Quelques heures de printemps de Stéphane Brizé (Prades 2025)

JOURNAL DE BORD DE CLAUDE à PRADES 2025 (1) série d’articles sur les films programmés par les Ciné-rencontres de Prades 2025, fondés sur des impressions et souvenirs personnels, des articles critiques d’Alticiné, inspirés surtout par les présentations par les intervenants et débats ou rencontres avec les réalisateurs, les discussions spontanées lors des repas ou à l’issue des séances avec les copains Cramés… Un journal buissonnier, une chronologie éclatée au fil des souvenirs d’une semaine amicale et culturelle passionnante !

Mercredi 23 juillet 14 h 30

ULTIME ÉMOTION

Quelques heures de printemps de Stéphane Brizé

            D’avoir été trop différée, retenue, empêchée pendant près de deux heures, l’émotion éclate et nous emporte. Je suis bouleversé par ces mains pressées, cette tête enfouie dans les draps et caressée par des doigts fébriles, déjà roidies par la mort et le breuvage létal, par ce double cri d’amour exhalé au milieu des sanglots, arraché au silence têtu et sépulcral de ces dernières semaines, de tant d’années sans doute. Ces deux êtres emmurés – la mère atteinte d’un cancer au cerveau incurable et métastasé (Hélène Vincent) et le fils sortant de prison, sans travail et sans amour (Vincent Lindon) –  se parlent enfin avec toute la tendresse trop longtemps contenue, refusée par orgueil, avec colère – ou plutôt l’abcès du désamour crève à l’ultime instant choisi par Yvette Évrard pour en finir avec la souffrance, grâce à une association suisse d’aide à mourir, accompagnée par son fils Alain : les gestes, la démarche finale comptent plus que les mots ou les silences.

Comment tourner une telle scène d’adieu à l’autre et à la vie sans trop la préparer, sans l’anticiper lourdement (et rien effectivement ne laisse prévoir un tel effondrement des barrières, une telle mise à nu) mais surtout sans pathos, dans une subtile alliance d’exacerbation des sentiments et pourtant de pudeur extrême ? Il aura fallu – explique Stéphane Brizé – pas moins de huit prises pour obtenir j’ose le dire ce sublime final : que d’hésitations, que de reprises et d’insatisfaction lorsque le cinéaste regarde dans son combo (son retour vidéo) ce que la caméra est en train de filmer. « Ça ne fonctionne pas », se dit-il, le timing n’est pas bon, les deux acteurs – si excellents soient-ils dans toute l’intrigue, Hélène Vincent sèche, acrimonieuse, agressive, Vincent Lindon mutique, colérique, rongé par la haine de soi – n’ont pas encore trouvé l’osmose, atteint l’état de grâce. Question de timing peut-être, d’équilibre entre mouvements esquissés, regards intenses, et silences trop pesants. « Lâchez les vannes », conseille Brizé aux acteurs inquiets en quête de cette disponibilité qui fait advenir l’émotion plus qu’il ne la suscite. « Tu lui prends la main », dit-il enfin à Hélène Vincent… Le huitième essai amène l’évidence d’un moment exceptionnel – le fruit aussi d’une maturation intérieure qui ne pouvait pas ne pas arriver mais qui a l’élégance morale de nous surprendre !

Le réalisateur explique les difficultés du tournage en termes d’émotions, dans ce film où seuls les personnages secondaires savent exprimer leurs sentiments, comme délégués par Yvette et Alain pour dire l’amitié et l’amour : le voisin Monsieur Lalouette (Olivier Perrier) qui vient boire un dernier verre avec Yvette et témoigne du bonheur simple de l’avoir connue entre discussions quotidiennes et offrande de quelques compotes ou l’amante d’un soir, remarquable Emmanuelle Seigner. Adrien la rencontre au bowling : un sourire incandescent, un regard mi-furtif, mi-appuyé coulé entre les joueurs, l’attire irrésistiblement vers la piste voisine et c’est une nuit d’ivresse, l’union des corps et des âmes, croit-on, en tout cas pour Alain une éclaircie dans son ciel d’orage. La confidence et la confiance après l’amour amènent les questions : Clémence, qui ne se pense pas intrusive (ne se dévoile-t-elle pas spontanément après s’être donnée ?), voudrait juste en savoir un peu plus sur la vie, le métier de l’homme qu’elle aime. Vincent se rétracte, se ferme et s’enfuit, accablé par la honte, le sentiment de n’être rien. Plus aucun signe de vie de sa part. Pourtant, quelques jours après, Alain aperçoit Clémence sur un parking de supermarché : il s’avance vers elle et lui révèle, entre accablement, auto-détestation et défi d’être aimé malgré tout, qu’il sort de prison, vit chez sa mère et n’a pas de travail. Triple régression pour lui, honte personnelle, familiale, professionnelle…Solitude et déclassement de gens modestes, comme dans Je ne suis pas là pour être aimé ou La Loi du marché. À quelques pas d’Alain – caddie et coffre obligent – Clémence réagit pourtant naturellement et superbement : « j’étais capable de l’entendre », donc de le comprendre et de l’accepter, de prendre le risque d’une rencontre. Aimer l’autre pour lui-même, sans forcément bien le connaître et malgré ses défauts, pour ses manques mêmes, ne pas juger : autre point d’orgue émotionnel du film, quand l’autre nous apprend à aimer et déjà à s’aimer.

Dans un registre plus léger, Stéphane Brizé explique les difficultés à faire pleurer un bébé (ici les enfants de Bruno), la nécessité pratique d’avoir des jumeaux sur le plateau : on ne peut tourner plus de 4 heures avec un enfant, il faut spéculer au moins un peu sur la faim du bébé, en avoir un autre sous la main si ça ne marche pas avec le premier, au besoin le regarder un peu « méchamment » ( !) pour obtenir des pleurs…Émotion provoquée, émotion de commande mais Stéphane Brizé rappelle qu’il est bien loin de ces réalisateurs si durs avec leurs comédiens ou leur figurants comme Pialat ou Kechiche.

Un long malentendu, le fils honteux de devoir retourner chez sa mère après avoir fait de la prison pour avoir passé la frontière avec de la drogue dans son camion, s’enfermant dans sa chambre, travaillant dans une usine de déchets (image de sa vie ?), toujours en colère contre lui-même, invectivant sa mère et quittant furieusement ce foyer peu accueillant…Une mère parlant d’un ton toujours rogue, une vie réglée comme du papier à musique entre compotes, torchons, médicaments. Une obsession de la propreté, des marques de pas, des miettes qui traînent sur la table…Des sentiments étriqués ou comprimés par un mari autoritaire, masquant sans doute une « douceur douloureusement enfouie et figée au fond d’elle », selon les mots du cinéaste (Stéphane Brizé, Festi-ciné Meaux 2025, p. 93). L’apaisement viendra pourtant après la découverte par Alain dans le tiroir de documents sur l’aide à mourir, grâce à la médiation du voisin et à cet appel à l’aide pour le moins paradoxal d’Yvette empoisonnant à moitié son chien, le seul être qui pourrait les réunir, objet transitionnel…pour faire revenir Alain. Une scène nullement comprise par Annie Cordy, un instant pressentie pour le rôle et ne mesurant pas le désespoir de la vieille dame, si terrible et absurde que paraisse son geste… Pas plus que le film, sorti en 2012, n’a été compris et apprécié de tous les critiques, tel ce journal de …gauche qui ne veut pas se dédire de n’avoir pas aimé Un autre monde ou ce journaliste de télé qui a aimé le film mais se fait un malin plaisir à le démonter par pur plaisir d’exprimer une opinion opposée à celle d’un confrère…En matière de critique, on est parfois plus dans une doxa ou une posture que dans l’authenticité personnelle…

Et pourtant, quelques heures de printemps, ou le renouveau d’une relation, le protocole de suicide assisté (inspiré d’un documentaire radio Le Choix de Jean) dûment et calmement expliqué après les derniers rendez-vous médicaux, la mort acceptée, le temps d’apprendre à s’aimer, à se le dire enfin, dans un soupir et un râle. Émotion fulgurante, émotion qui me foudroie…      

Claude

La Chambre de Mariana d’Emmanuel FINKIEL

« Mais je me figure que l’enfer, vu par un soupirail, devrait être plus effrayant que si, d’un seul et planant regard, on pouvait l’embrasser tout entier » (Barbey d’Aurevilly, « Le dessous de cartes d’une partie de whist », Les Diaboliques)

Des films proposés cette année par les Cramés, La Chambre de Mariana d’Emmanuel Finkiel, 3ème volet de la trilogie entamée par Voyages, poursuivie par La Douleur, et inspirée par le roman autobiographique d’Aharon Appelfeld, est sans doute celui qui m’a le plus bouleversé, pour de nombreuses raisons, pas seulement biographiques, historiques ou pour sa résonance avec l’actualité : la vision indirecte et subjective de la guerre en écho avec notre tragique actualité, dans un huis-clos impliquant le plus complet confinement (au sein du microcosme humain et social d’une maison close), avec le regard tronqué et pourtant amplifié, selon la formule de Barbey d’Aurevilly, d’un enfant juif, caché dans le placard de la chambre d’une prostituée, Hugo, découvrant surtout le lien indissoluble entre l’amour et la mort, entre Eros et Thanatos grâce à la relation maternelle, puis fraternelle et finalement, contre toute attente, sexuelle, qu’instaure avec lui Mariana, son hôtesse d’abord agacée, puis touchée, bouleversée, en butte à la laideur du monde et à la brutalité des hommes.

La force émotionnelle du film tient d’abord à son contexte et aux liens mémoriels, traumatiques que les hasards de l’Histoire ont tissés entre l’écrivain Appelfeld, modèle du petit Hugo et le cinéaste Finkiel qui creuse la même veine douloureuse que son inspirateur. Si le père du réalisateur, de famille polonaise, avec un arrière-grand-père rabbin, a vu lors de la rafle du Vel d’hiv le 16 juillet 1942 ses parents et son frère arrêtés puis déportés à Auschwitz, le parcours personnel d’Aharon Appelfeld est à la fois douloureux et incroyable, on n’ose dire rocambolesque (à en juger par la présentation de Wikipedia) : Aharon Appelfeld est né en Roumanie le 16 février 1932  de parents juifs assimilés germanophones influents, parlant aussi le français, le ruthène et le roumain. Il vit d’abord une petite enfance heureuse, entre une mère tendre, un père plus lointain, et des séjours à la campagne, apprenant le yiddisch auprès de ses grands-parents. Sa mère est tuée en 1940 alors que le régime roumain entame sa politique meurtrière envers les Juifs. A la suite du pacte Molotov-Ribbentrop, la Bucovine du Nord, dont Czernowitz, est annexée par l’Union soviétique en juin 1940, avant d’être occupé par la coalition germano-roumaine en 1941. Appelfeld connaît le ghetto, puis la séparation d’avec son père et la déportation dans un camp, en Transnitrie, à la frontière ukrainienne, en 1941. Aharon Appelfeld parvient à s’évader à l’automne 1942. Il se cache alors pendant trois ans dans les forêts d’Ukraine, en compagnie de marginaux de toutes sortes. Il trouve refuge pour l’hiver chez des paysans qui lui donnent un abri et de la nourriture contre du travail, mais il est obligé de cacher qu’il est juif. En 1945, il sera recueilli pendant neuf mois par l’Armée rouge et traversera ensuite l’Europe des mois durant avec un groupe d’adolescents orphelins, avant d’arriver en Italie, d’où, grâce à une association juive, il s’embarque clandestinement en 1946 pour la Palestine…

Est-il besoin de dire que ce film, injustement oublié des palmarès, pas même sélectionné à Cannes, trouve un étrange écho dans notre actualité récente ou brûlante – et pas seulement parce que le cinéaste a dû tourner en Hongrie avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie ? Si l’Ukraine est envahie par l’Allemagne et se voit le théâtre d’un violent affrontement des Nazis avec l’Armée rouge, que des Ukrainiens, notamment le régiment Azov, aient pu collaborer avec les Nazis a paru justifier aux yeux de Poutine l’invasion de son voisin…Inversement, que les Juifs aient été en Ukraine comme ailleurs martyrisés par les Nazis n’autorise pas les victimes à se muer en bourreaux, et le gouvernement israélien, en la personne de Benjamin Natanyaou, criminel de guerre poursuivi par la CPI, à envahir et écraser sous les bombes Gaza et plus de 54 000 Palestiniens… Terrible et absurde inversion et renversement de l’Histoire !

La mise en scène d’Emmanuel Finkiel, dont la caméra subjective épouse le regard de l’enfant (un motif captivant et purifiant au cinéma comme dans Le Tambour de Schlöndorff), et suscite en permanence une interrogation curieuse, inquiète et déconcertée du spectateur, allie remarquablement le rêve et la réalité, la sensorialité et l’onirisme – tant le réel est réduit, fantasmé et indicible pour cet enfant caché, tant sa perception diffuse se nourrit et se trouble de rêves, de souvenirs et d’angoisses impalpables : comme le rappelle le cinéaste dans son dossier de presse, le corps est premier, porteur du passé comme déchiffreur du présent. De ce film si riche, si prenant – récit d’apprentissage bien plus que film de guerre ou chronique historique -, se dégagent une leçon d’humanité, une réflexion morale et paradoxale sur la vraie générosité, la pureté absolue (qui n’est pas là où on pourrait le croire) : la situation même, de huis-clos, de cache(tte), implique une concentration, une condensation intenses, tragiques et exemplaires de peurs inouïes, de frustrations sans nom mais aussi de découvertes exaltées qui ne sont pas sans appeler maintes références cinéphiliques ou littéraires.

Si le cinéma éduque, voire purifie notre regard des fausses évidences, des habitudes aveuglantes ou des apparences trompeuses, c’est peu dire que ce film, grâce auquel on épouse le regard de ce pré-adolescent de 12 ans, confié par sa mère Julia fuyant les Nazis dans cette Ukraine de 1943, dans cette ville de Budovice occupée, à son amie Mariana jadis amoureuse de l’oncle d’Hugo, réinvente notre regard ou plutôt en propose une véritable phénoménologie, en deça de toute facilité ou coquetterie de mise en scène ou d’une vision métaphysique. Il s’agit ni plus ni moins de réapprendre, ou plus simplement d’apprendre à voir avec et par le regard de ce garçon pour le moins effrayé, enfermé dans un réduit, ne percevant du monde, tant visuellement qu’auditivement (voire tactilement) que des frôlements, des lumières ou reflets diffus, des cris pour lui incompréhensibles où aux gémissements de plaisir de Mariana se mêle et se superpose le souvenir d’une longue plainte de sa mère malade. Parodie dérisoire de la caméra, l’enfant ne perçoit même le monde environnant, cette chambre bruissante de volupté mais aussi d’amour (où un soldat allemand en pleurs effrayé par l’imminence d’un combat vient quêter un peu de réconfort), que par le trou dans la porte du placard, trace d’une balle tirée par un Nazi.

Finkiel choisit donc de nous montrer la guerre indirectement, dans ses répercussions intimes, dans la conscience des personnages – à l’exception notable d’une scène terrible, celle où Hugo, sortant enfin de son confinement dans le placard, la chambre de Mariana et la maison close, se heurte brutalement au réel dans la forêt de tous les dangers : il y découvre un charnier, dont le corps de sa cousine Anna, des Ukrainiens tués par balles et dépouillés par un détrousseur de cadavres – écho direct de la sinistre Shah par balles où les Juifs et prisonniers politiques étaient exécutés devant les fosses qu’ils avaient creusées eux-mêmes. Les Bienveillantes de Jonathan Littell évoquent bien cette terrible extermination, moins connue que les camps de la mort et que le cinéaste a ici hésité à représenter aussi crûment ; mais il fallait bien que le garçon achève son apprentissage par la découverte du réel le plus horrible, qu’il devienne un homme par ce traumatisme ultime. Film désespéré et désespérant – dira-t-on ? Je ne crois pas car, malgré la perte définitive de ses parents, de son père pharmacien arrêté, de sa mère jamais revue, c’est un chemin moins de lumière que de lucidité qui s’ouvre à lui, une maturation où l’écho et le reflet cèdent la place à la matérialité et à la vérité. Du reste, les premières images du film, faussement placées sous le signe de l’obscurité – la traversée d’un tunnel – conduisent à une lumière vacillante : des personnes avancent vers nous, pataugeant dans la boue. Ce sont Hugo et sa mère qui sortent des égouts, conduits par un ami vers la rue éclairée et la maison close salvatrice : de même, La Liste de Schindler de Steven Spielberg s’ouvrait sur un gros plan de mains non identifiées allumant une paire de bougies de Shabbat, suivi du son d’une prière hébraïque bénissant les bougies.

Si dur que soit ce film, si radical le dessillement d’un enfant, si âpre la découverte de la réalité et de la vérité, la relation si intense entre Mariana et Hugo nous délivre un message d’espoir, irradie telle la bougie de Spielberg. L’orage de la guerre, de l’angoisse, de l’attente indéfinie de Hugo (dont Artem Kyryk rend subtilement la prostration entre quasi-inexpressivité et inquiétude palpitante) est sans cesse zébré d’éclairs d’amitié et d’amour : la complicité entre Hugo et les autres pensionnaires de la maison close (où pourtant on n’aime guère… les Juifs) – apéros, petites fêtes – son amitié pour une jeune prostituée à peine plus âgée que lui, la confiance gagnée de haute lutte sur la cuisinière découvrant le garçon caché et se laissant acheter par les tendres supplications et les repas généreux de Mariana. L’amour surtour rayonne avec cette improbable relation entre un enfant privé de la présence rassurante de ses parents et une femme en marge de la société, la plus fragile et la moins fiable qui soit en apparence, sans domicile, sans statut social, et qui sombrerait dans l’alcoolisme sans la présence de l’enfant…De protection quasi-maternelle, parfois inversée dans les moments de dépression, face à la brutalité de tel client où Hugo cajôle et console Mariana (superbe et fantasque Mélanie Thierry, bouche fardée et mascara dégoulinant de pleurs, tantôt exaltée, tantôt mélancolique, qui s’est préparée à ce rôle pendant 2 ans, pour parler, sentir, vivre en ukrainien !), la relation de la prostituée, protectrice paumée, à l’enfant se fait amitié, tendresse et confidence ; elle culmine enfin contre toute attente en une relation sexuelle fugace dans la grange d’un couple de paysans où les deux êtres en fuite ont cru pouvoir trouver refuge. Cette scène charnelle, filmée avec pudeur, en présence de la mère du jeune acteur (Mélanie Thierry elle-même mère d’un adolescent étant sensible aux enjeux et au risque psychique pour Artem Kyryk), pourrait dans un autre contexte paraître immorale, voire choquante. Mais dans le chemin de croix de ces deux réprouvés, elle apparaît bien au contraire, au-delà du Bien et du Mal ou d’on ne sait quel jugement pharisien, comme le prolongement ultime de leur amour, comme le don total d’une femme bientôt promise à la mort à un enfant voué à grandir : ce corps, pourtant vendu à tous, est ici donné comme l’efflorescence de l’âme, l’offrande d’un coeur pur où la femme de passe devient passeuse, qui insuffle moins le désir sexuel que l’énergie de vivre. Lors de la soirée-débat, un spectateur évoquait, outre Le Journal d’Anne Franck pour l’espace réduit et amplifié d’une cachette, le personnage de Boule de Suif dans la nouvelle éponyme de Maupassant : la jeune prostituée de la diligence, distribuant un peu de son repas à ses compagnons de voyage fuyant pour Dieppe Rouen envahie par les Prussiens, et se donnant à un officier allemand pour leur permettre d’arriver à bon port, s’avère être le personnage le plus généreux face à ces bourgeois ingrats et méprisants. « Une pute juste est bien plus respectable qu’une bourgeoise qui vend des Juifs » – écrivait Appenfeld, comme aime à le rappeler le cinéaste.

Fienkiel réussit donc le paradoxe fou d’un film d’espérance sur les décombres de l’humanité, où une famille hospitalière qui accueille Mariana et Hugo en fuite les dénonce ensuite aux Nazis, où l’espoir ne semble renaître que pour céder à une nouvelle peur – amorce d’un autre film possible ? : les Allemands partis, clients de prostituées ainsi « collaboratrices », on n’osera dire à leur corps défendant, les Russes, loin d’apporter la libération, ne peuvent voir en ces femmes de mauvaise vie que des traîtresses à la patrie. Mariana le paiera très cher, dans une scène où la violence n’est que suggérée, un peu comme à la fin de La Vie est belle de Roberto Benigni, pourtant libératrice là où l’avenir de Hugo semble pour le moins incertain dans La Chambre de Mariana. Si seul, si errant qu’il soit, Hugo a tout de même survécu : il a toute une vie à réinventer.

On songe à la fin d’Electre de Giraudoux : « Comment cela s’appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd’hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l’air pourtant se respire, et qu’on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s’entre-tuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ?

– Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s’appelle l’aurore. » Le titre anglais du film n’est-il pas Blooms of darkness ?

Claude

FANON de Jean-Claude Barny

Des travellings avant et latéraux nous plongent apparemment dans des geôles où pourrissent prostrés et recroquevillés des êtres difformes, enfermés et traités comme des animaux et dignes de tableaux de Bosch ou de Brueghel mais qu’on reconnaît bientôt pour être des aliénés de l’hôpital psychiatrique de Blida où arrive Franz Fanon, un médecin au charisme magnétique, au visage empreint d’une grande force de conviction, au masque qui pourrait paraître presque hautain s’il n’était la marque d’un esprit supérieur, d’une exigence morale et professionnelle. D’emblée, le film Fanon de Jean-Claude Barny, pourtant peu distribué (dans 70 salles uniquement) et éreinté par maints critiques condescendants comme trop chronologique, trop didactique, trop hagiographique, m’a saisi : à la violence carcérale des institutions (école, prison, hôpital) dénoncée par Michel Foucault, s’opposent la force tranquille, la colère contenue, la rage froide et libératrice du nouveau médecin, auteur subversif et bientôt militant anticolonialiste proche du FLN algérien. Dans cette séquence in medias res, comme au théâtre, le ton est donné – et le charme, pour ne pas dire l’envoûtement de ce biopic inspiré et épique, porté par une forte tension dramatique, a agi sur moi.

La musique n’est pas étrangère à cette douce emprise, à l’empreinte de cette personnalité qui jamais n’aura dévié de sa trajectoire, dont le triple combat – médical, politique et littéraire – aura été d’une rare cohérence, et dont la mort prématurée, d’une leucémie, à l’âge de 36 ans, aura transformé la vie en destin. J’ai ressenti avec beaucoup d’émotion la tension contenue qui animait Fanon face au méprisant directeur de l’hôpital, bardé de certitudes (joué par un Olivier Gourmet cynique à souhait), à l’arrestation d’un jeune Algérien de l’asile ou à l’odieux sergent Rolland, impitoyable tortionnaire, larve dégoulinante de remords apparemment traumatisée par ses propres crimes et plus sûrement espion machiavélique de l’armée française – grâce à une musique qui, loin de souligner ou d’envahir l’image, scande les moments forts du film et marque les étapes successives d’une prise de conscience, d’une colère, d’une révolte….La musique composée par Thibault Kientz-Agyeman associe en effet la trompette du jazzman Ludovic Louis, nourri de jazz et de musique antillaise, influencé par son confrère martiniquais Jacques Coursil, lui aussi militant proche d’Aimé Césaire, professeur de Fanon et l’exotisme oriental, la couleur arabe avec l’oud (ou viole d’amour) de plus en plus présent en contrepoint de l’exaspération de la guerre, mais aussi de la mort imminente du héros, du retour de sa dépouille en terre algérienne, à la frontière avec la Tunisie, veillé par sa veuve, Josie, qui se réinstallera au pays.

Josie la muse, l’ange gardien de Frantz, elle aussi psychiatre, dont la tendresse indéfectible et la farouche détermination persuadèrent Fanon de poursuivre le combat malgré les avanies, la violence, l’hostilité et les menaces des autorités coloniales. Josie agressée en 1989 dans la rue par des islamistes et qui se suicidera du haut de son balcon. Josie, femme aimante plutôt que secrétaire ou les deux à la fois par admiration et dévouement (et non, me semble-t-il, par soumission féminine) qui écrivit sous sa dictée Les Damnés de la terre, son œuvre maîtresse comme le montre le film : ce n’est pas le moindre intérêt en effet de Fanon que de nous proposer, parallèlement aux parcours médical et politique du personnage, une mise en abyme de sa pensée, l’émergence d’un talent et d’une œuvre littéraire déclinés en longues méditations et formules percutantes, puisés aux sources du réel, nourris chaque soir comme un journal intime des leçons et colères du quotidien autant que d’une maturation intellectuelle et militante issue du racisme vécu en Martinique et de l’expérience de la seconde guerre dans l’Armée Française de la Libération.

Quel paradoxe aussi que ce parcours hors-norme d’un pur produit de la colonisation (comme les intellectuels bourgeois des Damnés de la terre), mais rétif, lui, à la puissance occupante, – d’un patriote, blessé dans les Vosges, sous les ordres du maréchal de Lattre de Tassigny, d’un médecin diplômé de Lyon, compagnon du FLN pourtant décoré en 1945 par un certain général…Salan, putschiste de l’Algérie française en 1961 !

De cette complexité psychologique du personnage, de cette infinie richesse d’un « homme mêlé » (selon la belle formule de Montaigne ou de Michel Serres), la musique, élaborée à partir de l’image, du jeu si intense et retenu d’Alexandre Bouyer, rend parfaitement compte en en épousant toutes les nuances : l’intimité dans les scènes avec son épouse, la colère et la frustration face au colon, à l’armée, l’angoisse et l’espérance en présence des assistants de Fanon, l’ami éducateur Hocine, le disciple médecin Jacques Azoulay, l’ami Abane Ramdane, coordonnateur habité de la lutte indépendantiste, caché dans une grotte, traqué par l’occupant dans une ferme où l’armée française abat le père d’une future combattante assassinée dans une rue sordide, étranglé enfin avec une corde, au Maroc, dans une scène terrible, comme en temps réel, sous les yeux impavides de deux complices, pour prix d’une trahison et d’un règlement de comptes entre factions du FLN. Ces trois seules scènes terribles traduisent concrètement, brutalement la violence du conflit – violence que la mise en scène aura eu l’habileté et la prudence de suggérer, dans son inéluctabilité et son intensité croissantes. https://www.cnc.fr/cinema/actualites/fanon-une-bande-originale-qui-defie-les-frontieres_236583

Image et musique concourent à donner à ce biopic inspiré sa dimension épique, en mettant en parallèle une triple révélation à soi-même, une émancipation personnelle et collective : l’ouverture au monde des fous enfermés auxquels Fanon offre la lumière de la cour, l’éveil du théâtre, la créativité d’ateliers artistiques, et qui ne cessent de lui exprimer leur gratitude, notamment lors de la naissance du petit Olivier, la libération de l’Algérie et le jaillissement d’une vocation littéraire. A ce récit initiatique, à cette libération intellectuelle, politique et littéraire, Jean-Claude Barny a enfin donné un écho symbolique avec le motif de la blessure, reçue par Fanon enfant, et du crabe, image de la folie (qui n’est pas là où l’on croit mais dans les pulsions meurtrières de l’homme ou la froide raison calculatrice du colon ou du directeur de l’hôpital), de l’emprise coloniale, du destin inexorable aussi – du panier à crabes des factions rivales du FLN ou de la puissance occupante à la maladie, au cancer qui consume peu à peu le héros, tel le nénuphar de Chloé dans L’Ecume des jours de Boris Vian.

Vérité de la folie, de l’oppression, de l’écriture salvatrice mais ravageuse. Vérité qui nous foudroie : « le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face » – écrivait La Bruyère dans ses Caractères.

Claude

PS : un excellent dossier est proposé par L’Humanité magazine N° 962 de cette quizaine, du 10 au 23 juillet, sous le titre LA REVOLUTION FANON (p. 18-31)

Enzo-Laurent Cantet-Robin Campillo(2)

Je rebondis sur l’article de Georges pour dire que j’ai beaucoup aimé ce film dont il est difficile de parler sans le déflorer tant il tresse avec pudeur et subtilité des fils à la fois ténus et tendus, existentiel, socio-culturel et amoureux. Ce n’est effectivement pas son moindre mérite – et qui ne le rend que plus bouleversant – d’être un film bicéphale, de transmission, d’hommage personnel et de réalisation fidèle, d’actualisation posthume par Robin Campillo d’un scénario insolite, d’une histoire de transfuge de classe inversée, qui tout à la fois confirme et subvertit le propos d’Annie Ernaux et de Pierre Bourdieu.

Disons tout de suite la révélation que constitue la prestation d’Eloy Pohu, jeune acteur qui rend remarquablement, pour son premier film, les émois amoureux, entre attirance féminine et pulsion homosexuelle (la patte assurément du cinéaste de 120 battements par minute), entre amour filial et répulsion pour la richesse, le manque d’âme de cette luxueuse villa près de La Ciotat : la vie de ses parents lui semble n’avoir aucun ancrage matériel et là où son père célèbre dans la culture une source d’enrichissement intellectuel et d’élévation spirituelle, il ne voit – non sans injustice pour son père, universitaire passionné – que vent et apparence sociale. Travailler dans le bâtiment, poser des briques ou des parpaings, gâcher du plâtre lui permet de s’enraciner dans le réel, de construire quelque chose, face aux doutes qui l’assaillent bien qu’on puisse se poser une double question : est-il vraiment doué pour l’activité manuelle, tant il apparaît à son patron et à ses collègues comme un apprenti lent et maladroit ? A-t-il vraiment choisi cette activité et ce futur métier par goût ou par révolte, pour s’affirmer contre son milieu – et notamment contre son grand frère, doué pour les études supérieures et dont il perturbe bêtement et rageusement le cocktail autour de la piscine pour célébrer l’acceptation au lycée Henri IV à Paris en classe préparatoire ? Enzo a le front buté, la parole rare, la tendresse pudique, sauf peut-être avec sa mère (Elodie Bouchez) qui, bien qu’un peu snob et apprêtée, le comprend mieux que son mari (tout en s’interrogeant aussi sur le sérieux et la sincérité de sa vocation), et qui sait écouter, rester en retrait, intervenir avec doigté : le père, au contraire, très maladroitement, non seulement ne comprend ni ne respecte ses choix ; élitiste et normatif sur les études, il exprime sa déception, ses doutes, il juge et se fait intrusif dès le retour de son fils du chantier, tant par ses propos sans cesse récriminatoires que par son irruption dans la chambre d’Enzo…Et pourtant, ce sont des parents aimants qui s’inquiètent du retard de leur fils, d’une nuit passée hors du foyer : les réalisateurs ont su éviter l’écueil et la facilité d’opposer un milieu professionnel chaleureux (celui des ouvriers, sympathiques mais durs et exigeants envers Enzo) et des parents huppés, absents et méprisants – ce qui eût caricaturé et affaibli le propos.

Dès lors, le parcours d’Enzo ne relève pas seulement d’un difficile positionnement social ou socio-familial : il est aussi celui d’une quête existentielle que suggère Eloy Pohu avec une intensité bouleversante, entre présence massive d’un adolescent musclé et regard inquiet, absence au monde froid des adultes, des voies toutes tracées, des transparences opaques de baies vitrées ou de piscines aseptisées…De ce monde incertain qui l’environne, Enzo semble ne percevoir que les contours, que le dessin qu’il pratique avec talent comme il le montre à la jeune fille qu’il introduit dans sa chambre sans oser aller plus avant. Il faudra le plongeon dans la piscine, pour qu’il ose se lover contre son corps, se couler jusqu’au sexe désiré.

A moins que son désir ne le porte ailleurs, vers son collègue et bientôt ami Vlad l’Ukrainien, dont il tombe amoureux et dont le corps l’attire lors de cette unique nuit passée auprès de lui. Vlad l’orphelin, le déraciné, qui semble avoir trahi et sa famille et sa patrie en s’installant en France, celui qui n’a rien et qui choisira de partir à la guerre. Son double dépossédé, son amour impossible, qui parvient à redonner un sens à sa vie, qui lui ouvre un chemin, amoureux peut-être, existentiel assurément…

Claude

Enzo- Laurent Cantet-Robin Campillo

Vu  l’ultime film de Laurent Cantet réalisé par Robin Campillo. Avant de parler du film, je souhaiterais m’arrêter sur ce point, Laurent Cantet, cet homme si simple, ce grand réalisateur est tombé malade puis gravement malade.  Robin Campillo l’a soutenu dans son projet, ils ont travaillé de concert,  et puis  Laurent Cantet  est mort en avril… et c’est  Robin Campillo qui a finalement réalisé Enzo…Pour les détails de leur collaboration qui est aussi celui de leur amitié,  je vous invite à vous reporter au journal « Lille la nuit » d’où je tire cette citation de Robin Campillo : « Je ne suis pas sûr de faire le film que toi, tu aurais fait. » Et c’est vrai : je ne sais même pas ce que ça veut dire, faire « un film à la manière de Laurent Cantet », ni même ce que cela signifie faire un film à « ma manière ». Mais on peut se douter que pas un instant cette question ne l’a quitté.

Enzo,  c’est la première fois que je vois un tel sujet au cinéma. Vous le connaissez :  Enzo, 16 ans, est apprenti maçon à La Ciotat. Pressé par son père qui le voyait faire des études supérieures, le jeune homme cherche à échapper au cadre confortable mais étouffant de la villa familiale. C’est sur les chantiers, au contact de Vlad, un collègue ukrainien, qu’Enzo va entrevoir un nouvel horizon.

Je songe à Annie Ernaux à cette question qui la tarabuste, celle de la honte des origines,  à son insécurité face aux codes des classes aisées,  bref je pense à toutes ces histoires  transclasses dans leur ensemble, un peu douloureuses et surtout à sens unique, racontée longtemps après depuis un appartement chic. D’ailleurs, pour ceux des classes aisées, curieusement, on préfère un autre terme  que transclasse, celui de déclassement.

Là nous sommes devant un cas de déclassement potentiel.  Le sociologue Pierre Bourdieu aurait aimé ce film, il le traduit d’une certaine manière. En effet, « la distinction » y apparaît dès les premières images, lorsque le chef de chantier reconduit Enzo chez lui pour expliquer à ses parents qu’il n’est pas un apprenti appliqué.. Mais chez qui arrive-t-il ? Chez un couple de bourgeois au capital social et culturel supérieurs. Et ce sont des gens accueillants, attentifs,  mais tout de même un peu intimidants pour un ouvrier du bâtiment. Et la tonalité  de l’entretien est à la fois courtoise, empruntée  et dérisoire, presque absurde tant il est patent que les parents, s’ils laissent Enzo faire son choix, savent, ils sont à la bonne place pour le savoir,  que le choix de Enzo ne sera pas celui de devenir maçon.

Mais Enzo s’entête, et si sur le chantier il se fait charrier un peu, il ne s’en fait pas moins des amis, par exemple ces deux ukrainiens… Et là, je ne vous en dis guère davantage, disons que les fils de la vie professionnelle, celui de l’habitus social, et celui des amours forment une jolie tresse.

Georges