L’homme d’argile d’Anaïs Tellenne


Il était une fois une jeune réalisatrice rêvant puis réalisant son premier long métrage.
Il était une fois deux comédiens un peu étranges et sensibles se réunissant autour de ce projet dessiné pour eux.
Il était une fois une belle demeure un mystérieuse se prêtant à tous les fantasmes en et hors de ses murs.
Il était une fois une cornemuse, langage à elle seule, qui la nuit résonne formidablement en partage avec la chouette ou le hibou.
La réalisatrice l’a souvent répété, elle s’est nourrit depuis toute petite, de la lecture des contes lus le soir par ses parents.
Elle dit également que le quotidien ne l’intéresse pas : « sinon je ferais des documentaires » nous dit-elle.
Aussi, dès le joli générique, nous embarquons pour – la belle histoire ….
Le livre d’image s’ouvre sur une première scène digne de Raboliot ou les taupes subissent un sort bien peu enviable. Le personnage est en gros plan, il est figé dans l’attente d’une explosion, ses immenses mains saisissantes, posée sur les oreilles. Entre homme et rocher, la représentation physique de l’ogre est là. On comprend très vite que l’ogre est doux comme un agneau et que ses émotions sont belles quelles qu’elles soient.
L’histoire, à l’image de notre héros, de ce coin de campagne, est belle et simple. Les pages défilent sous nos yeux, on s’installe confortablement dans notre fauteuil pour vivre pleinement ce qui nous est conté.
Notre personnage, muni d’un bandeau, ne voit que d’un œil (l’image du cyclope avec toute sa puissance s’impose alors à nous). L’homme des bois paisible en apparence, voit débarquer, un soir d’orage la propriétaire du lieu qu’il occupe avec sa mère âgée, tous deux salariés et gardiens de la grande maison inoccupée depuis longtemps. On devine qu’ils appartiennent au lieu.
La femme, avare de mots, lointaine, ne va pas bien, elle ordonne, crie au téléphone, s’enferme dans la grande maison pour la nuit. Raphaël notre personnage masculin, la retrouve le lendemain, gavée de médicaments. Il la sauve, appelle le médecin puis prend soin d’elle.
Une fois relevée, elle lui reprend les clés de la maison, elle a besoin de calme lui dit-elle. Elle apparait de temps en temps, observant Raphaël quand lui-même la regarde du coin de l’œil. L’observation dure tant que notre héros n’y tenant plus, décide une nuit de rentrer en catimini pour découvrir ce qu’elle fait, ce qu’il se passe sans lui à l’intérieur des lieux.
Au détour d’une porte, dans le grand salon bleu, il se découvre peint, dessiné, croqué sur tous les supports en place. Les murs, les objets sont recouverts de son image. Son visage sculpté nous apparait dans sa matière brute. Que se passe-t-il ? On devine que l’effet miroir le saisit, le questionne.
La femme, Garance, artiste parisienne, dite la dame bleue, a trouvé sa muse (ou son muse… cela se dit-il ?) et l’a reproduit tel que ressenti, fascinée par ce grand corps massif tel un golem, grand corps à lui seul une architecture.
Elle le lui dit : « Ce n’est pas vous vraiment, c’est ce que vous m’inspirez. Vous êtes un paysage…. Quand je vous regarde, j’ai l’impression de me promener »
La muse devient donc modèle, se prête au jeu, pose. Il se met à nu, physiquement et bien plus quand Garance lui enlève son bandeau et que l’on assiste, très émus à l’homme qui se livre entièrement dans ses larmes, dans toutes ses émotions.
Rafael alimente également Garance en argile qu’il va chercher sous terre dans les bois. Et ainsi, nous découvrons le kaolin sortant de terre telle une source miraculeuse. Une des plus belles scènes du film ou l’on voir Raphael attraper l’argile avec une main et se ganter très délicatement de la belle matière. Comme un avant-goût de ce qui surviendra plus tard dans le film. Le tout dans une lumière douce, très douce.
La scène (ou la page suivante tant l’histoire nous est joliment raconté) nous le fait suivre bâton sur les épaules portant deux lourds seaux emplis de la matière pour les déposer devant la porte fermée de la sculptrice. Il devient alors homme de charge, montagne de muscles.
Au fil du film, Raphael se transforme, s’observe davantage, sous l’œil inquiet de sa maman qui avec maladresse certes mais beaucoup de tendresse le repositionne, lui rappelle sa juste place. Son amie également, la factrice que l’on sent un peu amoureuse et attentive et qui l’embarque régulièrement dans des petits jeux érotiques très drôles et touchants. Qu’ils sont drôles ces seconds rôles qui apportent au film une fantaisie, une légèreté.
Raphael s’ouvre au monde, songe à une prothèse pour son œil malade. Comme pour mieux voir ce qui l’entoure au-delà de son univers que l’on devine jusqu’ présent limité, contraint. On le sent tour à tour amoureux, jaloux, heureux, léger … il nous touche. Jusqu’à cette scène ou pour séduire sa belle, que seule la statue semble intéresser et qui organise son départ, il devient statue d’argile. Vibrante, mouvante, vivante.
Les caresses de la femme sont celles de l’artiste modelant la matière, celles de Raphael sont enveloppantes comme pour mieux la garder près de lui.
Au petit matin, Garance s’en est allé et il reste seul maitre des lieux.
Deux destins se présentent à nous alors. Notre Golem, devenu de chair, plus présent, qui nous apparait devant la maison fermée dans toute sa haute taille, bien ancré dans sa verticalité, calme et regardant devant lui.
Et le destin de la statue, lors de l’exposition, nommé le Rêveur. Installé au calme également, seul et tranquille. Disponible au regard des passants attentifs et invisibles par les autres.
De Garance, on n’en saura rien. La vie passe …une parenthèse se ferme.
On reprend peu à peu conscience à la fin du film.
Heureux de ce moment nous ramenant à l’enfance, prompts à nous laisser embarquer par l’histoire d’une jolie fée qui débarque un jour dans un coin de forêt pour offrir au rêveur sa belle aventure, l’ouvrant à l’amour et à la transformation. Dans une rencontre improbable qui transfigure et bouleverse. Notre héros certainement, mais nous également.


Quel beau moment de cinéma, de rêve et comme il est bon de se laisser ainsi prendre par la main dans ce joli voyage onirique. J’attends maintenant avec impatience les œuvres à venir d’Anaïs Tellenne.

Sylvie C

La Zone d’intérêt et Moi, Capitaine

Filmer ce qui ne peut l’être… A propos des films de Jonathan Glazer et Matteo Garonne

C’est une obsession qui me tenaille depuis longtemps : comment mettre en images des moments indicibles de l’histoire ou des tragédies humaines. La journaliste de télé que je fus s’est souvent heurtée à cette équation impossible. Deux films récents, de façon très différente, viennent percuter ces questionnements. « La Zone d’intérêt » et « Moi, capitaine », s’ils empruntent des chemins « spectaculaires » très différents, prétendent, « retranscrire » le réel (Jonathan Glazer), voire « l’expérimenter » (Matteo Garonne), pour reprendre les verbes employés par les cinéastes. Et selon moi, l’un et l’autre échouent, quand ils ne conduisent pas à dresser un écran, au sens propre et figuré, contre ce réel.

Avec La Zone d’intérêt, le parti pris de Jonathan Glazer était pourtant séduisant. Filmer l’extermination des Juifs et des Tsiganes à Auschwitz sans la montrer. Depuis Nuit et Brouillard d’Alain Resnais en 1956, les cinéastes se sont demandés comment faire avec « ça », jusqu’à s’affronter. Via le documentaire ou la fiction ? Par des reconstitutions ou par le contournement ? Plus de 70 films ayant pour cadre la Shoah ou l’Holocauste (les mots choisis pour désigner « ça » ont déchiré historiens, écrivains et cinéastes) ont été recensés depuis 1946.

Avec Shoah, Lanzmann a choisi de « faire revivre » les camps d’extermination par des « acteurs » de la « catastrophe », victimes et bourreaux (rescapés des commandos affectés aux chambres à gaz, nazis, citoyens polonais, résistants ou pas…), avec des visages pour seuls paysages, au coeur de presque dix heures d’un film à nul autre pareil, et, selon lui, il ne pouvait en être autrement. Emboîtant les pas de Raul Hilberg, l’auteur de « La destruction des Juifs d’Europe », a construit une œuvre radicale sans une seule image d’archives ni reconstitution. Et dans cette radicalité, il interdisait toute autre approche.

Une querelle est restée célèbre, celle entre Lanzmann et Godard. Lanzmann disait que s’il existait un film qui montrait la mort de Juifs dans une chambre à gaz, il le détruirait. A quoi Godard avait répondu qu’un tel film existait probablement, sous-entendant qu’il faudrait alors le montrer.

Un seul film trouva grâce aux yeux de Lanzmann, « Le fils de Saul » du hongrois László Nemes, s’approchant au plus près des chambres à gaz sans jamais y entrer : « Ce que j’ai toujours voulu dire quand j’ai dit qu’il n’y avait pas de représentation possible de la Shoah, c’est qu’il n’est pas concevable de représenter la mort dans les chambres à gaz. Le Fils de Saul ne montre pas la mort, mais la vie des membres du Sonderkommando, ceux qui ont été obligés de les conduire à la mort. »

En installant, dans la première partie du film, les spectateurs dans la villa du commandant d’Auschwitz Rudolph Höss, Jonathan Glazer voulait sans doute s’inscrire dans cette approche ‘’Lanzmanienne’’ : « Les images des camps, on les connaît, on les a déjà vues. Je n’étais pas à l’aise avec l’idée de les restituer dans mon film. J’ai fait le choix de retranscrire l’atrocité d’Auschwitz-Birkenau via la bande-son. C’est elle qui rappelle en permanence l’ignominie de la barbarie nazie. »

Mais cette fiction se heurte aux clichés, celle d’une famille comme tirée d’images d’Epinal de la famille allemande, souvent répétées – propre, sage, joyeuse, éduquée, aimant les bains vigoureux dans des lacs sauvages, dans une sorte d’été permanent et des jardins soignés… Et malgré la deuxième partie du film, le « récit » imaginaire de la mise en œuvre industrielle de la mort par les administrateurs de la solution finale, cette « banalité du mal » pensée par Hannah Arendt, le réalisateur ne parvient pas à nous mettre dans l’état de malaise recherché, d’inconfort intellectuel, sauf avec cette courte séquence tournée à Auschwitz aujourd’hui, ces femmes de ménage nettoyant les vitres derrière lesquelles s’empilent des montagnes de chaussures, de valises, de prothèses… et que j’avais découvertes à l’âge de 15 ans. Sans alors pouvoir les relier à mon histoire familiale, elles furent au fondement d’un « spectaculaire » désarçonnant et salutaire.

Avec Moi Capitaine, retraçant le périple dramatique de deux jeunes Sénégalais désireux d’aller « faire de la musique » en Europe, Matteo Garrone revendique avoir « donné une voix à ceux qui n’en ont généralement pas, c’est-à-dire faire le film de leur point de vue, et donné au spectateur la possibilité d’expérimenter subjectivement le voyage émotionnel qu’ils vivent. ». Cette volonté contient en elle-même le roc sur lequel se fracasse le film, « épopée » (mot qu’il emploie) composée d’images plus belles les unes que les autres, aussi bien celle des morts dans le désert que des tragiques prisons libyennes. Matteo Garonne avoue presque ainsi vouloir embarquer les spectateurs dans une sorte de jeu vidéo immersif – ce n’est sans doute pas par hasard que les jeunes l’ont d’ailleurs plébiscité tandis que nombre de personnes, en Italie, travaillant avec les migrants, se sont révoltées.

L’image, photo ou cinéma, est effectivement l’un des plus grands producteurs d’émotions, ces mêmes émotions que les propagandistes de masse au milieu du 20ème siècle ou encore aujourd’hui sait si bien manipuler. Ces sujets si graves et importants méritent sans doute une sorte de « neutralité » filmique, « cette profondeur, cette froide brutalité et si peu de pitié pour le spectateur » évoquées par le résistant polonais Jan Karski, à propos de Shoah dont il est l’un des témoins principaux.

Sylvie

La Zone d’Intérêt, Jonathan Glazer

Le septième art peut-il encore envisager de traiter de la Shoah d’une manière radicalement différente de ce qui a déjà été fait ? Jonathan Glazer répond ‘oui’ avec son film La Zone d’Intérêt.

Considéré comme un chef-d’œuvre par certains et qui aurait sans doute pu recevoir la palme d’or à Cannes en 2023, ce film en fait la démonstration stupéfiante et glaçante, c’est le choc frontal de l’inattendu, de l’impossible qui fut pourtant réalité, le choc du ‘comment cela fut-il possible ?’, le choc de l’inimaginable qui vous sidère.

C’est un pari risqué mais courageux que de se concentrer sur la vie quotidienne du commandant d’Auschwitz Rudolf Höss et de sa famille. Jonathan Glazer s’inspire du roman éponyme de Martin Amis paru en 2014 et des mémoires de Rudolf Höss.  Dans une interview, le réalisateur justifie son choix de rester ‘à l’extérieur’ du camp par le fait que ‘l’intérieur’ a déjà été montré à maintes reprises et qu’il n’y a plus rien à dire ou à montrer. Néanmoins, la maison paradisiaque des Höss a pour horizon d’une part les barbelés, les miradors, le haut des baraquements, les cheminées et la fumée qui en sort, d’autre part les bruits permanents, les cris et les hurlements, la brutalité des coups donnés aux déportés, le bruit de trains qui arrivent pour débarquer leur cargaison humaine, les coups de feu, tous ces bruits d’horreur que le spectateur identifie tout de suite mentalement tant les images des camps d’extermination sont imprimées dans sa mémoire. Glazer voit juste : inutile de montrer ce que l’on connaît déjà, car, en effet, suggérer est peut-être, à certains égards, bien pire (théorie toujours développée par Hitchcock). Ainsi, le choix du réalisateur semble être une parfaite illustration du concept d’Hannah Arendt sur ‘la banalité du mal’ tant les personnages semblent totalement déshumanisés, telles des mécaniques à visage humain, accomplissant des tâches sans se poser la moindre question.

Les longues premières minutes d’écran noir frappent fort d’emblée, et installent le malaise qui redouble lorsque, dans le plan suivant, apparaît un groupe de personnes au bord d’une rivière dans la clarté éblouissante d’une journée estivale, un ‘déjeuner sur l’herbe’ familial filmé à distance, une pause dominicale peut-être où l’on profite de la baignade et du soleil, où l‘on cueille des baies sauvages, bref une journée apparemment ordinaire au bord de l’eau d’où l’on repart fatigué et ravi pour regagner la maison dont le spectateur ne verra que le contour des lumières s’éteignant les unes après les autres des fenêtres, laissant place au sommeil bien mérité de ses habitants. Nous sommes dans une normalité ordinaire et banale qui pourrait être prise comme telle. Pourtant, quelque chose cloche, comme une pesanteur tangible et indéfinissable, sans doute à cause de cette route du retour à la maison, bordée d’arbres aux silhouettes inquiétantes et surtout, à l’horizon une lueur, et le déroulement de la route un peu rouge dans le ciel nocturne.  

Puis nous découvrons la maison des Höss, intérieur et extérieur, son personnel domestique, ses jardiniers, tous évoluent dans ces lieux de façon ‘naturelle’ mais en silence : Hedwig Höss (Sandra Hüller encore plus glaçante que dans Anatomie d’une chute), très soucieuse de la propreté de sa maison, rudoie son personnel dès que quelque chose ne va pas ; Rudolf Höss, père soucieux, attentif et concentré dans son ‘travail’ concernant les projets d’amélioration de ce qui est en marche derrière le mur entourant son grand jardin, père aimant et attentionné pour ses enfants. Rien ne semble perturber la vie familiale et domestique de ce couple. Toute la mise en place de la vie quotidienne des Höss donne lieu à des séquences lentes et longues. Hedwig fait visiter son jardin à sa mère, jardin qu’elle a elle-même conçu et qui fait sa fierté, les massifs regorgeants de fleurs magnifiques aux couleurs variées, une magnifique serre, un bassin où s’ébattent les enfants, des chaises longues ça et là sur les pelouses. Et puis il y a la mère d’Hedwig que la fumée fait tousser, les feux si intenses dont les flammes montent jusqu’au ciel et éclairent la fenêtre de sa chambre en pleine nuit et qui finalement choisit de partir sans prévenir, laissant une lettre que sa fille jette négligemment au feu dans le poële… Tous ces indices venus de ‘l’intérieur’ du camp quasi invisible sont les éléments troublants qui rappellent que dans le film de Claude Lanzmann,  Shoah (1985), les camps sont presque invisibles à l’écran, seuls les témoignages poignants de rescapés et les interviews des gens de ‘l’extérieur’ qui ont senti les odeurs de ces fumées mais qui ne s’en sont pas inquiétés apparaissent à l’écran…. Ceux-là ne pouvaient pas ne pas savoir, tout comme les Höss et leurs invités. 

Immergés que nous sommes dans un quotidien ordinaire, nous nous interrogeons: comment les Höss (et d’autres commandants dans d’autres camps) ont-ils pu vivre tranquillement et confortablement quand derrière les murs faisant office de clôture se déroulait l’inimaginable ? Est-il à ce point possible de faire abstraction de l’horreur absolue qui se déroule à votre porte? Peut-on garder cette distance totale ? Peut-on s’extraire totalement?

Jonathan Glazer filme presque toujours en plans larges ou moyens, une façon de mettre une distanciation: deux gros plans font exceptions: sur le visage de Höss en contre plongée, visiblement sur la rampe, et un gros plan sur les fleurs. Lorsqu’il était à Auschwitz envahi par le silence, c’est la vue d’une fleur qui a permis à Robert Badinter de penser que ‘la vie était plus forte que la mort.’ Glazer filme des fleurs rouges en plan plus resserrés jusqu’au gros plan sur un dahlia rouge, dont la couleur significative envahit peu à peu l’ensemble de l’écran, autre façon de signifier ce qui se passe hors champ… Et que dire du costume blanc immaculé du commandant Höss? Ce blanc qui métaphoriquement le lave de ses crimes, le blanc, ici presque trop blanc, symbole de la pureté et de l’innocence…. En examinant attentivement l’ensemble du jardin, les couleurs dominantes du lieu notamment le vert et le blanc, on a l’impression que ce jardin si bien entretenu, les cendres servant d’engrais, sonne faux, que les couleurs ne sont pas naturelles mais factices, qu’il y a une usurpation d’un pseudo-paradis. C’est comme si nous étions là devant une toile gigantesque dressée pour cacher quelque chose. La vie et ses personnages, les activités qu’ils pratiquent ne sont là que pour occulter ce qu’ils ne veulent surtout pas que l’on voit: ce qu’on nous laisse voir est faux, c’est une illusion : ces hommes et ces femmes mentent et évoluent devant un décor.

Autre sujet de réflexion: les séquences où une jeune fille fantômatique (idée très ingénieuse que de filmer en caméra thermique, donnant l’effet d’un négatif de pellicule), la nuit, vient déposer de la nourriture pour les prisonniers au risque de se faire tuer? Une résistante polonaise sans doute. Pendant ce temps, la famille Höss dort paisiblement…..

Même lors de scènes où des prisonniers sont dehors, accomplissant tel ou tel travail, ils restent hors de la vue disparaissant derrière de hautes herbes, d’où seuls les officiers nazis, à cheval pour mieux superviser, émergent, aboyant leurs ordres et utilisant leurs armes : ils apportent la note dissonante à un plan presque bucolique.

La vie continue pour les Höss : Hedwig admire l’effet sur elle d’un manteau de fourrure rapporté du Kanada, et donne de la lingerie à ses domestiques ‘privilégiées’ à condition que chacune ne prenne qu’une seule pièce : que dire de ces ‘cadeaux’ venant de femmes dépossédées de leurs biens parce qu’elles étaient juives? Encore une fois, aucun affect, aucun sentiment, aucune retenue, aucune pointe de ressaisissement … Hedwig offre le café à ses amies et converse aimablement comme si l’autre côté du mur n’existait pas.  Nous assistons donc à la chronique de la vie tranquille d’une famille vivant à côté d’un monde où le ‘pourquoi n’existe pas’ (Primo Levi). Et c’est justement cette tranquillité, contrebalançant l’insoutenable que l’on entend sans voir, cette ‘quotidienneté’ parfaitement réglée de la vie s’écoulant jour après jour, c’est cela précisément qui rend le film insoutenable et étouffant, car le spectateur sait ce qui, dans le même temps, se passe hors champ : montrer ce hors champ reviendrait à affadir ce que le réalisateur a choisi de montrer. Le calme, ‘le normal’ deviennent alors une autre forme d’horreur, l’autre face de la pièce. Ceux que nous regardons évoluer dans leur quotidien sont-ils d’horribles robots, programmés pour ne rien éprouver? Ce sont pourtant des êtres humains….

Les quelques scènes de ‘travail’ des officiers nazis théorisent ce que l’on ne voit pas : l’extermination des juifs – s’il fallait le rappeler – est bien une entreprise hautement organisée, dûment pensée, une mécanique bien huilée dans laquelle aucun grain de sable ne saurait être toléré : c’est la machine de la mort, méthodiquement planifiée et programmée. Après une réunion des chefs, le commandant Höss (Christian Friedel) descendant seul un escalier se met à vomir: sursaut d’humanité, prise de conscience? Puis poursuit son chemin, se redresse: plus de vomissements, il reprend son rôle d’être inatteignable et insensible.

L’intrusion du présent, des ‘vitrines’ remplies de chaussures, valises, cheveux, béquilles, prothèses, et pyjamas rayés, que l’on tient à tenir propres, achèvent un film éprouvant physiquement et psychologiquement.

N’oublions pas l’ingénieur du son Johnnie Burn, ni Mica Levi (Micachu) qui signe la musique originale, qui poursuit avec ses sonorités d’enfer jusqu’au générique de fin, ses dissonances résonnent comme les cris des déportés dont on peut mentalement se représenter les visages comme celui du Cri d’Edvard Munch, ses dissonances qui nous prennent à la gorge, nous empêchent presque de nous lever de notre siège et nous interdisent de ressortir sereins.

EXTRAIT DES MÉMOIRES DE RUDOLF HÖSS, in Rudolf Hoess, Le commandant d’Auschwitz parle, édition La découverte 2005, préface et postface de Geneviève Decrop (page 191)

« A partir du moment où l’on procéda à l’extermination en masse je ne me sentis pas heureux à Auschwitz. J’étais mécontent de moi-même, harassé par le travail, je ne pouvais me fier aux subordonnés, et je n’étais ni compris ni même écouté par mes chefs hiérarchiques. Je me trouvais vraiment dans une situation peu enviable tandis que tout le monde se disait à Auschwitz que « le commandant avait une vie des plus agréables. »

     Certes, ma famille ne manquait de rien. Le moindre désir de ma femme et de mes enfants était satisfait sans tarder. Les enfants pouvaient s’ébattre en toute liberté. Ma femme soignait « son petit paradis de fleurs ». Les détenus faisaient l’impossible pour faire plaisir aux miens, et les comblait de leurs attentions.

     Aucun ancien détenu ne pourrait prétendre d’avoir subi dans ma maison mauvais traitement quelconque. Ma femme n’aurait pas demandé mieux que d’offrir un cadeau à chacun de ceux qui travaillaient chez nous. Mes enfants venaient toujours me demander des cigarettes pour les détenus surtout pour les jardiniers qu’ils avaient pris en affection. »

Chantal

MAY DECEMBER, Todd Haynes

Todd Haynes nous offre un nouveau joyau que la critique du Monde classe dans la catégorie ‘à ne pas manquer’. Certes, chacun est libre d’aimer ou de ne pas aimer un film. Cependant une chose ne saurait être niée concernant May December : nous avons là une œuvre qui ne laissera pas indifférent, une œuvre subtile et kaléidoscopique, une œuvre dont on aura envie de parler avec ses amis en sortant du cinéma, une œuvre qui interroge, qui met mal à l’aise, une œuvre très dense et entêtante : bref un vrai film d’auteur.

Le sujet est librement inspiré d’une affaire qui a défié la chronique des tabloïds dans les années 1990 : une femme au début de la trentaine, mariée et mère de famille, tombe amoureuse d’un jeune garçon de 13 ans dont elle aura un enfant en prison. Ayant purgé sa peine, elle divorce, épouse son jeune amant et fonde une nouvelle famille avec lui.

Cette femme, Gracie Atherton-Yoo (Julian Moore), et son jeune époux Joe Yoo (Charles Melton) vivent désormais à Savannah, Géorgie, dans un Sud que connaissait bien Tennessee Williams, et dont il a décortiqué, au théâtre comme dans ses nouvelles, l’atmosphère poisseuse et perverse, dont la moiteur des lieux n’est pas sans conséquences sur le comportement des personnages.

Gracie a donc purgé sa peine et vit confortablement installée dans une maison de rêve avec mari et enfants et s’apprête à recevoir Elizabeth Berry (Natalie Portman), célèbre actrice qui vient observer  cette petite famille en apparence harmonieuse pour mieux se mettre dans la peau de Gracie, dont elle est sur le point d’incarner le personnage à l’écran.

Todd Haynes a traité à plusieurs reprises des sujets de société qui nous interrogent, voire qui nous dérangent ; citons quelques exemples : l’homosexualité féminine (Carol) et masculine (Loin du Paradis), l’amour interdit entre une femme blanche et son jardinier noir (Loin du Paradis), la pollution des grandes firmes et ses conséquences mortelles sur l’homme et l’environnement (Dark Waters).

Au cœur de May December se trouve le désir amoureux transgressif et donc interdit, ses conséquences passées, présentes et à venir.

Elizabeth Berry, l’actrice qui entre dans l’intimité du couple Gracie/Joe et de leur famille pour mieux  comprendre celle qu’elle est sur le point d’incarner, est l’œil qui va observer de près, tel l’entomologiste, la famille Yoo dans leur ‘prison dorée’ , tout comme Joe et ses ‘petites bêtes’ qu’il soigne et observe jusqu’à ce que les chrysalides donnent naissance à de beaux papillons qu’il délivrera en leur rendant la liberté.

Outre les cadrages soignés, les jeux de miroir qui abondent dans le film, Elizabeth devenant le double de Gracie, le mimétisme transgressif, toutes les scènes sont les pièces d’un puzzle que nous avons parfois du mal à mettre ensemble. Nous sentons que des choses nous échappent : qui croire ? que croire ? A toute cette beauté et cette esthétique de la mise en scène, Todd Haynes a choisi d’associer une bande son qui a elle aussi marqué les spectateurs de 1971 (dont je fais partie) : la musique du film de Joseph Losey Le Messager, palme d’or à Cannes en 1971, musique composée par Michel Legrand et parfois réarrangée ici dans May December.  Ces notes sombres, fatales, oppressantes et entêtantes sont intimement liées à ce qui se déroule sous nos yeux : tout comme le jeune Leo du Messager, narrateur et observateur entraîné malgré lui dans une histoire d’adultes qu’il ne comprend pas et dont il ne mesure pas les conséquences, Elizabeth est celle qui observe et essaie de se fondre dans un rôle pour mieux le comprendre, et sera in fine elle-même prise au piège du désir. Le mimétisme amoureux a parfaitement fonctionné, Elizabeth est à son tour une tentatrice et transgresse la loi, le dernier plan du film, ne laisse aucun doute à ce sujet. Les symboles animaliers sont particulièrement clairs. Ainsi, me semble-t-il, à 50 ans de distance, les deux personnages, Leo (Le Messager) et Elizabeth, sont eux-mêmes mis en abyme par le biais de la musique du film de Losey.

C’est aussi d’une façon extrêmement subtile, par touches rapides, mais de façon moins explicite que dans Loin du Paradis,  que le réalisateur nous suggère la façon dont ‘les autres’, qu’ils soient voisins, amis, enfants, avocat, voient ce couple inhabituel. Après les efforts de compréhension, d’acceptation, certains finalement se détournent, tout comme Elizabeth qui lorsqu’elle arrive chez les Yoo, est plutôt stupéfaite de la quasi normalité dans laquelle Gracie et Joe ont réussi à se fondre.

Natalie Portman et Julian Moore offrent toutes les deux un jeu d’une grande subtilité, et parviennent totalement à créer ce qui me paraît être une sorte « d’aigle à deux têtes ». L’une et l’autre ne font finalement qu’une seule et unique femme avec ses fragilités et ses désirs, l’une pouvant désormais interpréter l’autre sans trahir son modèle.       

On ressort ébranlé de ce film de maître, nous-mêmes ayant joué les voyeurs, et nous ne savons plus très bien où nous situer, chaque individu pouvant, un jour ou l’autre, dépasser la limite imposée par la société en matière d’amour et de désir.   

Chantal

Blackbird, blackberry (2)

Film géorgien de Elene Naveriani

Ça commence par le bouillonnement des eaux du Rioni.
On est au cœur d’un village de Géorgie où il ne se passe rien.
Pour Ethero les jours jusque-là se suivaient et se ressemblaient. Se lever, se coucher, dans l’appartement vide rempli de l’absence de ses père et frère morts, ses persécuteurs qui continuent à venir régulièrement lui rendre visite, à s’asseoir à la table et exiger qu’elle les serve, comme avant l’accident.
Selon les convenances leurs photos sont accrochées au mur à côté de celle de sa mère, femme magnifique, jeune pour toujours, celle qui lui a donné la vie en échange de sa mort, il y a presque cinquante ans. Les photos de son père et de son frère, elles les tournent à l’envers en arrivant le soir ou dès qu’une voisine vient fouiner dans sa vie, et les retournent à l’endroit en partant le matin tant la vue de leurs visages lui est insupportable. La nuit, seule la photo de sa mère la regarde.
Ça commence par le bruit de l’eau et le chant d’un merle dont l’envol soudain surprend Ethero en pleine gourmandise, dégustant une de ces petites baies noires mûries au bord du chemin qui longe la falaise. Le jus de la mûre lui coule dans la gorge quand elle perd pied, glisse, glisse … mais se rattrape, se cramponne, hisse son grand corps lourd, remonte.
Ethero est écorchée mais vivante, à l’image de sa vie.
Grâce au merle, ce jour-là elle a la chance de se voir morte là, en bas, 20 mètres plus bas, couchée contre la terre. Cette vision -partagée avec nous- agit, en silence, comme un électrochoc qui va donner le sens du reste de sa vie.
De retour dans son commerce, une épicerie/droguerie, elle commence par s’autoriser enfin à goûter la peau de Mourmane, le livreur, à s’enivrer de son odeur. A 48 ans, Ethéro découvre l’amour physique.


Elene Naveriani sait montrer l’attraction fusionnelle de ces deux corps fatigués qui dans l’amour se délestent du poids des ans et s’émerveillent comme tous les amoureux, de tous les âges.
Leur lit de carton dans l’arrière-boutique devient le plus beau lit du monde par la magie du plaisir partagé qu’ils retrouveront avec le même bonheur, ensuite, dans d’autres lieux, à l’abri des regards, dans une clairière, une chambre d’hôtel, ailleurs, là et ici aussi, encore …
Ethero a enfin accepté d’exister et de ressentir. Sur elle, les sarcasmes des commères ses voisines ne font plus d’effet. Le sortilège est rompu.
C’est le grain de folie de ces deux personnages qui finit par compléter la saveur de ce film. Ethero devient ce qu’elle est, une personne unique, sensible et forte, douce et aimante, pudique et tendre. Comme Mourmane, prêt à lui décrocher la lune dans un poème.

Un vrai conte de fées … euh, sauf qu’un certain nombre de critères sont un peu chamboulés : ils ne sont pas jeunes, ne se marieront pas (Mourmane l’est déjà), ne vivront pas ensemble, ils n’auront pas beaucoup d’enfants (Mourmane en a déjà) …

On reprend
Un vrai conte, le sien : Ethero a décidé de rester libre, elle ne se mariera jamais, elle est désormais capable de vivre heureuse et elle aura (peut-être) un enfant. Toute seule.
Sortie du chemin qu’on avait tracé pour elle, elle n’a pas peur de tomber. La photo de sa mère sera désormais retournée à l’envers, elle aussi, et le restera, dans le tiroir, avec celles de son père et de son frère. Et voilà !

Blackbird, Blackberry troisième long métrage de Elene Naveriani est un hymne à la vie, une belle histoire d’amour, avec Eka Chavleishvili, magnifique comédienne, déjà rencontrée en Neli dans Wet Sand (non distribué en France mais vu aux Ciné Rencontres de Prades 2022) deuxième long métrage, inoubliable, de cette jeune réalisatrice qui s’impose comme véritable auteur qui dit : «J’adore les comédies romantiques, et je voulais jouer avec les codes du genre. Et quand j’ai lu le roman de Tamta Melashvili « Blackbird, blackbird, blackberry », je me suis dit qu’il fallait que je traduise le personnage d’Etéri dans le langage du cinéma, car il est très proche de ce que je cherche, à savoir quelque chose de physique, mais aussi d’assez théorique : la manière dont l’histoire, le temps, s’impriment dans le corps »

De ce livre est née Ethero et un film magnifique

Marie-No

Pierre, Feuille, Pistolet-Maciek Hamela

Pierre, feuille, pistolet, un film documentaire qui traite de l’opération spéciale en Ukraine déclenchée le 24 février 2022 par la Russie, se veut l’écho d’une mobilisation spontanée qui a eu lieu au début de la guerre.

Les visages apparaissent tous ensemble sur l’écran.

Ce sont des Ukrainiens anonymes qui fuient leur pays, qui sont filmés à l’arrière d’un monospace de 8 places durant les premières semaines de la guerre.

Il y a ceux qui, dévastés par la détresse, n’ouvrent jamais la bouche. Ceux qui écoutent, acquiescent d’un sourire triste ou préfèrent regarder par la fenêtre. Ceux qui préviennent qu’il n’existe pas de mot pour décrire « ça », puis qui, passés quelques kilomètres, racontent comme dans l’urgence les humiliations, les violences, la honte. Ils fuient pour eux et leurs enfants.

Ce film nous émeut au plus haut point et c’est un véritable « coup de poing dans l’estomac » qui nous recevons à l’évocation de chaque cas personnel dans cet espace contraint.

Comme cette agricultrice qui a dû laisser ses animaux en particulier abandonner sa vache qui avait compris qu’elle allait devoir se débrouiller seule. Chacun sait que les animaux ressentent beaucoup de choses que nous ne sommes pas en mesure de ressentir en tant qu’humain.

Ewelina, une mère porteuse âgée de 21 ans qui a un enfant dont le mari est soldat, rêve d’ouvrir dans sa ville un café style européen. Elle a rendez-vous en Pologne avec William, un Français père du bébé qu’elle porte. Avant la guerre, elle avait un rêve aller à Paris, rêve qu’elle va pouvoir concrétiser grâce à cette guerre mais ce qu’elle ne sait pas c’est que les parents du bébé sont un couple d’homosexuels et que le bébé sera élevé par deux pères.

Sasha, 34 ans, vivait à Tchernihiv à 40 kilomètres de la Biélorussie avec femme et enfants. Un missile russe est tombé à quelques mètres de leur immeuble et a très fortement endommagé les fenêtres et les portes de leur appartement. À la suite de cet évènement, son fils a perdu un œil et sa fille Sonya s’est arrêtée de parler.

Dans le monospace, elle se lie d’amitié avec Sofia qui a un an de plus qu’elle et alors qu’elles feuillettent des livres sur les animaux, elle retrouve sa voix pour la 1ère fois depuis l’explosion mais les sons qu’elle émet ne forment pas encore des mots.

Sifa une Congolaise qui habite en Ukraine depuis 10 ans, y a terminé ses études et a ouvert une boutique de tissus à Odessa. La guerre a éclaté, alors qu’elle rendait visite à sa famille à Kiev. Tous ont décidé de partir mais elle a laissé sa place à sa petite sœur car le véhicule était plein. Elle a dû prendre un taxi, a été arrêtée par les forces spéciales russes qui lui ont tiré dessus à bout portant. Elle a subi deux opérations pour déloger les balles de son corps mais la dernière est restée coincée dans son bassin. Pour son transport, son chirurgien s’attendait à voir une ambulance et lorsqu’il a vu le van il n’a pas mâché ses mots. Comme il n’y avait pas d’autres alternatives, la voiture a été adaptée pour la transporter à la frontière polonaise où une ambulance l’attendait pour l’emmener dans un hôpital polonais.

Tous ces cas ne peuvent que nous émouvoir et nous amener à réfléchir sur le recours à la guerre. Pourquoi l’homme est-il enclin à déclarer la guerre ? Est-ce que la guerre est utile ?

La guerre fait intervenir d’importantes dynamiques de groupe, tant au sein des forces armées qu’au niveau des sociétés. Elle fait naître ou renforce des solidarités collectives qui jouent un rôle important dans la construction de l’identité personnelle.

La guerre est aussi une façon de ressouder une communauté contre un ennemi commun, de justifier le respect d’une forte discipline, voire d’acquérir ou conserver un pouvoir « charismatique ».

Cette guerre nous fait prendre conscience de l’état du monde qui, malheureusement en 2024, n’est pas brillant.

Nous avons cru, pour la génération qui me concerne, pouvoir être une génération sans guerre en France ou en Europe mais n’était-ce pas une utopie à laquelle nous, humains ou états, nous sommes accrochés à tort ?

Marie-Christine

Blackbird, Blackberry – Elene Naveriani

Quelques mots en commençant par la fin. Ethero, cette femme qui approche la cinquantaine qui se croyait atteinte d’un cancer de l’utérus (et qui sait, déjà morte !), apprend d’une manière un peu expéditive qu’en réalité elle est enceinte.

Elle est seule face à elle même, de sa gorge sort un son qui  hésite entre plainte et horreur, puis elle s’apaise progressivement, redevient calme, légèrement souriante et grave à la fois. Alors on repense à sa naissance conjointe avec le déclenchement de la maladie de sa mère, (si fine, pas comme elle, mais il faut voir ce qu’elle était devenue disent ses amis) puis sa mort.

Il y a des enfants sur qui pèsent les secrets familiaux, comme  encryptés (1*), d’autres à qui l’on assigne une faute, (si tu n’étais pas née, elle ne serait pas morte).

Seule fille dans une famille d’hommes, elle grandit dans une affleurante et permanente réprobation. Vivre avec ces hommes, père et frères,  autonomise si l’on peut dire, mais surtout la vaccine.

Adulte, elle devient, contrairement à sa mère, une femme forte (aux deux sens du terme) célibataire et commerçante, elle a des amies dont elle est la souffre douleur, mais elle ne se laisse pas faire.
Un jour, un livreur qu’elle connaît bien, entre comme d’habitude dans la boutique,  un paquet à la main. Elle le fixe,  s’approche de lui, se campe, le hume littéralement, et c’est ainsi qu’à 48 ans, tout s’enchaîne, elle perd sa virginité. Elle la perd comme une réponse à une question : « qu’est-ce que ça fait ? N’en parlons plus !» Mais il y a davantage dans cette aventure, la naissance de sentiments partagés. L’homme qu’elle a choisi l’aimait secrètement. D’ailleurs il lui fera une proposition sérieuse qu’elle refusera. S’est-elle  donnée la peine d’être libre pour finir  femme d’un homme ?

Mais revenons à cette salle d’échographie, où Ethero enceinte, « cause » de la mort de sa mère, qui voulait elle-même mourir d’un cancer, déjoue le signe indien et va donner la vie. Elle sort de ce jeu de forteresse assiégée dans laquelle elle s’était laissée enfermer. Elle renaît.

La caméra comme à l’époque du muet  ne s’assigne rien d’autre que de filmer  le langage des corps et des visages, l’inflection, l’evanescence des sentiments, les tourments, les frissons et les joies indiscibles.

…et l’avenir c’est l’autre a dit un philosophe (2).

Georges

  1. Nicolas Abraham et de Maria Torok 
  2. Emmanuel Levinas

Le dernier des Juifs de Noé Debré

Le dernier des juifs de Noé Debré est un remarquable premier film, une sympathique tragicomédie. Il est tourné dans les quartiers de Noisy-le-Sec [Seine-Saint-Denis], Agnès Jaoui et un petit nouveau, Mickael Zindel (retenez ce nom) dont Noé Debré dit : « je l’ai rencontré par l’intermédiaire d’une amie, qui me l’a présenté comme un cousin, apprenti acteur, qui bossait dans un kebab et inquiétait beaucoup sa famille ». Et l’apprenti acteur devient maître, ce jeune homme interprète Bellicha, un petit juif de banlieue, originaire d’Afrique du Nord, il est parfait dans son rôle, plutôt dégingandé, discrètement fantasque, rêveur, velléitaire, distrait et…unique dans son quartier, car il y est le dernier des juifs et seul auprès de sa mère (Gisèle), malade qui a perdu l’habitude de sortir.

Tous deux ont bien conservé les rituels de leur religion, juste ce qu’il faut pour marquer leur appartenance communautaire, et donc assez peu. Bellicha a pour Gisèle sa mère, fragile, malade, un peu nostalgique, la dévotion d’un fils unique vivant seul avec sa mère. Ils mangent casher et Maman envoi son fiston faire des courses, hélas, la dernière boutique casher ferme définitivement ses portes.

Un peu comme dans « Good-Bye Lenine », il ne veut pas que sa mère le sache, il achète donc du poulet halal dans une boucherie halal, mais le stratagème fait long feu. C’est ainsi qu’on découvre que ce fiston raconte à sa mère toute sorte de fabulations : qu’il travaille, qu’il fait du krav maga. (On verra d’une manière assez drôle que Gisèle n’est pas dupe, mais que les aventures imaginaires de son fils lui conviennent.) Au lieu de quoi, il va passer du temps avec sa maîtresse, Mira, mariée, mère de famille, tout comme lui en mal de tendresse et qui s’ennuie.

Gisèle de l’appartement dont elle ne bouge plus depuis longtemps sent bien que les choses se délitent, entre son attachement à sa banlieue et la disparition de sa communauté, elle cherche où partir avec son fils, d’autant que sa santé décline, et c’est pathétique de les voir hésiter entre Saint Mandé, et Le 17ème arrondissement, où vivent des communautés bourgeoises juives, parmi les bourgeois. Mère et fils de condition modeste savent au fond d’eux-mêmes qu’aucun de ces lieux n’est à leur portée ; comme ils sont ambivalents, voulant rester et partir à la fois, tout va bien.

Un jour, Gisèle tombe plus gravement malade. C’est curieux, au fil de ces lignes je me rends compte à quel point la trame dramatique m’occupe alors que ce film est aussi tout le contraire, drôle, tendre, léger dans ce monde parfois rude où racisme est bien là, mais un monde parfois généreux. Je tais les dernières images, sinon qu’elles se présentent pour Bellicha comme un rituel de passage, une sorte d’interrogation et de promesse.

Georges

Le Grand Chariot – Philippe Garrel (2)


Philippe Garrel l’a dit : « je réalise que représenter sa famille est un plaisir habituellement réservé aux peintres. Mes enfants étaient âgés de 22, 30 et 38 ans, il fallait que je trouve une raison pour qu’ils soient réunis à ces âges. »
Le – Grand Chariot c’est donc l’histoire racontée d’une famille et troupe de marionnettes mais également l’histoire d’une famille d’artistes puisque Philipe Garrel le réalisateur fait tourner ses trois enfants et sa famille de cœur.
Le – Grand chariot est le nom de la compagnie de marionnettes, peut être finalement le personnage principal du dernier film de Philippe Garrel.

C’est également le nom joliment peint sur le castelet ou se passe toutes les intrigues et histoires pour le plaisir des spectateurs, petits et grands.
Mais c’est tout autant l’histoire d’une maison, maison poumon ou chaque génération vit et respire marionnettes. Jusqu’à perdre le souffle quand la maison fait des siennes un jour d’orage.
Ce sont trois générations qui nous sont présentées dans cette maison.
La grand-mère d’une merveilleuse écoute, s’émeut, lance ses coups de gueule l’aiguille à la main et fabrique, répare, consolide les marionnettes.
Le père, sorte de patriarche qui représente la passion, le savoir, la transmission, les décisions. Dans la maison, on le suit, on l’écoute, on l’aime et le respecte. Il est le boss.
Puis les trois enfants joués si naturellement par les enfants du réalisateur. Louis le fils aîné qui perpétue mais se questionne, Martha la fidèle, et Léna la rebelle.
La grand-mère veuve, le père seul également, les trois enfants adultes, vivent, parlent, travaillent ensemble dans la grande maison de banlieue. On rit beaucoup, on se taquine. L’amour sous toutes ses formes est bien là…
Le temps semble s’être figé dans ce lieu. On devine qu’ils vivent parmi les meubles des grands-parents, les murs ont 50 ou 60 ans. C’est ainsi que la vue d’un interrupteur plus contemporain nous ramène à notre époque. On est avec eux dans la maison… On écoute, à table ou au pied d’un lit. On est accueillis, en privilégiés.
Un invité, Pieter, passe régulièrement pour dépanner puis devient membre actif de la troupe. On peut s’interroger sur la place de Pieter dans le film et des moments entre lui, Hélène ou sa nouvelle compagne. Sortes de parenthèses que je ressens personnellement moins justes, plus jouées… pour comprendre finalement que Pieter représente la précarité du métier jusqu’à la pauvreté. Dans sa quête des cachets, il se pose un moment près de cette famille ou il se sent bien, comme il le dit : « dans ma propre famille, ce n’est pas pareil » Puis il les quitte pour se consacrer à son art véritable qu’est la peinture pour malheureusement se perdre, couler et voir son rêve s’effondrer.
Pieter nous permet également de saisir l’amour, la bienveillance qui anime tous les membres de cette famille. Ils sont présents pour les autres, ils assistent, écoutent, aident, allant jusqu’à manifester dans la rue pour Léna quand c’est nécessaire. L’entraide est le ciment de cette troupe familiale, ce qui les fait vibrer dans leur métier et leurs rencontres.
On comprend vite toutefois que derrière ce joli portait de famille, la réalité n’est pas simple. Pour la famille et son avenir mais également pour le devenir des troupes de marionnettes dans le futur, est-ce un art terminé ? les traditions là encore se perdent-elles ? Peu à peu dans la tête de Louis notamment, les questionnements se bousculent.
Il faut attendre que le père décède, victime d’un malaise tel Molière en pleine représentation, pour que la voix du fils s’exprime clairement auprès des membres de la famille au fur et à mesure que la grand-mère s’épuise, s’efface puis disparaît à son tour.
Les enfants restent seuls, un peu perdus. Tout est à continuer ou à redessiner.
Pas question pour Martha de lâcher, elle veut perpétuer, rester fidèle pour finalement reprendre les rênes quand Louis décide que quitter le navire pour vivre son rêve de comédien et sa rencontre avec Hélène et son bébé. Léna la plus jeune se pose en voix de la raison, elle comprend ce qui est en cours, elle ressent que l’avenir n’est plus dans les marionnettes. Qu’il va falloir changer, bouger, se réinventer ensemble ou séparément.
Toutefois, elle reste près de Martha, l’assiste, écrit un nouveau spectacle mais l’évidence s’impose à elles, ça ne fonctionne pas ou plus.
C’est donc dame nature qui va douloureusement permettre de passer à d’autres réalisations pour les deux sœurs. Un soir de violent orage, un arbre tombe sur le castelet et le détruit. Martha l’avait rêvé, telle une prémonition, son cauchemar est là et elles se retrouvent toutes deux au milieu des débris tentant de sauver l’insauvable.
Voici donc venu le temps de la réinvention. Chacun partira dans sa direction propre, pour se retrouver, on le constate, autour des amis dans le besoin, des rencontres familiales.
À travers le destin de cette famille, on pressent la fin d’un monde.


Toutefois pour eux, je me mets à espérer que cela va bien se passer. Ils sont joliment remplis par leur histoire, leur famille et ce grand amour qu’ils portent aux autres.
Maintenant, de retour dans le réel, que faut-il en craindre pour nos marionnettistes ?
Les enfants, public ciblé, ont-ils changé, se sont-ils éloignés de cette discipline très ancienne ? Les parents transmetteurs se sont-ils détournés ou ont-ils oublié ? Il suffit pourtant de s’asseoir devant le castelet, au milieu du public de grands et petits pour ressentir que ce n’est pas le cas. Ils interagissent, crient, applaudissent et l’adulte que nous sommes devenus, pressent alors cette petite chose de sa propre enfance affleurer et jaillir dans les applaudissements et les rires. La joie est là !
La fin d’un monde peut être, mais le public est toujours là, prompt à s’émerveiller devant les spectacles proposés, quels qu’ils soient, y compris le cinéma qui vivra peut-être un jour ses derniers instants. La tristesse me gagne en écrivant ces derniers mots… Profitons !

Sylvie Cauchy