Vertiges de l’identité, héritage ou invention de sa vie, réflexion spéculaire sur le cinéma – Marcello mio, le huitième film de Christophe Honoré avec Chiara Mastroianni, qui rend ici hommage à son père Marcello Mastroianni et plus indirectement à sa mère Catherine Deneuve, est une divine suprise de comédie nostalgique et poétique, d’élégante fantaisie montrant, s’il en était besoin, que la légèreté n’est pas l’ennemie de la profondeur.
Evacuons d’emblée les quelques réserves que l’on pourrait émettre à une première vision, ce film gagnant sans doute à être goûté et mûri comme un bon vin, à être aussi commenté et apprécié lors d’un débat comme celui qu’anima Marie-No mardi soir. Quelques longueurs, suggéra Chantal : il est vrai et nombre de critiques le constatent mais cette impression tient sans doute aux flottements de l’identité, au rythme paresseux et inattendu d’une métamorphose (celle de Chiara en son père) et de ses avatars, domestiques (dans sa chambre ou sa salle de bain), urbains (dans la rue, un restaurant, dans la fontaine de la place Saint-Sulpice à Paris qui rappelle la fontaine de Trevi à Rome), voire télévisuels : on se régale de cette satire de la télévision et des émissions de télé-réalité avec cette scène où défilent 7 possibles (ré)incarnations de Marcello Mastroianni, au terme de laquelle Chiara se voit sommée de décliner sa véritable identité, dénoncée comme un reflet imposteur alors qu’elle est l’image la plus fidèle de son père et bientôt poursuivie par la bande des techniciens et des clones de Mastroianni frustrés du spectacle refusé et de l’audimat en berne. Satire de la télévision qui miroite d’images et de spectaculaire, entretient l’immédiateté d’une prétendue révélation, le voyeurisme tonitruant d’une émotion convenue – là où le cinéma cultive la distance, crée l’émotion vraie, tend le miroir palpitant d’une identité incertaine, douloureuse, parfois même éclatée, entre aurthenticité et cabotinage, quête et conquête de soi.
Film dont plusieurs critiques regrettent l’entre soi germanopratin : la critique peut à première vue sembler recevable si l’on considère que le film qui flirte avec La dolce vita de Fellini ou La Nuit américaine de Truffaut ne prétend pas et n’atteint pas à la force esthétique ou dramatique de ses illustres références ou que le cinéaste fait défiler les figures bien connues du cinéma français et du milieu parisien – Catherine Deneuve, Fabrice Luchini, Melvil Poupaud, Nicole Garcia ou Stefania Sandrelli. Pour autant, ces artistes ne se prennent pas au sérieux, jouent leur propre rôle et se prêtent de bonne ou de mauvaise grâce aux transformations de Chiara en son père – émouvante réincarnation pour Deneuve qui se surprendra à embrasser sur la bouche de sa fille le fantôme de son défunt mari, transformisme surprenant pour Benjamin Biolay et choquant pour Melvil Poupaud, métamorphose artistique ouvrant tous les possibles de l’amitié masculine et du rêve inassouvi de jouer avec le grand acteur italien pour Luchini. L’entre soi apparent devient complicité et facétie, jeu de miroirs et troubles de l’identité dans lesquels se perdent et se retrouvent les personnages embarqués dans le délire de Chiara – au prix d’une ridicule mais amusante partie de volley, d’une course-poursuite dans les couloirs d’un hôtel de luxe ou d’une baignade finale lustrale où chacun recouvrera son moi, Chiara nageant dans la mer, quasi nue, enfin elle-même, délivrée de ses fantômes, alors qu’elle s’échinait pour un spot publicitaire à rejouer Anita Ekberg et La dolce vita grimpant sur une fontaine parisienne avec une perruque blonde peroxydée, une robe sans fin et des cuissardes de pêche orange. Jouer, rejouer, n’est-ce pas rechercher un difficile équilibre entre la théâtralité et la spontanéité, le naturel et l’artifice ? C’est peut-être en se jouant des codes, en multipliant les surprises, les saynètes improbables que Christophe Honoré nous amuse et nous touche le plus.
On peut certes se sentir un peu frustré de ne pas voir un biopic de Mastroianni, même si Deneuve confie à sa fille dans leur ancien appartement que son latine lover de mari n’était pas facile à vivre ni des plus fidèles ; on peut regretter de ne pas retrouver les grandes scènes qui hantent nous mémoires, la loufoquerie du Divorce à l’italienne, ou de La grande bouffe, la souffrance impuissante du pudique Bel Antonio ou homosexuelle du sublime Une journée particulière mais, outre les clins d’oeil télévisuels ou cinéphiliques à ces films – le pont des Nuits blanches de Visconti, les lunettes noires, le chapeau de Huit et demi, film de Fellini sur le cinéma et l’identité où Mastroianni joue son propre rôle, le smoking queue-de-pie, souvenir de Ginger et Fred, arboré par Chiara dans l’émission de télé – le film, en déjouant notre attente, nous propose tout autant sinon mieux : une réflexion sur le genre et le sexe mais aussi et surtout sur sur la filiation et la difficulté d’être fille de… Marcello Mastroianni, mort en 1996, et qui aurait eu 100 ans en cette année 2024. Dur d’hésiter entre hétéro, homosexualité, voire transsexualité entre le charme nonchalant d’un Benjamin Biolay, l’ex de Chiara, le coup de foudre pour un soldat anglais dépressif et… homosexuel, qu’elle sauve du suicide du haut d’un pont, et l’amitié masculine et nostalgie cinéphilique de Luchini, homme marié qui se lève en pleine nuit du lit conjugal pour retrouver Chiara ou rêver de patinage artistique. Sans oublier cette nuit en prison où Chiara se retrouve placée par le carabinier pour le moins déconcerté dans la cellule des transsexuels… Cette indistinction des sexes et la confusion des sentiments qui en résulte rappelle Victor Victoria de Blake Edwards et suggère la fragilité de la prétendue virilité : quel plus bel hommage au fond que ce trouble identitaire au latine lover Marcello Mastroianni qui fut aussi l’homme déchiré d’Une journée particulière et impuissant du Bel Antonio.
Chiara Mastroianni joue superbement le trouble de l’identité, la difficulté d’être soi -surtout quand on se réveille un matin en découvrant le visage de son père dans le miroir – avec l’élégance viscontienne d’un Helmut Berger dans Ludwig ou le crépuscule des dieux et la mélancolie clownesque d’un Charlie Chaplin dans LesFeux de la rampe (Limelight). Comment se définir tout en assumant l’héritage comme le suggérait Nietzsche dans Le Crépuscule des idoles : « Tout ce qui est bon est héritage, ce qui n’est pas hérité est imparfait, n’est qu’un commencement » ? Peut-être par ce mélange de gravité et de légèreté qui caractérise le jeu de Chiara, ces jeux de physionomie si mobiles et déconcertants, entre folie et mélancolie, cette indolence qui semble chez elle plus naturelle que jouée – et par quoi sans doute elle ressemble le plus à son père, à son corps défendant.
Bonheur de cinéma, le film nous propose comme par inadvertance une réflexion amusée mais sérieuse sur le septième art, sans didactisme ni prétention, dans l’ espace rêvé et symbolique pour l’acteur de l’ubiquité entre Paris et Rome, loin de l’onirisme de Huit et demi ou des drames de La Nuit américaine. Il interroge aussi les limites souvent floues entre la vérité et la fiction, avec ce baiser volé de Deneuve à Chiara-Marcello, la voix de la Callas dans l’ancien immeuble des Mastroianni ou ce prétendu mariage de Deneuve et Luchini dans la vraie vie, fiction à laquelle je me suis un instant laissé prendre, oubliant l’hilarante comédie de François Ozon, Potiche, où les deux acteurs étaient mari et femme, film d’ouverture en 2010 à Montargis du 1er rendez-vous de l’association des Cinémas du Centre. Belle réflexion aussi sur la nécessité et le courage d’être soi, entre les injonctions de l’actrice – ici réalisatrice – Nicole Garcia suggérant à Chiara de jouer avec plus de rythme, d’être « moins Deneuve que Mastroianni » et la troublante méditation, dans sa loge, de Fabrice Luchini en vieil acteur fatigué et grimé, filmé de trois quarts, conseillant à son amie d’être une actrice banale, se laissant imprégner par son rôle, habiter par son personnage au lieu d’imposer sa personnalité au personnage. Curieux et difficile chemin de crête entre l’admiration et l’incarnation, entre l’identité et l’altérité.
C’est peu dire que Yurt est un film à la fois puissant et complexe – fort, voire par moments insupportable à une première vision, subtil pour la thématique de la laïcité et de l’intégrisme qu’il croise et fond aux niveaux familial, social, politique, et bien sûr religieux. Le spectateur épouse le point de vue interne du jeune Ahmet, 14 ans – un nom qui, à une lettre près, n’est pas sans rappeler le film des frères Dardenne de 2019, Le jeune Ahmed, mettant en scène un garçon dont on suivait le lent et terrible endoctrinement islamiste et la tentation, ultimement refusée, d’un passage à l’acte violent. Mieux, ou pire, il ressent les doutes, les brimades subies, les désirs flous de cet adolescent bouillonnant – pour reprendre le titre de l’affiche du film : il les prend en pleine figure ; il vit dans sa chair le saccage d’une enfance dans le huis-clos étouffant d’une yurt, d’un pensionnat religieux, il chavire avec le cadrage serré sur les gifles endurcissant les jeunes pensionnaires, sur les dortoirs quasiment concentrationnaires où rancissent les peurs et marinent les pulsions refoulées, il suit et redouble le regard d’Ahmet surprenant par une lucarne blafarde une scène interdite, sans doute d’amour homosexuel entre son ami pauvre et mentor mi-intégriste, mi-subversif Hakan et Yakup Hodja, le directeur de l’institution censé incarner la loi, la seule prière, le mépris et la contrainte des corps. On l’accompagne même la porte fermée sur la punition, ou plutôt les sévices qui l’attendent de la part du hodja, enseignant coranique, pour avoir manqué à une foi et à une loi qui ne disent jamais leur nom, n’expliquent jamais leurs raisons, mais imposent leurs marques indélébiles sur les corps et sur les âmes. Et l’on ressent, plus confusément, l’arrière-plan religieux de cette année 1996, la lutte entre le gouvernement laïc et les mouvements intégristes réfractés, condensés, dramatisés dans la conscience du héros qui se voit frapper par un kémaliste dans sa loge du pensionnat ou se cache d’un groupe de jeunes violents pour entrer dans son yurt. On aurait tort- me rappelait Henri – d’idéaliser les laïcs, quand on sait que Mustapha Kémal fut un leader nationaliste, largement responsable du massacre arménien…Et l’on sait sur quelle synthèse obscurantiste et totalitaire du nationalisme et du religieux un certain Erdogan a assis son pouvoir ces dernières années.
En écoutant la présentation, sans notes, de Marie-Annick, voyant ce film fiévreux qui m’a énormément plu, en définitive, mais pris à la gorge, au point que sans la présence amicale de mes amis Cramés, je serais peut-être parti en pleine séance, ce qui ne m’arrive quasiment jamais, je n’ai pu m’empêcher de penser au superbe film de Marco Bellochio L’Enlèvement que Martine et Georges nous avaient proposé dans le cadre du week-end italien d’octobre 2023. C’était un peu la même histoire d’un endoctrinement religieux, mais cette fois-ci catholique – un enfant juif arraché à sa famille – mais avec bien des différences : le point de vue et la souffrance chez Bellochio de la famille autant que de l’enfant, une narration plus omnisciente, le faste de l’Eglise romaine, une fanatisation hélas quasiment définitive de la victime là où, chez le cinéaste turc, tout se passe dans l’obscurité de l’institution, mais qu’un rai de lumière semble éclairer le garçon : vous me direz que son père devient le nouvel hodja, que son fils est obligé de rentrer dans le rang mais on peut espérer qu’après sa fugue avec Hakan, cette escapade en couleur au sein de la nature, rien ne sera plus tout à fait comme avant, que si le corps est soumis, l’âme reste indéfectiblement libre ou à tout le moins réticente. On remarquera d’ailleurs que le passage d’un noir et blanc oppressant assez proche de l’atmosphère pré-nazie (tous les totalitarismes se valent !) du Ruban blanc de Michael Haneke à l’explosion des couleurs, celles de la vie, de la nature ondoyante, des saveurs âpres d’une lutte adolescente n’est pas aussi explicite et libératrice qu’il y paraît : la machine intégriste n’a pas dit son dernier mot, l’affrontement entre le père et le fils, grand moment d’amour-haine où le garçon révolté blesse son géniteur fanatique pour l’étreindre l’instant d’après, est encore à venir, avec la victoire apparente du père. Le message de Nehir Tuna est donc en demi-teinte…
Un débat passionnant entre Jean-Pierre et Georges s’est élevé sur la question de savoir si la relation entre Ehmet et Hakan était simplement amicale ou plutôt amoureuse, et partant, homosexuelle. Les gestes des deux ados dans le dortoir, cet index à la fois pointé et hésitant entre les deux couches, l’autorité ambigüe exercée sur Ahmet le cadet par Hakan son aîné, d’autant plus frondeur qu’il paraissait endoctriné, tout plaide pour une relation amicale mais leur lutte très charnelle, à même le sol, dans sa dimension d’amour-haine, peut jeter le trouble. Est-il toutefois si important de trancher ? On peut penser que chacun voit en l’autre son double possible, un double honni ou désiré, le fantôme de sa liberté ou le masque de son aliénation…Son moi « écureuil » ou son moi « rat »…
Toujours est-il qu’Ahmet, déchiré ente son milieu bourgeois et l’extraction populaire de son ami, entre la laïcité diurne et cette yurt obscurantiste, entre le plaisir solitaire, l’attirance pour une jeune fille de sa classe d’anglais, et ses possibles pulsions pour Hakan, ne sait plus où il en est. On serait déboussolé à moins, surtout quand on a un père aussi autoritaire, que la mère ne parvient pas à raisonner et contrebalancer, même en s’affirmant avec force dans sa cuisine ou en descendant de voiture dans un accès de révolte et de colère – mais elle doit bientôt regagner de force le véhicule familial.
Le personnage du père – autre force du film – si odieux soit-il avec les siens, ne parvient pas à nous être totalement antipathique. Le réalisateur suggère aussi qu’il aime son fils et sa femme, qu’il joue tendrement avec Ahmet, l’embarque dans une parodie de rodéo voiture, croit bien faire et travailler à sa propre « rédemption » même si, entrepreneur construisant des dortoirs, il sert aussi ses intérêts économiques en travaillant pour le pensionnat. Si curieux que paraisse une telle coercition exercée sur les siens pour solder son propre passé ou se déculpabiliser de ses manques – Nehir Tuna exorcisant ainsi son propre histoire avec son père – on comprend, comme dit Jean Renoir dans La Règle du jeu, que « chacun a ses raisons ». Ce père détestable est aussi aimé – la lumière éteinte sur un carton noir d’hommage au père du cinéaste en fait foi. Oui, ce sont nos amis et nos proches qui, souvent, nous font le plus mal.
Il est des émotions artistiques dont il paraît vain et presque impudique de parler sur le coup, même lors du débat passionnant animé par Vaiju Naravane – tant la parole semble impuissante, ou vouée, condamneé à se décanter, à mûrir : il est des enchantements dont on est longtemps envoûté et qu’on craindrait de voir trop tôt se dissiper. Le Monde d’Apu est de ceux-là, tant cette oeuvre exhale de sublime douceur, de beauté mélancolique et offre de vibrants contrastes, à l’image de la vie, entre l’idéalisme et la dure réalité, entre l’insouciante jeunesse et la maturité souffrante, entre l’implacable destin et la conquête de soi. Il n’est pas une image de ce film, dont on ne remerciera assez les Cramés (comme du week-end indien) qui ne m’ait ému aux larmes, je pense à cette fin qui dit tout de l’amour et de la parentalité, en l’occurrence de la paternité.
Le jeune étudiant pauvre Apu, qui ne peut continuer ses études, habite une pauvre chambre et doit donner des cours ou étiqueter des bouteilles, ce poète dans l’âme que l’enthousiasme porte comme le souffle divin qu’il est…étymologiquement, a dû, au nom d’une tradition absurde, épouser la cousine de son ami bourgeois Pulu le jour même du mariage de la jeune femme, dont on découvre que le futur mari, refusant de sortir de sa calèche, est fou…Pour éviter le déshonneur à sa famille, et à la malheureuse qui doit être épousée avant une certaine heure – au nom d’une conception rituelle et cyclique du temps bien différente de notre chronologie linéaire – Apu, qui se rêve romancier, doit épouser Aparna : sinon, la malédiction s’abattra sur celle-ci et elle ne trouvera jamais d’époux. Il accepte après quelque hésitation – et sa liberté rêveuse et chantante s’envole sous le triple coup du destin : la tradition, l’intuition superstitieuse de sa future belle-mère qui voit en lui l’incarnation de Krishna et l’amour imposé à un jeune homme vierge, sans expérience, comme Pulu le lui fait ironiquement remarquer pour doucher un peu ses velléités littéraires romantiques. Il emmène alors son épouse à Calcutta et la relation subie se transforme alors en amour véritable et profond, par-delà la déception première de la jeune femme qui passe de l’opulence des parents à la misère de l’époux. Mais, nouveau coup du destin, Aparna, enceinte, part deux mois dans sa famille pour accoucher : Apu apprend bientôt sa mort en couches, brutalement, par son beau-frère. Dès lors, il se retrouve père d’un petit Kajal, garçon turbulent et désorienté, qu’il ne veut voir de cinq ans, tant il se sent incapable d’être père : sans doute, inconsciemment, le tient-il pour responsable de la mort de sa mère. Il s’exile alors, travaille dur dans une mine de charbon mais imploré par Pulu, revient et si le contact avec l’enfant et son grand-père se passe d’abord mal, il repart, contre toute attente, son fils…sur les épaules.
L’émotion de ce film naît pour moi de la conscience qu’un sentiment, amoureux ou paternel, loin d’être un météore, une transcendance ou une brûlure – selon une conception romantique de la passion – est aussi, souvent, une construction, une conquête, voire un combat contre soi-même. Aparna, nous le disions, est profondément déçue de la pauvre chambre d’étudiant de son mari ; mariée pour ainsi dire de force ou par tradition, à tout le moins dans l’ignorance, elle va découvrir en elle-même des trésors de tendresse, enchanter cet intérieur maussade, – tissus colorés, plantes et rideaux fleuris – faire promettre à Apu de ne plus fumer. Présence féminine qui éclaire et allume l’humble demeure de l’homme seul. Exquise délicatesse par quoi la jeune femme, sous l’apparence d’une soumission ancestrale, réinvente sa vie, donne sens à leur vie, et, prenant en main le ménage, crée l’amour dans son miracle quotidien – cette épingle à cheveux au creux du lit entre les deux époux comme un témoin de leur amour, une trace de leur union charnelle jamais montrée, pas même suggérée. Cheminement intérieur de la jeune femme dont le visage mouillé de larmes dans l’encadrement de la fenêtre disait la détresse silencieuse mais qu’illuminera presqu’aussitôt un sourire à la vue d’un enfant jouant dans la rue – promesse diffuse de maternité. On apprend à aimer ou à réinventer sa vie comme on mesure le prix des choses, comme on passe d’un idéalisme aliénant à l’amour extasié du réel, au contact d’un sourire, d’un fleuve ou de fougères emperlées de rosée au soleil levant. Aparna ne fait pas simplement contre mauvaise fortune bon coeur : elle se prend à aimer son grand dadais d’Apu, toujours aussi lunaire et maladroit et la timidité dubitative de ces deux amants si respectueux, si émerveillés de se découvrir et de se comprendre, n’est pas le moindre charme du film. Intimité étonnée, douceur et suggestion. Et de femme subissant son destin, Aparna connaît une véritable émancipation, également culturelle : lorsqu’elle va au cinéma avec Apu ou dans une discussion ne connaît pas un mot, elle se moque de son ignorance et découvre avec toute la curiosité fiévreuse de ses yeux étincelants le ciel des idées et la beauté de l’art quand son mari, lui, a bien besoin d’être ramené sur terre ! Un très beau montage lie ainsi deux plans d’une rare fluidité : l’écran du cinéma où Apu emmène Aparna se mue en vitre de calèche ramenant les amoureux au logis. L’actrice Sharmila Tagore, apparentée au grand poète indien Rabindranath Tagore, découverte à l’âge de 14 ans et dirigée avec beaucoup d’exigence par le cinéaste, lui prête la modestie étonnée, l’émerveillement douloureux et l’acceptation triste de ses yeux pétillants et profonds…
De même, et plus bouleversant encore, est le trajet qui mène Apu du refus violent de la paternité, d’un déni en apparence moralement choquant chez un jeune homme si sympathique, si craquant à un (nouveau ou premier ?) départ avec son fils – lourd de promesses diffuses, comme le choc d’une rencontre amoureuse longtemps refusée par peur, par égoïsme, par soif de liberté, et finalement acceptée comme une évidence joyeuse, et comment dire, légère… C’est la force et la beauté de ce film de nous faire comprendre et aimer, d’un bout à l’autre du chemin, cette acceptation de la responsabilité paternelle sans morale ni didactisme, mais avec la tremblante humanité qu’offre seule une grande mise en scène – comme une quête, une conquête de soi et une découverte de l’autre : il faut savoir, avant de juger, qu’Apu a perdu son père à l’âge de sept ans et sa mère, dix ans après. Comment dès lors être père instinctivement, instantanément, avec un tel poids de passé ? De retour dans la grande propriété de ses beaux-parents, Apu entend parler d’un garçon rétif, infernal même et découvre dans une superbe scène le garnement dormant du sommeil du juste : le petit corps lové, le visage obtus, comme enfermé dans ses songes, lui procure un sentiment d’étrangeté, le sentiment d’un étranger. Il fait alors le tour du lit et semble, comme le spectateur, foudroyé par la beauté rêveuse du petit, qui ressemble à sa mère. Premier choc. Il le voit aussi, près de l’entrée de la propriété, sauvageon courant vers lui sans le connaître, sans le reconnaître. Lorsque le grand-père, excédé par le gamin insupportable, s’apprête à le frapper de sa canne, un bras l’arrête, doux et ferme, au bout duquel le plan suivant découvre le corps d’Apu, son visage grave. Comme si la paternité, à son corps défendant, travaillait en lui, parlait déjà en lui, confuse et irrépressible – en un geste bien plus lourd que les paroles. Lourde explication avec le beau-père qui l’accuse, non sans raison apparente, d’immaturité et d’irresponsabilité. Nous sommes déçus avec lui, nous ne comprenons pas – ou si peu – qu’il se dérobe sans cesse, c’est son fils après tout : il annonce qu’il s’en retourne à Calcutta, qu’il ne veut pas se charger du poids d’une autre vie. Alors que le grand-père en colère reste seul, triturant nerveusement le petit train de l’enfant, et qu’Apu s’éloigne définitivement, son balluchon sur l’épaule, tel le cavalier solitaire de tant de westerns, voici qu’apparaît Kajal au sommet du tertre : Apu se retourne, l’enfant lui demande qui il est, l’adulte lui répond « Je suis ton ami » et Kjal de courir vers lui de ses petits pieds nus, et de sa tendre rage de gosse apeuré. Bouleversant : il faut parfois partir (ou ici revenir) de loin, s’inventer en ami pour se retrouver, pour être soi-même, enfin père. Et porter enfin sur ses épaules, filmé en contre-plongée, un enfant acquis et conquis, avec la légèreté du danseur nietzschéen, le sourire retrouvé de l’homme mûri, du sage barbu et non plus du désespéré cachant les stigmates de sa souffrance.
Oui, il aura fallu apprivoiser ce destin têtu, se relever à chaque fois et parcourir son chemin de résilience. Pour hors champ qu’elle demeure, et surtout celle d’Aparna, la mort plane sans cesse au-dessus des personnages. Le destin est symbolisé par le train, leitmotif du cinéma de Satyajit Ray, la voie ferrée près de laquelle habite Apu, la vitre du wagon où s’encadre le visage inquiet et amenuisé d’Aparna – une vague prémonition nous souffle alors qu’elle pourrait ne pas revenir, qu’il arrivera peut-être un malheur. Le train offre la tentation du suicide quand, après la mort de sa femme, Apu erre près de la voie ferrée, qu’il se penche dangereusement. Un cri terrible retentit, celui d’un…cochon. Attente et catastrophe refusée, tension soudain libérée par un montage nerveux qui nous fait épouser le moindre état d’âme, l’insouciance et la souffrance incarnées par cet acteur lumineux, au sourire tantôt enchanteur, tantôt déchirant – Soumitra Chatterjee. On adore son enthousiasme juvénile d’apprenti romancier lisant en pleine nature son manuscrit à son ami Pulu ; on sourit de l’émoi amoureux et de ce réel têtu qui l’empêchent de lire tranquillement et intégralement la lettre d’amour d’Aparna, qu’il entame au bureau, poursuit dans le tramway, et achève à la gare. On souffre avec lui de l’espoir saccagé en plein vol par ce jeune et injuste deuil qui se retourne contre son art et emporte du haut d’une montagne les feuilles noircies de tant de mots, d’élans et d’émois. Dans un superbe effet de caméra subjective, on est bouleversé par son visage décomposé, découvrant avec le spectateur, en une prescience horrible, au retour du travail, sur le seuil du logis, son beau-frère ravagé, venu annoncer la nouvelle de la mort d’Aparna. Que de sentiments passent alors sur son visage d’une incroyable plasticité ! Quelle colère, quel déni soudain soulèvent le jeune homme pour qu’il gifle violemment le messager du malheur !
On renaît pourtant avec lui au son du sitar – magnifique musique de Ravi Shankar – ou de la flûte dont Apu célèbre ses joies ou berce sa douleur. Si le train incarne le destin qui nous emporte, on se ressource au fleuve que longe le jeune homme, à cette eau lustrale et léthéenne malgré l’impossible deuil, aux reflets de laquelle l’autre, l’ami Pulu le rudoie et le rappelle à sa paternité. « La joie venait toujours après la peine », chante Apollinaire dans « Le pont Mirabeau » ; ou, pour parodier François Truffaut, dans La Nuit américaine, la vie continue,« les films avancent comme des trains, tu comprends ? Comme des trains dans la nuit ».
Le visage crispé par la souffrance et l’enjeu, la tête en avant, le corps rejeté en arrière, Harold Abrahams, le coureur juif, et plus encore Eric Liddell, le sprinter écossais, franchissent la ligne d’arrivée, brisant de toute la puissance explosive de leur corps poussé à ses extrêmes limites le ruban fatidique… Avec son synthétiseur, son cor et ses codes vocales, la célébrissime musique de Vangelis, passée à la postérité l’après-midi même de sa création, les accompagnent et les galvanisent comme elle semble porter tout au long de ce film mythique, Les Chariots de feu, de Hugh Hudson, les coureurs sur la plage dans le deuxième flash-back inaugural : elle était en effet diffusée pendant ces 8 km qu’effectuent les coureurs anglais, en maillot blanc frappé du drapeau britannique, maculés de sable et d’embruns, exultant et communiant dans l’effort commun. Musique qui est le plus souvent liée à des ralentis lyriques – caractéristique majeure de ce film avec ses flask-backs en écho au début et à la fin du film (sur l’enterrement de Harold Abrahams à Londres en 1978, la course sur la plage), ses ellipses et surtout ce montage alterné évoquant en parallèle les parcours de ces athètes hors pair, se battant, Abrahams pour prendre sa revanche sur l’antisémitisme dont il a souffert à Cambridge, Liddell pour célébrer la gloire de Dieu qui lui interdit de courir un dimanche pour les éliminatoires du 100 m. Le lyrisme du film, le soulignement du geste ou de la pensée sportifs qui m’ont paru un peu emphatiques à la première vision, en DVD, mais m’ont emballé sur grand écran, n’excluent toutefois pas la précision documentaire : on se régale ainsi à découvrir la préparation des deux athlètes qui courent avec leur entraîneur ou leurs amis, avec des chiens, à côté d’une voiture, sur une plage et, juste avant le 100 m et le 400 m fatidiques, la mise en place des sprinters, sur la piste couverte à l’époque de cendres, avec leurs chaussures en cuir à lourds crampons, faisant un trou avec leur truelle alors que les starting-blocks n’existaient pas encore : ceux-ci ne furent introduits qu’en 1934, soit 10 ans après l’action du film…
C’est un pari et un paradoxe étonnants que d’avoir ainsi usé, sur la musique de Vangelis, du ralenti pour suggérer la vitesse, moins de manière adventice comme à la télévision – pour revoir une action, évaluer s’il y a bien faute et penalty dans un match de foot – que de façon quasi structurelle pour traduire la souffrance physique et psychologique et célébrer la magie du sport. Le cinéma doit ainsi surpasser la télévision en se battant aussi sur le terrain de l’intime, des personnages. En effet, il ne s’agit pas seulement ici de décomposer le geste sportif, de suggérer l’ampleur de la foulée (que Harold dut réduire, sous l’impulsion de son entraîneur privé Sam Mussabini, pour être plus aérien, plus bondissant ?), ou la remontée véridique, spectaculaire et victorieuse d’un Liddell bousculé par un sprinter français en 1923 et chutant au bout de 20 m : il s’agit de traduire la quête d’absolu, l’union de l’âme et du corps dans le geste sportif, d’autant que les moments d’introspection, de doute térébrant ou de rage vaincue, sont également soulignés par cette musique et ces ralentis. On pense à l’affrontement entre Abraham et Liddell début 1924 – fictionnel car ils ne se sont jamais rencontrés dans la réalité mais ce duel au sommet a été exigé par la production américaine qui voulait que fussent également limitées les scènes de cricket, sport typiquement britannique, et valorisés les gros mots (sic !) -pour toucher un public plus large – et les athlètes américains surtout, malheureux concurrents de Harold sur le 100 m de cette VIIIème Olympiade de Paris 1924, dont nos tout proches JO Paris 2024 célèbreront le centenaire. Charlie Paddock, médaillé d’or en 1920 aux JO d’Anvers et détenteur du record du monde à 10,4 secondes et Jackson Scholtz furent en effet coiffés sur le fil par le tenace et fougueux Harold Abrahams (10,6 s.) : lot de consolation dans le film et autre entorse avec la réalité, Brad Davis, l’acteur jouant Scholtz, est chargé de remettre à Liddell, juste avant son victorieux 400 m, un billet magique et propitiatoire de soutien sur lequel figure le commandement biblique : « J’honore ceux qui m’honorent. » L’offrande de ce billet, témoignant du bel idéal olympique de fraternité entre les peuples, n’apparaît toutefois pas pendant toute la course et notamment aux moments où « l’Ecossais volant » est filmé en gros plan – erreur de raccord, reconnut le cinéaste.
La force de ce film, qui aurait pu se contenter d’être un film de sport, un Rocky de Sylvester Stallone, un Borg-Mac Enroe de Janus Metz Pedersen, un Moi,Tonya de Craig Gillespie sur une patineuse américaine agressant son adversaire majeure, et qui s’inscrit dans une tradition initiée par les films de boxe des frères Lumière (dès 1895), ou des comiques, de Charlie Chaplin à Buster Keaton ou Max Linder, est de constituer une oeuvre humaniste, à la fois intimiste et universelle : le sport est non seulement un formidable motif cinématographique par sa puissance narrative, ses enjeux dramatiques, ses climax et moments d’abattement propices à un scénario palpitant – mais aussi le condensé symbolique de maints conflits sociaux, politiques et internationaux. Le cinéaste cherche moins à rendre compte de l’intégralité d’une course, à traduire le spectaculaire, ou à célébrer un idéal viriliste dans des scènes de courses souvent coupées et à cet égard parfois frustrantes qu’à décaler son regard : il faut que le cadre puisse capter l’exaltation d’être, de se donner corps et âme plutôt que l’ivresse de grandeur qui découle de la gloire. Là où le superbe Raging Bull (1980) proposé il y a quelques années par les Cramés dans le cadre de son festival Martin Scorcese montrait l’ascension puis la descente aux enfers du champion italo-américain Jack LaMotta, dans le milieu interlope et l’atmosphère violente de la boxe, c’est à un double accomplissement, sous le signe de la foi et du dépassement de soi que nous invitent Les Chariots de feu, tourné en 56 jours en 1980 et sorti en 1981, avec le succès que l’on connaît : ce fut le film le plus rentable de l’année au Royaume-Uni, un gros succès au Canada et auw Etats-Unis (avec 53 millions de dollars de recettes), quoique le film, avec ses 312 931 entrées seulement, soit passé quasiment inaperçu en France et au festival de Cannes d’où il est revenu quasiment bredouille : il faut dire que l’ironie britannique à l’égard des « frog-eaters » (ou mangeurs de grenouilles) que nous serions selon lord Birkenhead, le prestigieux président pince-sans-rire du comité olympique, ou l’obstruction française à la course de Liddell en 1923 n’ont guère facilité son acceptation.
Les Chariots de feu sont en effet placés sous le signe de l’élan, comme le suggère la comparaison chère à Eric Liddell entre la religion et la course dans une conviction inébranlable qui, opposant ce rugbyman fils de missionnaires nés en Chine et prédicateur presbytérien à sa soeur inquiète de le voir courir et renoncer provisoirement à exercer son ministère au pays du Soleil levant puis au comité olympique lorsqu’il refuse de courir un dimanche, lui inspire des paroles sacrées : « Je cours vers le but pour remporter le prix de la vocation céleste de Dieu (…) Et Il m’a aussi fait pour aller vite. Et, lorsque je cours, je ressens Son plaisir. Vaincre est l’honorer ». Spiritualité du sport et de la volonté humaine également célébrée par la formule des « ailes de la victoire » qui, un subtil montage anticipant la course initiale sur la plage par les premières notes de la musique de Vangelis sur les dernières paroles d’hommage à Abrahams lors de ses funérailles, rappelle aussi le titre du film de Warren Beatty sur le sacerdoce chinois entre 192 et 1943 d’Eric Liddell ordonné pasteur en 1932 dans sa ville natale de Tianjin, aidant son frère au service médical et tenant tête à l’envahisseur japonais pour être finalement interné dans le camp de Weixan en 1943. Elan que symbolise la titre même – le feu de la passion, la dynamique irrésistible d’une course vers la victoire incarnée par les paroles du poème de William Blake dans son poème pour Milton sur lequel Hubert Parry composa en 1916 son hymne « Jerusalem » célébrant l’Angleterre comme une nouvelle Jerusalem promise par le prophète Elie : « Apportez-moi ma lance, ô nuées déployées ! Apportez-moi mon chariot de feu ! »
Cet élan n’est pas seulement celui de la foi, il est aussi et peut-être surtout celui de l’accomplissement personnel, du dépassement de soi : les deux postulations se juxtaposent, se combattent puis se réconcilient dans un mouvement dialectique qui n’est pas le moindre intérêt de ce film « sur les valeurs humaines » – selon le cinéaste – non point « passéiste » et « à la gloire des valeurs britanniques « , montrant que « certains idéaux méritent d’être préservés ». Et ce n’est pas non plus le moindre paradoxe de ce film que de refuser le nationalisme si souvent attaché au sport et aux JO, ou du moins un patriotisme cocardier, en privilégiant l’individu, dans une affirmation de soi sans doute orgueilleuse et blessée pour le Juif Abrahams, et pour Liddell, dans un prolongement, tout d’abandon et de promesse, de la grâce divine.
Cette affirmation de soi et cette revendication religieuse, épanouie chez Liddell – personnage pétillant et enthousiaste (étymologiquement, porté par le souffle de Dieu) par-delà son rigorisme doctrinal – crispée et douloureuse chez Abrahams méprisé par l’institution chrétienne, confèrent au film une troisième dimension : celle d’une critique sociale acerbe contre la classe dirigeante, dont sont d’ailleurs issus la plupart des sportifs, lord Linsay en tête (lord Burgley dans la vraie vie), et les dirigeants de Cambridge aussi bien que les responsables du sport olympique britannique. Si le dilettantisme de lord Linsay nous amuse – il reçoit miss Gordon la chanteuse et actrice amie d’Abrahams en robe de chambre et pieds nus et s’entraîne presque distraitement dans son parc au saut de haies coiffées précieusement de boîtes d’allumettes – le mépris social des deux directeurs de Cambridge, le principal de Caïus (joué par Lindsay Anderson) et celui de Trinity College (John Gielgud), nous révulse, tant il sue la componction, et se drape dans les oripeaux de l’humilité, de l’honneur universitaire et du refus d’une gloire personnelle dont ces deux hypocrites manipulateurs invitant Abrahams pour lui faire la leçon seront les premiers à recueillir les fruits pour l’institution lors de la victoire du jeune homme au 100 m. Au milieu des portraits immémoriaux de la grande salle de réception, Harold affirme avec panache sa liberté souveraine qu’il met toutefois au service de l’université, de la nation et du roi, même si en recourant à un entraîneur privé italo-syrien, Sam Mussabini, célèbre Pygmalion de 11 athlètes victorieux, le sprinter a manqué à la règle de l’amateurisme et péché par orgueil…entrant dans une carrière professionnelle du reste interrompue en 1925 à la suite d’une blessure au saut en longueur.
Ce film, qui ne peut que toucher les militants du MRAP (Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples) sensibles à la question du racisme dans le sport, et pour son combat contre l’antisémitisme aujourd’hui de retour en France avec le terrible conflit entre Israël et le Hamas dans la bande de Gaza, pose plus globalement maintes questions philosophiques passionnantes. Quelle est la liberté de l’individu face au groupe dont il porte les valeurs (religieuses) et les espoirs (sportifs) ? Et dans quelle mesure la communauté et les institutions peuvent-elles et doivent-elles imposer leur loi à l’indidu ?
Et où s’arrête l’affirmation de soi ? Où commence l’hybris de l’orgueil, thème de tant de tragédies grecques mais ici remarquablement accordé au parcours solaire, tant individuel que collectif, de ces deux athlètes, entouré par leurs amis, adulés par les foules, soutenus, sur un mode plus intimiste, Harold par son amie artiste, Sybil Gordon, Eric par sa soeur profondément croyante, animant avec lui la communauté presbytérienne ? Par son montage alterné, l’imbrication de ces deux destins croisés, Hugh Hudson ménage des moments forts – la course de Harold autour de la cour de Trinity College pour se faire reconnaître de ses condisciples, et celle du futur pasteur oubliant son prêche pour un défi lancé aux jeunes rugbymen, la consolation amoureuse apportée par Sybil à Harold dans les tribunes du stade où il vient d’être vaincu par Eric, face au dialogue tendu entre le frère et la soeur pour qui courir serait se détourner de Dieu… Et bien sûr la joie égale et sans pareil des deux femmes, des deux égéries, l’une lumineuse et inquiète, l’autre sombre et tourmentée, pour leur champion qui a osé être lui-même, fidèle à Dieu et à un appel intérieur bien plus que ce comité olympique, cet aréopage royal qui voudrait faire courir Eric un dimanche.
Obstination peut-être – par quoi Eric rejoint l’orgueilleux Harold mais dans une révélation intérieure – ou courage d’être soi, conviction chevillée au corps – comme si un athlète était habité par plus grand que soi, par la volonté de se dépasser, de ravir ses proches, de porter l’espoir d’un peuple. La foi en soi unissant l’individu et la collectivité dont Les Chariots de feu nous offrent une magnifique, haletante et exaltante illustration.
Claude
PS 1 : allez écouter dans les bonus du DVD le passionnant commentaire du film par le réalisateur lui-même, pas à pas, en 2 heures environ…
PS 2 : Interview proposée par Georges Joniaux sur les rapports entre sport et cinéma
«Le sport et le cinéma ne peuvent que se rencontrer»
A l’occasion de la sortie de «Moi, Tonya», Gérard Camy, professeur et historien du cinéma, revient sur les particularités du film de sport, peu porteur au box-office et pourtant prisé par les cinéastes.
Paru dans Libération – publié le 21 février 2018 à 15h43
Si l’alliance entre sport et cinéma a produit quelques classiques (Raging Bull, Rocky, les Chariots de feu) et intéressé de grands réalisateurs (Clint Eastwood, Martin Scorsese, Michael Mann, Jean-Jacques Annaud), elle reste souvent peu porteuse au box-office. Ce qui ne tarit pas la source, comme en témoigne la sortie en France en quatre mois de Borg/McEnroe, Battle of the Sexes, Sparring et Moi, Tonya.Ce dernier, de l’Australien Craig Gillespie, a trouvé son public aux Etats-Unis et a été salué par la critique. Il est même en lice dans trois catégories aux Oscars, dont celle de la meilleure actrice (Margot Robbie). Gérard Camy, co-auteur du livre Sport & Cinéma (Editions du Bailli de Suffren) avec son fils Julien, explique que le sport et le cinéma sont historiquement liés mais qu’ils entretiennent aujourd’hui un rapport paradoxal.
Qu’entend-on par «film de sport» ?
Pour notre livre, le critère était d’avoir un personnage principal sportif professionnel ou de suivre un supporteur ou un entraîneur. Vous avez les films qui parlent vraiment de sport avec des matchs, de la tension, du suspens, et des films qui utilisent des personnages sportifs qui se reconvertissent ou font autre chose. Dans le deuxième cas, le sport vient vraiment en filigrane, ce ne sont pas vraiment des films de sport. Pour moi, il faut que le sport soit au centre.
Depuis quand retrouve-t-on du sport au cinéma ?
Depuis toujours. On a démarré notre recherche en 1895. Les frères Lumière ont montré des films de foot, de vélo ou de sports originaux comme la course en sac. La boxe a été filmée tout de suite. On peut même dire qu’il y a eu un premier long métrage de boxe dès 1897, alors que ce format n’existait pas encore. Enoch J. Rector a filmé le championnat du monde poids lourds avec trois caméras. Le film a duré plus d’une heure. Après, tous les comiques, de Charlie Chaplin à Harold Lloyd en passant par Buster Keaton ou Max Linder se sont mis à faire des films de boxe. Dans les années 20, il y a eu les premiers longs métrages, avec le sonore qui a apporté le bruit des coups et l’ambiance des salles de sport.
Y a-t-il différentes catégories de films de sport ?
Il y a un sous-genre évident : le film de boxe qui flirte avec le film noir et s’est créé très tôt. Dès l’époque du muet, la boxe a eu des considérations particulières. Le mélange avec le milieu des paris, le monde interlope, les quartiers sombres, les salles minables a créé une forme d’ambiance que l’on retrouve dans énormément de films.
On peut aussi diviser les films de sport avec les genres traditionnels. Il y a les comédies, les drames, les tragédies. Et bien sûr, les biopics, qui constituent un énorme sous-genre du film de sport. Tous les grands sportifs, ou presque, ont droit à leur biopic. Et cela dans toutes les disciplines.
Pourquoi le sport est-il un bon sujet pour un réalisateur ?
C’est une manière de raconter le monde, la société, les rapports humains. Le sport est complètement ancré en nous ; les films racontent les histoires intimes et mêlent la grande histoire à la petite histoire. La Couleur de la victoire (Stephen Hopkins, 2016) parle de la période des années 30 et des Jeux olympiques de 1936, à travers le parcours du sprinteur Jesse Owens. Les films de foot s’intéressent particulièrement à l’histoire du monde. Certains ont comme élément de base la guerre israélo-palestinienne, la guerre en Afghanistan ou celle en Yougoslavie. Enormément d’éléments dans les films de sport intègrent des grands moments d’histoire.
D’un point de vue technique, comment filmer le sport ?
Historiquement, la façon de filmer le sport au cinéma était très proche de la façon dont on le filmait à la télévision dans les années 80. Quand on voulait reconstituer une séquence sportive, on prenait de vrais acteurs que l’on entraînait pour qu’ils ne soient pas trop catastrophiques. On faisait aussi appel à de vrais sportifs. Aujourd’hui, le cinéaste ne doit pas s’amuser à filmer comme à la télé. Parce que la télé a des possibilités inouïes, des ralentis extraordinaires. Le cinéma n’a pas à se battre sur ce terrain-là. Il faut qu’il se batte sur le terrain de l’intime, du personnage, il doit arriver à faire ressentir les sensations. Les réalisateurs doivent choisir des angles et éléments plus personnalisés.
Il y a aussi une grande nouveauté pour le film de sport. Avec le numérique on va pouvoir reconstituer des scènes absolument hallucinantes. Dans Moi, Tonya, l’actrice qui joue Tonya Harding, Margot Robbie, réalise un triple axel uniquement en numérique. Ce n’est pas elle qui le fait, mais c’est bien l’actrice que l’on voit continuellement tourner, alors qu’elle n’est pas à l’écran. C’est une possibilité pour les cinéastes de retrouver une certaine vérité sportive.
Quoi qu’il en soit, filmer le sport est toujours un exercice difficile, surtout si c’est un sport collectif.
Peut-on parler d’essor du film de sport ces dernières années ?
C’est vrai que depuis quelques années, il y en a beaucoup. Et encore, on ne voit que la partie émergée de l’iceberg, tous les films ne sont pas diffusés en France.
Il y a une sorte de paradoxe : le film de sport ne fait pas des scores énormes au box-office, et cela depuis des années, à part Rocky, bien entendu. C’est toujours vrai aujourd’hui. Ron Howard, habitué aux énormes succès (Da Vinci Code), a fait deux films de sport (De l’ombre à la lumière et Rush) ; ce sont ceux qui ont pratiquement le moins bien marché. Or, depuis deux ou trois ans, on voit beaucoup plus de films de sport qu’il y a quelques années. En même temps, le sport a pris énormément d’importance ces dernières années, partout dans le monde. Le cinéma y voit aussi un moyen d’y trouver de nouveaux spectateurs, même si aujourd’hui, ça ne fonctionne pas énormément.
On parle beaucoup des films de sport d’Amérique et d’Europe, mais il y en a partout, en Asie notamment. Le sport est un sujet mondial. Il est plus que jamais le premier divertissement du monde, avec le cinéma. A un moment, ils ne peuvent que se rencontrer. Une belle histoire de sport, c’est un bon scénario, il y a du climax, il y a des moments forts, des moments intimes, des moments dramatiques, d’intimité…
On a l’impression que le sport est un puits sans fond pour le cinéma…
La rivalité entre deux sportifs, c’est le principe de base : on est presque dans le combat éternel. C’est un des éléments forts des scénarios. Moi, Tonya, c’est la rivalité entre Kerrigan et Harding. Rush, c’est Hunt et Lauda [célèbres pilotes de Formule 1, ndlr]. Il y a aussi Borg/McEnroe. Sans oublier Rocky où l’adversaire, qui est vraiment le méchant, va progressivement devenir l’ami. Les sujets sont éternels. J’attends le film que l’on fera peut-être un jour sur la rivalité entre Anquetil et Poulidor. On fera peut-être quelque chose sur le rapprochement entre les deux Corées grâce aux Jeux d’hiver 2018. Ce sont des sujets qui devraient intéresser des cinéastes et des producteurs. Des histoires très cinématographiques
Les Lueurs d’Aden, second opus d’Amr Gamal, et septième des rares productions yéménites, est un film réaliste, entre fiction et documentaire, d’une grande force et d’un dépouillement exemplaires, comme l’a bien montré Chantal dans sa présentation prolongée par un débat passionnant. Aden serait le troisième personnage de ce film dont les plans généraux épousent les appartements délabrés, les rues bondées sous un ciel de plomb, les voiles étonnamment colorés des femmes, tel cet orange initial du marché : une prise de vues sur le panneau indicateur de la ville tient ainsi lieu de mise en abyme de ce récit, entre documentaire, chronique sociale et drame intime capté en plans fixes.
Le sujet principal – l’avortement d’une femme yéménite Isra’a qui avec son mari estime ne pas pouvoir assurer la subsistance d’un quatrième enfant – croise et réfracte une problématique économique de pauvreté, voire de misère, dans un pays ravagé par la guerre mais aussi religieuse, avec l’interdit de l’Islam ici curieusement soumis à interprétation : selon qu’on en fait une lecture rigoriste ou libérale, qu’on porte le nikab ou le tchador, qu’on suit les docteurs de la Loi ou un imam s’exprimant sur un réseau social, on proscrira l’interruption volontaire de grossesse (sauf en cas de danger absolu pour la mère) comme un crime contre la vie et le divin ou l’on négociera sa conviction, on l’accommodera à la réalité sociale, à la détresse familiale, en termes de délai possible, 40 jours, voire un maximum de 120 jours. Quand le cœur du fœtus est-il définitivement formé ? Et l’âme surtout, quand habite-t-elle le petit corps du bébé à venir ? Autant de questions dont témoignent aussi ces disparités entre femmes à l’intérieur de l’hôpital, certaines portant le voile intégral, d’autres pas, en vertu d’un choix personnel plus que d’une hiérarchie sociale. Sans oublier que les convictions intimes peuvent évoluer, jusqu’au déchirement entre la foi et la raison, entre une position de principe et une amitié empathique, ou peut-être plus simplement une obscure solidarité féminine. Muna, la gynécologue d’abord si récalcitrante, cèdera par amitié à la demande du couple en changeant la date de la consultation médicale (mais pas de l’échographie ?) – avec l’aide de l’amie infirmière (non sans un peu de bakchich) qui trouve à Isra’a un médecin urgentiste prêt à délivrer une autorisation pour l’intervention en fermant les yeux sur les dates trafiquées. La science et l’amitié l’emporterons sur la religion. Le ligne de fracture en effet entre pro et anti-avortement passe moins entre décideurs et exécutants, entre cadres et infirmières, entre hommes et femmes qu’elle ne traverse les consciences ou les intérêts, quand elle ne relève pas du simple bon sens, de la lucidité ou de l’humanité : furieuse de la présence de deux faiseuses d’ange chez le couple, Muna se décide au nom de la santé car mieux vaut avorter évidemment à l’hôpital dans des conditions de salubrité minimales que chez soi, clandestinement, au prix de sa santé, voire de sa vie ! Anne, l’héroïne d’Annie Ernaux, en sait quelque chose, comme Gabita, égaiement étudiante dans le film oppressant du réalisateur Cristian Mungiu Quatre mois, trois semaines, deux jours, Palme d’or 2007 à Cannes. Ah ! cette course effrénée de la colocataire Otilia filmée caméra à l’épaule jetant finalement dans une poubelle le foetus exécré – dédoublement ou plutôt redoublement amical de ce combat et désespoir de femme.
Ce film trouve un écho inattendu dans une double actualité, politique et cinéphilique : d’une part, le vote historique, lundi 4 mars, par les 2 assemblées réunies en congrès à Versailles de l’inscription dans la Constitution française de la « liberté garantie » de l’avortement – pas sociétal décisif qui devrait empêcher toute remise en cause de ce droit, même par un projet de loi, progrès dont notre démocratie peut être fière face à la remise en cause de cet acquis dans plusieurs pays ou des Etats américains ; et d’autre part, la diffusion, télescopage étonnant avec la politique, mardi prochain, 4 mars, du film bouleversant d’Audrey Diwan, Lion d’Or à la Mostra de Venise en 2021, L’Evénement, d’après le récit par Annie Ernaux, de son douloureux et haletant périple en 1963 pour avorter à une époque où cela était interdit.
Comme le fit remarquer une spectatrice, ce film nous touche parce que, mutatis mutandis, il nous renvoie avec le dépaysement moyen-oriental à la France répressive des années 60 et aux combats féministes des années 70 : certes, Anne – d’Annie Ernaux – était seule et désemparée, aidée par des rares amies, face à une loi punitive et un climat d’ordre moral mais le parcours de combattant qu’affronte, cette fois-ci pour des raisons essentiellement économiques, le couple d’Ahmed et Isra’a s’apparente bien à un triple combat : combat contre l’islamisme triomphant depuis les années 1990, contre la société (des amis réticents ou incompréhensifs, des grands-parents à qui on ne parlera jamais que d’enfant mort-né), contre ses propres doutes ou son sentiment de culpabilité. Le couple en revanché semble à la fois soudé et progressiste, le mari ne reprochant pas un instant à son épouse son intention abortive, l’encourageant même, la jeune femme ne doutant dès lors jamais de sa résolution : la décision commune, dans ce huis-clos familial, microcosme de la société déliquescente, apparaît même comme un acte de liberté et de résistance, comme le prolongement et la quintessence d’une exigence, d’une incorruptibilité. Ahmed ira jusqu’au bout de son refus d’un nouvel enfant, de même qu’il a renoncé à son poste à la télévision noyautée par les islamistes et rejettera la proposition d’un collègue de travailler pour une chaîne privée, pour un salaire pourtant alléchant monnayé en dollars. Certes, dans un moment d’exaspération et de détresse face à leurs difficultés financières, Ahmed portera bien la main, pour la troisième fois, sur sa femme mais la scène de la cuisine en fait foi, en pleurs, il le regrettera amèrement et jurera de ne pas recommencer…
« Épuisés », selon le titre arabe, accablés d’un « fardeau » selon le titre anglais, les héros malheureux d’Amr Gamal scrutent pourtant malgré tant de nuages privés, de coupures d’électricité, de tension grandissante du quotidien les « lueurs d’Aden » – si ténues et intermittentes soient-elles. Des guerres sans fin ont beau accabler le Yémen depuis 1962, avec entre autres causes la sécession du Sud soutenu par les Américains et l’Arabie Saoudite face au Nord aidé par l’Iran ou l’affrontement entre les Houthis et Al- Qaïda (AQPA) – le couple se débattre avec le « fardeau » de la misère, de l’oppression – contrôles militaires, salaires impayés, eau rationnée – et de ce nouvel enfant non désiré, l’espoir demeure, têtu et palpitant : l’amour et la dignité d’un couple, la sagesse et l’acceptation des enfants devant ce nouvel appartement délabré à la peinture écaillée, la fraîcheur étonnée et déjà si adulte de leur regard, la soif d’éducation et de culture avec le retour inespéré à l’école. L’espoir s’accroche aussi à ce taxi, huis-clos d’une grande variété sociale, microcosme d’une société qui bouge, d’une force qui va pour ne pas mourir ou céder aux sirènes du désespoir.
J’ai été bouleversé par ce film ! Je m’attendais bien en allant voir Moi capitaine, le dernier opus de Matteo Garrone, à découvrir un film dur, âpre, sans concessions sur les migrants – avec ce titre ironiquement antiphrastique qui semble inviter à une traversée maritime épique mais enthousiaste, à un défi juvénile ou arrogant convoquant nos souvenirs de films d’aventure ou de pirate – là où il ne sera pourtant question que de souffrance, de survie en mer, de terre promise pour deux jeunes Sénégalais, Seydou et Moussa, près d’accoster finalement en Sicile, dans « l’Eldorado » (?) rêvé. Happy end apparent, moins artificiel qu’on ne pourrait croire, qu’il faudrait questionner, quand un hélicoptère des garde-frontières tournoie, inquiétant, autour du vieux rafiot conduit par Seydou. Formidable Seydou Sarr, qui ne sait pas piloter, ni même nager, mais s’est vu confier par un passeur, contre ses dernières économies, la responsabilité écrasante de conduire à bon port des femmes, dont une femme enceinte, des enfants, des hommes affaiblis – sans parler des passagers clandestins montés à bord on ne sait trop comment, cachés puis extirpés des cales, évanouis, assoiffés, brûlés au contact des chaudières. A bon port, si l’on peut dire, car outre la menace planante d’un refoulement, ou d’un accueil en prison (Fofana, le jeune migrant dont s’est inspiré le cinéaste, a passé 6 mois en prison après avoir transporté 200 personnes), l’Italie tant attendue se dérobe ; on n’assiste pas à l’arrivée des migrants et on a même comme eux éprouvé des sueurs froides quand les passagers ont aperçu dans la nuit des lueurs faussement salvatrices – bloc sinistre et immobile ou île providentielle ? – ce qui n’était sans doute qu’une plate-forme pétrolière, image de l’argent, du libéralisme…On ne verra donc pas accoster ces migrants en Italie, avec le nouveau chemin de croix que l’on peut imaginer, l’attente, les formalités administratives, le camp de rétention – doux euphémisme pour des conditions d’accueil déplorables…
Non, car Matteo Garrone a choisi justement de nous montrer le début du périple, de Dakar au Sénégal à la Sicile, en passant par le désert nigérien et les geôles libyennes, autrement dit… tout ce que nous ne voyons pas à la télé qui depuis tant de mois nous assène des informations sur les naufrages de bateaux de migrants en Méditerranée, sur l’arrivée à Lampedusa, sur la politique anti-migratoire de Giorgia Melone, présidente d’extrême droite du conseil italien. Ce film constitue du reste un beau pied de nez du réalisateur à la politique de Meloni qui, ulcérée par le Lion d’argent attribué à Garrone pour ce film et le prix du meilleur espoir pour Seydou Sarr, a imposé l’un de ses affidés à la tête de la Mostra de Venise. Est-il besoin de dire aussi que ce film vient à point dans le contexte de l’indigne loi immigration votée en France le 19 décembre 2023 par les députés macronistes avec les voix de la droite et de l’extrême droite et récemment censurée pour une trentaine d’articles par le Conseil constitutionnel ?
Je m’attendais bien à un film difficile et violent mais pas à ce point. Non que nous ne soyons habitués à la violence fictionnelle qui innerve et définit même des genres cinématographiques comme le western ou le polar ou aux images terribles d’actualité, qu’il s’agisse de guerres, d’attentats, ou plus rarement, de corps de migrants – tel ce petit Aylan, Syrien de 3 ans, échoué sur une plage, dont la photo avait bouleversé le monde en septembre 2015. Avec Moi, capitaine, malgré cette fin supposément heureuse ou deux séquences oniriques (le corps d’une femme décédée dans le désert lévitant au-dessus du sable ou Seydou retournant voir sa mère en rêve aux côtés d’un ange) – que Culture au poing, Critikat ou Les Inrockuptibles critiquent si injustement, avec un intellectualisme condescendant, une rare sécheresse de coeur et un vrai défaut d’analyse – on en prend plein la figure. Oui, si esthétiques, sinon esthétisantes que soient certaines prises de vue panoramiques, plans aériens ou à la grue, dans le désert notamment, ce film m’a pris aux tripes et ne me quittera pas de sitôt. Cette histoire, inspirée de la vie de l’Ivoirien Kouassi Pli Adama, devenu médiateur culturel et assisant au scénario, conjugue la puissance d’une fiction au réalisme du documentaire dans le contexte géo-politique de crise migratoire que nous connaissons : 2500 morts entre janvier et septembre 2023 en Méditerranée, 26 000 noyés ou disparus depuis 2015.
La force de ce film ne tient pas seulement, de l’aveu même du cinéaste, au « seul récit épique contemporain » (8000 km ici) que constitue aujourd’hui l’histoire des migrants mais à l’immersion du spectateur dans le tragique d’une histoire, d’une descente aux enfers qui inspire, comme dirait Aristote, terreur et pitié mais au pont de vue interne adopté, au regard naïf de ces deux garçons dont les rêves se heurtent à la violence du monde et dont on épouse de l’intérieur, à chaque étape de leur parcours – ou de leurs errements – les doutes, les peurs glaçantes et les espoirs ténus..
Pitié pour ce nouveau Candide qu’est Seydou – tout comme son cousin Moussa, qui prendra une balle dans la jambe lors de sa réclusion, désillusion, pire : saccage de deux innocences, de deux adolescents amoureux de la vie, férus de musique, qui fuient le Sénégal autant pour devenir vedettes de rap que pour connaître une vie meilleure. Terrible traversée du désert avec ces corps entrevus en contrebas du chemin montueux, sinueux et interminable dans le sable, cette vieille femme qui se meurt et dont Seydou tente de ranimer le cadavre avec le reste de sa gourde. Insoutenables images de tortures dans les geôles lybiennes (ou nigériennes ?), de corps mutilés, de Moussa pendu comme un boeuf écorché, de prisonniers brûlés à la flamme ou à l’acide (pour leur extorquer de l’argent ou un numéro de téléphone d’une personne « ressource »)… Et que dire de ces brigands attaquant les migrants en plein désert pour les détrousser en leur faisant expulser à l’aide dun liquide blanchâtre et laxatif leurs économies pliées dans une capsule cachée dans l’anus – scène ahurissante de violence on ne peut plus intime, humiliante et aliénante ? Comment peut-on aller aussi loin dans la cruauté humaine ? Insupportable promiscuité, mais bientôt libératrice, du vieux rafiot autour de la femme enceinte, – – – qui accouchera finalement, miraculeusement – des prisonniers de la soute arrachés à leur enfer et quasi déjà morts, avec la délivrance de la terre entrevue et cet « Allah Akabar » de grâce rendue qu’on a trop souvent ces dernières années associé au seul cri des terroristes islamistes…
Pitié pour ces visages filmés en gros plan, avec une caméra tournoyante suggérant le vertige de leurs sensations mêlées, pour la terreur qui se lit dans les gouttes de sueur inondant la figure de Seydou, pour le halètement désespéré du garçon recherchant son cousin Moussa dans les souks et sur les chantiers de Tripoli, unique larme de sa mère en colère, si lucide, si âprement aimante, à l’annonce de son intention de quitter le Sénégal pour un impossible rêve cautionné par un sorcier.
L’espoir pourtant renaît en retrouvant Moussa bien que l’état de sa jambe fasse craindre la gangrène, l’entraide et l’amour aussi avec Martin, vieux migrant, maçon de son état, qui prendra Seydou sous son aile pour le sauver d’une possible mort et racheter leur liberté après avoir travaillé avec lui en esclave à construire une fontaine aux belles mosaïques pour un riche marchand. Un père spirituel en lieu et place de son vrai père disparu – qu’il devra quitter toutefois pour rechercher son cousin, et d’enfant devenir pleinement homme à travers tant d’épreuves.
Moi capitaine, un peu plus maître de ma vie sans doute, plus mûr en tout cas, sauveur ou témoin (au sens initiatique) de tant de vies, vrai passeur de rêve et de frontières. Donner ce qu’on n’a pas, pour se hausser au-delà de soi-même.
Le Paradis, premier film du cinéaste belgo-tunisien Zeno Graton, offre un moment subtil et émouvant de cinéma en abordant de front la question des centres fermés pour jeunes délinquants et de l’amour en prison, de la liberté symbolique qu’offrent les sentiments, de la reconstruction de soi par l’autre qu’ils autorisent enfin un peu, et plus particulièrement ici de l’amour homosexuel. Sujet délicat que le réalisateur aurait pu aborder de manière âpre et frontale, voire brutale (comme Patrice Chéreau dans L’Homme blessé ou Fassbinder dans Querelle inspiré du Querelle de Brest de Jean Genet, auteur auquel on pense immanquablement ici pour la même double expérience de la réclusion et de la pédérastie). Il aurait pu également, autre facilité ou tout au moins tentation, adopter une perspective morale, soit qu’il insistât sur le caractère clandestin de cette liaison inopinée entre Joe et le nouveau venu William, entre un garçon sensuel et révolté et un ado plus ténébreux, au masque apparemment inexpressif traversé de fulgurances de tendresse et de fragilités (le plus dur au premier abord, le plus fragile en fait), soit qu’il montrât des adultes réprobateurs ou des co-détenus goguenards ou ironiques commentant ou empêchant cet amour hors normes dans un milieu déjà marginal et étouffant.
Rien de tout cela en vérité. Une relation qui se découvre – la surprise de l’amour, comme dirait Marivaux – qui se cherche, qui se construit et qui se vit, certes difficilement car il faut bien se cacher dans le recoin d’une pièce isolée, dans un couloir, une buanderie quand on ne communique pas simplement par la musique, par une radio ou par des toc toc complices et entêtés de pivert à travers une cloison. La musique – celle du film, mêlant jazz, hip-hop et électro – signée du compositeur franco-libanais Bachar Mar-Khalifé, superbe et variée, porte le film et poétise, intensifie les scènes les plus marquantes – lie les deux jeunes gens comme leurs compagnons qui aiment danser, se retrouver le soir, oublier leur condition. Il est certes difficile, voire impossible de vivre une telle relation en centre fermé – c’est tout le pari du film d’en montrer, avec beaucoup d’intelligence et de finesse, à la fois la difficulté pratique (où, quand se voir et comment s’aimer , jusqu’à quel point ?) et l’impossibilité foncière : car pour s’aimer vraiment, il faut se voir en toute liberté potentielle, être libre, c’est-à-dire disponible pour libérer ses pulsions, s’isoler loin du regard des autres, fût-il indifférent, ou même empathique…
C’est ce que dit l’éducatrice Sophie, jouée par une remarquable Eye Haïdara, formidable alliance, comme son collègue, de fermeté parfois comminatoire et d’indulgence, d’empathie, de tendresse profondes mais toujours maîtrisées, lorsque Joe et William, bouleversés par la perspective de leur séparation, s’étreignent violemment devant tous les jeunes réunis – pas un d’entre eux d’ailleurs n’ayant un regard ou un propos moralisateurs ou ironiques : « soyez patients, attendez d’être dehors, vous ne pouvez pas vivre ça ici… » En aucune manière, le « vous ne pouvez pas » de Sophie ne signifie « vous ne devez pas » et le pronom démonstratif « ça » suggère non un quelconque jugement adulte, éducatif ou répressif mais la volonté de protéger cet amour indicible qu’elle ne se permet pas de nommer si tant est que cela ait un sens. Le vrai respect en somme…De même, lorsque ces jeunes n’en peuvent plus d’être enfermés et se mettent à tambouriner de concert sur les portes de leur chambre (de leur cellule ?), l’éducateur Ilyas (convaincant Jonathan Couzinié) se tait, laisse faire, ne cherche pas à rétablir une vaine autorité : il sent bien que ce serait inutile, que la révolte intérieure, la violence passionnelle, l’exaspération recluse ne peuvent que s’exprimer et doivent même s’extérioriser dès lors qu’il n’y a pas d’émeute ou de tentative d’évasion. Ce n’est plus de l’indulgence ou de la simple compréhension, c’est de l’humanité simplement, mâtinée d’un sentiment d’impuissance sans doute.
Ces jeunes gens en effet – c’est peut-être la seule faiblesse du film – paraissent finalement assez sages, presque résignés ou capables de surmonter leur désespoir ou leur déception à tout le moins, par-delà les sursauts de colère ou les velléités de révolte : ce jeune qui pensait être scolarisé, finalement refusé par le collège parce qu’il a commis l’imprudence, par honnêteté intellectuelle, de dire qu’il venait d’un centre fermé, d’un IPPJ ; Joe, bien sûr – même s’il reste ainsi 3 mois de plus avec William – Joe qui croyait pouvoir enfin sortir mais se voit refuser cette libération par la juge pour n’avoir pas suffisamment fait ses preuves, pour avoir souvent fugué. La fin du film montrera le chemin qu’il reste à accomplir…Fallait-il pour autant en tant que spectateur souhaiter plus de cris, plus de haine, plus de violence dans les gestes et les paroles pour faire plus véridique, plus réaliste et Zeno Graton a-t-il édulcoré la réalité de la réclusion et adouci le caractère de ses personnages pour susciter l’empathie de son public ? Je ne pense pas – et son propos ne me semble pas affaibli de ce refus de la complaisance ou de la caricature.
Faut-il rappeler que l’un des grands adversaires de la violence institutionnelle, Victor Hugo dans le journal fictif du Dernier jour d’un condamné (1829), n’a en aucune manière expliqué ou même suggéré le crime de son condamné à mort – de manière à créer l’empathie du lecteur et à suggérer l’inutilité, l’inhumanité de l’exécution capitale ? Le propos de notre cinéaste n’est-il pas un peu le même ? Ne pas juger mais au contraire suggérer l’humanité de ces jeunes délinquants, dont on ne sait jamais quels délits il ont commis au juste, les saisir, au-delà de tout moralisme, dans ce moment singulier et terrible de leur vie où ils tentent de se reconstruire personnellement mais aussi de faire communauté, au-delà de leurs différences, dans leur multiplicité d’origines, dans cette appartenance multiple qui les réunit et qui les soude (contre le racisme institutionnel dont a souffert Zanon dont un cousin fut emprisonné). Du coup, on ignore ce qu’ils ont fait, on oublie presque qui ils sont, qu’ils ont été des délinquants, même si les éducateurs sont à juste titre durs à leur égard, que les rendez-vous avec la juge d’application des peines leur rappelle, et nous informe, du poids du passé et de l’engagement pris, du pari sur l’avenir dont ils font l’objet, entre éducation et répression. Une belle formule de la juge interroge d’ailleurs ces concepts de liberté et de contrainte : « tu sortiras, dit-elle à Joe, lorsque tu n’auras plus besoin des autres pour t’empêcher de faire des bêtises, pour lutter contre toi-même »…Oui, être autonome, n’est-ce pas savoir se contrôler, faire triompher en nous la raison, se faire violence, ne plus être en somme notre propre ennemi ?
En attendant, comment ne pas se prendre de sympathie pour ces jeunes, pour ce mélange en eux de révolte à fleur de peau et de tendresse insoupçonnée, pour leur créativité (avec leurs dessins, les tatouages de William), leur sérieux aussi (les cours de maths, l’apprentissage de la fonderie), leur énergie bien dirigée (les séances de boxe), et cette fantaisie : la danse, la promenade en forêt de ces garçons grimés, de William et Joe amoureusement tatoué par son ami ? Comment ne pas aimer ce binoclard, ou cet autre farouche ou timide, ou encore ce garçon à la tignasse rousse, ces adultes en devenir que le hasard, leur éducation ou leurs mauvais instincts ont pour un temps arrêté (ou simplement suspendus ?) en chemin ? Il faut croire en la vie, en la résilience, dans l’avenir toujours ouvert quoiqu’il y paraisse…
Vous me direz que la fin en prison n’incite guère à l’optimisme… Pourtant, Zeno Graton réussit le tour de force d’un dénouement à la fois fermé et étrangement ouvert : la promenade des deux détenus s’achève en image onirique d’une course dans la forêt, d’une folle équipée. L’avenir n’est jamais totalement condamné.
Taux d’emploi, classement des lycées et des équipes du centre d’appel, objectifs intenables, formules toutes faites pour répondre aux clients, dissuasion face aux demandes de résiliation en invoquant les pénalités encourues ou les mensualités restantes, nombre de clients ainsi conservés et nouveaux contrats fourgués, salaires aux pièces (en fonction du nombre d’appels), non-paiement des heures supplémentaires et des primes promises aux stagiaires dont on espère la démission avant, harcèlement par la manager – odieuse sous-chef – quand ce n’est pas par un client obsédé sexuel…
Découvert lors de la semaine de la critique du festival de Cannes 2022, About Kim Sohee, deuxième long métragede Judy Jung, cinéaste sud-coréenne, est un film impressionnant et palpitant, qui nous prend aux tripes et à la gorge et ne nous lâche pas : il mêle chronique sociale (dans sa première moitié essentiellement), enquête policière (dans la seconde) et thriller psychologique – tant les personnalités de Kim Sohee (jouée par Kim So-eun), la lycéenne harcelée dans son travail au centre d’appel et poussée au suicide et de l’enquêtrice, Yoo-jin (incarnée par Doona Bae) semblent se superposer et se rejoindre dans la fragilité et la détermination, dans le combat solitaire contre leur hiérarchie, dans leur révolte contre l’aliénation socio-professionnelle et la lâche irresponsabilité des dirigeants : proviseur, chef d’entreprise, inspecteur du travail…
Inspiré d’une histoire vraie, le suicide à Jeonju en janvier 2017 de Yang Hong, employée dans le centre d’appel LB Hunet, fournisseur de services pour un grand opérateur de téléphonie mobile, LGCA, ce film retrace la descente aux enfers d’une jeune fille pourtant épanouie, férue de danse, dans le mal nommé centre d’appel « Human et Net » de Korean Telecom, au sein d’un open space oppressant, compartimenté en véritables boîtes à chaussures, image de la moderne solitude d’employés rivés à leur ordinateur et leurs écouteurs, mis sans cesse en concurrence – pour le nombre d’appels et l’amabilité avec laquelle ils gardent en ligne leurs clients – dans une collectivité anonyme, indifférente et jalouse où chacun se sent observé, sans parler de la surveillance tatillonne et suspicieuse du manager. Open space qui a tout d’une ouverture factice, d’un espace froid et uniforme sans retrait ni intérorité possibles, panocticon (selon le concept de Jeremy Bentham et Michel Foucault dans Surveiller et punir) voué au regard et à l’indiscrétion des autres, où les conversations supposées solitaires sont entendues de tous, condamné surtout à la surveillance du manager de sa cabine vitrée. Bourdonnements insupportables d’une ruche indifférente et voix solitaire d’une opératrice épiée par son chef, exposée aux demandes les plus pressantes ou les plus fantaisistes, quand elle n’est pas harcelée sexuellement aussi. Sauf pour le premier manager, qui ne se pardonnera pas de n’avoir pas su suffisamment protéger son personnel, l’employé a toujours tort face au client-roi – ce dernier fût-il odieux et ses requêtes irrecevables…
Si le second manager, une femme, s’avère dure et inquisitrice sous son apparence paternaliste – main sur l’épaule ou petit apéro pour fêter la première place retrouvée par son équipe – le premier, symptomatiquement, plus humain, conscient de la lenteur et du stress de Kim Sohee, ne survivra pas au système dont il est pourtant le représentant, mais de plus en plus indigné : on le retrouvera suicidé, gelé dans sa voiture, ayant laissé une lettre d’explication que l’entreprise fera tout pour dissimuler. Lors de son enquête, Yoo-jin rencontrera sa veuve qui n’avait pas connaissance de ce terrible testament et à laquelle l’entreprise avait imposé sa vérité, étouffant l’affaire : que de temps ne faut-il pas, comme pour les 35 suicides chez Orange Telecom entre 2008 et 2009, pour reconnaître enfin que le problème ne vient pas de l’employé, qui aurait des problèmes personnels, voire manquerait d’équilibre mental, mais bien de la hiérarchie, de l’entreprise, pire : d’un système ultra-libéral broyant les hommes…! Le directeur de la centrale d’appel offre une image caricaturale non seulement de cette déresponsabilisation mais surtout de cette mauvaise foi et de ce retournement des valeurs : non content de houspiller ses employés réunis en invoquant des chiffres désastreux et en culpabilisant les retardataires ou prétendus incompétents montrés du doigt, il prend la parole le dernier devant l’enquêtrice, non pour tenir enfin un propos responsable ou un peu mesuré, mais pour s’ériger en victime et mieux accabler Kim Sohee au mépris de sa mémoire et de la vérité. Politique du chiffre, « monomanie de la comptabilité » selon une formule de Simone Weil dénonçant dans La Condition ouvrière la « rationalisation » du taylorisme – les employés, qui plus est ici des lycéens, comptent peu face aux impératifs statistiques, à l’obsession de la réussite à tout prix : les lycées mal classés, comme le lycée agricole de la jeune fille, ne visitent pas et donc ne contrôlent pas les entreprises où ils envoient leurs stagiaires, entreprises de troisième catégorie, pas même homologués par un professeur maître de stage qui réprimande Kim Sohee pour son manque d’énergie et d’enthousiasme sans prendre jamais conscience de la situation et de son malaise… L’inspectrice du travail ne vaut pas mieux, reconnaissant toutefois ne pouvoir tout contrôler.
A découvrir ce monde économique dénoncé par Stéphane Brizé, cette « loi du marché » implacable qui accable ses agents sans fixer les règles du jeu, sans donner même ses raisons ou en jouant sur deux tableaux (deux contrats, l’officiel et l’officieux qui exonère l’entreprise du paiement aux stagiaires, déjà moins bien rétribués, des primes et heures supplémentaires), on pense au récit plus ou moins autobiographique d’Amélie Nothomb, Stupeur et tremblements : la jeune stagiaire a vécu au Japon une expérience similaire, à cette double différence près qu’elle n’en mourra pas mais connaîtra une véritable déchéance sociale, se voyant passer d’un poste à responsabilité à un simple recopiage de chiffres puis au nettoyage des WC (menace ici de même brandie contre les employés jugés ineptes) – là où Kim Sohee vit, sur le même poste, un délabrement physique et moral, un écroulement intime, une dépression incomprise de ses proches et qui ne peut conduire qu’à sa disparition : elle est d’ailleurs au fil de sa déchéance filmée de plus en plus loin, comme étrangère à elle-même – explique la cinéaste dans un entretien.
Elle était pourtant une jeune fille dymanique, pleine de vie, éprise de danse, saisie caméra à l’épaule – même s’il est vrai que ses évolutions chorégraphiques, dans la salle comme à la rencontre d’un ami, près d’un entrepôt, se soldaient par une chute – image prémonitoire de sa fragilité et d’un idéal, d’une illusion de liberté et d’épanouissement bientôt rattrapés par le réel. De sa disparition dans un lac, le plan choisi par le cinéaste suggère à la fois l’horreur tranquille de la noyade choisie et l’effacement douloureux d’une jeune fille qu’on sentait s’absenter irrémédiablement de ce monde après sa violente altercation avec la manager (à qui elle reprochait légitimement d’empêcher les clients de résilier leur contrat, se faisant en retour traiter de « pauvre » – quelle morgue !) et la mise à pied qui s’en était suivie : la silhouette de Kim Sohee entrant dans l’eau, se fait, au bas de l’image, de plus en plus petite, tandis que le plan d’ensemble sur le lac s’élargit comme pour mieux absorber sa proie – ou envelopper dans une ultime libération cet être fracassé par la vie. Kim Sohee, en somme, ne passe pas dans le hors-champ, ne sort pas du champ : elle disparaît dans le champ même, engloutie par l’image, comme s’il n’y avait plus de solution de continuité entre la vie et la mort, que celle-ci fût douce et naturelle.
Le plus fou est que la famille n’a rien vu, tant la confiance est grande dans le système, tant l’individu, dans la culture extrême-orientale, doit se vouer, s’immoler ? à la collectivité : Kim Sohee a pourtant tenté de se taillader les veines – le spectateur lui-même ne le voit d’ailleurs pas arriver, ne percevant le sang au poignet qu’au moment de l’évanouissement de la jeune femme près d’un mur, avec ses amis. Les parents, qui ne connaissent pas même ses loisirs – ils ne savent pas qu’elle danse – n’ont rien vu, rien compris. Au petit déjeuner dans la cuisine, le dialogue avec le père est vraiment minimal. La jeune fille finit par rire de la question de son père croyant qu’elle lui a adressé la parole. A ses rares protestations ou signes de fatigue, ils n’ont jamais qu’opposé leur croyance indéfectible dans le monde du travail et une réprobation tendre et grondeuse face aux « caprices » de leur fille. Ils n’en seront que plus effondrés en apprenant sa mort : la scène de la morgue est assez insupportable.
Le film vaut enfin pour sa construction en diptyque et cette seconde partie dévolue à l’enquête où Yoo-jin apparaît comme le double fragile et têtu de la lycéenne disparue. Effet-miroir qui fait la force et l’intérêt de ce volet inattendu, peut-être un peu court mais prenant. L’engagement farouche de la policière, son indignation croissante au fil des interrogatoires, sa colère la poussant à frapper le vice-proviseur du lycée accablant la jeune disparue, témoignent non seulement d’une véritable ressemblance entre les deux femmes mais surtout d’une empathie et d’un pouvoir d’identification de l’enquêtrice à la lycéenne qui font littéralement revivre celle-ci – comme si l’âme de la défunte était passée dans le corps de la quêteuse de vérité, qu’un même combat féministe contre l’injustice et l’exploitation de l’homme par l’homme les animât par-delà le trépas. Les deux femmes se sont croisées à la salle de danse mais jamais revues : justicière en noir, Yoo-jin, mal remise du deuil de sa mère, également humiliée par son chef (le commissaire) subissant sans doute des pressions politiques et estimant qu’elle va trop loin dans ses investigations, ne se laisse pas faire elle non plus : si Kim Sohee était une jeune femme pleine d’avenir que son stage en entreprise a fragilisée puis tuée, Yoo-jin, elle, doit assumer un passé sur lequel le spectateur apprendra peu de choses ; son chef lui rappelle brutalement et perversement qu’elle a eu des ennuis sur son précédent poste, qu’elle a été déplacée…
Qu’importe, éprise de vérité, comme ces juges, policiers et lanceurs d’alerte devenus les héros des temps modernes, Yoo-jin poursuit le combat, quand bien même la fin, ouverte, n’explicite pas la conclusion de l’histoire vraie : l’entreprise a dû présenter des excuses et la loi a été modifiée. Retrouvant miraculeusement le portable indemne mais quasiment vide de Kim Sohee, avec pour seule trace la vidéo de danse où la lycéenne s’était enregistrée, l’enquêtrice ne nous ramène pas seulemnt au début du film par un effet de boucle scénaristique et de complétude dramatique.
Dans ce monde médiatique où une amie influenceuse de la disparue était harcelée, où la réputation d’un lycée ou d’une entreprise compte plus que les hommes, c’est encore et toutefois à l’image, fragile, palpitante, d’une danse libératrice qu’il revient de perpétuer le souvenir, de célébrer la joie de vivre, de préserver l’humanité.
Burning days du cinéaste turc Emin Alper, tourné peu avant la réelection d’Erdogan, met en scène le parcours d’un procureur intègre, Emre, dans la petite ville, fictive, de Yaniklar, en pleine Anatolie et sa lutte contre une élite corrompue, incarnée par le maire Kemal, son fils avocat Sahin et la juge Zeynep. D’emblée, avec les grandes étendues battues par le vent du plateau anatolien, les dolines – gouffres symboliques d’une perte totale des valeurs morales, creusés par la sècheresse et l’exploitation éhontée des nappes phréatiques – et l’arrivée d’Emre dans le village d’abord désert puis retentissant de coups de feu tirés en l’air par des chasseurs poursuivant un sanglier dont le corps laissera dans les rues des traces sanglantes, le spectateur se trouve plongé dans une ambiance de western : de vastes plans d’ensemble balaient les plaines ; les personnages se regardent en chiens de faïence, se jaugent en silence comme dans la scène inaugurale de la visite au nouveau procureur (son prédécesseur ayant démissionné) de l’avocat Sahin et d’un ami – visite de courtoisie qui masque mal la volonté d’acheter par une feinte amitié le nouveau magistrat bientôt invité par le maire à un repas où il sera littéralement drogué au raki. En attendant, Emre, dont on sent le malaise face à une démarche trop prématurée pour être honnête et ne pas s’apparenter déjà à une corruption passive par une cordialité empruntée, se raidit et se drape dans sa dignité et ses principes de magistrat : il rappelle qu’une ville n’a pas à être un terrain de chasse, qu’il est illégal et dangereux de tirer ainsi, fût-ce en l’air, au risque de blesser un habitant posté sur son balcon ou de tuer un enfant. La même exigence – ou intransigeance ? – le poussera, après ce fameux repas où il aura été enivré, à accuser du viol de Pekmez le fils du maire et à dépêcher pour l’arrêter le commissaire, fort compromis avec les édiles et bien ennuyé de devoir obéir à de tels ordres.
Western moderne, parodique et inattendu, Burning days apparaît aussi comme un thriller psychologique et une formidable interrogation sur l’éthique – la déontologie professionnelle – face à une corruption généralisée des âmes et des corps, sur la frontière pour le moins floue entre le Bien et le Mal : le genre ou la proximité avec le polar semblent ici bien plus efficaces qu’un réquisitoire indigné ou un didactique sur la corruption. La force du film tient en effet à l’ambiguïté, à la confusion qu’il crée peu à peu, et irrésistiblement, entre les méchants politiciens corrompus, image du régime à la fois tyrannique et populiste d’Erdogan, et les bons, plus équivoques et compromis qu’il n’y paraît – qu’il s’agisse du journaliste Murat, opposant notoire au maire et dont on ne sait trop de la soif de vérité, de l’intérêt électoraliste ou des pulsions homosexuelles ce qui le pousse le plus vers Emre – ou du procureur Emre lui-même, héros du Bien, chevalier blanc dont on se prend peu à peu à douter. Pour son plus grand plaisir en effet, le spectateur perd assez rapidement les repères non seulement moraux qu’il s’était constitués (comme dans un western traditionnel) mais surtout et simplement matériels et narratifs : que s’est-il passé exactement lors de la soirée où Emre a été invité et visiblement (c’est au moins une certitude) soûlé par le maire et son fils – passant d’une méfiance légitime à une détente bien (ou mal ?) venue avant de voir arriver des prostituées et une jeune femme Pekmez esquissant une danse et se dénudant semble-t-il ? Emre, loin de rester là en simple spectateur, n’aurait-il pas cautionné un viol en y assistant passivement, voire en y participant activement – comme le suggèreront puis l’affirmeront un journal exhibant un selfie du procureur avec l’avocat et finalement un article mettant directement en cause le magistrat ? La presse ici, au lieu de constituer un salutaire contre-pouvoir, un lieu d’enquête intègre, un lanceur d’alerte, est au service des édiles, gangrenée elle aussi par la compromission et la corruption. Comment ne pas se compromettre en effet quand on veut lutter contre le Mal, quand il faut se salir les mains, qu’on devient soi-même un édile qui doit entretenir des relations sociales avec les élites tout autant que rendre la justice auprès des citoyens ? La juge, supérieure du procureur, à cet égard, dans sa froideur marmoréenne, sa tranquille assurance et arrogance, incarne une justice vendue et sans scrupule, bien plus attentive à sa carrière et à la presse qu’aux valeurs qu’elle est censée défendre…
Que s’est-il passé exactement lors de cette soirée ? Qui manipule qui ? Emre, saoul, a -t-il réellement été recueilli par le journaliste Murat qui l’avait rejoint sur son vélomoteur et mis en garde lorsqu’il se baignait nu dans le lac voisin, et avec qui il se trouvera finalement enfermé quand le palais de justice sera attaqué par les édiles en colère et les citoyens fanatisés en une chasse à l’homme faisant sinistrement écho à la chasse au sanglier inaugurale du film ? La relation entre Emre et Murat, idéaliste mais manipulateur, ancien prostitué de la ville ?, demeure-t-elle purement amicale ou politique ? Est-elle homosexuelle, comme de nombreux indices le laissent à penser, et comme l’a estimé le gouvernement turc qui criminalise toute « déviation » sexuelle, en retirant au cinéaste, pour sa subversivité morale, la subvention du ministère de la Culture qui lui avait d’abord été attribuée ? La boucle est bouclée mais l’interrogation demeure d’autant plus dans l’esprit du spectateur que le film est enrichi et complexifié par une troisième dimension avec laquelle flirte, avec bonheur, le réalisateur Emin Alper : après le western et le polar paranoïaque, le film fantastique. Nombre de plans en effet montrent Emre tentant de se souvenir de cette soirée où tout a basculé, de son déroulement et surtout de son dénouement : vagues réminiscences, images mentales ou hallucinations et fantasmes se succèdent et se mêlent, suggérant la confusion psychologique d’Emre et accentuant le trouble délicieux du spectateur…
Il n’est pas jusqu’au dénouement du film qui ne nous laisse dans l’expectative et dans la plus grande perplexité : poursuivis par la meute sanguinaire des citoyens menés par leurs édiles, régulièrement réélus (à désespérer de l’homme) malgré leurs turpitudes, Emre et Murat se retrouvent face à une immense et profonde doline, comme si le sol s’était dérobé devant eux – image de l’effondrement des valeurs morales et des convictions professionnelles ; pourtant, l’instant d’après, on les retrouve, miraculeusement sauvés, et de la haine des hommes, et de la catastrophe écologique, de l’autre côté du gouffre – tandis que l’avocat et ses sbires considèrent le gouffre où semble s’être abîmé l’un des leurs.
Message final d’espérance, que le film, dans son propos désabusé et sa dynamique infernale, ne semble guère autoriser, ou symbole pour le moins pessimiste, voire désespéré, d’un écroulement total des valeurs, de la citoyenneté, et de l’humanité ?
Un corps tuméfié, dont on arrache soigneusement les plaies comme autrefois avec une ventouse, une toilette intime dans cet hôpital spécialisé où l’on tente jour après jour de réparer la jambe, le ventre saccagés d’un traumatisé de guerre (ici revenu du Mali où son camion a sauté sur une mine), où l’esprit plongé dans l’amnésie se retrouve et se reconstruit lui aussi, où la parole étonnée, incrédule se reconstitue pour réapprendre à vivre, dans le vide du passé et l’émergence du présent, entre handicap peut-être définitif et désir frénétique de (re)vivre…Les Ames soeurs de Téchiné, vingt-quatrième long métrage du cinéaste octogénaire, commencent comme un documentaire – David, remarquablement joué par Benjamin Voisin, quittant bientôt l’hôpital pour être pris en charge dans une maison de l’Ariège, par sa soeur Jeanne, remarquable Noémie Merlant dont l’étonnante palette de sourires épouse les fluctuations du sentiment, du doute à l’espoir quant à la possible guérison de son frère, de l’amour fraternel à la redécouverte angoissée que s’est ravivé entre eux un lien incestueux, qui avait été, qui plus est, consommé.
Dès lors que Jeanne prend en charge David, faisant preuve d’un talent d’infirmière peut-être peu vraisemblable, acquis lors d’un stage intensif (mais demande-t-on toujours à une oeuvre d’être vraisemblable et vous faites quoi du pouvoir de l’amour ?), le film semble changer de propos, glisser du traumatisme de guerre (sujet qui semble ne plus intéresser Téchiné) au refoulé incestueux, au transformisme sexuel avec le personnage inénarrable de Marcel, désopilant André Marcon, émouvant aussi : ne fait-il pas une tentative de suicide en entrant tout habillé en femme avec son manteau de fourrure dans l’eau glacée d’un étang d’où David le sauve in extremis ? Marcel offre un contrepoint amusé mais aussi le regard (la mise en abyme ?) du cinéaste sur le jeune couple du frère et de la soeur autour de cette thématique de l’amnésie paradoxalement pour David destructrice du corps et de l’âme mais salvatrice pour le coeur, pour un vrai départ sentimental et du souvenir douloureux (pour Jeanne) de l’inceste adolescent.
La question essentielle qui s’est posée lors du débat autour de ce film controversé, que d’aucuns (comme Georges) ont trouvé inabouti, n’abordant jamais vraiment et courageusement son vrai sujet, d’autres (je serais plutôt de ceux-là) plutôt séduisant, ambigu à souhait, maginifiquement filmé – la montagne, la forêt, les rivières et la mer réparatrice à la fin – est de savoir si Téchiné s’est perdu dans son propos, au point de changer de film, ou s’il n’a pas plutôt construit une oeuvre subtile, qui, de l’amnésie à l’inceste, nous parle de difficile reconstruction et de nécessaire oubli, de terrible perte d’identité (corps saccagé et trauma indélébile, effaçant pourtant tout) et de deuil constructif : David qui, par cette dès lors habile pirouette narrative du trauma guerrier devenant oubli de l’inceste commis, doit comprendre que Jeanne qui l’aime et le soigne, ne saurait plus être l’objet de son désir mais demeurer sa grande soeur protectrice – et inversement, Jeanne, mi-sororale, mi-amoureuse elle aussi, doit se reconstruire en se séparant de David qu’elle quitte longuement pour se préserver avant de le retrouver pour un bain de mer régénérateur. Comme souvent dans les plans de Téchiné, les deux personnages, ici le frère et la soeur, sont filmés séparément, avançant pourtant vers le grand large, elle déjà partie pour mieux se (re)trouver enfin, lui encore dans son deuil, dans une séparation encore non assumée, mais purifié et comme béni par l’eau lustrale de la mer.
L’inceste, peut-on dire que Téchiné l’a mal traité ou évoqué superficielllement ? Peut-être, c’est un peu le sentiment que j’ai eu en voyant le film mais je n’en suis pas si sûr en y repensant. Le réalisateur de Ma saison préférée parvient à suggérer la confusion des sentiments, à créer le mystère sur ces deux personnages qui n’ont pas le même père, dont la mère aurait vite disparu et délaissé ses enfants. Loin de juger, de tomber dans la complaisance bavarde (tout est dans les silences, les sensations), ou dans la suggestion charnelle (par-delà les soins ou massages si précautionneux, l’intimité du même lit ou un geste sexuel peu utile ? de David), Téchiné nous rappelle, par la voix de Rachel, médecin et mairesse, que l’inceste est une question complexe et douloureuse : destructeur pour le développement physique et la santé mentale de l’individu, il est au confluent de la morale et de la loi, tabou fondateur de la civilisation qui nous fait passer de la nature à la culture (Claude Lévi-Strauus parle de « prohihition de l’inceste » dans Les Structures élémentaires de la parenté), de l’endogamie consanguine à l’exogamie économico-culturelle et interdit juridique dans bien des pays.
« Un homme ça s’empêche », déclare Rachel, pour qui l’inceste est un crime. La beauté du cinéma de Téchiné, et de ce film « enragé et velouté » selon Jérôme Garcin dans L’Obs, est de nous montrer que la grandeur de l’homme réside peut-être dans ce renoncement antiromantique au désir premier, vers l’autonomie retrouvée, vers le grand large de l’accomplissement enfin choisi.