
Je rebondis sur l’article de Georges pour dire que j’ai beaucoup aimé ce film dont il est difficile de parler sans le déflorer tant il tresse avec pudeur et subtilité des fils à la fois ténus et tendus, existentiel, socio-culturel et amoureux. Ce n’est effectivement pas son moindre mérite – et qui ne le rend que plus bouleversant – d’être un film bicéphale, de transmission, d’hommage personnel et de réalisation fidèle, d’actualisation posthume par Robin Campillo d’un scénario insolite, d’une histoire de transfuge de classe inversée, qui tout à la fois confirme et subvertit le propos d’Annie Ernaux et de Pierre Bourdieu.
Disons tout de suite la révélation que constitue la prestation d’Eloy Pohu, jeune acteur qui rend remarquablement, pour son premier film, les émois amoureux, entre attirance féminine et pulsion homosexuelle (la patte assurément du cinéaste de 120 battements par minute), entre amour filial et répulsion pour la richesse, le manque d’âme de cette luxueuse villa près de La Ciotat : la vie de ses parents lui semble n’avoir aucun ancrage matériel et là où son père célèbre dans la culture une source d’enrichissement intellectuel et d’élévation spirituelle, il ne voit – non sans injustice pour son père, universitaire passionné – que vent et apparence sociale. Travailler dans le bâtiment, poser des briques ou des parpaings, gâcher du plâtre lui permet de s’enraciner dans le réel, de construire quelque chose, face aux doutes qui l’assaillent bien qu’on puisse se poser une double question : est-il vraiment doué pour l’activité manuelle, tant il apparaît à son patron et à ses collègues comme un apprenti lent et maladroit ? A-t-il vraiment choisi cette activité et ce futur métier par goût ou par révolte, pour s’affirmer contre son milieu – et notamment contre son grand frère, doué pour les études supérieures et dont il perturbe bêtement et rageusement le cocktail autour de la piscine pour célébrer l’acceptation au lycée Henri IV à Paris en classe préparatoire ? Enzo a le front buté, la parole rare, la tendresse pudique, sauf peut-être avec sa mère (Elodie Bouchez) qui, bien qu’un peu snob et apprêtée, le comprend mieux que son mari (tout en s’interrogeant aussi sur le sérieux et la sincérité de sa vocation), et qui sait écouter, rester en retrait, intervenir avec doigté : le père, au contraire, très maladroitement, non seulement ne comprend ni ne respecte ses choix ; élitiste et normatif sur les études, il exprime sa déception, ses doutes, il juge et se fait intrusif dès le retour de son fils du chantier, tant par ses propos sans cesse récriminatoires que par son irruption dans la chambre d’Enzo…Et pourtant, ce sont des parents aimants qui s’inquiètent du retard de leur fils, d’une nuit passée hors du foyer : les réalisateurs ont su éviter l’écueil et la facilité d’opposer un milieu professionnel chaleureux (celui des ouvriers, sympathiques mais durs et exigeants envers Enzo) et des parents huppés, absents et méprisants – ce qui eût caricaturé et affaibli le propos.
Dès lors, le parcours d’Enzo ne relève pas seulement d’un difficile positionnement social ou socio-familial : il est aussi celui d’une quête existentielle que suggère Eloy Pohu avec une intensité bouleversante, entre présence massive d’un adolescent musclé et regard inquiet, absence au monde froid des adultes, des voies toutes tracées, des transparences opaques de baies vitrées ou de piscines aseptisées…De ce monde incertain qui l’environne, Enzo semble ne percevoir que les contours, que le dessin qu’il pratique avec talent comme il le montre à la jeune fille qu’il introduit dans sa chambre sans oser aller plus avant. Il faudra le plongeon dans la piscine, pour qu’il ose se lover contre son corps, se couler jusqu’au sexe désiré.

A moins que son désir ne le porte ailleurs, vers son collègue et bientôt ami Vlad l’Ukrainien, dont il tombe amoureux et dont le corps l’attire lors de cette unique nuit passée auprès de lui. Vlad l’orphelin, le déraciné, qui semble avoir trahi et sa famille et sa patrie en s’installant en France, celui qui n’a rien et qui choisira de partir à la guerre. Son double dépossédé, son amour impossible, qui parvient à redonner un sens à sa vie, qui lui ouvre un chemin, amoureux peut-être, existentiel assurément…
Claude