Journal de bord de Prades (par Claude)
Samedi 19 juillet, 14 h 00

Rien n’est plus plaisant qu’une comédie sentimentale pour ouvrir les Ciné-rencontres de Prades 2025 et Un baiser s’il vous plaît, 4ème long métrage du cinéaste, pour entamer le cycle consacré à Emmanuel Mouret. D’aucuns trouveront ses films un peu légers et superficiels dans la mesure où ils attendront un cinéma plus ancré dans le réel, une intrigue amoureuse mâtinée de chronique sociale (la rencontre entre deux êtres de milieux différents, voire opposés) ou encore les orages de la passion. Rien de tout cela chez le réalisateur de L’Art d’aimer, qui met en scène dans un dispositif théâtralisé et expérimental, baigné de musique classique (Schubert, Tchaïkovsky), ponctué de tableaux ou de sigles symboliques, des personnages de bourgeois parisiens, généreux et soucieux de l’autre et de sa possible souffrance, s’interrogeant sur l’émergence et les fluctuations du désir, sur le jeu et le risque de l’amour, la frontière labile entre l’amour et l’amitié : avec eux, bizarrement, l’adultère, qui n’est pas forcément « désamour de la personne trompée », relève moins de l’infidélité que d’une « honnêteté envers soi-même » et ses sentiments – explique Emmanuel Mouret dans ses Entretiens d’un rêveur en cinéaste avec Maryline Alligier (Rouge profond, p. 139).
Le scénario est ici fondé sur une question familière et pourtant inédite, celle du baiser, dont Mouret renverse ici la perspective traditionnelle (la naissance et la première preuve de l’amour, son efflorescence fiévreuse) pour en faire à la fois une expérience hésitante et un risque aux multiples conséquences insoupçonnées. Emilie (jouée par Julie Gayet), qui confectionne et vend des tissus d’ameublement, rencontre à Nantes, alors qu’elle cherche un taxi pour rejoindre son hôtel, Gabriel (Michaël Cohen), négociant en peintures anciennes, qui avant de la déposer lui propose un souper aux chandelles et s’enhardit jusqu’à tenter de l’embrasser. Il essuie un refus car Emilie, qui ne veut pas brusquer les choses et sortir d’une relation amicale, se souvient de l’aventure arrivée à deux de ses amis, Judith (Virginie Ledoyen) et Nicolas (Emmanuel Mouret) dont le baiser amical a engagé une relation amoureuse et brisé les couples respectifs avec Claudio (Stephano Accorsi) pour l’une et Câline (Frédérique Bel) pour l’autre…Le récit d’Emilie, qui donne lieu à de savoureux flash-backs et à des va-et-vient incessants entre le passé et le présent, sera lui-même interrompu par une narration de Nicolas – comme si notre vie, feuilletage complexe, était influencée, modifiée, perturbée même par celle des autres – superstition, mimétisme, vertu ou pesanteur de l’exemple ? « On n’est jamais deux avec celle qu’on aime », ici le poids du passé ou de l’expérience vécue par des amis : le cinéaste évoque « l’élasticité du coeur ». Notre vie ne nous appartient pas : elle est faite d’aléas, de croyances obscures, de signes du destin et nous sommes traversés par le monde et la vie des autres. Inversement, il peut ne rien naître du hasard : la rencontre entre Nicolas, professeur de mathématiques et une étudiante prostituée férue d’équations (du moins au téléphone) ne débouche sur rien, peut-être parce que, dans ce cadre-là justement, on n’embrasse pas…

Un baiser s’il vous plaît nous offre une réflexion marivaldienne sur « le(s) jeu(x) de l’amour et du hasard », une mise en scène et un art du dialogue qui rappellent Rohmer quand le personnage de maladroit candide, mais pas autant qu’il y paraît, incarné par le cinéaste dans ses propres films nous tire un peu vers Woody Allen. Comme si Mouret mettait en abyme ses doutes amoureux en même temps que son cinéma à travers des récits enchâssés, ici les trois strates évoquées. Emmanuel Mouret rappellera lors de sa rencontre avec le public son goût pour Diderot et Jacques le fataliste dont le récit spéculaire central, l’histoire de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis lui inspirera Mademoiselle de Joncquières. « Ce qui nous constitue, ce sont avant tout les récits (comme le montre Paul Ricoeur dans Temps et Récit). Nous sommes pétris de récits – explique Mouret (…) Notre désir pour quelqu’un, d’ailleurs, peut venir du récit qu’il nous en a été fait de lui » (ce que confirmera le dénouement avec la rencontre d’Emilie et de Claudio, le seul personnage véritablement passionné, tourmenté et entièrement sincère).
Le désir, incarné avec tant de délicatesse par Julie Gayet, tout en finesse et retenue, et Virginie Ledoyen, l’amie serviable qui tombe amoureuse sans oser se le dire et passe de la distance affectueuse au trouble irrépressible en couchant avec Nicolas pour lui redonner confiance en sa capacité d’aimer et d’être aimé, est bien au coeur de ce film. On pense aux personnages de Marivaux, l’inversion et le travestissement sociaux en moins, dans L’Epreuve ou Les fausses confidences : l’amour est un cheminement difficile, un jeu sur les sentiments finalement exaltant, et moins une conquête de l’autre qu’une victoire sur soi-même, sur ses doutes, sur sa pudeur et la peur de ne pas être aimé, de s’être découvert en vain, et pour sa plus grande honte… L’abandon est alors à la mesure du combat mené et des étapes aussi douloureuses qu’émouvantes par lesquelles on a dû passer : accepter son propre trouble après avoir lutté contre soi-même, savoir le formuler à soi-même et le nommer, le dire enfin à l’autre. Une autre différence avec Marivaux, qui met en scène la découverte de l’amour, au-delà d’une rhétorique comparable du sentiment, d’un certain maniérisme, masque de la fragilité, réside toutefois dans la primauté du désir pour Mouret – intuition immédiate et sensible, au-delà ou plutôt en-deça de la morale.
Ce refus d’un jugement normatif rend son cinéma profondément vivant et émouvant – même si l’expérience menée (ce baiser…ravageur) peut sembler artificielle et la souffrance (la jalousie) de l’autre pensée et pansée seulement après coup…Judith pourtant répète pour elle-même l’aveu à Claudio de son désamour et de sa vraie rencontre avec Nicolas. Pour le réalisateur, « l’envie de sexe préexiste à tout sentiment (…) En tout cas, le désir sexuel peut être déclencheur d’un sentiment. » Les plans sur les seins de Judith ou la main tâtonnante de Nicolas sur la jupe ou les jambes de son amie, accompagnés par une valse de Strauss, et le travelling arrière sur la chambre le suggèrent bien. On peut bien se dire comme les deux « amis » que c’est « un souvenir faussé, une illusion », tenter de conjurer l’amour qui point par une sexualité mécanique, par terre, en se griffant sauvagement ou en dissertant comme Judith sur une « attirance non consentie », purement amicale – le sentiment est bien là. Quand bien même des sigles « danger » ou « attention au feu » ou les tableaux du musée d’Arras viennent encadrer les ébats amoureux du professeur et de la pharmacienne… Et inversement, si l’on ne fait pas confiance au corps et au hasard, si l’on arrange et intellectualise trop les choses pour réparer le mal infligé à son conjoint, comme ce rendez-vous manqué entre Câline et Claudio, on court à la catastrophe : la jeune femme nullement mélomane est censée séduire le mari délaissé et féru de musqiue classique avec un livre sur Schubert qu’elle arbore piteusement alors que le mari a surpris une conversation des deux amis et tout compris !

D’être refusé puis différé, le baiser est une bombe à retardement. Il ne faut pas jouer avec le désir.
Claude