
Voici un titre de film à la teneur clairement religieuse qui, contrairement à l’original du film, ne suit pas celui de l’œuvre de Claire Keegan Small Things Like These. On peut s’en étonner même si cette traduction française façon commandement, n’est pas totalement incongrue. Ce choix de traduction pointe une différence de point de vue ou d’éclairage. J’y reviendrai plus loin dans cet article.
Contrairement à l’auteure de Small Things Like These, irlandaise, le réalisateur Tim Mielants est belge. Mais c’est la troisième fois qu’il filme en terre anglo-saxonne : en effet, il est à la réalisation de la saison 3 de Peaky Blinders (Angleterre), il coréalise avec Bouli Lannier L’ombre d’un mensonge (Nobody has to know , 2021, présenté aux Cramés qui se déroule en Ecosse) et cette fois il s’aventure en terre irlandaise pour Small Things Like These, avec Cillian Murphy, acteur irlandais que nous connaissons bien grâce à la série citée plus haut, mais avant cela grâce au film de Ken Loach, Le vent se lève (The Wind That Shakes The Barley, palme d’or 2006 à Cannes), et plus tard en 2023 Oppenheimer de Christopher Nolan.
Cillian Murphy, acteur entièrement habité par son personnage, à la manière de Daniel Day-Lewis, porte le film de bout en bout. Ce rôle, celui du charbonnier Bill Furlong, présente un homme à la parole d’autant plus importante qu’elle est rare, un taiseux qui observe, écoute, réfléchit, est dans l’introspection et le questionnement, pour finalement agir et s’engager quitte à s’attirer la réprobation de sa femme Eileen, le mépris des gens de New Ross, les foudres, voire les représailles de la mère supérieure du couvent, Sister Mary, qu’Emily Watson interprète de façon on ne peut plus glaçante. La rigidité de son corps, son visage aux lèvres pincées montrent qu’un pas de travers ou une parole de trop ne sauraient être tolérés. Il est clair que chacun doit rester à sa place, ne doit pas entrer en contact avec une de ces malheureuses filles abandonnées à leur triste sort, que rien ne doit sortir du couvent, ou plutôt de cette prison d’où s’échappent des bruits, des cris, où la douleur est la règle absolue car il faut que les filles ‘paient’ leur faute.
Le film nous montre le cheminement de Bill Furlong de façon éclatée, avec des flash-back qui petit à petit font sens éclairant ainsi son tragique passé. Le petit garçon timide que Bill a été, n’a pas vécu une enfance toujours tendre et facile, mais malgré les tourments il a eu ‘sa chance’, tout comme sa mère Sarah, grâce à une véritable bienfaitrice, Mrs Wilson : tous deux ont échappé au couvent et à la maltraitance infligée par les sœurs.
On remarque à quel point Bill l’adulte a gardé cet effacement qu’il avait enfant. Le charbonnier est souvent filmé dans l’ombre, se cachant un peu, entre des portes fermées dans un labyrinthe de couloirs aux vitres opaques, ou le soir marchant dans les rues sombres de New Ross. Bill n’est pas un homme de la lumière, l’obscurité lui sied bien mieux ; il reste souvent en arrière, comme si la lumière ne l’intéressait pas: où qu’il soit il observe et écoute, partout, à son travail, chez lui, au pub, à l’église, dans la rue et bien sûr au couvent lorsqu’il livre le charbon. Parlant peu, il est presque toujours filmé de très près, en plans rapprochés sur son visage, ses mains, son buste. Ce sont le corps et le visage qui parlent, le regard et les attitudes qui en disent bien plus long que des mots. Cillian Murphy réussit cet exploit de jouer à la fois tout en retenue mais en intensité aussi, l’émotion est à fleur de peau, on souffre avec lui, ce qu’il observe fait revivre sa propre histoire : son visage a une extraordinaire puissance d’expression exprimant toutes les douleurs enfouies et refoulées, son regard se perd dans quelque chose de lointain qui dépasse ceux qui l’entourent, le personnage devient alors tragique, le jeu de l’acteur est poignant.

La photographie de Frank van den Eeden, dont les plans rappellent parfois les clairs-obscurs de certains tableaux de Georges De La Tour, souligne la noirceur de la tragédie qui se déroule au couvent sans que personne ne s’en mêle et qui est tue. L’obscurité domine, la lumière d’hiver n’a rien d’éclatant. Pourtant, Noël approche à New Ross et ailleurs, avec son cortège de petites lumières de couleur, ses sapins décorés, ses chants, ses désirs de cadeaux avec leur lot de joie ou de déception, tout est là mais sans grande effusion, juste par petites touches.
À cet égard, Tim Mielants est fidèle à l’œuvre de Claire Keegan sans pour autant en faire une adaptation plate. Sa narration cinématographique pourrait paraître lente, mais c’est aussi celle choisie par l’auteure. Le réalisteur met des images sur les belles pages du roman. Ceux qui le liront après avoir vu le film, seront peut-être mieux à même de comprendre, le roman ayant lui aussi son éclatement kaléidoscopique. Tim Mietlands reprend habilement cette narration, semant des indices visuels avant de mettre Bill face à une situation plus difficile encore.
À l’instar de Claire Keegan, le réalisateur sème ces plans indices qui font leur chemin dans la réflexion de Bill Furlong (le petit garçon triste et timide ramassant du bois seul sur la route, l’enfant vu pieds nus, un soir dans la rue, buvant le lait dans l’écuelle d’un chat) , mettant en évidence la conscience aigüe qu’il a de l’inégalité des chances de chacun et chacune dans ce pays où la religion fait loi. Car c’est bien la religion qui est au cœur de cette histoire, la religion qui dicte ses lois, oppresse et châtie celles et ceux qui ont osé transgresser. Faut-il à ce point punir, se demande le charbonnier, témoin d’une scène déchirante durant laquelle une jeune fille est mise de force au couvent? C’est ce qui aurait pu arriver à Sarah, sa mère, si une bonne âme n’avait pas été là pour en décider autrement. Bill a cette bonne âme au fond du cœur, Mrs Wilson, et sans doute est-ce son exemple qui va le pousser à réagir et à sortir une autre Sarah de l’enfer dans lequel elle a été mise de force. La jeune femme sauvée par Bill porte le même prénom que sa mère, cela ne peut pas être un hasard, lui qui justement n’avait pas pu la sauver, morte trop jeune d’une attaque imprévisible.

Bill est face à un miroir lorsqu’il se frotte soigneusement les mains pour retirer le noir du charbon, donc face à lui-même : peut-on toujours se regarder dans une glace si on laisse faire le mal et que l’on sait ? Inévitablement, il arrive un moment où il faut prendre une décision : laisser faire ou agir, s’engager dans quelque chose d’extérieur pour montrer que l’on n’est pas dupe et que l’on ne veut plus cautionner des actes odieux. Bill le silencieux, sans un mot, fait ce choix dont il sait ce qu’il peut lui coûter.
Ces dernières lignes nous ramènent aux titres : d’un côté le titre français, cette injonction menaçante que l’on pourrait faire en privé à un enfant, ou à l’une de ces misérables jeunes filles du couvent, pourrait aussi être vue comme celle que Bill s’impose au plus profond de sa conscience, détournant ainsi un des dix commandements. Alors même qu’on lui demande ‘de se taire’, et donc de ‘mentir’, il choisit d’être ce que la religion chrétienne est censée prôner, à savoir la charité, et devenir le bon samaritain ; de l’autre le titre anglais qui éclaire un autre aspect de notre quotidien, privé lui aussi, la religion étant cette fois mise de côté même si elle est omniprésente dans le roman. Ce titre met en lumière ce qui peut être fait au quotidien, presque silencieusement, c’est-à-dire ‘les petites choses comme celles-ci’ qui font de nous des êtres humains, des choses si simples qu’elles sont à la portée de toutes et de tous, et qui, si petites soient-elles en apparence, nous permettent de sortir grandis.
Comme l’œuvre de Claire Keegan qui mérite d’être lue, l’adaptation à l’écran mérite d’être vue (bien qu’ elle soit totalement à l’opposé du film de Peter Mullan, The Magdalene Sisters (2002) qui dénonçait avec une force et une violence justifiées l’enfermement des jeunes filles qui avaient ‘fauté‘) : les deux nous plongent dans un univers a priori feutré et lisse mais où le mal se dissimule, un monde sans pitié et pervers (Sister Mary en est l’exemple criant) où les actes comptent plus que les paroles, où tout est dans le non-dit, en suspens derrière les mots, et donc suggéré pour nous faire peut-être réfléchir sur nos choix…
Chantal