
Dans le cadre de ciné-culte, le film de patrimoine a permis, à la plupart d’entre nous, de découvrir (plus que redécouvrir) un film de 1990 réalisé par Guiseppe Tornatore qui, 2 années plus tôt, avait réalisé le merveilleux Cinema Paradisio, grand succès de l’année 1988, et plus récemment le documentaire Ennio présenté aux Cramés de la Bobine.
Le titre, Stanno Tutti Bene, porte en lui-même un parfum de faux. En effet, Ils vont tous bien! est d’emblée placé sous le signe du mensonge, de l’illusion et du déni.
La première séquence du film nous plonge dans l’obscurité, comme dans un tunnel, où une voix se fait entendre, celle d’un homme qui apparemment s’adresse à sa femme, elle toujours hors champ, et très vite nous comprenons que ce vieil homme, Matteo Scuro, joué à la perfection (précision superflue) par Marcello Mastroianni, parle seul, s’adressant à son épouse absente. Cette première scène amène tout de suite le thème du leurre, du mensonge, de l’illusion, du déni, mais aussi celui de la mort.
On comprend vite que pour Matteo le sicilien, la vie est un théâtre dont il veut diriger la mise en scène, et tirer les ficelles, quitte à se mentir de bout en bout, mais à la seule condition que ce monde soit celui qu’il veut.
N’ayant pas de nouvelles de ses cinq enfants qui ont quitté leur Sicile natale pour vivre en Italie, Matteo va entamer un voyage qui le mènera de Naples à Rome, puis à Milan et Florence, à la recherche de ses enfants pour avoir de leurs nouvelles et leur proposer une réunion familiale, tous autour d’une table, comme jadis ils avaient l’habitude de le faire.
Mon propos n’est pas ici de raconter pas à pas le voyage que l’on pourrait sans doute qualifier d’initiatique, durant lequel le personnage principal va de ville en ville, portant inlassablement sa valise, rencontrant ou non ses enfants, mais plutôt d’essayer de décrypter l’évolution de Matteo, si tant est que cette odyssée le transforme réellement. Voyage initiatique, mais peut-être aussi dernier voyage, car Matteo est un vieil homme qui se fatigue, s’essouffle et surtout refuse obstinément de voir le réel, de voir la vie de ses enfants telle qu’elle est et non pas telle qu’il souhaiterait qu’elle soit. Ces derniers lui dissimulent des choses, lui mentent pour ne pas le faire souffrir davantage. Mais Matteo est amené à écouter aux portes, à regarder par des trous, comme dans l’oeil du rideau de théâtre et percer des secrets, qu’il interprétera à sa manière. Enchaînement d’un mesonge qui mène inéluctablement à un autre: parce qu’il vit dans un monde éloigné du réel, Matteo ment; ses enfants aussi pour d’autres raisons. Seule la dame du train parle avec sincèrité et franchise.
Le film est subtil dans sa narration circulaire, les pièces du puzzle familial se mettent peu à peu en place, avec des retours en arrière oniriques d’une grande élégance, colorés, joyeux du moins en apparence. Car on apprendra que Matteo, malgré son exhubérance et sa charmante bonhommie, n’a pas été le père aimant qu’il prétend être, mais a été violent avec ses enfants qui, bien qu’adultes, le craignent encore. Que dire des séquences sur la plage où un monstre hideux vient ravir les enfants ? Métaphore de la mort de l’un d’eux ? Ou bien celle d’un père ogre ?
Une vision déformée
Un détail frappe : les lunettes aux verres extrêment épais portées par Matteo pointent sa mauvaise vue, et sont aussi les verres déformants de sa réalité soulignant ainsi sa vision erronée du monde, vision parfois réduite à l’étroitesse du champ observé, son illusion quant à la réussite de ses enfants, sa perception totalement inversée du réel. Matteo ne regarde pas par le bon côté de la lorgnette, il regarde par des petits trous (comme celui de l’affiche publicitaire cachant des travaux devant la cathédrale de Milan, publicité de lingerie, le trou est celui du nombril, la publicité ressemblant fort aux photos cachées à la hâte par sa fille, Tosca, dans l’appartement sensé être le sien: voit-il réellement ce que représente l’affiche?). Il en résulte une forme d’aveuglement permanent et tenace: Matteo ne voit que ce qu’il veut voir.

L’espace d’une journée ou deux, un seul personnage va le ramener dans la réalité qu’il ne veut pas voir. Ce personnage est une femme rencontrée dans le train, âgée comme lui mais ne portant pas de lunettes (le détail n’est pas anodin), vivant dans une maison de retraite et n’ayant quasiment plus de nouvelles de ses enfants, Michèle Morgan devient les yeux de Matteo qui s’est immiscé dans un groupe du 3ème âge en visite à Rimini. Lors de la scène de bal, Matteo danse avec cette élégante inconnue, qui lui avoue avoir en quelque sorte tiré un trait sur ses enfants, comprenant qu’ils ont leur propre vie qu’elle ne cherche pas à gouverner, se résignant, sans qu’elle en semble affectée, à ne plus les voir. Elle est l’autre face du miroir de Matteo, et cette image qu’elle lui tend, si différente de la sienne, le trouble, lui donne le vertige l’empêchant d’aller jusqu’au bout d’une polka.
Autre trouble : l’illusion des lucioles scène tout aussi émouvante qu’avec la dame rencontrée dans le train, mais cette fois avec son petit-fils, c’est-à-dire avec un personnage d’avenir, qui va de l’avant, là encore à l’inverse de Matteo qui s’enferme dans un passé qu’il présente comme idyllique. Les valeurs ne sont plus les mêmes, le monde a changé, même basculé, Matteo a perdu pied se retrouvant dans un monde qui le dépasse.
Une boucle bouclée
La construction circulaire du film de Tornatore, nous ramène au point de départ: un train était parti de Sicile, un autre y revient. Puis, contrairement à l’obscurité du début nous sommes en pleine lumière, sur une colline dominant la mer où Matteo s’adresse encore à sa femme, toujours hors champ, pour la rassurer en lui disant qu’ « ils vont tous bien », la caméra s’éloignant légèrement de la splendide vue sur la baie, laissant place à un cimetière peu commun dont les tombes surplombent la mer. Un moment émouvant, moment de grâce, avec un Matteo qui reste sur ses illusions rassurantes même si au fond de lui-même il est conscient de se mentir et de toujours faire comme si…
Avec Ils vont tous bien!, Guiseppe Tornatore nous plonge dans un cycle de vie, une nostalgie d’un passé perdu à jamais. Matteo Scuro est à la fois attachant, pathétique et drôle mais aussi tragique dans sa solitude. C’est un homme qui a perdu beaucoup de choses, qui en a râté un certain nombre en croyant agir pour le bien des autres, en particulier de ses enfants. Jusqu’au bout, il se montre traditionnaliste comme le montrent ses paroles adressées à son petit-fils. Tornatore signe un film tout à la fois cocasse et émouvant, un film qui s’inscrit dans la lignée des grands films italiens de ses pairs dans les décennies précédentes.

Chantal