, être heurté par un astéroïde qui arrive à une vitesse folle. Pendant ce temps, des gens qui sont réunis pour un week-end, dans une luxueuse villa de bord de mer discutent. Ils discutent notament de cette probabilité, et il faut le noter, par instant ça les émeut. Alors puisqu’on en est là, les personnages entrent dans les confidences.
Notons une jolie scène qui dure le temps d’une chanson . Léonard Cohen chante à la télé « Dance me to the end of Love »… il porte son éternel chapeau (c’est le passage que je préfère). Les personnages qui le regardent, se lèvent tour à tour, et ils se mettent à danser… donc dansent de jolies dames quinquagénaires de beaux messieurs également « quinqua », ces gens sont selon : médecin, astrophysicien, psychanalyste, avocat, trader, professeurs renommés et…au milieu de tout ça, il y a une bonne qui tout compte fait, tient absolument à retourner en Amérique du Sud pour voir son enfant qu’elle n’a quasiment jamais vu…
Pour le reste, par des séquences brèves entrecroisées façon zapping, nous passons d’un groupe à l’autre pour voir ces gens qui se parlent, entendre leurs dialogues insipides à propos de leurs cocufiages respectifs et autres sujets du même tonneau …Alors, on se demande à quoi sert cet astéroïde qui dans cette histoire ne précipite que des réactions faiblardes et à quoi servirait cette histoire sans l’astéroïde. Mais peut-être que Liliana Cavani est une pince-sans-rire ? ou peut-être que je n’y ai rien compris, ça ne serait pas la première fois !

Pour finir, deux fois hélas, l’une, c’est le choix de ce dernier film du festival, et l’autre parce que se termine Viva Il Cinéma n°10 qui était chouette, vraiment!

Georges

Les Lueurs d’Aden, Amr Gamal

Avec Les Lueurs d’Aden, nous découvrons un film rare, sensible et beaucoup plus profond qu’il n’y paraît. Rare, car le cinéma yéménite n’a pas vraiment pignon sur rue. Mais c’est sans compter sur la détermination et la pugnacité d’un réalisateur quadragénaire, qui depuis 2005 s’efforce de faire vivre le théâtre avec la troupe qu’il a fondée (Khaleej Aden) et aussi le cinéma puisqu’en 2018 son premier long métrage, 10 Jours avant le mariage, projeté pendant 8 mois au Yémen avec une installation de fortune, a eu un énorme succès, permettant ainsi au Yémen d’être représenté aux Oscars en 2019 (une première) dans la catégorie ‘Long métrage international’.

Ce second long métrage est primé dans deux catégories au festival de Berlin, et obtient à Valence le prix du jury pour meilleur réalisateur et meilleure écriture.

Que nous raconte donc Les Lueurs d’Aden? Le coeur de l’intrigue est les démêlés d’un couple qui ne peut envisager le quatrième enfant que porte Isra’a dans la mesure où leur situation économique ne le leur permet pas. En effet, Ahmed, le mari, journaliste à TV Aden, n’a pas reçu de salaire depuis plusieurs mois et se voit contraint à faire le taxi pour faire vivre sa famille. C’est pourquoi Isra’a et Ahmed sont tous deux d’accord: une seule solution s’ouvre à eux, à savoir l’avortement. Mais comment faire dans un pays musulman, où avorter est un crime, donc interdit par la loi, autorisé à la seule condition que la mère soit en danger. L’avortement d’Isra’a va devenir leur seule et unique préoccupation, leur obsession car c’est aussi une question de temps.

L’avortement n’est certes pas un sujet nouveau. Cependant, ce sujet reste tabou dans les pays musulmans et s’y attaquer dans un film montre le courage, la détermination et l’engagement du réalisateur Amr Gamal. Nombreux sont les personnages secondaires qui expriment la voix consensuelle : un enfant est une bénédiction, un don de Dieu et par conséquent l’atteinte à sa vie n’est pas un seul instant concevable. Et pourtant….. On remarque que le cercle rapproché d’Isra’a et Ahmed essaie malgré tout de les aider sur le plan financier, car avorter ne va pas sans contrepartie financière. Une première gynécologue refusera catégoriquement. La seconde, Muna, très religieuse et elle-même enceinte de son premier enfant semble-t-il, amie de longue date d’Isra’a, sera déchirée entre sa foi et sa volonté de respecter le dogme, et son désir de venir au secours de son amie dont elle a parfaitement compris la détresse. Muna acceptera donc de pratiquer cet avortement, risquant ainsi pour elle même la sanction réservée à celles et ceux qui ne respectent pas la loi, et renonçant, pour un temps du moins, à l’amitié d’Isra’a.

Amr Gamal filme sa ville, Aden, au plus près: en plans larges, nous offrant ainsi des images qui en disent long sur la situation on ne peut plus cahotique du pays: immeubles en ruines, soldats armés fouillant les yéménites à l’entrée de certains bâtiments, ou contrôlant les passagers des voitures; cherté de la vie quotidienne, coupures de courant, difficulté d’approvisionnement en eau. Aden, ville qui veut se reconstruire, ville vivante et colorée, Aden est filmée avec soin par le réalisateur, de jour comme de nuit et de ce fait la ville devient une sorte de personnage à part entière. Peu, voire pas, de gros plans, mais la caméra s’attarde sur les visages d’Isra’a et Ahmed, visages qui souffrent et nous font ainsi partager leur désarroi et leur anxiété: à la maison dans les scènes intimes, à l’hôpital où l’attente et toutes les formalités à remplir sont autant d’obstacles et d’épreuves à surmonter. La caméra virevolte au gré de ces obstacles, nous faisant partager la vie de ce couple, à l’intérieur et à l’extérieur, tout comme Amr Gamal a sans doute partagé celle du couple d’amis dont l’histoire s’inspire.

Voici un film rempli d’humanité et de délicatesse, qui montre à quel point l’avortement est une avancée pour les pays où il est autorisé: ayons également présent à l’esprit que ce droit, acquis de haute lutte, peut être repris s’il n’est pas inscrit dans le marbre: les Etats-Unis en donnent l’exemple terrifiant.

Chantal