
Des travellings avant et latéraux nous plongent apparemment dans des geôles où pourrissent prostrés et recroquevillés des êtres difformes, enfermés et traités comme des animaux et dignes de tableaux de Bosch ou de Brueghel mais qu’on reconnaît bientôt pour être des aliénés de l’hôpital psychiatrique de Blida où arrive Franz Fanon, un médecin au charisme magnétique, au visage empreint d’une grande force de conviction, au masque qui pourrait paraître presque hautain s’il n’était la marque d’un esprit supérieur, d’une exigence morale et professionnelle. D’emblée, le film Fanon de Jean-Claude Barny, pourtant peu distribué (dans 70 salles uniquement) et éreinté par maints critiques condescendants comme trop chronologique, trop didactique, trop hagiographique, m’a saisi : à la violence carcérale des institutions (école, prison, hôpital) dénoncée par Michel Foucault, s’opposent la force tranquille, la colère contenue, la rage froide et libératrice du nouveau médecin, auteur subversif et bientôt militant anticolonialiste proche du FLN algérien. Dans cette séquence in medias res, comme au théâtre, le ton est donné – et le charme, pour ne pas dire l’envoûtement de ce biopic inspiré et épique, porté par une forte tension dramatique, a agi sur moi.
La musique n’est pas étrangère à cette douce emprise, à l’empreinte de cette personnalité qui jamais n’aura dévié de sa trajectoire, dont le triple combat – médical, politique et littéraire – aura été d’une rare cohérence, et dont la mort prématurée, d’une leucémie, à l’âge de 36 ans, aura transformé la vie en destin. J’ai ressenti avec beaucoup d’émotion la tension contenue qui animait Fanon face au méprisant directeur de l’hôpital, bardé de certitudes (joué par un Olivier Gourmet cynique à souhait), à l’arrestation d’un jeune Algérien de l’asile ou à l’odieux sergent Rolland, impitoyable tortionnaire, larve dégoulinante de remords apparemment traumatisée par ses propres crimes et plus sûrement espion machiavélique de l’armée française – grâce à une musique qui, loin de souligner ou d’envahir l’image, scande les moments forts du film et marque les étapes successives d’une prise de conscience, d’une colère, d’une révolte….La musique composée par Thibault Kientz-Agyeman associe en effet la trompette du jazzman Ludovic Louis, nourri de jazz et de musique antillaise, influencé par son confrère martiniquais Jacques Coursil, lui aussi militant proche d’Aimé Césaire, professeur de Fanon et l’exotisme oriental, la couleur arabe avec l’oud (ou viole d’amour) de plus en plus présent en contrepoint de l’exaspération de la guerre, mais aussi de la mort imminente du héros, du retour de sa dépouille en terre algérienne, à la frontière avec la Tunisie, veillé par sa veuve, Josie, qui se réinstallera au pays.
Josie la muse, l’ange gardien de Frantz, elle aussi psychiatre, dont la tendresse indéfectible et la farouche détermination persuadèrent Fanon de poursuivre le combat malgré les avanies, la violence, l’hostilité et les menaces des autorités coloniales. Josie agressée en 1989 dans la rue par des islamistes et qui se suicidera du haut de son balcon. Josie, femme aimante plutôt que secrétaire ou les deux à la fois par admiration et dévouement (et non, me semble-t-il, par soumission féminine) qui écrivit sous sa dictée Les Damnés de la terre, son œuvre maîtresse comme le montre le film : ce n’est pas le moindre intérêt en effet de Fanon que de nous proposer, parallèlement aux parcours médical et politique du personnage, une mise en abyme de sa pensée, l’émergence d’un talent et d’une œuvre littéraire déclinés en longues méditations et formules percutantes, puisés aux sources du réel, nourris chaque soir comme un journal intime des leçons et colères du quotidien autant que d’une maturation intellectuelle et militante issue du racisme vécu en Martinique et de l’expérience de la seconde guerre dans l’Armée Française de la Libération.
Quel paradoxe aussi que ce parcours hors-norme d’un pur produit de la colonisation (comme les intellectuels bourgeois des Damnés de la terre), mais rétif, lui, à la puissance occupante, – d’un patriote, blessé dans les Vosges, sous les ordres du maréchal de Lattre de Tassigny, d’un médecin diplômé de Lyon, compagnon du FLN pourtant décoré en 1945 par un certain général…Salan, putschiste de l’Algérie française en 1961 !
De cette complexité psychologique du personnage, de cette infinie richesse d’un « homme mêlé » (selon la belle formule de Montaigne ou de Michel Serres), la musique, élaborée à partir de l’image, du jeu si intense et retenu d’Alexandre Bouyer, rend parfaitement compte en en épousant toutes les nuances : l’intimité dans les scènes avec son épouse, la colère et la frustration face au colon, à l’armée, l’angoisse et l’espérance en présence des assistants de Fanon, l’ami éducateur Hocine, le disciple médecin Jacques Azoulay, l’ami Abane Ramdane, coordonnateur habité de la lutte indépendantiste, caché dans une grotte, traqué par l’occupant dans une ferme où l’armée française abat le père d’une future combattante assassinée dans une rue sordide, étranglé enfin avec une corde, au Maroc, dans une scène terrible, comme en temps réel, sous les yeux impavides de deux complices, pour prix d’une trahison et d’un règlement de comptes entre factions du FLN. Ces trois seules scènes terribles traduisent concrètement, brutalement la violence du conflit – violence que la mise en scène aura eu l’habileté et la prudence de suggérer, dans son inéluctabilité et son intensité croissantes. https://www.cnc.fr/cinema/actualites/fanon-une-bande-originale-qui-defie-les-frontieres_236583

Image et musique concourent à donner à ce biopic inspiré sa dimension épique, en mettant en parallèle une triple révélation à soi-même, une émancipation personnelle et collective : l’ouverture au monde des fous enfermés auxquels Fanon offre la lumière de la cour, l’éveil du théâtre, la créativité d’ateliers artistiques, et qui ne cessent de lui exprimer leur gratitude, notamment lors de la naissance du petit Olivier, la libération de l’Algérie et le jaillissement d’une vocation littéraire. A ce récit initiatique, à cette libération intellectuelle, politique et littéraire, Jean-Claude Barny a enfin donné un écho symbolique avec le motif de la blessure, reçue par Fanon enfant, et du crabe, image de la folie (qui n’est pas là où l’on croit mais dans les pulsions meurtrières de l’homme ou la froide raison calculatrice du colon ou du directeur de l’hôpital), de l’emprise coloniale, du destin inexorable aussi – du panier à crabes des factions rivales du FLN ou de la puissance occupante à la maladie, au cancer qui consume peu à peu le héros, tel le nénuphar de Chloé dans L’Ecume des jours de Boris Vian.
Vérité de la folie, de l’oppression, de l’écriture salvatrice mais ravageuse. Vérité qui nous foudroie : « le soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face » – écrivait La Bruyère dans ses Caractères.
Claude
PS : un excellent dossier est proposé par L’Humanité magazine N° 962 de cette quizaine, du 10 au 23 juillet, sous le titre LA REVOLUTION FANON (p. 18-31)