Mademoiselle de Joncquières d’Emmanuel MOURET (2018)

Journal de bord des Ciné-rencontres de Prades 2025 (par Claude)

Lundi 21 juillet, 21 h 30

9ème long métrage d’Emmanuel Mouret, Mademoiselle de Joncquières est sans doute son oeuvre la plus réussie (pour le nombre d’entrées, pour la fluidité de sa mise en scène) et la plus brillante dans la mesure où ce film en costume non seulement nous plonge dans les délices du marivaudage et du libertinage XVIIIème siècle mais porte à leur incandescence et à leur perfection les thèmes chers au cinéaste avec une pointe de cruauté proche des Liaisons dangereuses de Laclos nuançant sa bienveillance habituelle. Quels sont ces thèmes ? Le désir, incarné par le marquis des Arcis (Edouard Baer), Don Juan impénitent qui pourtant connaîtra, tel Valmont, la douleur d’aimer – véritable rédemption personnelle – la souffrance amoureuse qui inspirera à Madame de La Pommeraye (Cécile de France) une terrible vengeance, la jouissance du verbe par quoi passent la séduction, la manipulation mais aussi, finalement, la vérité des sentiments.

Si l’on admire la mise en scène, avec les plans larges, les mouvements des personnages épousant les circonvolutions de la parole et les méandres du désir lors de promenades dans le parc du chateau des Sourches ou dans les allées du domaine de Marly-le-roi, on est tout autant séduit par le brio et le paradoxe des conversations sur fond de tentures, de peintures, de compositions florales à la Chardin venant égayer et souligner les costumes chatoyants de ces aristocrates dignes de Watteau. Mise en scène étincelante mais aussi économe comme l’explique le réalisateur : les mêmes plans du salon de Mme de La Pommeraye, de la façade de sa demeure, des allées où le marquis parviendra de haute lutte à séduire la jeune femme qui se pique de n’avoir jamais été amoureuse. Pas de réception prestigieuse, de décor exubérant, d’enfilades de pièces sans fin (car le tournage dans un château coûte très cher) mais une concentration sur le huis clos d’un salon (ou un tripot) et sur des couples de personnages, le marquis et son hôtesse, la jeune veuve et son amie et confidente Adrienne (remarquable Laure Calamy), personnage absent du récit enchâssé de Jacques le fataliste, l’histoire de Madame de La Pommeraye racontée par l’aubergiste dans le roman de Denis Diderot (1784). Maître des récits-gigognes, avec L’Art d’aimer ou Les Choses qu’on dit, Les Choses qu’on fait, Mouret semble ici rendre hommage à l’enchâssement narratif et au premier des romans modernes, interactif et spéculaire, bouleversant les règles du récit traditionnel.

La parole, disions-nous ? On n’en finirait pas de relever les mots d’esprit et les savoureux paradoxes de ce film. « Votre coeur a de l’esprit », « ce que nous appelons bonheur n’est qu’une bonne heure au milieu des autres heures » – devise Mme de La Pommeraye, assénant au marquis que « (ses) désirs (l’)occupent tellement qu'(il) ne sa(it) pas lire dans le coeur des autres ». C’est sans doute le marquis qui nous enchante le plus par sa verve facétieuse et sa maîtrise du langage : « j’entraîne ma patience à être à la hauteur de mon impatience » – explique-t-il à son hôtesse dont il entend bien faire la conquête ! C’est toutefois lors du repas avec Madame de Joncquières et sa fille que l’on se régale le plus : mademoiselle de Joncquières, de noble souche mais ayant dû comme sa mère se prostituer après avoir été abandonnée par le père au terme d’un faux mariage, est appelée à séduire des Arcis et à jouer la dévote pour venger (sans le savoir) Mme de La Pommeraye du désamour du marquis ; son hôtesse, en tombant amoureuse de lui, lui a en effet tout sacrifié – sa vertu, sa réputation – mais après avoir constaté son éloignement, elle a imprudemment simulé l’indifférence à son égard pour le tester et mal lui en a pris car le séducteur lui a avoué qu’il ne l’aimait plus, déclenchant la haine vindicative de cette femme blessée. Des Arcis, que Mme de La Pommeraye fait languir auprès de la jeune fille malgré ses cadeaux, ses bijoux, ses rencontres faussement inopinées, se voit dans cette scène contraint de jouer les Tartuffe, mais un Tartuffe finalement sympathique, désopilant même, rattrapé par l’amour qu’il feignait mais éprouve à présent réellement. Si l’amitié pour lui de Mme de La Pommeraye est devenue de l’amour, comme entre les amis de Changement d’adresse, le désir du marquis pour la malheureuse enfant a pris aussi les couleurs d’un sentiment vrai qu’il lui faut pourtant déguiser sous les couleurs de la religion. Lors de ce repas concerté (il feint d’arriver par hasard et de refuser d’abord l’invitation), Des Arcis se voit contraint par l’ironie caustique de son hôtesse à dénigrer le libertinage dont il est pourtant le parangon, et à faire l’éloge du sublime en parlant d’émotion divine, du Créateur et d' »indicible vérité »…

C’est pourtant le langage, vecteur ici de mensonge, qui se fera porteur de vérité dans ce superbe drame sentimental où Emmanuel Mouret, loin de juger ses personnages, montre que chacun a ses raisons face à une parole trouble ou traîtresse : Mme de Jonquières abusée par un duc, Mme de La Pommeraye abandonnée par le marquis, un séducteur impénitent, Adrienne, l’amie de Mme de La Pommeraye, trop sceptique et consciente des replis tortueux du langage pour céder à l’amour. La force de ce film, comme des Dames du bois de Boulogne de Robert Bresson (1945), est de faire finalement de mademoiselle de Joncquières (Melle d’Aisnon chez Diderot), véritable vierge de Raphaël, instrument du destin, figure diaphane et superbe du désir masculin, une héroïne de l’amour qui prend peu à peu toute sa consistance et sa dimension de femme, tandis que Mme de la Pommeraye, si odieuse soit-elle dans sa vengeance, apparaît comme une figure hautement féministe et…moderne, punissant le désir et l’inconstance des hommes. Par son sentiment de culpabilité, pour s’être prêtée à son corps défendant à la comédie orchestrée par madame de La Pommeraye, par son désespoir social et matrimonial (elle se refuse au marquis lors de la nuit de noces), Mademoiselle de Joncquières devient, mieux qu’une épouse contrainte, une femme libre et aimante, élevant au sublime le marquis soudain épuré des oripeaux de la vile séduction, de l’orgueil nobiliaire humilié et de l’opinion publique. Un homme vrai !

En libérant sa jeune femme des liens du mariage, en l’acceptant ultimement pour femme et en l’aimant vraiment, le marquis des Arcis accède lui aussi à ce sublime dont il contrefaisait l’éloge religieux. Sublime par amour, par ouverture, enfin, et abandon à l’autre, par renoncement à soi.

Laisser un commentaire