Journal de Dominique-Prades 2025 (1)

En route pour Prades, en compagnie d’Annie. Dans le TGV Inoui terminus Perpignan. De retour du wagon bar où elle est partie nous prendre un café et un thé, je la vois toute fiérote. 

Ah, je suis contente de moi, tu sais pas qui j’ai rencontré au bar, 

Non, 

Yann Tobin. Je lui dis, Vous êtes Yann Tobin,

Oui,

Et vous allez à Prades,

Oui

Et là il me demande comment nous rejoignons Prades, je lui dis, en taxi…

(Petit rappel. L’année dernière, nous devions déjà venir en train. Pour le retour, un sms nous avait avertis qu’ « en raison de contraintes de production, la gare de PRADES – MOLITG-LES-BAINS n’[était[ plus desservie ». En fait, une loco s’était plantée sous un pont et depuis elle y est toujours : pour la dégager il faut démolir le pont, chose que le maire de la localité où l’accident s’est produit refuse formellement, arguant que le pont est très emprunté et manquerait à ses usagers. Et donc en prenant nos billets de TGV nous avions demandé à la dame du guichet s’il y avait des cars de remplacement, Oui, ils vont à Molitg. Et après ?) 

…  alors il me propose de partager la voiture qui vient le chercher, ils seront trois mais il y a cinq places. Jamais je n’aurais osé le lui demander mais il est tellement gentil et quand il m’a annoncé que l’un des deux hommes était Jean-Pierre Abizanda… 

(Délégué artistique, depuis toujours il loge comme elle à l’Hostalrich lors des Ciné-Rencontres et ils se feront la bise. Quant à moi, je le connaissais sans savoir son nom)

… je n’ai plus hésité.

Et voilà comment nous nous retrouvons à faire les 45 kms qui séparent Perpignan de Prades en automobile…

(Par bonheur, nous n’avons comme tout bagage qu’un sac à dos, Georges et Martine ayant pris nos valises -la mienne me sera livrée ce soir même villa Lafabrègue- dans leur voiture pour nous éviter d’avoir à les trimballer)

… en compagnie de N. T. Binh, trajet au cours duquel nos évoquons divers réalisateurs venus à Prades, parmi lesquels Stephen Frears bien sûr, mais aussi Atom Egoyan et Arsinée Khanjian qui était tombée amoureuse d’un mas à vendre dans le coin et voulait l’acheter (J.-P. Abizanda ne sait pas si ça s’est fait, probablement que non) et Joseph Losey à qui les Ciné-Rencontres avaient offert une chambre dans un hôtel 5 étoiles à Molitg où il avait laissé une ardoise carabinée de vodka, J. Losey était un grand monsieur sympathique mais il était alcoolique.

Merci monsieur Binh !

Projection, à

(2007. « En déplacement pour un soir à Nantes, Emilie rencontre Gabriel. Séduits l’un par l’autre, mais ayant chacun une vie, ils savent qu’ils ne se reverront sans doute jamais. Il aimerait l’embrasser. Elle aussi, mais une histoire l’en empêche : celle d’une femme mariée et de son meilleur ami, surpris par les effets d’un baiser. Un baiser qui aurait dû être sans conséquences… ») 

…d’Emmanuel Mouret, premier invité (je suis ravie) de ces 66è Ciné-Rencontres. 

Brève présentation du film par Thierry Laurentin, « chroniqueur cinéma, programmateur, ex-directeur des ventes de Gaumont ».

Le cinéma d’Emmanuel Mouret = l’amour sous toutes ses facettes = les jeux de l’amour + la puissance de l’oralité.

Culture de l’indécision amoureuse. L’amour doit-il être fantasmé ou vécu ?

(« Denni, 10 ans, décide d’engager un tueur pour éliminer le monstre, un père violent qui bat sa mère. Il jette son dévolu sur Secco, un petit voyou qui accepte la mission tout en sachant qu’il ne le fera pas. C’est sans compter sur l’incroyable détermination du jeune garçon. Un film drôle et tendre qui aborde avec pudeur et justesse le sujet des violences conjugales »)

… film italien (2024) de Gianluca Santoni, en compétition pour le prix Solveig Anspach. Note : 4 (très bon).

21 h. Je n’assisterai pas à l’arrivée d’Emmanuel Mouret : bien qu’aimant beaucoup beaucoup ce film… 

(A propos duquel j’avais écrit en 2020, à l’occasion de sa sortie en salle :

« Fluidité de la réalisation.

Eblouissante construction en flashbacks, histoires qui s’emboitent dans le récit, tiroirs qu’on ouvre et qu’on referme pour éclairer le présent.

Remarquable choix  des extraits musicaux  qui accompagnent  toujours à propos,  sans surligner.           

Justesse de l’analyse des sentiments amoureux. Jeux de l’amour et du hasard.

Qualité des dialogues,  écrits, littéraires sans êtres châtiés, sonnant justes : ici, point de langage parlé, à la mode, familier pour faire, soi-disant, naturel.

            Qualité de la diction : point d’acteurs qui marmonnent en mangeant les syllabes façon Vincent Lacoste. Ici on articule et je comprends sans effort tous les dialogues, c’est bien agréable et quand même pas compliqué.

            Intelligence. Elégance. Délicatesse.

            « C’est fin, La Fontaine », dit Fabrice Luchini. C’est fin, Emmanuel Mouret, ça, c’est moi qui le dis.

            Emmanuel Mouret : le plus grand réalisateur français actuel ? »)

… je ne vais pas à la projection de Les Choses qu’on dit, les choses qu’on fait

(Ces 66è Ciné-Rencontres sont dédiées à Emilie Dequenne qui reçut un César de la Meilleure actrice dans un second rôle pour son interprétation d’un personnage du film)

… parce que je l’ai revu récemment et que je veux me ménager. Je reste donc dans ma chambre Casals et me couche vers 23h pour me réveiller à 1h 10 et ne me rendormir qu’à 5h 30 passées. La nuit est courte et longue à la fois.

7h 15. Le réveil sonne.

8h. Petit déjeuner.

(1999.  « Tout pourrait aller très bien dans le couple que forment Stéphanie et Clément si ce dernier acceptait de se promener tout nu devant elle dans l’intimité ».)

…, moyen métrage (49 min), film de fin d’études à la Femis d’Emmanuel Mouret, dont l’inspiration s’inscrit, comme son titre l’indique, dans les pas de Feydeau.

L’action se passe à Marseille, où est né le réalisateur et où, après Paris, il est retourné vivre.

Le désir = fondateur de l’intrigue.

Le film est suivi du long métrage Chronique d’une liaison passagère que je ne revois pas (pas mon préféré)

  (2017. « Catherine dit à son compagnon Adrien qu’elle possède comme un sixième sens : dès que son petit ami la trompe, elle le sent »)

… court métrage d’Emmanuel Mouret. Au contraire des autres cinéastes qui, une fois qu’ils ont fait des longs, abandonnent le court, il continue à en réaliser. Ses courts métrages n’ont jamais été projetés en salle, c’est donc une première et un grand privilège de pouvoir les voir.

Les comédiens : pas connus. Mènent des carrières hors cinéma.

Travail sur le piège : prémisses de Mademoiselle de Jonquières.

Le film est suivi de 

(2011. « Au moment où l’on devient amoureux, à cet instant précis, il se produit en nous une musique particulière. Elle est pour chacun différente et peut survenir à des moments inattendus »)

… que j’ai beaucoup de plaisir à revoir : la rencontre des voisins de palier François Cluzet et Frédérique Bel et surtout l’histoire des rencontres amoureuses dans le noir d’une chambre d’hôtel m’enchantent de nouveau.

Sixième long métrage d’Emmanuel Mouret (je le vois, enfin ! lunettes et barbe de trois jours).

Film à la fois grave et drôle.

La voix off : elle prend le spectateur par la main. Elle et la musique permettent d’accélérer, de précipiter l’action. 

Les dialogues : ne sachant se mettre à la place des autres, Emmanuel Mouret fait parler ses personnages comme lui, avec son propre langage.

Il existe deux sortes de films : ceux où on parle beaucoup et où le silence fait évènement, et ceux où domine le silence et où c’est la parole qui fait évènement.

Plaisir procuré par les voix : le cinéaste préfère le son à l’image…

(Mais je ne suis pas d’accord avec cette façon de concevoir les films : désolée, Emmanuel, mais le cinématographe, c’est d’abord l’image)

… le fait de parler révélant des choses.

Ses personnages : sont proches de la population urbaine qu’il côtoie (bourgeoisie).

Ses films : se situent dans la dimension du conte.

Il fait de la mise en scène mais pas de la direction d’acteurs : il demande juste à ses comédiens de savoir leur texte par cœur. 

Sur l’improvisation : quand on fait plusieurs prises, il y a des détails qui changent, des subtilités, donc il y a de l’improvisation. Le présent est toujours improvisation.

(2025. « Aujourd’hui, Alice se retrouve devant un juge et n’a pas le droit à l’erreur. Elle doit défendre ses enfants, dont la garde est remise en cause. Pourra-t-elle les protéger de leur père avant qu’il ne soit trop tard ? »)

… film belge de Charlotte Devillers et Arnaud Dufeys, en compétition pour le prix Solveig Anspach. Personnages filmés le plus souvent frontalement. L’actrice principale, Myriem Akheddiou…

… mériterait un prix d’interprétation. Note : 4.

(Je découvrirai bientôt sur internet qu’elle est la femme de Fabrizio Rongione ; un joli couple) 
… mériterait un prix d’interprétation. Note : 4.

Je zappe la projection de La ruée vers l’or afin d’écrire et d’aller à la gare…

(Juste en face, le Centre de Formation Professionnelle, installé dans l’ancien ʺEntrepôt des Poudres Chefdebien Prévient et guérit les maladies de la vigne‶ a sa façade peinte en grisaille d’une scène de gare -voyageurs sur un quai et loco à vapeur conduite par Jean Gabin- et d’un paysage de vignes avec ouvriers poussant un tonneau et, en couleurs, un touriste sac au dos)

… me renseigner sur le car susceptible de nous emmener dimanche à Ille-sur-Têt prendre le train pour Perpignan.

(2023. « Pour une résidence organisée par l’Université, Miranda Ackerman, écrivaine, revient à Caen où elle a vécu une dizaine d’années auparavant. Elle découvre avec stupeur que l’Université l’héberge dans la maison même où elle habitait avec Richard, son compagnon de l’époque)

… dans lequel Emmanuel Mouret refait l’acteur (son dernier rôle : Caprice en 2015).

Fantaisie métaphysique. Vertige existentiel. Maison hantée qui ne fait pas peur, dans laquelle Miranda voit…

(D’abord le chat, puis Richard faisant du café dans la cuisine, enfin lui et Hélène, la fille qu’ils auraient eue si elle n’avait pas avorté)

… ce qu’aurait été sa vie si elle n’était pas partie. Acceptation : au tout dernier plan, Miranda rentre et appelle, Hélène.

(2024. « Lina, réalisatrice, apprend par son amie Judith que Bastien, le très professionnel monteur-son avec qui elle travaille, serait une sorte de séducteur en série)

… co-réalisé avec Emmanuel Mouret avec qui elle partage la prévalence du son (le séducteur en série : monteur-son) sur l’image : nuances psychologiques…

 (C’est d’accord Emmanuel, on peut écouter une histoire à la radio mais ça n’a rien à voir avec le cinéma)

…  émotion provoquées par une voix. 

(2025. « Lila accueille chez elle son amie Agathe qui vient vivre en colocation avec elle. Lila doit aussi se débarrasser d’une encombrante batterie laissée par son ex. La vendre ou la donner, la donner à qui et comment ? ») 

… présenté cette année à Cannes dans la section Semaine de la critique.

Fable morale sur la question du don.

Rappelle Reinette et Mirabelle d’Eric Rohmer.

Les trois courts métrages sont remarquables. Carmen Leroi : une cinéaste à suivre.

Je ne retourne pas voir Mademoiselle de Jonquières,d’abord parce que je l’ai revu récemment, ensuite parce que la séance…

(D’abord prévue dans le jardin de la sous-préfecture, elle est rapatriée au Lido en raison de risque d’orage) 

… est à 21h 30.

8h 11. J’émerge. Panique quand je vois l’heure à mon téléphone : j’ai oublié de mettre le réveil et j’ai, dans trois quarts d’heure, une séance de trois films (dont deux courts que je ne connais pas) d’Emmanuel Mouret, ce n’est donc pas un acte manqué.

Je m’habille en vitesse sans faire de toilette, prend la moitié de mon petit déjeuner habituel et fonce au Lido.

(2019. « Au XVIIIe siècle, un noble demande à une jeune fille de la bourgeoisie de lui offrir un baiser des plus doux. Celle-ci va alors lui démontrer que les femmes ne succombent pas aisément à ce genre de demande »)

… tourné dans la continuité de Mademoiselle de Jonquières

Dialogues d’Emanuel Mouret à la manière de Diderot.

Tout est dans les points de suspension.

Exercice de style. 

Décalage avec ce qu’Emmanuel Mouret…

(Il retrouve Frédérique Bel avec qui il a eu moins envie de faire des films à partir d’un moment : personnalité qui accapare son rôle, souci qu’elle a de son image. Ainsi, à moins d’être nue, elle n’a pas voulu tourner une scène où elle devait refuser de faire l’amour parce qu’elle lisait un livre)

… a fait jusqu’à présent.

(2006. « David joue du cor, instrument pratique pour faire des lapsus auditifs. Anne lui propose de venir habiter chez elle mais lui interdit formellement de tomber amoureux. Julia voudrait bien apprécier David, mais c’est surtout Julien qui l’attire, avec sa grosse voiture, son restaurant à New York et sa fâcheuse tendance à ne pas la rappeler. L’amour qui vient et s’en va les rend tous un peu fragiles, un peu ahuris, mais ne les empêche pas de continuer à y croire »)

… premier film d’Emmanuel Mouret réalisé hors de ses terres marseillaises et premier film parisien.

Le producteur lui propose Frédérique Bel. Emmanuel Mouret lui donne la réplique pour les essais, ça marche et le producteur lui dit, C’est toi qui vas jouer le rôle masculin.

Film d’apparence légère, tourné pour 300 000 euros.  

Rencontre avec le public. 

11h 15. Table ronde avec Emmanuel Mouret.

Ce qui l’a amené au cinéma ? Il voyait, à la télévision chez son grand-père, des films avec des personnages maladroits…

(La maladresse = constitutive de notre condition humaine. Elle raconte quelque chose de très intime. C’est avec elle que ses personnages explorent leurs ressentis) 

… → vers l’âge de 12-13 ans lui est venue la lubie de faire des films.

Tourne ses premiers à Marseille, dans les quartiers sud (les quartiers nord = territoire de Robert Guédiguian) qu’il découvre avec surprise (les calanques, pas encore filmées) quand il obtient son permis. Mais dès qu’il y a accent, on est moins libre, on pense à Pagnol, à Guédiguian → il monte à Paris (le monde entier connaît les capitales).

A la Femis, il rencontre Frédéric Niedermayer qui étudie la production. Ils font leurs premiers longs métrages chacun de leur côté, après quoi Niedermayer produit ses films. Ils en font deux avec peu d’argent. Rapport de confiance dans la difficulté. 

L’accueil de Caprice ayant été aimable sans plus, il faut que le cinéaste rebondisse en faisant autre chose, en surprenant : ce sera Mademoiselle de Jonquières. A partir de ce film, apparaît quelque chose de plus sombre, avec la préméditation et même la mort (Trois amies). Emmanuel Mouret ne se trouve pas très bon comédien → il voulait faire rire. Ne plus jouer lui a permis de changer de registre et de donner dans la cruauté. Il s’est trouvé un alter ego en Vincent Macaigne.

Une question revient d’œuvre en œuvre : comment filmer la parole. Le champ/contre-champ = classique. Autre possibilité : en marchant, comme faisait Éric Rohmer.

Prévalence du son. Les films d’Emmanuel Mouret sont tournés dans le plus grand silence afin de pouvoir ajouter de l’ambiance. Il demande à son équipe une certaine forme de disponibilité et d’écoute afin que les choses soient apaisées.

14h. Seconde séance de courts métrages en compétition pour le prix Bernard Jubard.

16h. Rencontre avec Thierry Laurentin à laquelle, ayant fait des courses, je n’assiste qu’à la fin.

(2024. « La location et la vente de pelleteuses dans l’entreprise familiale exigent toute l’attention. Lorsque la fille est victime d’un accident mortel, la famille cesse de fonctionner. Ils n’ont jamais appris à parler de leurs sentiments et doivent maintenant s’unir pour régler la succession de l’entreprise. Mais le chagrin conduit au mutisme. Les actions remplacent les conversations. La perplexité entraîne des malentendus. Les malentendus conduisent à la colère. Et la colère mène à la haine »)

… film suisse de Piet Baumgartner. Note 3, mais j’aurais pu lui donner 4 si j’avais mis 5 aux deux premiers.

de Stéphane Brizé, second invité des Ciné-Rencontres. Encore une fois j’ai revu le film récemment et, malgré tout le bien que j’en pense, je reste dans ma chambre afin de me reposer et pouvoir affronter les jours qui viennent sans trop de fatigue.

Juillet-Aout au Cinéma

Chers amis Cramés de la Bobine, bonjour,

Juillet et août sont les mois où les Cramés de la Bobine programment les films qu’ils regrettent de ne pas avoir choisis, faute de place, lorsqu’ils sont sortis. De son côté l’Alticiné nous sert également des films fabuleux.

Et puis, il y a le festival de Prades où traditionnellement des Cramés de la Bobine se rendent, nous y étions une dizaine cette fois. Claude a déjà publié trois beaux articles sur les films de Stéphane Brizé qui était l’une, disons la principale vedette du Festival. Claude en produira certainement d’autres, nous comptons sur lui, c’est un peu le festival de Prades qu’il nous restitue. Et comme chaque année Dominique nous fait parvenir son journal de Prades 2025 que nous publierons dès demain, pour ma part, je l’attendais comme on attend le pain tout chaud du boulanger….

Certes, il y a Prades mais il n’y a pas que Prades, la preuve : l’article de Marie-No sur « l’accident de piano « …Et puis peut-être avez-vous vous aussi envie d’écrire un article sur l’un des bons films que vous avez visionné ? C’est facile, écrivez-moi, et je vous fais parvenir un mot de passe. Au plaisir de vous lire.

Bonnes vacances .



L’Accident de piano de Quentin Dupieux

Mon 1er est scénariste, mon 2ème metteur en scène, mon 3ème chef op, mon 4ème monteur, mon 5ème signe la musique et mon tout est un seul et même individu. Qui suis-je ? Quentin Dupieux qui livre avec L’Accident de piano son 14ème long métrage. 14 en 18 ans … Moins que Hong Sang-soo mais guère. A part cette « urgence », ce qu’on remarque et apprécie, entre autres, chez les deux c’est la volonté de ne pas verrouiller le sens des scènes, de laisser la place aux personnages pour donner au spectateur la liberté d’ouvrir des portes, de fouiller les interstices, de gratter les croûtes et de choisir de se poster entre réalité ou bouffonnerie. Ou de passer son tour.
Avec L’Accident de piano, son 3ème film sur la célébrité après Daaaaaali et Le Deuxième acte, Quentin Dupieux s’intéresse au monde des réseaux sociaux et des influenceurs. Un monde virtuel, aseptisé, éphémère, où pour les influenceurs le buzz c’est la vie, le nombre de likes jamais suffisant, où la menace des dislikes obsède, où on marche nuit et jour le long de l’oubli. On est loin d’une activité J4F, là c’est du lourd. Magalie/Magaloche (Adèle Exarchopoulos) en a fait son beurre et amassé déjà pas mal de pognon. Elle vit dans sa bulle avec son « assistant » Patrick (Jérome Commandeur) corvéable à merci, homme à tout faire, imprésario, secrétaire, infirmier, garde du corps, cantinier même si les repas se résument à un bol d’une mixture molle et blanche qui ressemble, au mieux, à du yaourt et qu’il assaisonne à l’occasion d’un crachat vengeur … Magaloche a, sur sa race, ceux qui ne ressentent rien, ni sentiment, ni empathie, l’avantage de ne ressentir aucune douleur, ayant le privilège d’être atteinte d’ICD (insensibilité congénitale à la douleur). Elle peut y aller franco faisant fi du danger, sa constitution robuste lui permettant une réparation fulgurante de son corps martyrisé. Seule la performance l’anime. Bien flippante, Magaloche ! et ce rire … Sauf qu’un jour, son inconséquence fait que c’est l’accident, L’Accident de piano et Magaloche bascule dans le monde réel où quand on est mort, on ne se relève jamais, et où, en principe, on doit répondre de ses actes … Parée de fragilité humaine, appareil dentaire, minerve, bras en écharpe elle essaie de se mettre au vert, de s’isoler, de se faire oublier.
Mission impossible. Harcelée par ses followers, traquée jusque dans sa planque par une journaliste (Sandrine Kiberlain) au langage châtié, tellement ridicule ! – mais qui parle comme ça en vrai ? – l’étau se resserre et elle a peur. Instinct de survie, elle dynamite, elle disperse, elle ventile ! Tente même de se suicider, empêchée par deux frères (Karim Leklou et Gabin Visona), total fans, qui, pour un selfie, la poursuivent, la traquent, se cachent, sortent des placards …
Quentin Dupieux nous parle de la culture du vide, plantant le décor de ce film virant au noir tendance thriller, dans un paysage de montagne d’un blanc immaculé où Magalie/Magaloche , dans un chalet grand luxe ambiance Anatomie d’une chute, est comme un lion en cage, étouffe, privée de son activité d’artiste. Artistes que Quentin Dupieux, provocateur, égratignent au passage « Je suis une artiste parce que mon activité consiste à faire quelque chose qui ne demande aucun effort »
Les influenceurs, les néo-artistes performers avec leurs corps comme oeuvre d’art, n’utilisant, eux, qu’un seul support : Internet ? Hélas …
Satire noire, fable absurde, L’Accident de piano : un fim percutant et cruel, un morceau de notre époque.
Vue par Quentin Dupieux. Unique et décoiffant !
Les acteurs sont excellents
A voir
Marie No

Hors-Saison de Stéphane Brizé (Prades 2025)

Journal de bord par Claude (3)

Samedi 26 juillet, 9 h 30

« CE SERAIT BIEN DE SE QUITTER VRAIMENT POUR UNE FOIS »

            « Ce serait bien de se quitter vraiment pour une fois », « tu me promets que tu ne reviendras jamais » – ces deux répliques échangées par Mathieu (Guillaume Canet) et Alice (Alba Rohrwacher) donnent le ton de Hors-saison, le dixième opus de Stéphane Brizé, placé sous le signe d’une infinie mélancolie et d’une étrange relation amoureuse entre un acteur déprimé et son ancien amour 15 ans auparavant, pianiste aujourd’hui mariée à un médecin, et mère de famille. Un hôtel de thalassothérapie à Quiberon sert de cadre burlesque et aseptisé à des retrouvailles placées à la fois sous le signe de l’improbable renaissance de la passion et d’un retour de flamme toujours possible – subtile ligne de crête sur laquelle se tiennent les amants retrouvés, au fil de leurs rencontres, au salon de thé, sur un bateau, lors d’un déjeuner avec vue sur la mer ou d’un mariage conclu par une soirée en discothèque. Tout se passe comme si Mathieu et Alice, rarement nommés par leur prénom, revivaient moins la relation qui les a unis avant que le comédien ne rompe sans la moindre explication que la séparation qui a laissé des traces pour n’avoir jamais été préparée, formulée et mûrie. Tout est affaire de temps, pas seulement l’amour mais le désamour, qu’il faut dire, éprouver, dans sa saveur amère, solder de tout compte : vivre et conscientiser sa rupture en somme, qu’elle soit éclatante ou comme ici en mode mineur, sans quoi on est voué à la rejouer sans fin. C’est le thème de la chanson de Vincent Delerm, Ni avec quoi ni sans toi, qu’amène le moment où Alice demande à Mathieu des excuses, ou du moins de explications sur son départ, sur sa fuite : « Montre-moi comment tu t’excuserais / (…) Mais vraiment essaie de faire plaisir à l’autre
Avec plus d’intention, plus sincère, vas-y ».

Le moins qu’on puisse dire en effet est que Mathieu, pour un acteur célèbre, accablé de demandes de selfies, a raté sa sortie – comme il n’a pas su, par peur, par lassitude, annoncer et justifier son départ précipité d’une pièce de théâtre en préparation, plaquant un metteur en scène furieux – comme un message sur son téléphone ne le lui fait pas dire. Même si son épouse, jouée par Marie Drucker, également scénariste du film, vedette de télévision survoltée, sans cesse interrompue, et ici une simple voix (contrairement à la présence cinglante et cynique d’Un autre monde) le rassure en flattant son ego et, pragmatique, l’invite à se concentrer sur les scenarii qu’on lui propose : bref, selon elle, il faut oublier le passé et se tourner résolument vers l’avenir. Pourtant, le propos de ce film intimiste, si différent de la trilogie sociale pour le milieu bourgeois évoqué, et qui semble renouer avec la lassitude existentielle et l’angoisse amoureuse de Je ne suis pas là pour être aimé, est tout en nuances et en ambiguïté : c’est terminé et pourtant rien ne semble jamais vraiment fini – Mathieu et Alice ne vivent-ils pas, comme les héros de Mademoiselle Chambon, une nuit d’amour qui pourrait raviver la passion et changer leur destin ? Hors-saison, dont le titre ne renvoie pas seulement à l’automne ou aux brumes bretonnes, célèbre ce point de bascule entre un passé inachevé et un futur incertain, qui refuse autant la fin ouverte de Je ne suis pas là pour être aimé (Jean-Claude frappant à la porte de Françoise) que la douleur de l’impossible scellant le destin de Jean et Véronique dans la séquence finale de Mademoiselle Chambon – l’attente vaine de l’institutrice sur le quai de la gare, la volte-face du maçon dans le passage souterrain. Dans Hors-saison, on tente sans trop y croire à la fois de ressusciter le passé et de le dépasser à jamais, là où le couple pourtant défait d’Un autre monde (Vincent Lindon et Sandrine Kiberlain) se sépare d’emblée tout en instaurant pour le fils perturbé et la vente de la maison une nouvelle relation autant que possible respectueuse et même affectueuse.  

            À cet entre-deux, à cette zone grise du hors-saison les acteurs choisis répondent parfaitement : la tristesse émanant de la personne de Guillaume Canet a touché Stéphane Brizé (il a immédiatement pensé à lui pour le rôle) autant que cette spectatrice rappelant qu’elle avait jusqu’ici l’image d’un acteur un peu cabotin, éclatant, triomphant…Quant à Alba Rohrwacher, elle prête à Alice son mystère, sa blondeur évanescente, son accent italien au phrasé langoureux pour dire le regret du passé et le frémissement de l’avenir au fil de longues déambulations dans les rues désertes aux volets clos ou sur le front de mer. Le cinéaste, renonçant à la caméra à l’épaule, les filme longuement, en plans larges, puis serrés, pour mieux capter les fluctuations du sentiment, les accompagner dans leurs pérégrinations qui sont autant de retours vers un passé dont on ne sait trop s’il est fantasmé ou encore brûlant…

            Pour dire l’ennui, motif qui traverse l’œuvre de Stéphane Brizé – l’échappée extra-conjugale de Jean dans Mademoiselle Chambon, la lassitude existentielle de Jean-Claude dans Je ne suis pas là pour être aimé, le malheur amoureux de Jeanne dans Une vie – le réalisateura choisi un registre inattendu, celui du burlesque dès le début du film dont un critique soulignait l’oscillation entre l’univers de Jacques Tati et l’atmosphère douce-amère de l’œuvre de Claude Sautet. À qui nous pourrions ajouter pour la subtilité des dialogues et la palpitation entre l’amour et l’amitié une référence à l’autre invité des Ciné-rencontres 2025, Emmanuel Mouret : si Hors-saison n’offre pas une variation aussi légère que Les Choses qu’on dit, Les Choses qu’on fait, ou semblable ballet amoureux, c’est bien à un art d’aimer ou de ne plus s’aimer, dans une relation nouvelle, épurée, enfin explicitée, qu’il nous invite.Si l’humour chez Mouret adoucit les ruptures, étouffe la jalousie, désire le bonheur de l’autre, le burlesque ne place-t-il pas de même Hors-saison sous le signe de la légèreté, si mélancolique soit-elle, dès lors que les reproches amoureux sont sublimés par la musique de Vincent Delerm, que le retour du passé suscite moins de souffrance que de nostalgie, que les amants retrouvés revivent leur amour sans obstacle, sans se cacher ni craindre la présence du mari ?“

            Le comique naît de la discordance entre la désillusion de Mathieu, son dégoût de la vie (n’avait-il pas songé au suicide assisté en Suisse comme l’Yvette de Quelques heures de printemps ?) et la notoriété pesante que lui impose son statut d’acteur, l’injonction sociale à être toujours brillant, spectaculaire, disponible. À n’être plus rien qu’un client (même prestigieux) de l’hôtel-paquebot, à se trouver confronté à une modernité froide qui rappelle Playtime de Tati (on rit de cette cafetière tactile supposant de trouver la bonne distance ou de cette porte d’ascenseur s’ouvrant et se refermant sans cesse !), à se retrouver couvert d’algues ou lesté de jambes gonflables tout en répondant au téléphone, on n’est plus seulement un acteur fatigué ou en vacances : on n’est plus qu’un homme confronté à l’univers des choses, à l’ennui et à la morsure d’un quotidien lisse et aseptisé, rétif à toute action, à tout sentiment. Quand on n’est pas livré à un coach mystique, qui vous apprend à respirer sur une plage pour mieux rejoindre Dieu !! Ironie du sort, Guillaume Canet occupait la chambre 340 mais tournait avec ses claquettes et son peignoir en chambre 240. Et il fallait sans doute cette transparence de baie vitrée et cette vacuité de couloirs et ascenseurs pour qu’advinssent par contraste un événement, une lettre, un rendez-vous avec Alice, un spectacle hilarant imitant des sifflements d’oiseaux, pour qu’un piano jouât seul la musique de Vincent Delerm. Cette attente fait aussi écho à la période de réalisation du film, celle du confinement, du Covid – période d’inconnu où chacun cherchait sa place, s’interrogeait sur ses choix de vie, dans la peur du lendemain, de tout contact, et de la mort qui rôdait. Stéphane Brizé était alors en train d’écrire son prochain film Un bon petit soldat quand il abandonna ce projet pour Hors-saison, ayant en tête l’image d’une station balnéaire…

            Tout en la parodiant, le cinéaste célèbre paradoxalement cette épiphanie à travers des écrans – de sms, de vidéos, telle cette histoire étonnante de Lucette et Gilberte qui se sont rencontrées tardivement, là où Mathieu et Alice se sont peut-être (et mal) aimés trop tôt et doivent rejouer leur rencontre… Avec, comme dans Mademoiselle Chambon, la médiation de la musique, non plus le violon mais le piano et pour finale non plus Septembre (Quel joli temps !) de Barbara mais les Trois petites notes de musique du souvenir, du deuil de l’amour, chantées par Cora Vaucaire et Yves Montand : « Trois petites notes de musique / Qui vous font la nique / Du fond des souvenirs / Lèvent un cruel rideau de scène / Sur mille et une peines / Qui ne veulent pas mourir. » 

Claude

Mademoiselle Chambon de Stéphane BRIZE (Prades 2025)

Journal de bord de Prades par Claude (2)

Mercredi 22 juillet, 21 h 00

IMPOSSIBLE RENCONTRE

« Aimer, ce n’est pas nous regarder l’un l’autre, mais regarder ensemble dans la même direction » – écrivait Antoine de Saint-Exupéry dans Terre des hommes, il est vrai à propos de l’amitié, rencontre absolue, altérité neutre et respectueuse. La scène où Jean (Vincent Lindon) et Véronique (Sandrine Kiberlain) contemplent côte à côte, silencieux et recueillis, un superbe paysage de collines et de guarrigues balayé par le vent, me rappelle irrésistiblement cette phrase aisément transposable à leur amour insolite, indicible, un instant possible par-delà la différence culturelle (Jean est maçon, Véronique institutrice) et leur situation socio-familiale (Jean est marié, père d’un garçon, Véronique seule, remplaçante, toujours un peu en partance…). Notons, car Stéphane Brizé n’hésite pas à dévoiler les coulisses de la création, sans jamais déflorer le plaisir du spectateur mais pour mieux en savourer l’âpre beauté, l’exigence intérieure, que cette scène s’est avérée bien difficile à tourner avec un vent puissant qui a obligé l’équipe technique à installer un énorme camion coupant les rafales mais cachant quasiment la perspective !

Une autre scène, résumant à elle seule toute l’intrigue, dit la force expressive des silences et l’intelligence douloureuse des regards, lors de l’anniversaire du père (Jean-Marc Thibault) de Vincent dont le cinéaste célèbre la tendresse active, le geste rituel (comme celui du maçon ou de la violoniste) avec le lavement de pieds, dans toute sa symbolique chrétienne d’humilité et d’hommage à l’âge, à l’expérience, à l’ancrage terrestre face au vertige de la mort ou des sentiments. Lorsque, dans le jardin, Véronique joue au violon le superbe Salut d’amour d’Edward Elgar devant une assistance séduite et captivée, la caméra accompagne longuement le regard chaviré et intense de Vincent, visiblement bouleversé puis s’arrête sur Anne-Marie, son épouse (Aure Atika), pour capter son interrogation muette devant ce talent, puis un détour furtif vers le visage de son mari, dont elle comprend en revenant à l’interprétation de la musicienne, la fascination muette et l’amour indicible pour l’institutrice. Comme un rapide champ contrechamp qui passerait par la médiation du tiers exclu, comme la rencontre de Jean et Véronique passe par la médiation d’un autre monde, d’un univers socio-culturel différent (le bâtiment, la musique, ici diégétique, révélatrice, de Bartok chez Holder à Franz von Vecsey et Elgar chez Brizé) qu’il faut avoir la curiosité de découvrir et de comprendre : la passion dont Jean témoigne pour la construction des maisons dans la classe de son fils ravit les écoliers et trace déjà un sillon amoureux dans le cœur de Véronique. Trois regards, trois plans, trois mouvements – et tout est dit sur ce coup de foudre, cette surprise et cette évidence de l’amour dont l’impossibilité torturée semble sublimer également l’épouse – le regard à peine voilé par une tristesse soudaine –, vers une pure compréhension, une révélation, loin de tout reproche, de toute jalousie apparente, dans la seule prise de conscience peut-être d’une infériorité socio-culturelle devant laquelle elle s’inclinerait, en un battement de paupières, un sourire crispé. La réussite du cinéaste est d’avoir pourtant effleuré sans trop appuyer la dimension sociale de son propos, en mettant en scène une histoire d’amour impossible plutôt qu’en devisant sur « la lutte des classes » façon Michel Leclerc, ou la « distinction » chère à Bourdieu : la scène d’ouverture est à cet égard très éclairante en ce qu’elle dit moins l’embarras de parents peu cultivés se débattant avec le complément d’objet direct qui torture leur garçon ( !) que le bonheur familial et champêtre d’un pique-nique.  

On saisit toute la subtilité du jeu chez Aure Atika (jeune épouse tout en vivacité inquiète et générosité interrogative) et du travail du cinéaste qui, dans ce film dramatique flirtant avec le mélo pour mieux le refuser, sait donner à ses personnages l’authenticité et la profondeur voulues, aux silences leur poids de vécu, aux regards une puissance narrative insoupçonnée : Stéphane Brizé invente un temps qui n’est plus celui d’une intrigue ténue (la rencontre entre deux êtres si différents) ou d’une action heurtée, scandée par les affres de la passion (ivresse charnelle, éclats d’un sentiment volcanique, départs et retours…) mais le temps lent, fluide et étonné d’une découverte réciproque, d’une formulation de l’amour à soi-même et à l’autre, et – plus déchirant encore – d’une célébration de l’impossible pourtant vécu, le temps d’une prise de conscience, d’une hésitation sublime – sans déchirement spectaculaire ou pathétique –, d’un dilemme (partir avec une autre femme ou rester avec son épouse), d’un renoncement intime à la fois mûri et subit. Le jeu des acteurs ne contribue pas peu à cette impression de vérité pesée et mûrie, de vie intérieure qui fait dire à Brizé quand une scène lui convient, que l’interprétation de ses acteurs est convaincante, lumineuse : « ça existe ! » Une parenthèse tristement enchantée, quelques heures de printemps, dirait le cinéaste pour vivre et sceller la naissance et la mort d’un amour sans avenir (par-delà la nuit passée ensemble, petite infidélité au roman d’Éric Holder), quelques jours avec moi pour parodier le titre de la comédie dramatique de Claude Sautet qui, dans un registre certes plus burlesque, bouscule les habitudes, dénonce l’hypocrisie sociale et met en scène la rencontre inédite entre une domestique (Sandrine Bonnaire) et un fils de bonne famille, héritier d’une chaîne de supermarchés, joué par Daniel Auteuil. Est-il besoin de rappeler l’admiration de Stéphane Brizé pour le réalisateur des Choses de la vie dont les personnages dressent le bilan doux-amer de leur vie, célèbrent l’amour et l’amitié ou la confusion des sentiments chère à Stefan Zweig ?

L’affiche du festival montre un plan emblématique de cette rencontre, bouleversant de sensibilité retenue, vers la fin de Mademoiselle Chambon : Véronique, de face, le buste de trois quarts, sur le quai de la gare (de Chartres en fait), attend Jean qui ne viendra pas et dont tout laissait pourtant imaginer comme possible, probable même, la décision enfin prise de partir – leur nuit d’amour, Jean préparant résolument son sac de voyage, remontant le passage souterrain de la gare d’un pas assuré puis brusquement alenti, comme hésitant, à l’approche d’un panneau lumineux, de la bifurcation vers l’escalier libérateur devenu soudain illusoire. À l’inverse de Quelques heures de printemps où l’incommunicabilité persistante entre le fils réprouvé et sa mère malade, pourtant à peine apaisée, débouchera sur un cri d’amour, une réconciliation ultime… Là encore, pour ce personnage filmé de dos, comme les pleurs des deux amants dans la voiture, le véritable héros du film est le temps, temps tout intérieur dont le spectateur épouse l’errance, les palpitations, les accélérations mensongères (la musique reliant parfois deux scènes successives tel l’écho attardé d’une émotion première), temps nécessaire aussi à « l’artisan » du cinéma pour vivre en privé semblable complexité des sentiments, refaire le cheminement des personnages et laisser se décanter en lui ce projet de scénario sept ans après la lecture du roman. Le temps aussi pour Vincent Lindon, choisi après la défection de Pierfrancesco Favino quatre mois avant le tournage, d’accepter que le rôle de Véronique soit joué par son ex-femme, d’en discuter avec elle toute une journée, pour que leur fille Suzanne ne soit pas trop perturbée par le mélange des genres. Le temps d’apprendre les gestes du rôle, un stage rapide de maçonnerie pour Lindon, la tenue impeccable de l’archet, quand bien même Kiberlain a une oreillette et joue en play-back. Le temps d’une scène mûrement pensée (10 % du scénario), où Anne-Marie invite Véronique, l’institutrice de sa fille, et qui avait beaucoup pesé pour Sandrine Kiberlain dans l’acceptation du rôle, mais qui ne fonctionne plus au tournage : Melle Chambon trop gênée, Jean trop silencieux, une démonstration trop explicite (et inutilement humiliante ?) du bonheur conjugal. Le temps enfin avec lequel on ne plaisante ni ne transige, une exigence qui nous renvoie autant, sinon plus, à nous-même qu’à l’autre : les derniers mots de Véronique à Jean – « ne le dites pas si vous ne le faites pas » –, suggèrent moins une promesse difficile, déchirante à l’autre que le poids de la parole, la responsabilité personnelle, une simple cohérence intérieure. On est toujours seul face à soi-même, même (et surtout ?) en amour…  

Jean se retourne et rentre chez lui. Il dépose son sac, son avenir refusé. Sa femme l’attend dans la cuisine : il s’assied avec la lourdeur accablée de la souffrance, du choix (toujours mutilant, disait Gide), du remords sans doute mais aucune interprétation ne s’impose pour le spectateur, aucun jugement. Mari et femme échangent des paroles banales sur la maison, les enfants. La vie réelle, le quotidien reprennent leurs droits, derrière une baie vitrée balayée par un travelling latéral, dans le plan large du cinémascope paradoxalement choisi par le réalisateur pour mieux mettre en scène les mouvements intimes, déployer les silences et les regards. Et surtout, rien n’est dit, pas l’ombre d’un reproche, pas l’esquisse d’un cri, Jean ramené à sa vie heureuse d’avant après avoir goûté à un autre monde, Anne-Marie toujours digne, compréhensive, dans l’acceptation de son amour solide, confiant, lumineux, à peine ébranlé et de la tentation adultère de Jean. La fin de l’été est aussi la célébration d’une plus grande maturité, de la résilience amoureuse – à moins qu’elle n’annonce l’automne d’un amour retrouvé, approfondi, entre Jean et Anne-Marie, auquel fait écho la superbe chanson de Barbara au générique final Septembre (Quel joli temps !). Le refus bouleversant de tout éclat, comme, sur le quai, dans le regard lointain et profond de Véronique dont le visage intense attend et espère une nouvelle vie, mais dont le buste sait ou pressent l’impossible. N’avait-elle pas avec une sorte de prescience refusé l’offre de la directrice de l’école de rester tant elle était appréciée des parents et des élèves, de prendre même son poste ? Entre scrupule de perturber la vie de Jean, pessimisme quant à une relation socialement possible, durable et espoir néanmoins de tenter sa chance pour s’arracher à la solitude d’une vie vouée aux autres, à la culture, à la transmission. Serait-elle, pour elle-même et pour Jean, une de ces « passantes » célébrée par Antoine Pol et chantée par Georges Brassens, « celle qu’on connaît à peine / Qu’un destin différent entraîne / Et qu’on ne retrouve jamais / Mais dont la svelte silhouette / Est si gracieuse et fluette / Qu’on en demeure épanoui » ?

Quelques heures de printemps de Stéphane Brizé (Prades 2025)

JOURNAL DE BORD DE CLAUDE à PRADES 2025 (1) série d’articles sur les films programmés par les Ciné-rencontres de Prades 2025, fondés sur des impressions et souvenirs personnels, des articles critiques d’Alticiné, inspirés surtout par les présentations par les intervenants et débats ou rencontres avec les réalisateurs, les discussions spontanées lors des repas ou à l’issue des séances avec les copains Cramés… Un journal buissonnier, une chronologie éclatée au fil des souvenirs d’une semaine amicale et culturelle passionnante !

Mercredi 23 juillet 14 h 30

ULTIME ÉMOTION

Quelques heures de printemps de Stéphane Brizé

            D’avoir été trop différée, retenue, empêchée pendant près de deux heures, l’émotion éclate et nous emporte. Je suis bouleversé par ces mains pressées, cette tête enfouie dans les draps et caressée par des doigts fébriles, déjà roidies par la mort et le breuvage létal, par ce double cri d’amour exhalé au milieu des sanglots, arraché au silence têtu et sépulcral de ces dernières semaines, de tant d’années sans doute. Ces deux êtres emmurés – la mère atteinte d’un cancer au cerveau incurable et métastasé (Hélène Vincent) et le fils sortant de prison, sans travail et sans amour (Vincent Lindon) –  se parlent enfin avec toute la tendresse trop longtemps contenue, refusée par orgueil, avec colère – ou plutôt l’abcès du désamour crève à l’ultime instant choisi par Yvette Évrard pour en finir avec la souffrance, grâce à une association suisse d’aide à mourir, accompagnée par son fils Alain : les gestes, la démarche finale comptent plus que les mots ou les silences.

Comment tourner une telle scène d’adieu à l’autre et à la vie sans trop la préparer, sans l’anticiper lourdement (et rien effectivement ne laisse prévoir un tel effondrement des barrières, une telle mise à nu) mais surtout sans pathos, dans une subtile alliance d’exacerbation des sentiments et pourtant de pudeur extrême ? Il aura fallu – explique Stéphane Brizé – pas moins de huit prises pour obtenir j’ose le dire ce sublime final : que d’hésitations, que de reprises et d’insatisfaction lorsque le cinéaste regarde dans son combo (son retour vidéo) ce que la caméra est en train de filmer. « Ça ne fonctionne pas », se dit-il, le timing n’est pas bon, les deux acteurs – si excellents soient-ils dans toute l’intrigue, Hélène Vincent sèche, acrimonieuse, agressive, Vincent Lindon mutique, colérique, rongé par la haine de soi – n’ont pas encore trouvé l’osmose, atteint l’état de grâce. Question de timing peut-être, d’équilibre entre mouvements esquissés, regards intenses, et silences trop pesants. « Lâchez les vannes », conseille Brizé aux acteurs inquiets en quête de cette disponibilité qui fait advenir l’émotion plus qu’il ne la suscite. « Tu lui prends la main », dit-il enfin à Hélène Vincent… Le huitième essai amène l’évidence d’un moment exceptionnel – le fruit aussi d’une maturation intérieure qui ne pouvait pas ne pas arriver mais qui a l’élégance morale de nous surprendre !

Le réalisateur explique les difficultés du tournage en termes d’émotions, dans ce film où seuls les personnages secondaires savent exprimer leurs sentiments, comme délégués par Yvette et Alain pour dire l’amitié et l’amour : le voisin Monsieur Lalouette (Olivier Perrier) qui vient boire un dernier verre avec Yvette et témoigne du bonheur simple de l’avoir connue entre discussions quotidiennes et offrande de quelques compotes ou l’amante d’un soir, remarquable Emmanuelle Seigner. Adrien la rencontre au bowling : un sourire incandescent, un regard mi-furtif, mi-appuyé coulé entre les joueurs, l’attire irrésistiblement vers la piste voisine et c’est une nuit d’ivresse, l’union des corps et des âmes, croit-on, en tout cas pour Alain une éclaircie dans son ciel d’orage. La confidence et la confiance après l’amour amènent les questions : Clémence, qui ne se pense pas intrusive (ne se dévoile-t-elle pas spontanément après s’être donnée ?), voudrait juste en savoir un peu plus sur la vie, le métier de l’homme qu’elle aime. Vincent se rétracte, se ferme et s’enfuit, accablé par la honte, le sentiment de n’être rien. Plus aucun signe de vie de sa part. Pourtant, quelques jours après, Alain aperçoit Clémence sur un parking de supermarché : il s’avance vers elle et lui révèle, entre accablement, auto-détestation et défi d’être aimé malgré tout, qu’il sort de prison, vit chez sa mère et n’a pas de travail. Triple régression pour lui, honte personnelle, familiale, professionnelle…Solitude et déclassement de gens modestes, comme dans Je ne suis pas là pour être aimé ou La Loi du marché. À quelques pas d’Alain – caddie et coffre obligent – Clémence réagit pourtant naturellement et superbement : « j’étais capable de l’entendre », donc de le comprendre et de l’accepter, de prendre le risque d’une rencontre. Aimer l’autre pour lui-même, sans forcément bien le connaître et malgré ses défauts, pour ses manques mêmes, ne pas juger : autre point d’orgue émotionnel du film, quand l’autre nous apprend à aimer et déjà à s’aimer.

Dans un registre plus léger, Stéphane Brizé explique les difficultés à faire pleurer un bébé (ici les enfants de Bruno), la nécessité pratique d’avoir des jumeaux sur le plateau : on ne peut tourner plus de 4 heures avec un enfant, il faut spéculer au moins un peu sur la faim du bébé, en avoir un autre sous la main si ça ne marche pas avec le premier, au besoin le regarder un peu « méchamment » ( !) pour obtenir des pleurs…Émotion provoquée, émotion de commande mais Stéphane Brizé rappelle qu’il est bien loin de ces réalisateurs si durs avec leurs comédiens ou leur figurants comme Pialat ou Kechiche.

Un long malentendu, le fils honteux de devoir retourner chez sa mère après avoir fait de la prison pour avoir passé la frontière avec de la drogue dans son camion, s’enfermant dans sa chambre, travaillant dans une usine de déchets (image de sa vie ?), toujours en colère contre lui-même, invectivant sa mère et quittant furieusement ce foyer peu accueillant…Une mère parlant d’un ton toujours rogue, une vie réglée comme du papier à musique entre compotes, torchons, médicaments. Une obsession de la propreté, des marques de pas, des miettes qui traînent sur la table…Des sentiments étriqués ou comprimés par un mari autoritaire, masquant sans doute une « douceur douloureusement enfouie et figée au fond d’elle », selon les mots du cinéaste (Stéphane Brizé, Festi-ciné Meaux 2025, p. 93). L’apaisement viendra pourtant après la découverte par Alain dans le tiroir de documents sur l’aide à mourir, grâce à la médiation du voisin et à cet appel à l’aide pour le moins paradoxal d’Yvette empoisonnant à moitié son chien, le seul être qui pourrait les réunir, objet transitionnel…pour faire revenir Alain. Une scène nullement comprise par Annie Cordy, un instant pressentie pour le rôle et ne mesurant pas le désespoir de la vieille dame, si terrible et absurde que paraisse son geste… Pas plus que le film, sorti en 2012, n’a été compris et apprécié de tous les critiques, tel ce journal de …gauche qui ne veut pas se dédire de n’avoir pas aimé Un autre monde ou ce journaliste de télé qui a aimé le film mais se fait un malin plaisir à le démonter par pur plaisir d’exprimer une opinion opposée à celle d’un confrère…En matière de critique, on est parfois plus dans une doxa ou une posture que dans l’authenticité personnelle…

Et pourtant, quelques heures de printemps, ou le renouveau d’une relation, le protocole de suicide assisté (inspiré d’un documentaire radio Le Choix de Jean) dûment et calmement expliqué après les derniers rendez-vous médicaux, la mort acceptée, le temps d’apprendre à s’aimer, à se le dire enfin, dans un soupir et un râle. Émotion fulgurante, émotion qui me foudroie…      

Claude

La Chambre de Mariana d’Emmanuel FINKIEL

« Mais je me figure que l’enfer, vu par un soupirail, devrait être plus effrayant que si, d’un seul et planant regard, on pouvait l’embrasser tout entier » (Barbey d’Aurevilly, « Le dessous de cartes d’une partie de whist », Les Diaboliques)

Des films proposés cette année par les Cramés, La Chambre de Mariana d’Emmanuel Finkiel, 3ème volet de la trilogie entamée par Voyages, poursuivie par La Douleur, et inspirée par le roman autobiographique d’Aharon Appelfeld, est sans doute celui qui m’a le plus bouleversé, pour de nombreuses raisons, pas seulement biographiques, historiques ou pour sa résonance avec l’actualité : la vision indirecte et subjective de la guerre en écho avec notre tragique actualité, dans un huis-clos impliquant le plus complet confinement (au sein du microcosme humain et social d’une maison close), avec le regard tronqué et pourtant amplifié, selon la formule de Barbey d’Aurevilly, d’un enfant juif, caché dans le placard de la chambre d’une prostituée, Hugo, découvrant surtout le lien indissoluble entre l’amour et la mort, entre Eros et Thanatos grâce à la relation maternelle, puis fraternelle et finalement, contre toute attente, sexuelle, qu’instaure avec lui Mariana, son hôtesse d’abord agacée, puis touchée, bouleversée, en butte à la laideur du monde et à la brutalité des hommes.

La force émotionnelle du film tient d’abord à son contexte et aux liens mémoriels, traumatiques que les hasards de l’Histoire ont tissés entre l’écrivain Appelfeld, modèle du petit Hugo et le cinéaste Finkiel qui creuse la même veine douloureuse que son inspirateur. Si le père du réalisateur, de famille polonaise, avec un arrière-grand-père rabbin, a vu lors de la rafle du Vel d’hiv le 16 juillet 1942 ses parents et son frère arrêtés puis déportés à Auschwitz, le parcours personnel d’Aharon Appelfeld est à la fois douloureux et incroyable, on n’ose dire rocambolesque (à en juger par la présentation de Wikipedia) : Aharon Appelfeld est né en Roumanie le 16 février 1932  de parents juifs assimilés germanophones influents, parlant aussi le français, le ruthène et le roumain. Il vit d’abord une petite enfance heureuse, entre une mère tendre, un père plus lointain, et des séjours à la campagne, apprenant le yiddisch auprès de ses grands-parents. Sa mère est tuée en 1940 alors que le régime roumain entame sa politique meurtrière envers les Juifs. A la suite du pacte Molotov-Ribbentrop, la Bucovine du Nord, dont Czernowitz, est annexée par l’Union soviétique en juin 1940, avant d’être occupé par la coalition germano-roumaine en 1941. Appelfeld connaît le ghetto, puis la séparation d’avec son père et la déportation dans un camp, en Transnitrie, à la frontière ukrainienne, en 1941. Aharon Appelfeld parvient à s’évader à l’automne 1942. Il se cache alors pendant trois ans dans les forêts d’Ukraine, en compagnie de marginaux de toutes sortes. Il trouve refuge pour l’hiver chez des paysans qui lui donnent un abri et de la nourriture contre du travail, mais il est obligé de cacher qu’il est juif. En 1945, il sera recueilli pendant neuf mois par l’Armée rouge et traversera ensuite l’Europe des mois durant avec un groupe d’adolescents orphelins, avant d’arriver en Italie, d’où, grâce à une association juive, il s’embarque clandestinement en 1946 pour la Palestine…

Est-il besoin de dire que ce film, injustement oublié des palmarès, pas même sélectionné à Cannes, trouve un étrange écho dans notre actualité récente ou brûlante – et pas seulement parce que le cinéaste a dû tourner en Hongrie avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie ? Si l’Ukraine est envahie par l’Allemagne et se voit le théâtre d’un violent affrontement des Nazis avec l’Armée rouge, que des Ukrainiens, notamment le régiment Azov, aient pu collaborer avec les Nazis a paru justifier aux yeux de Poutine l’invasion de son voisin…Inversement, que les Juifs aient été en Ukraine comme ailleurs martyrisés par les Nazis n’autorise pas les victimes à se muer en bourreaux, et le gouvernement israélien, en la personne de Benjamin Natanyaou, criminel de guerre poursuivi par la CPI, à envahir et écraser sous les bombes Gaza et plus de 54 000 Palestiniens… Terrible et absurde inversion et renversement de l’Histoire !

La mise en scène d’Emmanuel Finkiel, dont la caméra subjective épouse le regard de l’enfant (un motif captivant et purifiant au cinéma comme dans Le Tambour de Schlöndorff), et suscite en permanence une interrogation curieuse, inquiète et déconcertée du spectateur, allie remarquablement le rêve et la réalité, la sensorialité et l’onirisme – tant le réel est réduit, fantasmé et indicible pour cet enfant caché, tant sa perception diffuse se nourrit et se trouble de rêves, de souvenirs et d’angoisses impalpables : comme le rappelle le cinéaste dans son dossier de presse, le corps est premier, porteur du passé comme déchiffreur du présent. De ce film si riche, si prenant – récit d’apprentissage bien plus que film de guerre ou chronique historique -, se dégagent une leçon d’humanité, une réflexion morale et paradoxale sur la vraie générosité, la pureté absolue (qui n’est pas là où on pourrait le croire) : la situation même, de huis-clos, de cache(tte), implique une concentration, une condensation intenses, tragiques et exemplaires de peurs inouïes, de frustrations sans nom mais aussi de découvertes exaltées qui ne sont pas sans appeler maintes références cinéphiliques ou littéraires.

Si le cinéma éduque, voire purifie notre regard des fausses évidences, des habitudes aveuglantes ou des apparences trompeuses, c’est peu dire que ce film, grâce auquel on épouse le regard de ce pré-adolescent de 12 ans, confié par sa mère Julia fuyant les Nazis dans cette Ukraine de 1943, dans cette ville de Budovice occupée, à son amie Mariana jadis amoureuse de l’oncle d’Hugo, réinvente notre regard ou plutôt en propose une véritable phénoménologie, en deça de toute facilité ou coquetterie de mise en scène ou d’une vision métaphysique. Il s’agit ni plus ni moins de réapprendre, ou plus simplement d’apprendre à voir avec et par le regard de ce garçon pour le moins effrayé, enfermé dans un réduit, ne percevant du monde, tant visuellement qu’auditivement (voire tactilement) que des frôlements, des lumières ou reflets diffus, des cris pour lui incompréhensibles où aux gémissements de plaisir de Mariana se mêle et se superpose le souvenir d’une longue plainte de sa mère malade. Parodie dérisoire de la caméra, l’enfant ne perçoit même le monde environnant, cette chambre bruissante de volupté mais aussi d’amour (où un soldat allemand en pleurs effrayé par l’imminence d’un combat vient quêter un peu de réconfort), que par le trou dans la porte du placard, trace d’une balle tirée par un Nazi.

Finkiel choisit donc de nous montrer la guerre indirectement, dans ses répercussions intimes, dans la conscience des personnages – à l’exception notable d’une scène terrible, celle où Hugo, sortant enfin de son confinement dans le placard, la chambre de Mariana et la maison close, se heurte brutalement au réel dans la forêt de tous les dangers : il y découvre un charnier, dont le corps de sa cousine Anna, des Ukrainiens tués par balles et dépouillés par un détrousseur de cadavres – écho direct de la sinistre Shah par balles où les Juifs et prisonniers politiques étaient exécutés devant les fosses qu’ils avaient creusées eux-mêmes. Les Bienveillantes de Jonathan Littell évoquent bien cette terrible extermination, moins connue que les camps de la mort et que le cinéaste a ici hésité à représenter aussi crûment ; mais il fallait bien que le garçon achève son apprentissage par la découverte du réel le plus horrible, qu’il devienne un homme par ce traumatisme ultime. Film désespéré et désespérant – dira-t-on ? Je ne crois pas car, malgré la perte définitive de ses parents, de son père pharmacien arrêté, de sa mère jamais revue, c’est un chemin moins de lumière que de lucidité qui s’ouvre à lui, une maturation où l’écho et le reflet cèdent la place à la matérialité et à la vérité. Du reste, les premières images du film, faussement placées sous le signe de l’obscurité – la traversée d’un tunnel – conduisent à une lumière vacillante : des personnes avancent vers nous, pataugeant dans la boue. Ce sont Hugo et sa mère qui sortent des égouts, conduits par un ami vers la rue éclairée et la maison close salvatrice : de même, La Liste de Schindler de Steven Spielberg s’ouvrait sur un gros plan de mains non identifiées allumant une paire de bougies de Shabbat, suivi du son d’une prière hébraïque bénissant les bougies.

Si dur que soit ce film, si radical le dessillement d’un enfant, si âpre la découverte de la réalité et de la vérité, la relation si intense entre Mariana et Hugo nous délivre un message d’espoir, irradie telle la bougie de Spielberg. L’orage de la guerre, de l’angoisse, de l’attente indéfinie de Hugo (dont Artem Kyryk rend subtilement la prostration entre quasi-inexpressivité et inquiétude palpitante) est sans cesse zébré d’éclairs d’amitié et d’amour : la complicité entre Hugo et les autres pensionnaires de la maison close (où pourtant on n’aime guère… les Juifs) – apéros, petites fêtes – son amitié pour une jeune prostituée à peine plus âgée que lui, la confiance gagnée de haute lutte sur la cuisinière découvrant le garçon caché et se laissant acheter par les tendres supplications et les repas généreux de Mariana. L’amour surtour rayonne avec cette improbable relation entre un enfant privé de la présence rassurante de ses parents et une femme en marge de la société, la plus fragile et la moins fiable qui soit en apparence, sans domicile, sans statut social, et qui sombrerait dans l’alcoolisme sans la présence de l’enfant…De protection quasi-maternelle, parfois inversée dans les moments de dépression, face à la brutalité de tel client où Hugo cajôle et console Mariana (superbe et fantasque Mélanie Thierry, bouche fardée et mascara dégoulinant de pleurs, tantôt exaltée, tantôt mélancolique, qui s’est préparée à ce rôle pendant 2 ans, pour parler, sentir, vivre en ukrainien !), la relation de la prostituée, protectrice paumée, à l’enfant se fait amitié, tendresse et confidence ; elle culmine enfin contre toute attente en une relation sexuelle fugace dans la grange d’un couple de paysans où les deux êtres en fuite ont cru pouvoir trouver refuge. Cette scène charnelle, filmée avec pudeur, en présence de la mère du jeune acteur (Mélanie Thierry elle-même mère d’un adolescent étant sensible aux enjeux et au risque psychique pour Artem Kyryk), pourrait dans un autre contexte paraître immorale, voire choquante. Mais dans le chemin de croix de ces deux réprouvés, elle apparaît bien au contraire, au-delà du Bien et du Mal ou d’on ne sait quel jugement pharisien, comme le prolongement ultime de leur amour, comme le don total d’une femme bientôt promise à la mort à un enfant voué à grandir : ce corps, pourtant vendu à tous, est ici donné comme l’efflorescence de l’âme, l’offrande d’un coeur pur où la femme de passe devient passeuse, qui insuffle moins le désir sexuel que l’énergie de vivre. Lors de la soirée-débat, un spectateur évoquait, outre Le Journal d’Anne Franck pour l’espace réduit et amplifié d’une cachette, le personnage de Boule de Suif dans la nouvelle éponyme de Maupassant : la jeune prostituée de la diligence, distribuant un peu de son repas à ses compagnons de voyage fuyant pour Dieppe Rouen envahie par les Prussiens, et se donnant à un officier allemand pour leur permettre d’arriver à bon port, s’avère être le personnage le plus généreux face à ces bourgeois ingrats et méprisants. « Une pute juste est bien plus respectable qu’une bourgeoise qui vend des Juifs » – écrivait Appenfeld, comme aime à le rappeler le cinéaste.

Fienkiel réussit donc le paradoxe fou d’un film d’espérance sur les décombres de l’humanité, où une famille hospitalière qui accueille Mariana et Hugo en fuite les dénonce ensuite aux Nazis, où l’espoir ne semble renaître que pour céder à une nouvelle peur – amorce d’un autre film possible ? : les Allemands partis, clients de prostituées ainsi « collaboratrices », on n’osera dire à leur corps défendant, les Russes, loin d’apporter la libération, ne peuvent voir en ces femmes de mauvaise vie que des traîtresses à la patrie. Mariana le paiera très cher, dans une scène où la violence n’est que suggérée, un peu comme à la fin de La Vie est belle de Roberto Benigni, pourtant libératrice là où l’avenir de Hugo semble pour le moins incertain dans La Chambre de Mariana. Si seul, si errant qu’il soit, Hugo a tout de même survécu : il a toute une vie à réinventer.

On songe à la fin d’Electre de Giraudoux : « Comment cela s’appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd’hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entre-tuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ?

– Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s’appelle l’aurore. » Le titre anglais du film n’est-il pas Blooms of darkness ?

Claude

FANON de Jean-Claude Barny

Des travellings avant et latéraux nous plongent apparemment dans des geôles où pourrissent prostrés et recroquevillés des êtres difformes, enfermés et traités comme des animaux et dignes de tableaux de Bosch ou de Brueghel mais qu’on reconnaît bientôt pour être des aliénés de l’hôpital psychiatrique de Blida où arrive Franz Fanon, un médecin au charisme magnétique, au visage empreint d’une grande force de conviction, au masque qui pourrait paraître presque hautain s’il n’était la marque d’un esprit supérieur, d’une exigence morale et professionnelle. D’emblée, le film Fanon de Jean-Claude Barny, pourtant peu distribué (dans 70 salles uniquement) et éreinté par maints critiques condescendants comme trop chronologique, trop didactique, trop hagiographique, m’a saisi : à la violence carcérale des institutions (école, prison, hôpital) dénoncée par Michel Foucault, s’opposent la force tranquille, la colère contenue, la rage froide et libératrice du nouveau médecin, auteur subversif et bientôt militant anticolonialiste proche du FLN algérien. Dans cette séquence in medias res, comme au théâtre, le ton est donné – et le charme, pour ne pas dire l’envoûtement de ce biopic inspiré et épique, porté par une forte tension dramatique, a agi sur moi.

La musique n’est pas étrangère à cette douce emprise, à l’empreinte de cette personnalité qui jamais n’aura dévié de sa trajectoire, dont le triple combat – médical, politique et littéraire – aura été d’une rare cohérence, et dont la mort prématurée, d’une leucémie, à l’âge de 36 ans, aura transformé la vie en destin. J’ai ressenti avec beaucoup d’émotion la tension contenue qui animait Fanon face au méprisant directeur de l’hôpital, bardé de certitudes (joué par un Olivier Gourmet cynique à souhait), à l’arrestation d’un jeune Algérien de l’asile ou à l’odieux sergent Rolland, impitoyable tortionnaire, larve dégoulinante de remords apparemment traumatisée par ses propres crimes et plus sûrement espion machiavélique de l’armée française – grâce à une musique qui, loin de souligner ou d’envahir l’image, scande les moments forts du film et marque les étapes successives d’une prise de conscience, d’une colère, d’une révolte….La musique composée par Thibault Kientz-Agyeman associe en effet la trompette du jazzman Ludovic Louis, nourri de jazz et de musique antillaise, influencé par son confrère martiniquais Jacques Coursil, lui aussi militant proche d’Aimé Césaire, professeur de Fanon et l’exotisme oriental, la couleur arabe avec l’oud (ou viole d’amour) de plus en plus présent en contrepoint de l’exaspération de la guerre, mais aussi de la mort imminente du héros, du retour de sa dépouille en terre algérienne, à la frontière avec la Tunisie, veillé par sa veuve, Josie, qui se réinstallera au pays.

Josie la muse, l’ange gardien de Frantz, elle aussi psychiatre, dont la tendresse indéfectible et la farouche détermination persuadèrent Fanon de poursuivre le combat malgré les avanies, la violence, l’hostilité et les menaces des autorités coloniales. Josie agressée en 1989 dans la rue par des islamistes et qui se suicidera du haut de son balcon. Josie, femme aimante plutôt que secrétaire ou les deux à la fois par admiration et dévouement (et non, me semble-t-il, par soumission féminine) qui écrivit sous sa dictée Les Damnés de la terre, son œuvre maîtresse comme le montre le film : ce n’est pas le moindre intérêt en effet de Fanon que de nous proposer, parallèlement aux parcours médical et politique du personnage, une mise en abyme de sa pensée, l’émergence d’un talent et d’une œuvre littéraire déclinés en longues méditations et formules percutantes, puisés aux sources du réel, nourris chaque soir comme un journal intime des leçons et colères du quotidien autant que d’une maturation intellectuelle et militante issue du racisme vécu en Martinique et de l’expérience de la seconde guerre dans l’Armée Française de la Libération.

Quel paradoxe aussi que ce parcours hors-norme d’un pur produit de la colonisation (comme les intellectuels bourgeois des Damnés de la terre), mais rétif, lui, à la puissance occupante, – d’un patriote, blessé dans les Vosges, sous les ordres du maréchal de Lattre de Tassigny, d’un médecin diplômé de Lyon, compagnon du FLN pourtant décoré en 1945 par un certain général…Salan, putschiste de l’Algérie française en 1961 !

De cette complexité psychologique du personnage, de cette infinie richesse d’un « homme mêlé » (selon la belle formule de Montaigne ou de Michel Serres), la musique, élaborée à partir de l’image, du jeu si intense et retenu d’Alexandre Bouyer, rend parfaitement compte en en épousant toutes les nuances : l’intimité dans les scènes avec son épouse, la colère et la frustration face au colon, à l’armée, l’angoisse et l’espérance en présence des assistants de Fanon, l’ami éducateur Hocine, le disciple médecin Jacques Azoulay, l’ami Abane Ramdane, coordonnateur habité de la lutte indépendantiste, caché dans une grotte, traqué par l’occupant dans une ferme où l’armée française abat le père d’une future combattante assassinée dans une rue sordide, étranglé enfin avec une corde, au Maroc, dans une scène terrible, comme en temps réel, sous les yeux impavides de deux complices, pour prix d’une trahison et d’un règlement de comptes entre factions du FLN. Ces trois seules scènes terribles traduisent concrètement, brutalement la violence du conflit – violence que la mise en scène aura eu l’habileté et la prudence de suggérer, dans son inéluctabilité et son intensité croissantes. https://www.cnc.fr/cinema/actualites/fanon-une-bande-originale-qui-defie-les-frontieres_236583

Image et musique concourent à donner à ce biopic inspiré sa dimension épique, en mettant en parallèle une triple révélation à soi-même, une émancipation personnelle et collective : l’ouverture au monde des fous enfermés auxquels Fanon offre la lumière de la cour, l’éveil du théâtre, la créativité d’ateliers artistiques, et qui ne cessent de lui exprimer leur gratitude, notamment lors de la naissance du petit Olivier, la libération de l’Algérie et le jaillissement d’une vocation littéraire. A ce récit initiatique, à cette libération intellectuelle, politique et littéraire, Jean-Claude Barny a enfin donné un écho symbolique avec le motif de la blessure, reçue par Fanon enfant, et du crabe, image de la folie (qui n’est pas là où l’on croit mais dans les pulsions meurtrières de l’homme ou la froide raison calculatrice du colon ou du directeur de l’hôpital), de l’emprise coloniale, du destin inexorable aussi – du panier à crabes des factions rivales du FLN ou de la puissance occupante à la maladie, au cancer qui consume peu à peu le héros, tel le nénuphar de Chloé dans L’Ecume des jours de Boris Vian.

Vérité de la folie, de l’oppression, de l’écriture salvatrice mais ravageuse. Vérité qui nous foudroie : « le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face » – écrivait La Bruyère dans ses Caractères.

Claude

PS : un excellent dossier est proposé par L’Humanité magazine N° 962 de cette quizaine, du 10 au 23 juillet, sous le titre LA REVOLUTION FANON (p. 18-31)

Enzo-Laurent Cantet-Robin Campillo(2)

Je rebondis sur l’article de Georges pour dire que j’ai beaucoup aimé ce film dont il est difficile de parler sans le déflorer tant il tresse avec pudeur et subtilité des fils à la fois ténus et tendus, existentiel, socio-culturel et amoureux. Ce n’est effectivement pas son moindre mérite – et qui ne le rend que plus bouleversant – d’être un film bicéphale, de transmission, d’hommage personnel et de réalisation fidèle, d’actualisation posthume par Robin Campillo d’un scénario insolite, d’une histoire de transfuge de classe inversée, qui tout à la fois confirme et subvertit le propos d’Annie Ernaux et de Pierre Bourdieu.

Disons tout de suite la révélation que constitue la prestation d’Eloy Pohu, jeune acteur qui rend remarquablement, pour son premier film, les émois amoureux, entre attirance féminine et pulsion homosexuelle (la patte assurément du cinéaste de 120 battements par minute), entre amour filial et répulsion pour la richesse, le manque d’âme de cette luxueuse villa près de La Ciotat : la vie de ses parents lui semble n’avoir aucun ancrage matériel et là où son père célèbre dans la culture une source d’enrichissement intellectuel et d’élévation spirituelle, il ne voit – non sans injustice pour son père, universitaire passionné – que vent et apparence sociale. Travailler dans le bâtiment, poser des briques ou des parpaings, gâcher du plâtre lui permet de s’enraciner dans le réel, de construire quelque chose, face aux doutes qui l’assaillent bien qu’on puisse se poser une double question : est-il vraiment doué pour l’activité manuelle, tant il apparaît à son patron et à ses collègues comme un apprenti lent et maladroit ? A-t-il vraiment choisi cette activité et ce futur métier par goût ou par révolte, pour s’affirmer contre son milieu – et notamment contre son grand frère, doué pour les études supérieures et dont il perturbe bêtement et rageusement le cocktail autour de la piscine pour célébrer l’acceptation au lycée Henri IV à Paris en classe préparatoire ? Enzo a le front buté, la parole rare, la tendresse pudique, sauf peut-être avec sa mère (Elodie Bouchez) qui, bien qu’un peu snob et apprêtée, le comprend mieux que son mari (tout en s’interrogeant aussi sur le sérieux et la sincérité de sa vocation), et qui sait écouter, rester en retrait, intervenir avec doigté : le père, au contraire, très maladroitement, non seulement ne comprend ni ne respecte ses choix ; élitiste et normatif sur les études, il exprime sa déception, ses doutes, il juge et se fait intrusif dès le retour de son fils du chantier, tant par ses propos sans cesse récriminatoires que par son irruption dans la chambre d’Enzo…Et pourtant, ce sont des parents aimants qui s’inquiètent du retard de leur fils, d’une nuit passée hors du foyer : les réalisateurs ont su éviter l’écueil et la facilité d’opposer un milieu professionnel chaleureux (celui des ouvriers, sympathiques mais durs et exigeants envers Enzo) et des parents huppés, absents et méprisants – ce qui eût caricaturé et affaibli le propos.

Dès lors, le parcours d’Enzo ne relève pas seulement d’un difficile positionnement social ou socio-familial : il est aussi celui d’une quête existentielle que suggère Eloy Pohu avec une intensité bouleversante, entre présence massive d’un adolescent musclé et regard inquiet, absence au monde froid des adultes, des voies toutes tracées, des transparences opaques de baies vitrées ou de piscines aseptisées…De ce monde incertain qui l’environne, Enzo semble ne percevoir que les contours, que le dessin qu’il pratique avec talent comme il le montre à la jeune fille qu’il introduit dans sa chambre sans oser aller plus avant. Il faudra le plongeon dans la piscine, pour qu’il ose se lover contre son corps, se couler jusqu’au sexe désiré.

A moins que son désir ne le porte ailleurs, vers son collègue et bientôt ami Vlad l’Ukrainien, dont il tombe amoureux et dont le corps l’attire lors de cette unique nuit passée auprès de lui. Vlad l’orphelin, le déraciné, qui semble avoir trahi et sa famille et sa patrie en s’installant en France, celui qui n’a rien et qui choisira de partir à la guerre. Son double dépossédé, son amour impossible, qui parvient à redonner un sens à sa vie, qui lui ouvre un chemin, amoureux peut-être, existentiel assurément…

Claude

Enzo- Laurent Cantet-Robin Campillo

Vu  l’ultime film de Laurent Cantet réalisé par Robin Campillo. Avant de parler du film, je souhaiterais m’arrêter sur ce point, Laurent Cantet, cet homme si simple, ce grand réalisateur est tombé malade puis gravement malade.  Robin Campillo l’a soutenu dans son projet, ils ont travaillé de concert,  et puis  Laurent Cantet  est mort en avril… et c’est  Robin Campillo qui a finalement réalisé Enzo…Pour les détails de leur collaboration qui est aussi celui de leur amitié,  je vous invite à vous reporter au journal « Lille la nuit » d’où je tire cette citation de Robin Campillo : « Je ne suis pas sûr de faire le film que toi, tu aurais fait. » Et c’est vrai : je ne sais même pas ce que ça veut dire, faire « un film à la manière de Laurent Cantet », ni même ce que cela signifie faire un film à « ma manière ». Mais on peut se douter que pas un instant cette question ne l’a quitté.

Enzo,  c’est la première fois que je vois un tel sujet au cinéma. Vous le connaissez :  Enzo, 16 ans, est apprenti maçon à La Ciotat. Pressé par son père qui le voyait faire des études supérieures, le jeune homme cherche à échapper au cadre confortable mais étouffant de la villa familiale. C’est sur les chantiers, au contact de Vlad, un collègue ukrainien, qu’Enzo va entrevoir un nouvel horizon.

Je songe à Annie Ernaux à cette question qui la tarabuste, celle de la honte des origines,  à son insécurité face aux codes des classes aisées,  bref je pense à toutes ces histoires  transclasses dans leur ensemble, un peu douloureuses et surtout à sens unique, racontée longtemps après depuis un appartement chic. D’ailleurs, pour ceux des classes aisées, curieusement, on préfère un autre terme  que transclasse, celui de déclassement.

Là nous sommes devant un cas de déclassement potentiel.  Le sociologue Pierre Bourdieu aurait aimé ce film, il le traduit d’une certaine manière. En effet, « la distinction » y apparaît dès les premières images, lorsque le chef de chantier reconduit Enzo chez lui pour expliquer à ses parents qu’il n’est pas un apprenti appliqué.. Mais chez qui arrive-t-il ? Chez un couple de bourgeois au capital social et culturel supérieurs. Et ce sont des gens accueillants, attentifs,  mais tout de même un peu intimidants pour un ouvrier du bâtiment. Et la tonalité  de l’entretien est à la fois courtoise, empruntée  et dérisoire, presque absurde tant il est patent que les parents, s’ils laissent Enzo faire son choix, savent, ils sont à la bonne place pour le savoir,  que le choix de Enzo ne sera pas celui de devenir maçon.

Mais Enzo s’entête, et si sur le chantier il se fait charrier un peu, il ne s’en fait pas moins des amis, par exemple ces deux ukrainiens… Et là, je ne vous en dis guère davantage, disons que les fils de la vie professionnelle, celui de l’habitus social, et celui des amours forment une jolie tresse.

Georges