L’Art d’aimer d’Emmanuel MOURET (2011)

Journal de bord des Ciné-rencontres de Prades 2025 (par Claude)

Dimanche 20 juillet, 14 h 00

C’est à un véritable ballet d’acteurs, dans ce film à sketches, que nous invite Emmanuel Mouret dans L’Art d’aimer dont le titre renvoie au poème didactique d’Ovide et la structure, de conversations croisées et de cinq chassés-croisés amoureux, à l’univers d’Eric Rohmer. Excusez du peu – et la liste n’est pas exhaustive : outre le cinéaste lui-même dans un petit rôle (Louis), l’inénarrable Frédérique Bel, tout d’ingénuité libertine, François Cluzet (Achille), irrésistible en tombeur blasé et susurrant, Ariane Ascaride (Emmanuelle) en épouse aux désirs irrépressibles pour…tous les hommes, Gaspard Ulliel, Louis-Do de Lencquesaing, ou Judith Godrèche (Amélie) prêtant son mari Jérémy à son amie Julie Depardieu (Isabelle) qui n’a plus fait l’amour depuis un an…

D’emblée, la tonalité picturale et musicale de ce film choral est donnée avec l’allegretto de la symphonie N° 3 de Brahms auquel feront écho, à chaque étape, pour chaque histoire, d’autres grands morceaux classiques : la Petite musique de nuit de Mozart, la Truite de Schubert, des ballades de Chopin, ou du Léo Delibes. « Il n’y a pas d’amour sans musique » – affiche en effet le premier des cartons qui scandent le film comme les muets d’autrefois en autant d’expériences du désir, de l’amour, de l’amitié aussi inattendues et loufoques les unes que les autres. La musique est liée aux couleurs dans une même vision de l’accord plus ou moins dissonant au sein d’un couple, de l’atmosphère morale entre deux ami(e)s : on recherche en somme cette harmonie qui semble, tout au moins initialement, présider à la relation conjugale de Paul et Emmanuelle… Laurent avait quelque peu trouvé la note avec Annabelle, un peu plus avec Elisabeth. Musicien, il mourra, jeune, d’un cancer sans avoir trouvé pour lui-même la musique du bonheur – offrande intuitive de l’artiste souvent voué au malheur ou à l’insatisfaction dans sa propre vie.

En conte moral, L’Art d’aimer égrène au fil des épisodes et des cartons des maximes poétiques, paradoxales ou fantaisistes : « Il ne faut pas refuser ce qu’on nous offre », « le désir est inconstant et danse comme les herbes dans le vent », « il est difficile de donner comme on voudrait », « sans danger, le désir est moins vif », « patience, mais pas trop », « arrangez-vous pour que les infidélités soient ignorées »…Ce sont autant de variations savoureuses.

La plus amusante est pour moi la relation entre les personnages joués par Frédérique Bel et François Cluzet : la jeune femme, dont la porte d’appartement s’est refermée alors qu’elle descendait chercher le courrier, sonne en nuisette chez son voisin, un séducteur patenté qu’on a vu aligner les coups de fil à toutes ses amies pour occuper sa soirée. Se disant affectée par la rupture avec son ami, jouant les sainte-nitouche tout en acceptant de danser ou de boire le champagne avec l’inconnu, l’actrice est délicieuse de réticences affectées et d’audace embarrassée : « j’ai l’impression d’être un feu rouge : vous me regardez comme si vous attendiez que je passe au vert. » Quant à François Cluzet, très entreprenant, il sait habiller son désir fougueux de conseils amicaux et de maximes de sagesse apparente en un subtil marivaudage : si son affriolante voisine n’est pas sûre d’être amoureuse… de lui, rien de tel – explique-t-il – que « de faire l’amour pour en prendre conscience. » La jeune femme se sent-elle paradoxalement bloquée par la fin définitive de son couple, les infidélités de son ex, et la haute image qu’elle se fait de l’amour ? elle refuse de se dénuder…trop vite ? « C’est justement parce que l’amour est sacré qu’il faut le célébrer. La nature s’exprime en nous. Les atomes s’attirent » ou encore : « il faut être à l’écoute de ce qui se passe en vous » !!

Une autre variation joue des rapports complexes entre l’amour et l’amitié – thème cher à Mouret, notamment dans Changement d’adresse ou Un baiser s’il vous plaît – ici en termes d’amitié sexuelle. Isabelle souffre du manque sexuel et s’en ouvre à son amie Amélie qui lui propose de lui prêter son mari Jérémy pour une ou deux nuits car il est malsain de ne pas faire l’amour : elle n’est pas possessive mais favorable au partage et à la redistribution des richesses. A moins qu’il ne s’agisse d’abord d’un rêve suscité par une promenade amicale mais bientôt réalisé car son amie,pour ne pas céder à l’infidélité, met sa proposition à exécution mais avec son meilleur ami et hypothétique amant Boris. Amélie, gênée, accepte mais ne veut se donner à Boris que dans le noir mais, pris au jeu, les deux amants d’un soir s’éprennent l’un de l’autre dans une chambre d’hôtel jusqu’au jour où une panne de courant les obligeant à allumer la lumière, ils se rendent compte de la supercherie. Boris, libraire comme Isabelle, est furieux et ne veut revoir ni l’une ni l’autre : il retrouvera pourtant son amante lors d’une soirée et ils s’embrasseront fougueusement. Du malentendu et de la mystification à l’amour…

Chez Mouret, on interroge sans cesse ses sentiments, on se cherche quitte à jouer, dangereusement ?, avec le désir. Vanessa et Myriam, amoureux, amis depuis douze ans, craignent de trop s’attacher l’un à l’autre et veulent préserver la liberté de chacun. Ils éprouvent leur amour par des aventures extra-conjugales mais se disent tout. Ainsi, Vanessa a rendez-vous avec Louis (Emmanuel Mouret) et l’avoue à William : le problème est que celui-ci, d’abord consentant, réagit mal car il est jaloux, d’autant que Louis tombe amoureux de Vanessa et William lui-même de sa stagiaire au travail. Ils attendent chacun leur rendez-vous dans un bar, comme le suggère un split-screen, mais se retrouvent dans leur appartement, adossés aux portes de deux pièces voisines – contiguïté spatiale puis ballet de mouvements qui traduisent leur rapprochement et leur amour fortifié : « tu m’as manqué » – s’avouent-ils. il aura fallu passer par ce test, cette médiation d’un tiers…

Ce principe, ce désir triangulaire*, selon le concept de René Girard, est radicalisé de manière à la fois burlesque et peu vraisemblable dans la dernière expérience, celle de Paul et Emmanuelle (Ariane Ascaride) : celle-ci pleure, avouant à son mari qu’elle va le quitter. « As-tu rencontré quelqu’un ? », réagit Paul avec douceur et accablement. Non, elle ne l’a jamais trompé mais éprouve pour nombre d’hommes qu’elle croise des désirs irrépressibles. Elle a pourtant lutté contre la tentation mais rien n’y fait ! Paul la supplie de rester et accepte toutes ces aventures potentielles. Emmanuelle se sent ainsi libérée et pourtant elle ne cède pas à ses pulsions lors de ses rencontres. Son désir pour les autres aura paradoxalement renforcé sa libido et son amour pour Paul, comme si son époux retrouvé rassemblait et incarnait toutes les virtualités amoureuses, était lui-même et tous les hommes à la fois. Une manière insolite de relancer et pérenniser le couple, de réinventer le désir !

Mademoiselle de Joncquières d’Emmanuel MOURET (2018)

Journal de bord des Ciné-rencontres de Prades 2025 (par Claude)

Lundi 21 juillet, 21 h 30

9ème long métrage d’Emmanuel Mouret, Mademoiselle de Joncquières est sans doute son oeuvre la plus réussie (pour le nombre d’entrées, pour la fluidité de sa mise en scène) et la plus brillante dans la mesure où ce film en costume non seulement nous plonge dans les délices du marivaudage et du libertinage XVIIIème siècle mais porte à leur incandescence et à leur perfection les thèmes chers au cinéaste avec une pointe de cruauté proche des Liaisons dangereuses de Laclos nuançant sa bienveillance habituelle. Quels sont ces thèmes ? Le désir, incarné par le marquis des Arcis (Edouard Baer), Don Juan impénitent qui pourtant connaîtra, tel Valmont, la douleur d’aimer – véritable rédemption personnelle – la souffrance amoureuse qui inspirera à Madame de La Pommeraye (Cécile de France) une terrible vengeance, la jouissance du verbe par quoi passent la séduction, la manipulation mais aussi, finalement, la vérité des sentiments.

Si l’on admire la mise en scène, avec les plans larges, les mouvements des personnages épousant les circonvolutions de la parole et les méandres du désir lors de promenades dans le parc du chateau des Sourches ou dans les allées du domaine de Marly-le-roi, on est tout autant séduit par le brio et le paradoxe des conversations sur fond de tentures, de peintures, de compositions florales à la Chardin venant égayer et souligner les costumes chatoyants de ces aristocrates dignes de Watteau. Mise en scène étincelante mais aussi économe comme l’explique le réalisateur : les mêmes plans du salon de Mme de La Pommeraye, de la façade de sa demeure, des allées où le marquis parviendra de haute lutte à séduire la jeune femme qui se pique de n’avoir jamais été amoureuse. Pas de réception prestigieuse, de décor exubérant, d’enfilades de pièces sans fin (car le tournage dans un château coûte très cher) mais une concentration sur le huis clos d’un salon (ou un tripot) et sur des couples de personnages, le marquis et son hôtesse, la jeune veuve et son amie et confidente Adrienne (remarquable Laure Calamy), personnage absent du récit enchâssé de Jacques le fataliste, l’histoire de Madame de La Pommeraye racontée par l’aubergiste dans le roman de Denis Diderot (1784). Maître des récits-gigognes, avec L’Art d’aimer ou Les Choses qu’on dit, Les Choses qu’on fait, Mouret semble ici rendre hommage à l’enchâssement narratif et au premier des romans modernes, interactif et spéculaire, bouleversant les règles du récit traditionnel.

La parole, disions-nous ? On n’en finirait pas de relever les mots d’esprit et les savoureux paradoxes de ce film. « Votre coeur a de l’esprit », « ce que nous appelons bonheur n’est qu’une bonne heure au milieu des autres heures » – devise Mme de La Pommeraye, assénant au marquis que « (ses) désirs (l’)occupent tellement qu'(il) ne sa(it) pas lire dans le coeur des autres ». C’est sans doute le marquis qui nous enchante le plus par sa verve facétieuse et sa maîtrise du langage : « j’entraîne ma patience à être à la hauteur de mon impatience » – explique-t-il à son hôtesse dont il entend bien faire la conquête ! C’est toutefois lors du repas avec Madame de Joncquières et sa fille que l’on se régale le plus : mademoiselle de Joncquières, de noble souche mais ayant dû comme sa mère se prostituer après avoir été abandonnée par le père au terme d’un faux mariage, est appelée à séduire des Arcis et à jouer la dévote pour venger (sans le savoir) Mme de La Pommeraye du désamour du marquis ; son hôtesse, en tombant amoureuse de lui, lui a en effet tout sacrifié – sa vertu, sa réputation – mais après avoir constaté son éloignement, elle a imprudemment simulé l’indifférence à son égard pour le tester et mal lui en a pris car le séducteur lui a avoué qu’il ne l’aimait plus, déclenchant la haine vindicative de cette femme blessée. Des Arcis, que Mme de La Pommeraye fait languir auprès de la jeune fille malgré ses cadeaux, ses bijoux, ses rencontres faussement inopinées, se voit dans cette scène contraint de jouer les Tartuffe, mais un Tartuffe finalement sympathique, désopilant même, rattrapé par l’amour qu’il feignait mais éprouve à présent réellement. Si l’amitié pour lui de Mme de La Pommeraye est devenue de l’amour, comme entre les amis de Changement d’adresse, le désir du marquis pour la malheureuse enfant a pris aussi les couleurs d’un sentiment vrai qu’il lui faut pourtant déguiser sous les couleurs de la religion. Lors de ce repas concerté (il feint d’arriver par hasard et de refuser d’abord l’invitation), Des Arcis se voit contraint par l’ironie caustique de son hôtesse à dénigrer le libertinage dont il est pourtant le parangon, et à faire l’éloge du sublime en parlant d’émotion divine, du Créateur et d' »indicible vérité »…

C’est pourtant le langage, vecteur ici de mensonge, qui se fera porteur de vérité dans ce superbe drame sentimental où Emmanuel Mouret, loin de juger ses personnages, montre que chacun a ses raisons face à une parole trouble ou traîtresse : Mme de Jonquières abusée par un duc, Mme de La Pommeraye abandonnée par le marquis, un séducteur impénitent, Adrienne, l’amie de Mme de La Pommeraye, trop sceptique et consciente des replis tortueux du langage pour céder à l’amour. La force de ce film, comme des Dames du bois de Boulogne de Robert Bresson (1945), est de faire finalement de mademoiselle de Joncquières (Melle d’Aisnon chez Diderot), véritable vierge de Raphaël, instrument du destin, figure diaphane et superbe du désir masculin, une héroïne de l’amour qui prend peu à peu toute sa consistance et sa dimension de femme, tandis que Mme de la Pommeraye, si odieuse soit-elle dans sa vengeance, apparaît comme une figure hautement féministe et…moderne, punissant le désir et l’inconstance des hommes. Par son sentiment de culpabilité, pour s’être prêtée à son corps défendant à la comédie orchestrée par madame de La Pommeraye, par son désespoir social et matrimonial (elle se refuse au marquis lors de la nuit de noces), Mademoiselle de Joncquières devient, mieux qu’une épouse contrainte, une femme libre et aimante, élevant au sublime le marquis soudain épuré des oripeaux de la vile séduction, de l’orgueil nobiliaire humilié et de l’opinion publique. Un homme vrai !

En libérant sa jeune femme des liens du mariage, en l’acceptant ultimement pour femme et en l’aimant vraiment, le marquis des Arcis accède lui aussi à ce sublime dont il contrefaisait l’éloge religieux. Sublime par amour, par ouverture, enfin, et abandon à l’autre, par renoncement à soi.

Les Choses qu’on dit, Les Choses qu’on fait, d’Emmanuel MOURET (2020)

Journal de bord du festival de Prades (par Claude)

Samedi 19 juillet, 21 h 00 : soirée d’ouverture

On ne saurait rêver plus belle soirée d’ouverture, avec tous les officiels, les remerciements et la présentation du programme des Ciné-rencontres que Les Choses qu’on dit, Les Choses qu’on fait, 11ème long métrage d’Emmanuel Mouret, véritable dentelle avec ses récits enchâssés, « d’une profondeur narrative, visuelle, dramatique et psychologique encore jamais vue dans son art », selon Positif. Les méandres du désir, la troublante porosité entre l’amitié et l’amour, les ondes du récit sentimental répercutées sur les narrateurs mêmes – thèmes récurrents et creusés d’oeuvre en oeuvre – dessinent une fois de plus un univers raffiné, à la limite de la préciosité, d’une sensibilité timide et d’une sensualité infinie, à l’image des deux actrices-phares du film : Camilia Jordana, dans le rôle de Daphné, qui attend son amant François (Vincent Macaigne) et reçoit en son absence le cousin de celui-ci, Maxime (Niels Schneider) pour des récits croisés et perturbants de leurs amours respectives ; Emilie Dequenne, étoile éteinte le 16 mars 2025, qui joue Louise en épouse sublime, découvrant la double vie de son mari François et lui jouant la comédie de la rencontre avec un autre homme, et même d’un repas en quatuor, pour le déculpabiliser de son infidélité et surmonter sa propre souffrance. Qu’importe que ce type de situation puisse paraître peu vraisemblable, on y croit tant les personnages, fins, cultivés, hyper-sensibles, semblent bienveillants et soucieux des autres.

Avec ses récits alternés et sa mise en scène tendrement manipulatrice (si l’on peut dire), ce film plus mélancolique que les précédents offre une mise en abyme de la création, comme narration de soi et des autres permanente, de la parole et de l’amour : la parole de l’un suscite en la développant et en l’approfondissant la parole de l’autre, et l’amour raconté au passé, et dont on se croit délivré, finit par ricocher sur le présent. La parole est performative, elle crée ce qu’elle exprime : à force de parler d’amour et de désir, loin de les conjurer, on les réactive, on les laisse s’insinuer et nous envahir à notre corps défendant. Tout se passe ici comme si le propos de Changement d’adresse, l’amitié proclamée dans son inaltérable pureté et irréversibilité, était radicalisé par la profondeur et la virtuosité narratives de Mouret, avec ses récits-gigognes : à parler d’amour, on finit par l’éprouver. Contagion que ce brillant moraliste du cinéma aime à placer sous le signe de La Rochefoucauld et de sa célèbre maxime : « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour. » (Emmanuel Mouret, Entretien d’un rêveur en cinéaste, Maryline Alligier, p. 127).

Si le titre du film peut rebuter dans son aspect un peu démonstratif, ou le calque apparent de Rohmer, il renvoie bien à cette discordance, voire à cette dichotomie entre la parole et l’action que traduit le propos paradoxal du maître à penser de Mouret : « c’est quand le cinéma est devenu parlant qu’il est devenu muet ». La parole masque, embrouille, nous rend étrangers à nos propres sentiments. Et les gestes, les sourires ou les promenades au bord de l’eau de Daphné et de Maxime, leur étrange ballet fiévreux dans le cloître de l’abbaye, à Vaison-la-Romaine, souligné par des travellings avant, en disent plus que de longs discours pour laisser émerger l’indicible, l’émotion souvent suggérée par des vignettes, des images muettes de bonheur. Moments de silence où la musique classique prend le relais du marivaudage : une valse ou une berceuse de Chopin, une gnossienne de Satie, la barcarolle des Contes d’Hoffmann d’Offenbach ou la suite bergamasque du Clair de lune de Debussy.

Le cinéma de Mouret met en scène la surprise de l’amour, sans la cruauté de Marivaux, sans l’épreuve, la mise à nu, comme au scalpel, du sentiment qu’on se refuse à admettre, qu’on reconnaît ensuite en soi, et qu’on doit enfin se formuler à soi-même avant de le déclarer à l’autre. Ici, chez les amoureux de Mouret, pas d’aveu mais un baiser : c’est le désir qui s’exprime et sous sa forme la plus douce, la plus magique qui soit – le pari de ces lèvres jointes, une promesse diffuse et tremblante ou l’accomplissement d’une séduction ? Le désir fait loi : il fait même le scénario. La fin du film est à cet égard à la fois totalement surprenante et logique : alors que Daphné enceinte et François reconduisent à la gare Maxime, qui a craqué et couché avec la jeune femme, celle-ci, prétextant un mot à dire encore à l’ami-amant, remonte précipitamment l’escalier souterrain pour le rejoindre dans le compartiment et échanger avec lui un long baiser d’aveu bien plus que d’adieu – du moins le croit-on. Le train s’ébranle, tandis que François attend en vain, semble-t-il, sa compagne, jusqu’au moment où celle-ci remonte l’escalier. Le baiser a tout dit, l’amour impossible, le renoncement déchirant, « la petite seconde d’éternité / Où tu m’as embrassé / Où je t’ai embrassée / Un matin dans la lumière de l’hiver / Au parc Montsouris à Paris / À Paris » comme dirait Prévert dans « Le Jardin » (Paroles).

De même, Maxime, dans la narration à Daphné de ses amours passées, évoque l’étrange trio (mais non triangle) amoureux qu’il formait avec son ami d’enfance Gaspard (Guillaume Gouix) et Sandra (Jenna Thiam) dont le désir ne parvient pas à se fixer vraiment sur l’un des deux hommes, sans qu’elle renonce pourtant au couple : Sandra ne croit pas au couple prédestiné ni aux intérêts communs comme ciment de l’amour mais préfère laisser le hasard et le désir décider. Après avoir vécu un temps avec Maxime, elle s’installe avec Gaspard dans un superbe appartement bourgeois où les deux amants invitent leur ami commun à s’installer et partager leur quotidien. La situation pour le moins cocasse est le prétexte à des scènes savoureuses : une soiré télé où la jeune femme est assise entre les deux hommes, l’étalage de ses culottes en dentelle, mais aussi des moments plus orageux où, en digne personnage cultivé de Mouret, Sandra jette rageusement à la figure de Gaspard les livres de sa bibliothèque devant Maxime pour le moins embarrassé. Et comme le désir est triangulaire (on désire ici la femme de l’autre) selon l’analyse de René Girard intégrée par le réalisateur David (Louis-Do de Lencque-saing) à son montage, ce qui devait arriver se produit : Maxime et Sandra, Gaspard une fois parti, cèdent à leur désir. Pourtant, leur relation s’avère vite sans éclat – dans les deux sens du terme – peut-être parce qu’il n’y a plus de tiers, d’obstacle et d’interdit, donc de tentation. Le désir étant satisfait, et devant sans cesse se réinventer, l’amour est à nouveau en danger, d’autant que Maxime, rencontrant par hasard son ami Gaspard, apprend que celui-ci revoit Sandra, son ex-femme et que leur relation est repartie de plus belle, encore plus fougueuse. Ou quand la femme trompe son amant avec son mari, ou ex-mari et toujours ami ! Emmanuel Mouret excelle à tricoter ces chassés-croisés amoureux, ces revirements du désir, ces fluctuations de l’amitié et de l’amour où l’on ne fait plus la part de l’un et de l’autre : Sandra se promène bras dessus bras dessous avec Gaspard et l’embrasse tout en serrant discrètement la main de Maxime.

Si le désir est parfois surabondant et triangulaire, il peut aussi être à sens unique, comme celui de Daphné pour son professeur et réalisateur David, qui l’invite à dîner, lui fait des confidences sur une autre…rencontre sans comprendre qu’elle est transie d’amour pour lui…La créativité artistique ne donne pas forcément l’intuition amoureuse : inversement, Maxime, écrivain, trouvera plus l’amour que l’inspiration dans le Vaucluse et se contentera de raconter son histoire et de la vivre à défaut de l’écrire. Tout est bien qui finit bien pourtant, sur une note d’humour et d’émotion, Daphné, mariée à François se cachant derrière des sapins de Noël pour observer Maxime lui aussi en couple et embarrassé par l’arbre du renouveau.

Claude

Chronique d’une liaison passagère d’Emmanuel MOURET (2022)

Journal de bord de Prades (par Claude)

Dimanche 20 juillet, 9 h 00

On ne badine pas avec le désir…

Chroniques d’une liaison passagère, le 11ème long métrage d’Emmanuel Mouret, sorti en 2022, comédie légère et mélo discret, est un petit bijou d’humour, de tendresse et de mélancolie qui traite du désir et de l’amour dans une mise en scène épurée et sophistiquée de l’espace, du temps et de la parole : peut-on dans une relation amoureuse, en l’occurrence adultère (sur laquelle le cinéaste n’adopte aucune position morale ni même passionnelle), en rester au désir, au plaisir, sans irruption d’un sentiment vrai, autrement dit sans tomber amoureux ? Le simple désir, le plaisir de se voir, de faire l’amour de temps en temps – sans cette passion ravageuse dont Charlotte, mère célibataire (irrésistible, naturelle et drôle Sandrine Kiberlain), ne veut plus – comme elle l’explique au musée d’Arras devant des tableaux enfiévrés ou les corps alanguis du Sommeil peint par Gustave Courbet. A la passion de Scènes de la vie conjugale, film d’Ingmar Bergman, les deux amants opposent la légèreté de leur relation extraconjugale. Tout pour le plaisir, rien pour l’avenir, le corps ou le cœur – comme si les deux pouvaient être dissociés, vécus enfin séparément. Finie cette frustration sexuelle quand l’usure du quotidien ou la perte de la libido plombent la vie de couple – si fort que demeure le sentiment amoureux : finies aussi ces complications de l’amour – l’agacement du quotidien, l’attente angoissée de l’autre, la peur de ne plus être aimé, de ne plus savoir répondre au désir de l’autre – qui finissent par saper la complicité charnelle. Une liaison passagère, vécue dans l’instant par Charlotte, et plutôt dans la durée par Simon mais sans engagement ni passion. Une petite musique plutôt que les grandes orgues, à l’image de La Javanaise, ritournelle qui scande le film avec la voix de velours de Juliette Gréco : « Nous nous aimions / Le temps d’une chanson. »

Ainsi, Simon, homme marié, pétri de doutes et de scrupules (un Vincent Macaigne désarmant de gêne et de maladresse), n’a-t-il pas l’impression de tromper sa femme, mais de satisfaire ses deux moi, son besoin de tendresse et ses pulsions sexuelles. Une relation qui n’est ni une double vie désinvolte ou cynique, ni un déchirement passionnel et destructeur : Mouret sait à merveille se tenir sur une ligne de crête entre la séduction impénitente et les orages de la passion, par-delà toute considération morale sur la fidélité, et dans le souci permanent de la souffrance de l’autre : ainsi, dans le cadre d’un plan à trois, quand Charlotte et Simon se retrouvent chez Louise et que Charlotte, plus entreprenante que Simon, tombera amoureuse de Louise et quittera son ami, parti en Grèce avec sa famille, pour la jeune femme (Georgia Scalliet), la tristesse de Simon touchera les deux amoureuses qui feront tout pour rester amies avec lui. Scène bercée par la musique de sitar de Ravi Shankar, désir triangulaire selon le schéma de René Girard évoqué par Mouret dans Les Choses qu’on dit, Les Choses qu’on fait (Charlotte désirant Louise désirée par Simon), ambiance feutrée et personnages empruntés avant de passer à l’acte dans ce salon bourgeois de la jeune femme mariée et bientôt divorcée – sources d’un vrai comique.

Dans l’univers d’Emmanuel Mouret, l’être délaissé est rarement jaloux ou qu’en tout cas, il parvient à dominer en lui, voire à sublimer ce sentiment en ne le formulant pas ou en le transmuant en acceptation souriante et généreuse, en désir du bonheur de l’autre : le réalisateur, dans ses Entretiens d’un rêveur en cinéaste, parle ainsi d' »amor fati », selon la formule de Nietzsche » (p. 46) Lucidité et grandeur d’âme « stoïciennes » (ibid.), pour Mouret, que je n’épouserai pas tout à fait, tant la vie amoureuse me semble au contraire faite aussi de douleur et d’envie, d’incompréhension et de ressentiment. C’est toute la beauté éthique et peut-être la limite en termes de vraisemblance psychologique du cinéma de Mouret que cette vision esthétique et idéale de l’amour et du désir, comme espace de partage dans un espace-temps rêvé – le nid douillet de la rencontre, le temps de la prise de conscience ou de la réconciliation : c’est en cela que son univers, ce pari d’un amour mûr, enfin adulte, rationalisé et sans cesse verbalisé, nous fait rêver – si paradoxal que soit ici le pari fou de Charlotte et Simon ne pas s’aimer au sens du couple traditionnel, de s’engager à… ne pas s’engager… Qu’importe que la vraie vie nous rattrape, que Simon et Charlotte soient sans doute bien tombés amoureux l’un de l’autre, on est dans un univers un peu expérimental, marivaldien – la cruauté en moins…

On ne badine pas avec le désir, et partant, avec l’amour, ou les jeux amoureux auxquels se livrent Charlotte et Simon : la fin du film, pour le moins ouverte et ambiguë, le suggère, avec les retrouvailles des deux amis dans un parc, à deviser avec tristesse sur leur passé d’amants non « amoureux », sur la grossesse de la jeune Louise et le bonheur nouveau de Charlotte…Scène que le cinéaste avait voulue avec son directeur de la photo Laurent Desmet initialement plus ludique, avec des danseurs, comme dans L’Eclipse d’Antonioni, mais le résultat avait été peu convaincant et l’équipe du film avait dû évacuer les lieux rapidement pour des raisons d’horaire et d’autorisation. Est-ce pour cela que les toutes dernières images semblent démentir les précédentes ? On y voit Charlotte et Simon gravir rapidement les escaliers, en se tenant finalement la main – comme si leur relation était repartie, comme si leur pari de détachement sentimental avait pour leur plus grand bonheur échoué…La vitesse ! Tel est le secret de Mouret qui réussit le tour de force de nous tenir en haleine avec une action purement verbale, comme au théâtre, dans des lieux divers comme autant de tableaux amoureux – en filmant la parole et jamais, paradoxalement le sexe, qui est pourtant le sujet central, voire unique, si ce n’est quelques baisers ou des batifolages après l’amour. En montrant des personnages faisant l’amour, le cinéaste annulerait toute attente ou désir chez le spectateur qu’il transformerait en voyeur : ou alors, si l’on veut filmer une étreinte, une relation charnelle, il faut créer de l’action, du suspense, à l’image de l’entrain des personnages, une « cinétique » du geste – s’amuse Mouret dans un entretien avec Laurent Desmet dans les bonus du DVD : dans Basic instinct de Paul Verhoeven, les scènes de sexe entre Sharon Stone et ses amants valent moins pour elles-mêmes que pour la crainte du pic à glace meurtrier…

Comme le scénario est mince, et l’enjeu minimal (désir ou amour ?), qu’il se passe peu de choses, toute la mise en scène consiste dans la circulation du désir, le mouvement des personnages passant d’une pièce à l’autre, rarement assis, mais saisis dans l’encadrement d’une porte, l’embrasure d’une fenêtre, la profondeur d’un couloir, jouant un peu au chat et à la souris dans leur séduction réciproque. Leur parole et les rythmes différents de Charlotte et Simon dessinent ainsi une histoire d’amour qui se décline en multiples rendez-vous, sereinement assumés et revendiqués hautement par la lumineuse Sandrine Kiberlain, mis en scène et en doute par l’inénarrable Vincent Macaigne car ici, les rôles sont inversés : la femme est libre, téméraire – l’homme, maïeuticien pour le moins embarrassé malgré son expérience sinon personnelle, du moins professionnelle, des femmes ! Emmanuel Mouret tire beaucoup d’effets comiques du décalage de rythme et de caractère des deux amants : si Sandrine Kiberlain s’exclame : « on va boire un verre ou deux mais je ressens une envie irrésistible de faire l’amour avec toi » ou « je ne prends pas de douche, je veux garder ton odeur sur moi », Vincent Macaigne trouve qu’elle va trop vite, la remercie avec effusion de peur de passer pour un goujat, solennise et dramatise leurs rencontres en craignant que ce ne soit la « dernière fois » qu’il la voit – ce à quoi elle répond que « tout doit être vécu comme une dernière fois », avec l’intensité du désir. Homme timide et hypersensible, Simon, à force de se culpabiliser, de craindre de passer pour indélicat, finit par rater des occasions : les hommes un peu bruts (ou brutaux) réussissent mieux en amour que lui, déplore-t-il…

Cette histoire d’amour se présente comme une « chronique » dont les étapes sont scandées par des cartons dont la précision ou l’accélération marquent le besoin de l’autre, l’emballement du désir ou les contraintes matérielles ou conjugales de Simon (un voyage en Grèce avec sa famille). L’émotion naît de cette succession d’encarts qui dit le plaisir renouvelé, l’attente plus amoureuse et moins exclusivement sexuelle qu’il n’y paraît. Le traitement du temps passe aussi par les ellipses, qui créent chez le spectateur, selon Mouret, un rapport érotique au film – comme le hors-champ : les amants dont on entend la conversation après l’amour alors que l’image montre le salon (et non la chambre), la voix légère et facétieuse de Charlotte dans la cuisine tandis qu’est filmé Simon au salon. Circulation et stimulation du désir pour nous aussi… De manière générale, le réalisateur préfère au champ contrechamp (qui alterne parfois artificiellement et dissocie trop les interlocuteurs) les plans-séquences ou les plans larges qui vont permettre de les associer ou de dérouler leur histoire, de mettre en scène leur désir. La technique la plus marquante est l’usage du travelling avant qui crée comme un arrêt sur image méditatif sur les personnages, sur un instant de trouble, d’hésitation, de basculement possible entre le désir et l’amour, la légèreté et la gravité : « on ne va pas parler d’amour », déclare Charlotte dans sa cuisine lors d’un rendez-vous avec Simon. Et la caméra de s’approcher du visage interrogateur de Vincent Macaigne, puis de se concentrer sur le dos de Sandrine Kiberlain dont le visage est soudain traversé d’une ombre inquiète, sur un concerto de Mozart. Un visage est un écran sur lequel le spectateur projette bien des impressions ou des sentiments et qui dément les paroles : toujours cet écart entre les mots et les gestes, le corps qui nous trahit. « C’est quand le cinéma est devenu parlant qu’il est enfin devenu muet » – déclarait Rohmer que Mouret aime à citer, pour suggérer que paradoxalement la parole nous masque et brouille notre message…

Enfin, sa mise en scène permet au cinéaste de traiter l’espace avec beaucoup de richesse et de diversité. L’une de ses marques de fabrique, de film en film, est son oût des vignettes, des scènes muettes, qui, comme dans Un baiser s’il vous plaît ou Les Choses qu’on dit, Les Choses qu’on fait, célèbrent le bonheur des rendez-vous et la lente mais sûre transmutation de l’amitié en amour : rendez-vous au musée, dans une chambre d’hôtel, ou en pleine nature, escapades à vélo, dans cette nature qui ne se réduit pas pour Charlotte (comme pour Simon) à la campagne mais se manifeste en toutes choses, à la ville, dans les sentiments….

Le cinéma de Mouret exalte la vie, en épouse les fluctuations et les palpitations sans jamais délivrer de message mais plutôt en « désignifiant », en laissant advenir la parole, le doute, le désir et l’amour. Comme le disait Hitchcock, « si vous avez un message à donner, ne faites surtout pas un film, prenez un haut-parleur, c’est plus simple. »

Changement d’adresse d’Emmanuel MOURET

Journal de bord de Prades (par Claude)

Mardi 22 juillet, 9 h 30

Le quatrième long métrage d’Emmanuel Mouret, Changement d’adresse, une comédie sentimentale, sortie en 2006, est un régal de mise en scène et de références cinéphiliques, d’une fantaisie débridée, qui poursuit la réflexion d’Un baiser s’il vous plaît sur le désir souvent informulé et la frontière incertaine entre l’amitié et l’amour : l’affiche dit déjà tout du looser émouvant que joue le cinéaste, avec son côté Fernandel, de la facétieuse et toujours étonnée Frédérique Bel qui semble sortir du cadre où se regardent, bien carrés, les deux amoureux Julia et Julien. Le cinéaste offre une brillante et hilarante variation sur un scénario classique de la comédie américaine – on pense aux films de Cukor ou Capra ou encore à La folle ingénue de Lubitsch : l’amoureux ou l’amoureuse idéal(e) n’est autre que le tendre confident, l’ami intime dont tout, caractère, affinités et même attirance physique inavouée, nous rapprochait – sentiment qu’on ne savait ou voulait décrypter et reconnaître comme dans Harry rencontre Sally de Rob Reiner …Tout le sel de l’histoire pour le spectateur est d’épouser, dans le même esprit que le théâtre de Marivaux, tous les détours, toutes les circonvolutions et circonlocutions de cet amour latent ou refusé qu’annonçait pourtant l’érotisme d’Anne toute de frissons et d’émois, la photo de sa mère nue, dans l’appartement ou les va-et-vient et champs contrechamps d’Anne et David devant l’agence immobilière. Les autres personnages, clairement amoureux (Julia, Julien, Gabrilel ?), seront autant d’opposants apparents et finalement d’adjuvants inattendus. Ici, David, corniste, joué par Mouret lui-même et Anne (désopilante Frédérique Bel), gérante d’un magasin de reprographie, qui se sont rencontrés devant une agence immobilière, décident de vivre en co-location mais malgré une tentative maladroite de David, Anne a décidé que la relation doit rester strictement amicale. Le jeune homme va tomber amoureux de Julia, son élève, aussi timide et froide qu’Anne peut être sensuelle et exaltée, mais les sentiments sont visiblement d’autant moins réciproques que Julia va s’éprendre de Julien, un séducteur bellâtre (Dany Brillant) qui a su récupérer le sac qu’un voleur avait arraché à la jeune femme dans une rue de Trouville et qui, simulant l’ébriété dans la chambre d’hôtel, parvient à passer la nuit avec elle tandis que David s’efface et passe la nuit dehors ! Pourtant, Julien ne donnera plus de nouvelles mais à son retour inopiné après la faillite de son restaurant – force et injustice de la passion – Julia quittera David pour s’installer avec lui. De son côté, Anne n’est sans doute guère heureuse en amour quoiqu’elle se mente à elle-même puisque son Gabriel, rencontré devant la photocopieuse N°3 (!) et qui n’apparaît d’ailleurs jamais à l’écran, lui donne rendez-vous dans 2 mois, ou ne la rappelle que pour une rencontre visiblement ratée, Anne en revenant toute songeuse : son ton et son attitude démentent les mots qu’elle prononce et l’enthousiasme factices qu’elle manifeste à son retour à l’appartement. David devant laisser à Julien et Julia le logement qu’il occupait avec son élève et Anne quitter le sien, il propose à celle-ci d’emménager avec lui. Le baiser volé du premier soir entre les deux colacataires se fait soudain bien long et fougueusement répété…L’amour éclate enfin !

Tout le charme du film réside dans ces chassés-croisés incessants entre l’amitié et l’amour, entre des situations cocasses et des élans passionnels, entre les couples de personnages aussi : Anne la blonde nunuche et sensuelle qui s’avèrera pourtant la révélatrice et l’horizon d’attente de David face à la brune et frigide Julia, Julien le beau parleur sans scrupule – départ sans explication, retour triomphant évinçant son rival – contre David, le maladroit craquant, éternel perdant où Mouret joue son propre personnage de film en film : un mixte d’Antoine Doinel, Jerry Lewis et Pierre Richard, qui marche sur les pieds de Julia quand il l’invite à danser sur Le beau Danube bleu de Strauss, la laisse seule avec Julien, le latine lover, coince un bouton de son veston dans le cor qu’il tend à la jeune femme pour jouer un concerto pour cor de Mozart, lit la revue Maison à l’envers dans son lit à côté d’une Julia bien sage (signe de mésentente du couple et souvenir de Domicile conjugal de François Truffaut?) ou ne trouve rien de mieux à lui dire pour la consoler du silence de son amant Julien que celui-ci ne peut sans doute plus lui écrire, qu’il a eu un « accident de voiture et les mains broyées »…On pourrait ainsi multiplier les exemples de ce comique de situation mais aussi de mots qui fait mouche dès le début dans la première scène de l’appartement entre les deux colocataires où Mouret joue d’autant mieux de l’homophonie entre l’instrument de musique, le « cor », et le « corps » (humain) qu’Anne, niaise à souhait, ignore en plus ce qu’est un « cor » : « tous les cors sont identiques », « le vôtre est comment ? », « vous pourriez me le montrer ? », « il fait des envieux parmi mes confrères » – jeux de mots poursuivis par la mère de Julia (Ariane Ascaride) qui encourage le désir de David pour sa fille et leur loue un bel appartement : « j’ai moi-même pratiqué le cor pendant des années ». Anne, parlant de son amoureux Gabriel pourtant bien fantomatique, dont elle ne connaît pas l’adresse (elle rêve d’avoir un…chèque pour combler cette lacune) évoque aussi ses études en « langues comparées » ! L’humour naît aussi des objets : une bouteille de mousseux difficile à ouvrir pour David, des pièces de monnaie à n’en plus finir pour payer à Julia une consommation au bar, une chaussette grise un peu compromettante de David retrouvée par « l’amie » Anne devant « l’amoureuse » Julia lors d’un apéro, ou encore cette petite cuillère avec laquelle David mangeait son yaourt et tombée au fond de la baignoire où Anne prenait son bain : car il faudrait dire un mot de cet appartement bien particulier que se partagent les colocs où la baignoire jouxte la bibliothèque, où il n’y a qu’une alcôve sans intimité, et un seul lit (comme à l’hôtel de Trouville ou dans le logement de Julien son rival loué au malheureux David). Si les objets conspirent souvent contre nous comme dans les films de Jacques Tati, les lieux peuvent finir par se faire nos complices… « Changement d’adresse » quand on se cherche et pour mieux se trouver.

L’humour et la tendresse se conjuguent aussi subtilement dans ce film qui distille de vrais moments de grâce amoureuse ou amicale pour contrebalancer, si l’on peut dire, les fluctuations du sentiment, de la camaraderie joueuse à la passion inavouée : les promenades apparemment amoureuses de David et Julia dans Paris (Tour Eiffel, Grand Palais), leur journée à Trouville, les jeux et balades « innocents » de « l’amie » Anne consolant David délaissé par Julia pour Julien : jogging, parties endiablées de Monopoly, jeux interdits sur le lit avec jets de cartes…Non sans jouer sur le fil du rasoir avec le kitsch du roman-photo, le cinéaste choisit alors pour restituer cette palpitation de la vie, ces instants impalpables une série de vignettes, plans successifs muets – lui qui ne cesse de filmer, de capter une parole insaisissable, hésitante, souvent illusoire ou mensongère, quand les personnages ne la déclinent pas en répliques ou paradoxes savoureux comme autant de maximes de l’amour. « Je ne pleure pas parce que je suis triste – déclare Julia, sans nouvelles de Julien, à David – je pleure parce que je suis amoureuse. » Il est vrai que, bizarrement, pour David, « on n’est jamais ausi seul que lorsqu’on est amoureux », avec ses doutes, la peur de s’engager ou de ne pas être (assez) aimé en retour… » On peut (aussi) avoir des sentiments sans en avoir conscience et les découvrir brusquement », explique Anne à David pour le consoler de la froideur de Julia. Elle ne croit pas si bien dire…

Claude

Un baiser s’il vous plaît, d’Emmanuel MOURET (2007)

Journal de bord de Prades (par Claude)

Samedi 19 juillet, 14 h 00

Rien n’est plus plaisant qu’une comédie sentimentale pour ouvrir les Ciné-rencontres de Prades 2025 et Un baiser s’il vous plaît, 4ème long métrage du cinéaste, pour entamer le cycle consacré à Emmanuel Mouret. D’aucuns trouveront ses films un peu légers et superficiels dans la mesure où ils attendront un cinéma plus ancré dans le réel, une intrigue amoureuse mâtinée de chronique sociale (la rencontre entre deux êtres de milieux différents, voire opposés) ou encore les orages de la passion. Rien de tout cela chez le réalisateur de L’Art d’aimer, qui met en scène dans un dispositif théâtralisé et expérimental, baigné de musique classique (Schubert, Tchaïkovsky), ponctué de tableaux ou de sigles symboliques, des personnages de bourgeois parisiens, généreux et soucieux de l’autre et de sa possible souffrance, s’interrogeant sur l’émergence et les fluctuations du désir, sur le jeu et le risque de l’amour, la frontière labile entre l’amour et l’amitié : avec eux, bizarrement, l’adultère, qui n’est pas forcément « désamour de la personne trompée », relève moins de l’infidélité que d’une « honnêteté envers soi-même » et ses sentiments – explique Emmanuel Mouret dans ses Entretiens d’un rêveur en cinéaste avec Maryline Alligier (Rouge profond, p. 139).

Le scénario est ici fondé sur une question familière et pourtant inédite, celle du baiser, dont Mouret renverse ici la perspective traditionnelle (la naissance et la première preuve de l’amour, son efflorescence fiévreuse) pour en faire à la fois une expérience hésitante et un risque aux multiples conséquences insoupçonnées. Emilie (jouée par Julie Gayet), qui confectionne et vend des tissus d’ameublement, rencontre à Nantes, alors qu’elle cherche un taxi pour rejoindre son hôtel, Gabriel (Michaël Cohen), négociant en peintures anciennes, qui avant de la déposer lui propose un souper aux chandelles et s’enhardit jusqu’à tenter de l’embrasser. Il essuie un refus car Emilie, qui ne veut pas brusquer les choses et sortir d’une relation amicale, se souvient de l’aventure arrivée à deux de ses amis, Judith (Virginie Ledoyen) et Nicolas (Emmanuel Mouret) dont le baiser amical a engagé une relation amoureuse et brisé les couples respectifs avec Claudio (Stephano Accorsi) pour l’une et Câline (Frédérique Bel) pour l’autre…Le récit d’Emilie, qui donne lieu à de savoureux flash-backs et à des va-et-vient incessants entre le passé et le présent, sera lui-même interrompu par une narration de Nicolas – comme si notre vie, feuilletage complexe, était influencée, modifiée, perturbée même par celle des autres – superstition, mimétisme, vertu ou pesanteur de l’exemple ? « On n’est jamais deux avec celle qu’on aime », ici le poids du passé ou de l’expérience vécue par des amis : le cinéaste évoque « l’élasticité du coeur ». Notre vie ne nous appartient pas : elle est faite d’aléas, de croyances obscures, de signes du destin et nous sommes traversés par le monde et la vie des autres. Inversement, il peut ne rien naître du hasard : la rencontre entre Nicolas, professeur de mathématiques et une étudiante prostituée férue d’équations (du moins au téléphone) ne débouche sur rien, peut-être parce que, dans ce cadre-là justement, on n’embrasse pas…

Un baiser s’il vous plaît nous offre une réflexion marivaldienne sur « le(s) jeu(x) de l’amour et du hasard », une mise en scène et un art du dialogue qui rappellent Rohmer quand le personnage de maladroit candide, mais pas autant qu’il y paraît, incarné par le cinéaste dans ses propres films nous tire un peu vers Woody Allen. Comme si Mouret mettait en abyme ses doutes amoureux en même temps que son cinéma à travers des récits enchâssés, ici les trois strates évoquées. Emmanuel Mouret rappellera lors de sa rencontre avec le public son goût pour Diderot et Jacques le fataliste dont le récit spéculaire central, l’histoire de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis lui inspirera Mademoiselle de Joncquières. « Ce qui nous constitue, ce sont avant tout les récits (comme le montre Paul Ricoeur dans Temps et Récit). Nous sommes pétris de récits – explique Mouret (…) Notre désir pour quelqu’un, d’ailleurs, peut venir du récit qu’il nous en a été fait de lui » (ce que confirmera le dénouement avec la rencontre d’Emilie et de Claudio, le seul personnage véritablement passionné, tourmenté et entièrement sincère).

Le désir, incarné avec tant de délicatesse par Julie Gayet, tout en finesse et retenue, et Virginie Ledoyen, l’amie serviable qui tombe amoureuse sans oser se le dire et passe de la distance affectueuse au trouble irrépressible en couchant avec Nicolas pour lui redonner confiance en sa capacité d’aimer et d’être aimé, est bien au coeur de ce film. On pense aux personnages de Marivaux, l’inversion et le travestissement sociaux en moins, dans L’Epreuve ou Les fausses confidences : l’amour est un cheminement difficile, un jeu sur les sentiments finalement exaltant, et moins une conquête de l’autre qu’une victoire sur soi-même, sur ses doutes, sur sa pudeur et la peur de ne pas être aimé, de s’être découvert en vain, et pour sa plus grande honte… L’abandon est alors à la mesure du combat mené et des étapes aussi douloureuses qu’émouvantes par lesquelles on a dû passer : accepter son propre trouble après avoir lutté contre soi-même, savoir le formuler à soi-même et le nommer, le dire enfin à l’autre. Une autre différence avec Marivaux, qui met en scène la découverte de l’amour, au-delà d’une rhétorique comparable du sentiment, d’un certain maniérisme, masque de la fragilité, réside toutefois dans la primauté du désir pour Mouret – intuition immédiate et sensible, au-delà ou plutôt en-deça de la morale.

Ce refus d’un jugement normatif rend son cinéma profondément vivant et émouvant – même si l’expérience menée (ce baiser…ravageur) peut sembler artificielle et la souffrance (la jalousie) de l’autre pensée et pansée seulement après coup…Judith pourtant répète pour elle-même l’aveu à Claudio de son désamour et de sa vraie rencontre avec Nicolas. Pour le réalisateur, « l’envie de sexe préexiste à tout sentiment (…) En tout cas, le désir sexuel peut être déclencheur d’un sentiment. » Les plans sur les seins de Judith ou la main tâtonnante de Nicolas sur la jupe ou les jambes de son amie, accompagnés par une valse de Strauss, et le travelling arrière sur la chambre le suggèrent bien. On peut bien se dire comme les deux « amis » que c’est « un souvenir faussé, une illusion », tenter de conjurer l’amour qui point par une sexualité mécanique, par terre, en se griffant sauvagement ou en dissertant comme Judith sur une « attirance non consentie », purement amicale – le sentiment est bien là. Quand bien même des sigles « danger » ou « attention au feu » ou les tableaux du musée d’Arras viennent encadrer les ébats amoureux du professeur et de la pharmacienne… Et inversement, si l’on ne fait pas confiance au corps et au hasard, si l’on arrange et intellectualise trop les choses pour réparer le mal infligé à son conjoint, comme ce rendez-vous manqué entre Câline et Claudio, on court à la catastrophe : la jeune femme nullement mélomane est censée séduire le mari délaissé et féru de musqiue classique avec un livre sur Schubert qu’elle arbore piteusement alors que le mari a surpris une conversation des deux amis et tout compris !

D’être refusé puis différé, le baiser est une bombe à retardement. Il ne faut pas jouer avec le désir.

Claude

Un simple accident de Jafar PANAHI (2)

Journal de bord de Prades (par Claude)

Samedi 26 juillet 21 h 15 (soirée de clôture)

C’est toujours un événement qu’une soirée de clôture de festival, surtout à Prades après tant de découvertes cinéphiliques et d’effusions collectives dans la grande salle du Lido à laquelle des années de soirées-débats animées par des critiques et de rencontres avec des cinéastes ont conféré un caractère familier et presque intimiste. C’en est un, tout particulièrement, que cette avant-première d’Un simple accident de Jafar Panahi, Palme d’or du festival de Cannes 2025, dont la sortie nationale sur les écrans le 1er octobre dernier permet de retrouver la saveur, l’humour décapant, de renouer avec l’émotion d’un thriller politique, psychologique et…burlesque et de revivre les étapes d’une impossible quête, d’une équipée rocambolesque entre pardon et vengeance, doute et certitude, obsession d’un passé terrifiant et reconstruction personnelle : et, pour la première fois, le cinéaste a pu assister à l aprojection d’un de ses films !

La réputation de courage et de lucidité qui auréole Jafar Panahi, les images du cinéaste au sourire désarmant sous ses lunettes noires et de son équipe pleurant de joie à la proclamation du palmarès (après un Lion d’or à Venise et un Ours d’or à berlin) nous viennent à l’esprit – comme cette quasi-légende de l’artiste opprimé par une dictature, avec tout son lot de vexations et de souffrances : interdiction de tourner pendant 20 ans, procès pour diffamation de l’Etat et atteinte à la loi islamique, assignation à résidence, peines d’emprisonnements de plusieurs mois ou années pour avoir manifesté en juillet 2009 en mémoire d’une jeune femme tuée lors de rassemblements contre la réélection controversée du président Mahmoud Ahmadinejab ou en juillet 2022 pour la libération de ses confrères Mostafa Al-Ahmed et Mohammad Rasoulof. On en oublie que Les Graines du figuier sauvage de ce dernier, formidable thriller familial et politique, eussent mérité amplement la récompense suprême lors de l’édition 2024 de Cannes, que le jury est passé à côté d’une reconnaissance et d’une consécration éclatantes, tant artistiques que politiques, pour un film qui dénonçait la dictature iranienne d’une façon autrement frontale et bouleversante qu’Un simple accident, qui aborde les choses plus par la tangente, sur le mode comique, dans le huis-clos d’un van et le microcosme d’une improbable communauté de torturés menés par le garagiste Vahid qui veulent se venger de leur tortionnaire, Eghbal, mais doutent de plus en plus de l’avoir reconnu et retrouvé, pris entre leur soif de justice et leur humanisme lucide et généreux. Le père de famille Eghbal, après le « simple accident » d’un chien qu’il a écrasé sur une route solitaire, se retrouve en effet captif du garagiste Vahid, qui l’a dépanné et a reconnu en lui (ou cru reconnaître) son tortionnaire – il avait les yeux bandés…La scène dans le garage, où le mécanicien Vahid se cache pour ne pas être reconnu d’Eghbal, est assez impressionnante avec son jeu de champ-contrechamp et de surcadrages sur une trappe, un escalier, une trousse à outils…

Qu’importe la comparaison avec le chef d’oeuvre de Rasoulof, nous ne bouderons pas notre plaisir face à cette fable morale qui représentera la France aux Oscars dans la catégorie « meilleur film étranger » : ce conte humaniste et contemporain entre Hitchcock et Beckett, pourrait friser la cruauté d’un Tarentino s’il ne frayait avec le western (on pense à La Chevauchée fantastique de John Ford pour le désert et la quête sans fin) et la comédie italienne, façon Les nouveaux monstres de Dino Risi : quelque chose comme un road-movie déjanté, ou un western spaghetti… D’autant que Jafar Panahi conquiert l’admiration des spectateurs également pour les conditions abracadabrantes dans lesquelles il a tourné ses films, en déjouant ou contournant la censure, et où l’on verra une belle métaphore à la fois de l’oppression politique et de l’inventivité culturelle : si Un simple accident offre de belles échappées sur les paysages iraniens, on se souvient, avec le cadre minimal et contraint de la camionnette, de la voiture de Taxi Téhéran ou de l’espace délimité à la craie d’un salon où le cinéaste, assigné à résidence dans la capitale, avait tourné clandestinement Ceci n’est pas un film, proposé par les Cramés en 2011, dont le titre parodique renvoyait en écho au tableau de Magritte, à la possibilité d’une créativité artistique par-delà toutes les contraintes matérielles et politiques, l’attente d’un appel à sa condamnation à 6 ans de prison. Il avait en effet filmé avec une petite caméra et son iphone, et le long métrage était parvenu en France sur une clé USB. Un simple accident est son douzième film et le premier depuis le mouvement « Femmes, vie, liberté ». Le 1er février 2023, Panahi avait entamé une grève de la faim pour protester contre les conditions de sa détention dans la prison d’Evin en juillet 2022 et avait été libéré sous caution le 3 février 2023. Fin avril 2023, il a pu quitter l’Iran pour la première fois depuis près de 14 ans pour un séjour en France où vit sa fille, après que les autorités lui eurent délivré un passeport.

Un simple accident fait écho à l’expérience personnelle de la prison pour le cinéaste mais aussi à la souffrance de ses co-détenus, image en miniature de la société traumatisée par la répression policière et religieuse – comme un hommage à ses amis à travers cette galerie de personnages que Vahid retrouve et emmène dans son van pour authentifier le « tortionnaire » et légitimer sa vengeance : le héros, emprisonné et torturé pour avoir réclamé lors d’une manifestation plusieurs mois de son salaire d’ouvrier, veut enterrer dans une fosse en plein désert celui qu’il pense être Eghbal la Guibole, lequel a perdu la jambe droite en Syrie avec Daech et a gardé des cicatrices à la jambe gauche, comme peut le constater le spectateur. On ne peut pourtant se défendre de douter devant les dénégations véhémentes d’Eghbal qui dit n’avoir perdu sa jambe qu’un an auparavant dans un…accident et invoque la fraîcheur toute récente de ses plaies. Le seul arbre, décharné, au pied duquel devisent Shiva (la mariée) et Hamid le pharmacien, le personnage le plus revendicatif, suggère bien l’absurdité d’une situation digne d’En attendant Godot, cité par les personnages mêmes : « qu’est-ce qu’on fait maintenant ? ». Les anciens détenus, ivres de justice, ne savent plus s’ils tiennent le bon coupable et sentent en eux-mêmes se brouiller les repères du Bien et du Mal. L’idée de départ de Panhani était bien celle-là : « imaginer ce qui se passerait si l’un de ceux qui m’entouraient en prison, une fois sorti – explique-t-il dans un entretien accordé à l’AFCAE – mettait la main sur quelqu’un qui lui avait fait subir tortures et humiliations. »

Se déploie au fil du scénario toute la palette des réactions humaines, parfois fluctuantes pour un même personnage – telle la photographe arrêtée pour avoir manifesté avec un voile au bout d’un bâton, réticente à exhumer le passé puis violente au point d’assommer Eghbal d’un coup de pelle lors d’une bagare avec Vahid et de hurler sa rage impuissante auprès du tortionnaire ligoté à un arbre, hurlant qu’il « regrette » ses méfaits : le couple de mariés est lui-même partagé, entre l’apaisement (pour l’époux Ali ) et la colère pour la femme, Goli, qui se précipite sur le van pour régler son compte à Eghbal. Et si l’ami libraire contacté, Salar, refuse de s’engager et se contente de mettre Vahid en relation avec Shiva, Hamid, lui, est le plus déchaîné dans sa volonté de se venger de celui qui les injuriait, leur mettait la corde au cou et se réjouissait sadiquement de leurs souffrances : il disparaît pourtant et sa vengeance restera inassouvie. Faut-il oublier et pardonner ou aller jusqu’au bout, sinon de son ressentiment, tout au moins d’une certaine idée de la justice, et de la réparation ? Et quand un tel débat moral est difficile à trancher, la vie vient parfois à votre rescousse et vous contraint à une humanité, à une compassion que vous refusiez pourtant éperdument. Et c’est là que l’humour du cinéaste (aves ces policiers près du van suspect se faisant payer un bakchiche par…carte bleue !) fait mouche : le portable sonne dans la poche du tortionnaire prisonnier du van, assommé et enfermé dans son van, les yeux bandés comme ses…victimes. C’est sa petite fille qui appelle à l’aide : sa mère a fait un malaise (on se souvient qu’elle craignait les cahots de la voiture dans la première scène) et l’accouchement est proche. Elle a déjà perdu les eaux quand toute l’équipe, oubliant sa rancune, va chercher la mère et l’emmène à la clinique, où Vahid se fait passer pour le tonton face aux injonctions d’une administration tatillonne qui réclame la présence du père et ses papiers d’identité !

Cet épisode burlesque ne retarde qu’un temps la quête tragique de la vérité qu semble nous échapper même à l’heure des « aveux » du tortionnaire après ses dénégations forcenées ou la dilution de sa responsabilité dans la prétendue exécution des ordres donnés : on se prend à compatir aux souffrances du père qui n’a pu voir son fils nouveau-né et dont le seul crime avéré et involontaire dans l’intrigue est d’avoir tué un chien ! Là résident sans doute, au-delà du pamphlet explicite (insultes proférées à l’écran, femmes cheveux au vent) toute la force du film, son paradoxe et sa secrète ironie qui semble inverser et subvertir le cours de l’Histoire. Car de même qu’on peut douter pendant la deuxième guerre ou sous toutes les dictatures de l’authenticité des aveux de Résistants extorqués sous la torture, barbarie fatale ou inutile (on peut avouer n’importe quoi pour ne plus souffrir !), de même ici, que valent les déclarations d’Eghbal giflé ou frappé de coups de pelle ? C’est le supposé tortionnaire qui est torturé – et la violence apparaît comme une réponse dérisoire à la violence, en ces temps où l’on a célébré tout récemment l’abolition de la peine de mort avec l’entrée de Robert Badinter au Panthéon.

Et si Eghbal est fnalement laissé au pied de son arbre, avec un cutter pour défaire ses derniers liens, que penser de la dernière image du film où Vahid, rentrant chez lui, est filmé de dos dans un long plan-séquence, avec, hors champ, le son entêtant de la jambe de bois qui a scandé le film comme un leitmotiv de l’obsession vengeresse ou de l’impossible résilience des anciens détenus ? Est-ce le retour et la révélation du tortionnaire qu’était bien in fine Eghbal, ou le fruit de l’imagination littéralement hantée de Vahid qui, décidément, ne parviendra jamais tout à fait à se libérer du passé et de la douleur ?

Claude

Berlinguer, la grande ambition d’Andrea SEGRE

A l’heure où l’extrême droite avec Georgia Meloni exerce le pouvoir en Italie depuis 3 ans (octobre 2022) et se propage comme une lèpre dans maints pays, où les hommes politiques français donnent le triste exemple de l’intransigeance démocratique ou des compromissions parlementaires pour former ou défaire un gouvernement, il est salutaire et surtout indispensable de voir Berlinguer, le dernier film d’Andra Segre, dont la projection a été pour moi le point d’orgue du festival italien des 11 et 12 octobre organisé par Georges et les Cramés et animé par notre fidèle et facétieux Jean-Claude Mirabella. Ce fut pour moi – et je crois pouvoir le dire pour la plupart des spectateurs, à en juger par la qualité et l’animation du débat – un grand moment de cinéma, tant ce film, qui mêle fiction et documentaire, chronique politique et familiale nourrie de nombreux documents d’archives, semble porté par un véritable souffle épique tout en nous faisant entrer dans l’intimité d’un homme intègre et chaleureux, déterminé et torturé, on le serait à moins : il s’agissait pour le leader incontesté du parti communiste italien, saisi dans une tranche de vie dramatique, entre 1973 et 1978, de tenter de bâtir un « compromis historique » entre la démocratie chrétienne et le « grand frère » soviétique, entre la bourgeoisie et les masses ouvrières, entre la corruption du libéralisme et la raideur doctrinale du communisme à l’époque de Brejnev. Autant dire que, sans tomber pourtant dans l’hagiographie ou le manichéisme – Berlinguer a ses moments de faiblesse et le parti ses pesanteurs d’appareil – Andrea Segre nous montre, avec ce leader et penseur communiste à visage humain, un héros intranquille de la politique qui nous réconcilie avec ce noble métier si souvent décrié pour les discours verbeux, les magouilles incessantes, et les promesses non tenues de quelques-uns.

Oui, un héros, Berlinguer l’est sans aucun doute, pas seulement pour avoir échappé à un attentat des services secrets lors d’un voyage à la rencontre du PC bulgare ou pour soutenir de ce fait et par son charisme la comparaison avec Salvador Allende, le président élu et renversé par le coup d’Etat de Pinochet en 1973 – jalon premier de ce film auquel renvoient les dernières images sur l’enterrement quasiment national de Berlinguer avec 1 million et demi de personnes. Pas seulement parce qu’il a voulu garder secrète la nouvelle de l’attentat manqué contre lui, pour ne pas nuire à la cause communiste ou offrir une sombre satisfaction à ses adversaires – ce qui n’a pas empêché le gouvernement italien de lui envoyer l’avion présidentiel comme pour un chef d’Etat : c’est dire le prestige et l’autorité morale de ce leader reconnu par ses adversaires et salué en haut lieu. Un beau sens du sacrifice et de la corde raide, de cette ligne de crête sur laquelle se tenait un homme droit et courageux, qui n’hésite pas à faire passer le sens de l’Etat avant ses intérêts privés, son bonheur, sa vie même : à cet égard, l’une des scènes les plus marquantes du film, d’une émotion sobre et vraie (je n’oublie pas que Jean-Claude a horreur de l’émotion) est celle où, après l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro, chef de la démocratie chrétienne par les Brigades rouges, Enrico réunit dans le salon ses trois enfants après avoir longuement parlé avec son épouse. Au message implorant d’Aldo Moro (sincère ou dicté par ses geôliers ?), Berlinguer répond qu’à aucun prix, il ne faut céder aux ravisseurs, que sa vie importerait peu au regard de la raison d’Etat s’il venait lui aussi à être enlevé et que sa famille et son parti fussent soumis à un aussi odieux chantage…On admire, au-delà d’une question inquiète d’un garçon, la force d’âme et la dignité de cet homme qui semble se communiquer à ses proches dans une acceptation muette, confiante et inébranlable du destin et des servitudes de la vie publique où l’on ne s’appartient plus.

Ce moment est sans doute un climax du film – Jean-Claude ne m’en voudra pas d’utiliser un anglicisme : s’y rejoignent et y culminent l’itinéraire politique de cet homme accablé par la mort de son allié démocrate-chrétien, un leader plus pur et sincère que Giulio Andreotti, et avec lequel il aurait pu transformer ses 30 % d’électorat populaire en expérience unique de gouvernement conjoint, et le contexte familial, discret mais omniprésent. Enrico ne cesse de consulter sa femme, qui le soutient indéfectiblement et le recentre au besoin. Son bureau est aussi le salon où jouent ses enfants autour de lui ; il lève souvent le nez de ses dossiers ou de ses notes fébrilement jetées sur de petits carnets, pour prendre sa fille dans ses bras ; il fait de la voile avec ses enfants…C’est un homme empathique, un instant brisé par le sort d’Aldo Moro et la mort dans la voiture de l’attentat de ce traducteur bulgare qui s’épanchait sur Fellini.

Il faut aussi souligner la performance exceptionnelle de l’acteur qui l’incarne, Elio Germano, un beau rôle de composition quand on sait que le même comédien jouait le mafieux Matteo dans Lettres Siciliennes de Fabio Grassadonia et Antonio Piazza, propsé aux Cramés samedi après-midi…Elio Germano est littéralement habité par son personnage dont il rend la cordialité franche et fiévreuse – mains jointes, tête renversée, veines saillantes – l’humble charisme malgré sa corpulence moyenne, son sourire timide, ses épaules un peu voûtées – comme si ce corps ployait à la fois sous le poids du monde nouveau à construire et de l’élan spontané qui le porte toujours vers les autres. Oui, cet élan le porte et nous emporte grâce aux scènes de foule, aux images d’archives – de réunion en meeting, de poignées de mains aux ouvriers pour la Fiesta dell’unita en âpres débats de cabinet sur l’abstention, la participation ou l’opposition au pouvoir, de discussion sur Fellini dans une voiture bientôt heurtée de plein fouet par un camion assassin en prise de parole dans le silence glacial, à peine ponctué par deux séries d’applaudissments, d’un Soviet suprême. Pas un titan, pas un messie ni même un homme providentiel, mais un grand homme, porté par sa foi dans les lendemains qui chantent et ce sens infini du bien commun en vertu duquel, à l’âge de 62 ans, devant une assemblée, il finit de prononcer son discours, malgré un malaise cardiaque, jusqu’à son dernier souffle.

Claude

Les Filles désir de Prïncia CAR

« Eh ! frérot », « tu kiffes ces gadji (jeune femme extérieure à leur communauté pour les Gitans), « embrasse pas une prostituée, tu vas attraper l’herpès », « les putes, elles baisent au moins » : Les Filles désir, film cru et poétique de Princïa Car, au titre alléchant et ambigu (les filles qu’on désire ou les filles qui désirent être aimées ? libres ?), nous plonge d’emblée au coeur d’une bande de jeunes du quartier poupulaire de La Thys : ce groupe de six moniteurs de centre aéré (Omar – le chef – Tahar, Ismaël, Ali et Momo) se retrouve autour d’une verre, pour une baignade et une fête foraine mais leur belle complicité, leur jovialité bagarreuse et bavarde va vite se heurter à l’arrivée inopinée de Carmen, amie d’enfance d’Omar, dont le passé de prostituée et l’attitude séductrice, apparemment désinvolte, perturbe et déstabilise les garçons. Il faut dire qu’à la sensualité et à la provoc’ un peu facile elle ajoute un langage encore plus dru que celui des mecs qui, avec leurs préjugés sexistes et virilistes, se disent choqués par sa trivialité et son franc-parler quand elle donne des conseils de « drague » ou assène leurs quatre vérités à ces petits coqs frustrés et maladroits qui n’hésitent pas à interpeller les filles de loin…du bout du quai ou lui rappellent son passé « honteux » : « après la baise, tu restes ou tu ghostes ? » ou « les putes, ça baise au moins »…Ces mots peuvent surprendre le spectateur mais ils disent tout haut ce que beaucoup pensent tout bas et témoignent d’une belle maturité, d’une expérience vraie de la vie et de l’amour – paradoxalement pour une « pute » : l’amour, ce n’est pas qu’une question de physique, c’est d’abord de la tendresse, des préliminaires et de l’attention à l’autre, du dialogue après l’acte. Une telle fraîcheur, une telle spontanéité sans chichis ni fausse pudeur font du bien.

Car ces jeunes gens sont craquants et ce premier film attachant, fruit d’un travail collaboratif de 4 ans de 3 femmes (la réalisatrice, la scénariste Léna Mardi, l aproductrice Johanna Nahon) avec une troupe de théâtre et de cinéma créée il y a 8 ans improvisant sur une vague trame de situations et de rôles prédéfinis, filmés par la cinéaste dérushant ensuite en studio les scènes pour les retravailler le lendemain avec ces acteurs amateurs au prix parfois d’une vingtaine de prises, jusqu’à 4 h de travail pour une scène – le tout tourné en 24 jours à peine (sur septembre-octobre 2024), avec 15 jeunes et un éducateur tous associés à l’écriture (co-auteurs en somme) pour 1000 euros de budget : un film non seulement choral mais surtout collaboratif, sorti en juillet dernier, très remarqué à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes 2025. Un film d’une grande fraîcheur, solaire et amusant, qui, à rebours des représentations misérabilistes ou stérotypées de Marseille (drogue, violence, etc.) célèbre une cité de la mer et du soleil, où il fait bon se baigner – si dur qu’il soit de rendre le bruit des vagues par-delà le tumulte des voix – un microcosme de soin (pour les enfants), d’amitié et de sororité au-delà des incertitudes ou inquiétudes de l’amour et des blessures familiales – deuil d’un père pour une jeune fille du centre tendrement consolée par Omar, départ d’un mari qui inspire à la mère d’Omar la peur que ce schéma ne se reproduise si son fils « marie » Yasmine.

La force et l’originalité de ce film tiennent d’abord à la vision poétique et insolite de Marseille, loin des clichés véhiculés par les media et entretenus par les discours déclinistes en tous genres, même si l’on ne peut évidemment ignorer un contexte de misère et de violence, notamment dans les quartiers Nord, mis en exergue de façon sans doute réaliste et dramatique mais peut-être tendancieuse par un film comme Bac Nord de Cédric Jimenez. Princia Car a choisi de tirer le film du côté de Mektoub, my love d’Abdellatif Kechiche pour la lumière et la sensualité, ou de Bandes de filles de Céline Sciamma, voire du même Kechiche avec L’Esquive pour la fraîcheur et l’authenticité du langage, la camaraderie à la fois si vivifiante et sclérosante – magie et effet de groupe…La violence n’est que suggérée, en arrière-plan (l’oeil au beurre noir de l’amie de Carmen, prostituée niçoise, la peur d’Omar que Chérif, patron du bar, ne joue les proxénètes auprès de Carmen qu’il emploie dans son snack) ou domestiquée, telle cette rixe sur la plage lorsque Chérif veut régler son compte à un moniteur qui a touché sa soeur, laquelle aurait tourné autour de ce dernier…Désir légitime ou séduction un peu trop appuyée ? Jeu innocent ou maladroit qui se heurte au préjugé religieux du grand frère musuman sur la pureté des filles, lesquelles – explique Princïa Car dans son dossier de presse – sont soumises à des injonctions contradictoires, sommées d’être à la fois désirables et respectables, sexy mais pas trop, expérimentées et quelque peu vierges (si l’on ose dire), toujours cette oscillation, cette double postulation à laquelle est soumise la femme, entre « maman » et « putain »…Interrogations et interpellations timides et osées des filles qui passent par les garçons… à distance, pour meiux dissimuler leur gêne et leur inexpérience…Rodomontades d’un moniteur crânement décidé à se dépuceler avec une prostituée vers laquelle le déposent ses amis mais se défilant finalement (peur du sexe ou de sa réputation ?) pour aller acheter des burger avec les 100 euros qu’on lui a avancés !!

Ce premier film n’est donc pas pas aussi léger qu’il y paraît, malgré ses dialogues parfois brouillons, aux répliques en mitraillettes et pas trop articulées de ces ados craquants et frustrés, une psychologie plus complexe que nos représentations de la banlieue ou d’une certaine jeunesse nous le suggèrent, et des thèmes drôlement bien incarnés et subtilement traités par de jeunes acteurs (Housam Mohamed pour Omar, Leïa Haïchour pour Yasmine, Lou Anna Hamon pour Carmen la bien-nommée, femme fatale, insolente, perturbatrice) : la difficile affirmation de soi face au poids du groupe, les stéréotypes sociaux (sur Marseille), sexuels ou sentimentaux (le regard sur l’autre – male gaze ou female gaze – des garçons sur les filles qu’on « baise » ou celles qu’on « épouse », des filles aussi sur leur avenir, leur mektoub, etc.), religieux (sur le mariage et la virginité), le désir surtout et l’amour bien sûr, si proches et si différents, entre peur d’aimer et engagement sentimental, l’amitié fraternelle ou la sororité, nous en parlions…Comment montrer le désir, suggérer la sexualité de ces jeunes gens découvrant (ou jouant ?) l’amour sans les sexualiser, sans donner dans le sexe facile et racoleuse : le film, où pas une scène d’amour charnel n’est montrée, réussit ce pari !

Personne en effet n’est seulement ni vraiment ce que le groupe pense ou attend de lui (car l’assignation identitaire dont souffre globalement notre société commence là pour s’élargir aux communautés) ; personne surtout ne se réduit à l’image qu’il renvoie ou croit renvoyer, à l’étiquette qu’il se donne. Ainsi, Omar (Housam Mohamed) , qui apparaît d’emblée comme un garçon « carré », selon la formule ironique de Carmen, la femme fatale, sauvage et séductrice de Mérimée ou Bizet transposée ici dans les faubourgs marseillais, un responsable de centre aéré aimant at apaisant, prompt et habile à régler les querelles entre bandes, offre une belle façade qui se fissure : on le sent en effet perturbé, voire hostile face au retour de Carmen puis protecteur à son égard contre Chérif et le groupe rejetant cet élément étranger au risque de mettee en danger sa relation avec Yasmine qui se sent négligée, voire oubliée, surtout lorsqu’il cède à la demande de son amie d’enfance de la conduire à Nice pour récupérer ses affaires et en somme solder son passé. Ce faisant, il cède autant à son propre désir qu’au sien et dans une belle scène où il lui a procuré l’appartement d’une cousine, à peine sorti, il revient sur ses pas et se donne à la jeune femme.

Révélatrice et catalyseuse, Carmen l’est aussi avec Yasmine (Leïa Haïchour), jeune Magrébine effacée et timide, quelque peu gênée par ses rondeurs, qui se croit promise à Omar (il veut la « marier ») et ne comprend pas par quels préjugés le jeune homme ne veut pas céder à ses avances sur le pas de la porte (sans doute pour se préserver avant le mariage), se dit choqué quand elle se masturbe (comme…lui) ou la houspille lorsqu’il la surprend s’amusant en jeune femme épanouie à la fête foraine, sans lui, mais avec Carmen, de rivale devenue son… amie… Quant à Carmen, dont le prénom est tout un programme, le métier de prostituée un stigmate pour le moins marquant et infamant aux yeux du groupe, elle impose, grâce au jeu tout en nuances, entre séduction et émotion de Lou Anna Hamon, une tout autre vérité pour le moins paradoxale : fardée, provocante sur la plage ou la jetée, elle est aussi cette jeune femme brisée qui traîne la honte de son passé, la souffrance de ses parents séparés, tombe dans les bras de son amie niçoise, ou, avec son maillot de bain-papillon, incarne elle aussi le rêve commun d’une vie bien rangée – avec maison et mari – que lui inspire la vue de l’appartement prêté par Omar. Il n’est pas jusqu’à la mère d’Omar qui ne nous surprenne lorsque le jeune homme lui présente son amoureuse : long silence gêné, peur que son fils ne la quitte (comme elle a été elle-même abandonnée par son mari), peur d’un mariage, d’une vie commune précoces – tout l’inverse en somme du bonheur et de la bénédiction immédiate d’une mère par-delà la requête émouvante adressée finalement à la jeune femme : « prenez soin de mon fils, c’est le seul qui me reste à présent ».

Comme si dans ce conte poétique et naturaliste, le mektoub – le destin en arabe – demeurait toujours une promesse incertaine ou n’offrait jamais, selon la belle formule de Carmen, que des « rêves périmés » – fût-ce d’escalader un portail, de partir sur la route, direction Barcelone – comme dans le court métrage de 2019 de Princïa Car, avec la même équipe, Barcelona. Une amitié insolite, qui peut sembler un peu tardive, peu vraisemblable, pas assez préparée par le scénario entre les deux « meilleures ennemies » mais qui peut aussi apparaître comme l’échappée naturelle, à la fois inattendue et mûrie des deux jeunes femmes, l’image d’une émancipation féminine enfin assumée, qu’épouse une caméra plus fluide, passant de la caméra à l’épaule ou de plans-séquences laissant advenir le jeu improvisé, retravaillé et débordant des acteurs amateurs, aux plans larges sur la mer, à l’envol de ces deux hirondelles accompagné par la musique de Vendredi-sur-mer :

« J’ai fait une impasse sur les mots doux

Comme une terrasse en plein mois d’août (…)

J’ai loué une voiture j’suis parti à la mer

Toute seule j’te jure voyage en solitaire. »‘

Du désir subi, de femme-objet ou image stéréotypée, au désir de soi, soif de liberté, amour de la vie.

Claude

« Un autre monde » de Stéphane Brizé (2021)

Journal des Ciné-rencontres de Prades 2025 par Claude

Samedi 26 juillet, 14 h 00

UN MONDE SANS PITIE

            « Un autre monde », voilà un titre apparemment prometteur pour le dernier opus de Brizé programmé cet après-midi, sélectionné à la Mostra de Venise 2021, pour nous appeler au rêve de la passion ou d’un univers social un peu plus humain, si tant est qu’on puisse l’espérer pour ce troisième volet de cette trilogie non préméditée (nous dit-on) qui, après un chômeur devenu agent de sécurité dans La Loi du marché puis un leader syndical se battant pour empêcher la fermeture d’une usine, s’intéresse à un cadre, directeur d’une usine alsacienne d’électro-ménager Elsonn, sommé par sa hiérarchie de supprimer 58 emplois pour en sauver paraît-il 500…Avec Vincent Lindon dans le rôle principal, toujours aussi impérial de sensibilité, de rage et d’énergie. Un homme ici pris entre le marteau et l’enclume, entre ses ouvriers qu’il « manage » avec humanité (même s’il a dû déjà consentir à quelques licenciements) et la directrice France (jouée par une Marie Drucker cynique et implacable), elle-même soumise au dirigeant européen, Cooper, interprété par un vrai chef d’entreprise américain, Jerry Hickey. Le refus donc d’un schématisme marxiste, d’un manichéisme moral que les rares détracteurs de Brizé pensaient pouvoir lui reprocher au vu de ses sympathies ouvrières. Ce refus, cette neutralité en somme étaient pourtant déjà en germe dans les deux films précédents avec la fissuration du front syndical ou le rôle difficile de syndicaliste jaune ou de « méchant » patron qu’avaient accepté d’incarner des acteurs non-professionnels, un vrai cégétiste et un expert conseiller juridique des travailleurs. Sa rencontre avec des cadres dans différents domaines (luxe, publicité, banque, etc.) qui lui avaient avoué leurs scrupules et leur malaise face à des décisions contraires à leur conscience et sa collaboration avec Christophe Desjours, spécialiste de la souffrance au travail, n’ont pu que confirmer le cinéaste dans son dessein de mettre en scène cet entre-deux du responsable aux mains liées, situation cardinale pour scénariser et dramatiser un dilemme moral : comme au terme d’En guerre, peut-on accepter une situation scandaleuse ou ne doit-on pas résister, voire se sacrifier, ou tout au moins jeter l’éponge ?  

                Un autre monde ? Titre parodique, antiphrase assurément pour cette chronique sociale sans concession plus fictionnalisée que les deux précédentes bien que très documentaire – comme son pendant amoureux pour Je ne suis pas là pour être aimé. On pense à la chanson de Jean-Louis Aubert et du groupe Téléphone Je rêvais d’un autre monde qui nous a bercés dans les années 80 mais on n’a pas franchement envie de la fredonner : un monde sans pitié bien plutôt ! À moins que Brizé n’appelle à une utopie nouvelle mais laquelle et comment l’atteindre tant le système semble verrouillé, le travailleur réduit à une variable d’ajustement, et les actionnaires voués à s’enrichir sur le dos de la bête ? Message simpliste ? Peut-être mais la réalité ne s’embarrasse pas de finasseries langagières !

            Un autre monde, titre ironique assurément si l’on songe au contexte dans lequel le film a été tourné : on sortait à peine du Covid en 2021 et on nous avait bassinés, après avoir rendu de vibrants hommages aux travailleurs invisibles sans lesquels la vie n’aurait pu continuer et l’économie aurait été totalement asphyxiée (les soignants, les livreurs de pizzas), sur la perspective du « monde d’après », un monde plus humain, rendant justice aux plus modestes, réduisant les inégalités sociales. Après cette vertueuse parenthèse, il n’a plus été vraiment question de ce rêve éveillé. Tout est affaire de slogan et comme dans En guerre, le langage est affaire de rhétorique, de pouvoir de persuasion en jouant sur les affects, les peurs, les rancunes – surtout de la part de ces décideurs sans âme qui étouffent toute sensibilité, surtout dans les entreprises anglo-saxonnes selon Brizé pour ne plus viser que « l’employabilité » ou la sacro-sainte « rentabilité ». Littéralement stupéfiante est la demande du patron de Philippe Lesmesle de supprimer 58 emplois ou plutôt la forme anecdotique, allégorique qu’elle prend et qui en dit long sur la déshumanisation de ce milieu : lors d’une âpre discussion où il s’agit de savoir qui serait le moins utile des quelques noms avancés, le directeur de l’usine (joué par Guillaume Draux) demande qui on aimerait voir passer sous un… train ou de qui la mort nous affecterait le moins !! Autre exemple des torsions du langage ou des significations opposées que l’on peut donner à un même mot selon ses filtres, ses valeurs, son statut social : le mot « courage ». Là où la directrice France, dont Philippe a bien subodoré les ambitions européennes, trouve courageux de faire socialement ce qu’on réprouve intimement – virer des hommes de leur emploi – le responsable du site ne voit que lâcheté, trahison et indignité : il ne se fera pas faute de l’écrire noir sur blanc dans une superbe lettre en réponse à la proposition de le garder finalement, malgré la décision initiale de le remercier pour faute grave – à condition qu’il dénonce et lâche son collaborateur, le directeur des opérations, trop proche des ouvriers (Olivier Lemaire), viré à sa place… La dignité commande d’autant plus à Philippe de démissionner qu’il s’est trouvé confondu par l’enregistrement à son insu d’une discussion informelle avec les délégués du personnel inquiets des rumeurs de licenciement et que, pressé de s’expliquer, il leur a menti en leur promettant qu’il n’y aurait pas de suppressions d’emploi. Enregistrement diffusé devant ses grands chefs lors d’une réunion, honte pour lui…Le courage enfin, dans sa vie privée comme dans sa profession, ce peut être de partir, de quitter l’autre quand la vie à deux n’est plus possible, que le contrat tacite – matériel, moral, sexuel, que sais-je encore ? – semble rompu.

            Et, de fait, et c’est la force de ce film, ce en quoi il nous touche peut-être le plus, le social et l’intime sont inextricablement liés dans un moment de bascule induite comme dans tous les films de Brizé par une rencontre, une prise de conscience, le cercle vicieux de l’échec, etc. Que le film commence sur un triste travelling sur des photos de famille épinglées sur le mur nu d’un pavillon en dit long sur l’écroulement d’un homme : tout se tient dans la vie comme le suggérait en 1982 sur le mode d’une comédie douce-amère La Crise de Colline Serreau où une séparation entraînait la perte de l’emploi, qui provoquait elle-même la perte de l’appartement… Et dans le rôle principal déjà un certain Vincent Lindon. La deuxième scène de notre film nous plonge dans le bureau d’un juge, avec deux avocats, Philippe (Vincent Lindon) et Anne (Sandrine Kiberlain) qui se séparent. L’épouse, digne, entre douleur et protestation, fêlure et revendication (puisqu’il s’agit de négocier un divorce puis la vente d’une maison) explique que son mari n’était jamais à la maison, qu’il passait tout son temps dans l’entreprise, qu’elle devait même assumer quasiment seule l’éducation de leur fils – combien de week-ends ensemble dans une année !? Et de lancer, plus brisée qu’ulcérée : « je suis mariée à Elson ! » Au point que l’avocat de Philippe doit le défendre en rappelant qu’il s’est sacrifié pour sa famille autant que pour ses employés…Quelle tendresse pourtant dans cette séparation où un regret infini semble l’emporter sur la haine et les rancœurs : témoins ces scènes où les deux ex-époux se retrouvent dans la voiture pour discuter de leur fils dépressif, et devenu quasiment autiste après cette fracture familiale : il a dû être interné ; un autre moment où front contre front les ex-époux apaisent et conjurent leur désamour. Et si le couple ne se recrée finalement pas, la famille demeure après la démission du père, dans une promenade en pleine nature qui le ressource. Comme un fil ténu qui les relie toujours, dans des moments de rire aussi, tel le fil des marionnettes par quoi le garçon (remarquable Anthony Bajon) a peu à peu retrouvé un sens à son existence et nous émeut lors d’un spectacle réparateur. Le handicap comme image et double de la souffrance sociale, déjà présent dans La Loi du marché

            Un autre monde, un vrai monde que la famille – si décomposée soit-elle. Rien à voir avec la brutalité du monde du travail où un big boss américain, visible uniquement sur le grand écran d’une visioconférence, tel le Big Brother d’Orwell dans 1984, vous scrute avec intensité, vous couvre d’éloges pour votre initiative destinée à sauver des emplois (renoncer à ses primes de cadres et de chefs d’entreprise) avant de vous asséner un méprisant « Il don’t give you a fuck » (« Je n’en ai rien à foutre » ! ») et de se réfugier derrière « la loi du marché », Wall Street en l’occurrence. Un monde où l’on ne se résigne pas, où l’on ne prend pas acte cyniquement de la précarité en affirmant comme la cruelle Marie Drucker : « Tout est précaire dans la vie…l’amour, la santé et donc pourquoi pas le travail ? » La réalité sociale est terrible au point que le réalisateur a dû en atténuer la violence pour écrire la fiction…La possibilité d’un bras-de-fer, d’une lutte sociale aurait-elle disparu, comme le pense Ken Loach selon Brizé ?  

            Une ultime émotion avec ce dernier film programmé avec une mise en scène au cordeau : des cadrages serrés des visages, des interlocuteurs filmés seuls, au centre, ou côte à côte lors des réunions, rarement en champ-contrechamp comme pour mieux signifier l’impossibilité du dialogue, nouveau sport de combat, la multiplicité des axes aussi dans certaines scènes pour suggérer une sensation d’encerclement et d’enfermement… Un travail énorme lors du tournage doublé du sacrifice de certaines scènes comme celle où Vincent Lindon devait traverser tout l’espace de l’entreprise, traverser des bureaux pour se retrouver auprès de sa secrétaire et tout casser…Cette scène fonctionnait bien certes, elle était même spectaculaire mais Stéphane Brizé ne la sentait pas : la violence de Philippe semblait prématurée, et trop forte…Il n’y aurait plus eu assez de suspense et d’enjeux ensuite pour justifier la décision finale. Tout est affaire d’intuition et d’équilibre, d’effacement autant que de surenchère.

            Un mot pour terminer sur le jeu exceptionnel de Vincent Lindon que nous empruntons au Magazine Bande à part : « dans son œil vif, ce qui de l’éclair de colère passe soudain à la buée d’émotion, est indescriptible » ; et d’évoquer aussi ce « léger affaissement de la mâchoire » par quoi s’annonce l’orage d’une parole brute et drue. Emotion, déchirement et colère qui caractérisent « les gens qui doutent » – comme le rappelle la belle chanson d’Anne Sylvestre qui conclut le film sur une note d’espoir, comme « Septembre » de Barbara ou « Trois petites notes de musique » d’Henri Colpi dans Mademoiselle Chambon et Hors-saison. « J’aime les gens qui doutent, les gens qui trop écoutent leur cœur se balancer / J’aime les gens qui disent et qui se contredisent et sans se dénoncer » : Philippe Lesmesle, déchiré par son divorce et l’impossible choix socio-professionnel qui lui est imposé, est bien de ceux-là…